Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 8 septembre 2014

Caton

Caton d'Utique (-95 à -46 av. J.-C.)
CATON

Lorsque Virgile tire Dante de l’Enfer, ils quittent les mondes obscurs souterrains pour accéder au rez-de-chaussée de la surface terrestre. Selon la vieille philosophie augustinienne de l'histoire, de la Cité terrestre pour atteindre à la Cité céleste, il faut passer par le monde de l’Histoire où cohabitent damnés et rachetés. Ils y sont accueillis par une seule figure. Une figure unique, gigantesque dotée de la longue barbe blanche des sages, digne de tous les honneurs. Modèle de Virgile, modèle de la fierté aristocratique de la Rome républicaine, l’une des seules à se tenir face aux luttes de partis qui alimentent la guerre civile du Ier siècle av. J.-C. : Marcus Porcius Cato Uticencis, parfois appelé Caton le Jeune pour le distinguer de son aïeul, Caton le Censeur; Caton d’Utique, né en 95 av. J.-C. et suicidé en -46 à Utique, dans l’actuelle Tunisie. Pour beaucoup d’analystes, la question demeure : pourquoi Dante place-t-il ce païen à l’entrée du Purgatoire chrétien?

Il faut rappeler qu’au temps où le Dante vivait, le Purgatoire était une invention nouvelle. Durant le premier millénaire du christianisme, les théologiens se sont souvent interrogés sur la bipartition de l’autre monde. Était-il possible que les hommes, tous autant pêcheurs qu’ils le sont, aient été condamnés à des peines pour l’éternité? Il y a certes des pêcheurs qui resteront impénitents, même dans l’au-delà, mais beaucoup ont fauté dans des circonstances ambiguës, n’étant pas en pleine possession de leur volonté. C’est ainsi qu’apparue l’idée d’un troisième lieu cosmique où les trépassés pouvaient payer leurs peines durant une certaine durée de temps avant d’accéder au Paradis. Telle est l’origine de ce site mitoyen, le Purgatoire, dont Jacques Le Goff a été le premier à en tracer le parcours.

Ce sont les frères prêcheurs, les Dominicains essentiellement, qui parvinrent à consolider les opinions théologiques concernant le Purgatoire. Albert le Grand et à sa suite Thomas d’Aquin ont cherché, après Jacques de Vitry, à définir le statut et les paradigmes de ce tiers-monde. Enfin, après le second concile de Lyon, le 1er novembre 1274 :

«Mais, à cause de diverses erreurs que certains ont introduites par ignorance et d’autres par malice, elle [l’Église romaine] dit et proclame que ceux qui tombent dans le péché après le baptême ne doivent pas être rebaptisés, mais que, par une vraie pénitence, ils obtiennent le pardon de leurs péchés. Que si, vraiment pénitents, ils meurent dans la charité avant d’avoir, par de dignes fruits de pénitence, satisfait pour ce qu’ils ont commis ou omis, leurs âmes, comme nous l’a expliqué frère Jean, sont purgées après leur mort, par des peines purgatoires ou purificatrices et, pour l’allégement de ces peines, leur servent les suffrages des fidèles vivants, à savoir les sacri-
fices des messes, les prières, les aumônes et les autres œuvres de piété que les fidèles ont coutume d’offrir pour les autres fidèles selon les institutions de l’Église. Les âmes de ceux qui, après avoir reçu le baptême, n’ont contracté absolument aucune souillure du péché, celles aussi qui, après avoir contracté la souillure du péché, en ont été purifiées ou pendant qu’elles restaient dans leur corps ou après avoir contracté la souillure du péché, en ont été purifiées, ou pendant qu’elles restaient dans leur corps ou après avoir été dépouillées de leur corps, comme il a été dit plus haut, sont aussitôt reçues dans le ciel». (Cité in J. Le Goff. Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1981, pp. 382-383).

Il faut spécifier également qu’il s’agissait d’une position politique et ecclésiologique de l’Église romaine contre l’Église grecque. Pour conserver l’unicité du baptême, l’Église romaine affirmait dogmatiquement l’existence d’un tiers-lieu où les âmes en rémission de peines devaient attendre que l’action des prières et des œuvres leur donne, au bout d'un certain temps, accès au Paradis. Il devenait donc inutile de renouveler le baptême pour une âme sur le point de mourir en état de péchés.

Contrairement au Paradis et à l’Enfer, le texte conciliaire laisse imprécis l'endroit où se situe ce lieu d’épuration. Voilà pourquoi Dante pense que ce lieu ne peut être que sur terre. Doit-on imaginer deux lieux parallèles, un de nature purement matérielle, relevant de la cosmologie ptoléméenne; l’autre appartenant à une cosmologie mystique qui serait symbolisé par cette montagne qui s’élève comme un pic se rétrécissant jusqu’au Paradis des Élus? Quoi qu’il en soit, Le Goff précise bien que «le Purgatoire n’est pas souterrain. Son niveau est celui de la terre, sous le ciel étoilé. Un vieillard, un sage de l’Antiquité, Caton d’Utique les accueille [Dante et Virgile] car il est le gardien du Purgatoire. Celui-ci est une montagne dont la partie basse est une antichambre, un lieu d’attente où sont dans l’expectative les morts qui ne sont pas encore dignes d’entrer au Purgatoire proprement dit. La montagne dresse dans l’hémisphère sud, occupé, selon Ptolémée que suit Dante, par un océan désert impénétrable aux hommes vivants. Elle s’y élève aux antipodes de Jérusalem (II, 3, IV, 68 sqq.)» (J. Le Goff. Ibid. pp. 450-451).

Alors que l’Enfer donnait l’impression de toujours s’enfoncer plus profondément au creux d’une formation circulaire, «le Purgatoire est formé de sept cercles ou corniches étagés (cerchi, cerchie, cinghi, cornici, giri, gironi) dont la circon-
férence diminue en allant vers le sommet. Les âmes y purgent les sept péchés capitaux : dans l’ordre, l’orgueil, l’envie, la colère, la paresse, l’avarice, la gourmandise, la luxure. Au sommet de la montagne, Virgile et Dante entrent dans le paradis terrestre où se passent les six derniers chants du Purgatorio (XXVIII à XXXIII)» (J. Le Goff. Ibid. p. 451). C’est au seuil du Paradis que Virgile sera tenu d’abandonner Dante aux soins de Béatrice qui le guidera dans ce nouveau lieu.

Mais revenons à cet unique personnage. Caton d’Utique. L’image physique que nous en donne Dante correspond davantage au stéréotype du sage antique qu’à la véritable figure de ce questeur romain conservateur et, dirions-nous, «puritain». Caton d’Utique ne se comprend pas si nous ne remontons pas à son grand-père Caton dit le Censeur, un des contemporains de Scipion l’Africain au cours des guerres puniques que Rome livra à Carthage. Ce premier Caton (-234 à -149 av. J.C.), sur lequel nous aurons à revenir, est important car il a servi de modèle à son petit-fils qui vécut une période des plus troublées de l’histoire romaine. Celui de la fin de la République démocratique et le début de la dictature et de la royauté avec des aventuriers comme Marius, Sylla et surtout Jules César. Devant ces individus audacieux mais arrogants, c’est ce descendant d’une vieille famille plébéienne qui voudra faire renaître au sein d’une aristocratie épuisée ses anciennes valeurs, dont la gravitas qui permit aux premiers Romains de se défaire des rois étrusques tyranniques. Caton sera de tous les efforts pour repousser l’hellénisme étranger venu d’Orient et que transportent à la semelle de leurs sandales les Pompée et César de ce monde. Ce sont les antiques valeurs de la Rome ancienne que respectait Virgile dans son hommage à Caton et celles que chérit Dante à une époque où les vices et les corruptions sont de toutes les aventures italiennes.

Mais pourquoi Caton? Parce qu’il fut un tribun constant? Parce qu’amené jeune au palais de Sylla et voyant les têtes sanglantes des proscrits, se souleva d’horreur et demanda un poignard pour abattre le tyran? Parce qu’élu questeur en 65, il se signala par sa rigueur en examinant les archives du Trésor, y cherchant les irrégularités financières et forçant la rectification? Parce qu’il se tint à côté de Cicéron pour étouffer la conjuration de Catilina en 63?  Tous ses gestes suffisent à montrer à quel point la rectitude morale et l’honnêteté de Caton, ce jeune homme encore âgé dans la trentaine, ne laissait passer aucune concession à cette époque où la corruption se développait hardiment dans la Rome antique. Lors de la guerre civile amorcée en -49, il se trouvait gouverneur de la Sicile. Il refusa de prendre parti pour César et organisa la résistance en prenant le parti de Pompée. Après la défaite de Pharsale et la mort de Pompée, il rassembla ce qui lui restait d’armée et se rendit en Afrique, rejoignant Q. Metellus Scipion qui, à la tête de quelques troupes, s’apprêtait à résister aux armées de César. Jadis son bisaïeul, Caton le Censeur, avait affronté Scipion l’Africain dans sa fonction de Censeur. Maintenant, le sort devait jouer contre les descendants cette fois réunis devant un même ennemi. Metellus Scipion fut vaincu à Thapsus et Caton s’enferma dans Utique.

C’est alors que se situe le grand épisode de la mort de Caton. Ce stoïcien, ce défenseur, dans la droite ligne paternelle, de la résistance à l’hellénisation et à la décadence des mœurs romaines, choisit le geste irréversible de se donner la mort. Jérôme Carcopinio, auteur d’une biographie monumentale de César, décrit ainsi la fin de Caton :

«C’est le 8 avril = 8 février 46, au soir, que le gouverneur d’Utique, Caton le Jeune, avait appris le désastre de Thapsus
Malgré l’humeur de la population, si inquiétante qu’il avait cru devoir mander à Scipion et à Juba de se détourner de la capitale, il songea d’abord à résister encore. Le 9, au matin, il adjura les Trois-Cents, c’est-à-dire, probablement, l’assemblée qui représentait les résidents romains de la Cité, de remplir leur devoir. Mais ils n’auraient pu reconstituer quelques cohortes qu’en affranchissant leurs esclaves, et ils hésitèrent, malgré le respect que leur inspirait sa personne, à s’engager envers lui à accomplir un acte qui les ruinait pour une cause qu’ils n’avaient jamais aimée. Puis, quand ils eurent assisté à l’entrée navrante, dans leurs murs, de 1 500 cavaliers qui avaient fui de Thapsus, et qui, dans la rage de leur déconfiture et l’énervement de leur fatigue, avaient, chemin faisant, brûlé et pillé Pheradi Mius (Henchir-Fradis), et qui maintenant parlaient d’assommer tous les suspects d’Utique, ils déclinèrent formellement toutes les propositions de Caton, et lui déclarèrent net que, désireux de s’abstenir de toute hostilité contre César, ils se borneraient à lui envoyer une députation de suppliants. Alors seulement Caton comprit que la partie était perdue et n’eut plus que deux préoccupations : assurer l’ordre dans la ville pour sauver les vies des sénateurs romains qui s’y étaient réfugiés; et, quand cette tâche serait achevée, se soustraire, non par la fuite, mais par le suicide, au pardon comme à la vengeance de César. Le 12 avril = 12 février au soir, il discuta philosophie avec les convives de son dîner, et soutint, avec une chaleur où ses auditeurs pressentirent sa funèbre résolution, que l’homme de bien est toujours libre. Avant de passer dans sa chambre à coucher, il embrassa son fils, se fit remettre, pour le relire, son volume du Phédon, et réclama son épée à ses serviteurs avec une telle violence qu’ils n’eurent pas le courage de la lui cacher plus longtemps. Un peu après minuit, il s’inquiéta de savoir si les navires sur lesquels avaient pris passage les séna-
teurs et leurs familles avaient quitté le port; puis il renvoya l’affranchi qui lui avait apporté le suprême apaisement d’une réponse affirmative, et, demeuré seul, il s’enfonça son épée dans le ventre. Il ne mourut point sur le coup, mais tomba sans connaissance. Quand il reprit ses sens, ce fut pour repousser le médecin qui le pansait, et, malgré la présence de son fils et de ses amis, il succomba volontairement aux souffrances de sa blessure qu’il avait rouverte. Avec Caton, qui pour la postérité sera désormais Caton d’Utique, tombaient, non seulement le dernier croyant des “Républicains”, mais la “République” elle-même qu’ennoblit son trépas. Cette mort, d’une grandeur farouche, que l’optimisme désespéré des Stoïciens inspira plutôt que la frêle espérance de Platon, et qu’ils proposèrent comme exemple de la magnanimité où culmine la sagesse antique, permit à Caton d’idéaliser par son héroïsme le régime auquel, dans son amour de la liberté, il n’avait pas voulu survivre, et que, dans son aveuglement doctrinaire, il n’avait su, ni réformer à temps, ni défendre à l’heure des inévitables règlements de comptes» (J. Carcopino. Jules César, Paris, P.U.F., Col. hier, 1935, pp. 453-454).

Durant la Révolution française, de nombreux lecteurs de Plutarque, où la vie de Caton était relatée dans ses moindres détails, entendirent imiter son geste. En commen-
çant par l'auteur de maximes, Chamfort qui, comme Caton, s'acharna du mieux qu'il put pour se donner la mort, mais surtout parmi les Girondins : Valazé se poignarda en pleine salle du tribunal où il était jugé avec ses amis; Condorcet se serait administré un poison violent; Roland apprenant l'exécution de son épouse se jeta sur son épée; Barbaroux qui se tira une balle dans la mâchoire, tout comme Robespierre un mois plus tard, à Paris, cédant devant les complots d’intrigants au jour du 9 thermidor. Derrière ces suicides héroïques se profile l’exemplum de Caton d’Utique.

Dante ne pouvait que respecter la fermeté de cet homme au moment où les Républiques italiennes luttaient contre des forces impériales, pontificales ou royales qui menaçaient leur liberté et leur indépendance. Mais comment éviter l’enfer à un homme aux si grands mérites mais qui s’est acharné à se donner la mort, ce qui est un crime de lèse-divinité pour les chrétiens? Si, d’un côté, il s’avérait moralement difficile de placer Caton avec les pendus de l’Enfer, d’un autre côté, il ne pourra jamais accéder au Paradis. Ni l’Enfer, ni le Paradis. Dante a sa façon bien particulière de se figurer le Purgatoire non seulement comme un aérogare de transit vers le Paradis, mais un lieu permanent où, à chaque âme poussée vers l’ascension céleste, dix autres y entrent pour attendre la rémission finale de leurs fautes.

L’existence du Purgatoire, qui sera niée par les hérétiques, des Cathares aux Protestants du XVIIe siècle, a-t-il été créé pour donner à l’homme fautif une possibilité d’échapper à l’éternité de l’Enfer afin qu’il ne se décourage ni ne déprime de son existence?  Comme le rappelait Carcopino, Caton, en tant que stoïcien, ne pouvait que désespérer de la situation où la défaite de Metellus Scipion le condamnait. Compte tenu de la sensibilité des chrétiens à l'époque médiévale, il était courant de voir beaucoup d'entre eux éprouver des remords inouïs face au péché et à l'angoisse de la damnation. Le Mal est-il inscrit dans nos gènes, demanderait un chrétien moderne? Sans doute, mais on sait depuis Paul et Augustin que ce Mal peut être «manipulé» pour le bien. À l’adresse des uns qui finiront par expier leurs péchés et entrer directement au Paradis, il y a les maladroits qui succomberont sans jamais avoir l’occasion de confesser leurs péchés, soit sur un champ de bataille, soit sur un navire en mer, soit à la suite d’une maladie foudroyante, comme la peste. Moralement et psychologiquement, le Purgatoire s’avérait une nécessité. Moralement, afin de maintenir la communauté chrétienne dans sa confiance dans la grâce divine dispensée via l'Église; psychologiquement, afin de ne pas détruire les psychismes trop faibles, prompts à la résignation et se condamnant à une vie perpétuellement triste et mélancolique. Mais cette invention ecclésiologique allait devenir, détourné de son but, une occasion d’usure des plus friponnes pour la cour pontificale.

Il n’est pas possible, avons-nous dit, de comprendre une telle «psychologie de fer» sans remonter jusqu’au bisaïeul de Caton d’Utique, c’est-à-dire Caton le Censeur (-234 à -149 av. J.-C.). Devenu censeur, Caton s’est distingué par sa défense conservatrice des traditions romaines en opposition avec le courant hellénistique venu d’Orient et qui célébrait le luxe, la pédérastie et les religions exotiques. L’historien R. H. Barrow décrit ainsi l’ascension de Caton l’Ancien : 

«M. Porcius Caton, né en 234 av. J.-C., grandit dans la région Sabine, à la ferme de son père, qui la lui laissa en mourant. Dès l’âge de vingt ans, il s’est distingué en combattant Annibal; il était alors sous les ordres de Q. Fabius Maximus où il servit jusqu’à la fin de la guerre. À trente ans, il était le questeur de Scipion en Sicile, puis il partit avec lui en Afrique. En 198 av. J.-C, il était préteur en Sardaigne, consul trois ans plus tard; enfin, en 184, il reçut la charge de censeur. C’était un soldat, un juriste, un homme d’État, un fermier, un écrivain, mais par-dessus tout, ce fut un très grand caractère.

Jeune fermier, comme il parlait bien, il défendait ses voisins devant les tribunaux régionaux et il était toujours prêt à se faire l’avocat des justes causes. On lui conseilla, malgré ses origines plébéiennes, d’élargir le champ de ses activités et de se rendre à Rome. Jusqu’à sa mort, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, il a travaillé sans relâche; de tous côtés il assenait ses coups : à la cour de justice et au Sénat, dans ses discours et dans ses livres, combattant sans merci avec l’énergie insigne et le courage impitoyable qu’il avait montrés sur les champs de bataille. Dans ce combat incessant et acharné, il reçut plus d’une blessure, morale ou physique. Il vivait dans une extrême simplicité et s’imposait une discipline austère. Son grade de général ne l’empêchait pas de mener la vie du simple soldat. Dans ses fonctions d’administrateur d’une province, il se vantait d’exercer une sévérité inexorable. Dans l’intérêt de ses administrés, il procédait à des réductions de dépenses et vérifiait tout article soumis à la charge du gouvernement. Et jamais le gouvernement “n’avait paru être plus terrible et plus modéré que pendant la période où Caton l’avait représenté”. Il marchandait le prix des contrats pour les travaux publics, faisait monter celui de l’affermage des terres. S’il lui arrivait de découvrir dans la conduite d’un ennemi ou d’un ami quelque malhonnêteté, il n’hésitait jamais à lui infliger un blâme, au nom de l’intérêt général. Les discours de Caton étaient célèbres; Cicéron, qui en avait lu cent cinquante, déclara “qu’ils présentent toutes les qualités du grand art oratoire”. Ses aphorismes mordants sont devenus proverbiaux, ce sont des chefs-d’œuvre d’habileté, car il connaissait toutes les finesses de la dialectique. Il se chargea lui-même de l’éducation de son fils et fit pour lui des livres de grammaire, de droit et d’histoire, car il ne pouvait admettre qu’un autre que lui lui inculque une chose aussi précieuse que l’instruction. Il lui apprit l’équitation, la boxe, la lutte, la natation et la culture de la terre. Ce fut certainement un père autoritaire et exigeant, cependant il déclarait que frapper sa femme ou son enfant, “c’était porter atteinte à ce que l’on avait de plus sacré”, et qu’un “bon mari méritait plus d’estime qu’un grand sénateur”, ce qui dans sa bouche était le plus grand des compliments. Alors qu’il était censeur, il promulguait règlement sur règlement pour restreindre par de lourds impôts, ou même pour interdire purement et simplement le luxe que des flots de richesses déployaient à Rome. Il jouissait d’une réputation et d’une influence extraordinaire, partout on sollicitait ses conseils car, comme le dit Tite-Live, ce qu’il y avait d’étonnant chez cet homme exceptionnel, c’est qu’on l’eût cru spécialement doué pour chacune des choses qu’il entreprenait. Il conserva jusque dans la vieillesse une grande vigueur de corps et d’esprit; arrivé au terme de la course, il montra la même ardeur que ceux qui prennent le départ et dont la renommée est à faire. La renommée, il l’avait acquise depuis longtemps, mais n’a jamais abandonné les devoirs qu’elle lui imposait» (R. H. Barrow. Les Romains, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 20, s.d., pp. 53-54).

Un tel administrateur, on le devine, ne pouvait que devenir le modèle de tous les véritables hommes d’État. Et Caton le Jeune avait le sentiment d’un héritage à préserver au moment où tout ce que son bisaïeul combattait était en train de s’emparer de l’âme de tous les Romains. «Il était impossible que Caton l’emportât, ajoute Barrow : l’État-Cité était en train de disparaître. Les richesses du monde entier et tout le luxe de l’Orient affluaient maintenant à Rome» (ibid. p. 56). Bref, les Romains étaient victimes du succès de Rome.

Si Caton était un modèle pour Virgile comme pour Dante, personne ne peut s’illusionner sur le revers de la médaille. Barrow, encore :

«C’est cet homme-là qui a battu en brèche tout ce que l’hellénisme apportait à Rome. Évidemment, il a perdu la partie, si toutefois on peut dire qu’un nom comme le sien, qui a servi de cri de ralliement pendant des siècles, a perdu la partie. Il est facile de tourner Caton en ridicule : sa personne s’y prêtait et nous rebute par bien des traits. Il était inhumain envers ses esclaves; il se
faisait une gloire de son ascétisme et prenait un méchant plaisir à s’opposer au plaisir d’autrui. Il avait l’esprit étroit, était intransigeant, dur, vaniteux, papelard, hypocrite et d’une suffisance insupportable, digne d’un pharisien, sauf lorsqu’il défendait un idéal. Sans doute s’est-il composé un rôle et le jouait-il avec exagération, il n’en reste pas moins que sa sincérité était réelle. Il est aisé aussi de déformer les raisons qui faisaient de lui l’ennemi de tout ce qui était grec; mais il faut le comprendre. Il savait le grec, car tout homme d’État qui avait affaire à l’Orient devait savoir le grec. Il avait lu toutes les œuvres des orateurs et des historiens grecs et pour écrire son traité sur l’agriculture, il s’est inspiré d’un travail carthaginois qui avait été traduit en grec. Il conseille à son fils de lire la littérature grecque mais lui recommande de ne pas la prendre trop à cœur, car, dit-il, “les Grecs forment une race de coquins incorrigibles”. Non pas que Caton méprise l’intelligence, mais il se méfie de l’usage qu’on en fait et qui, d’après lui, sape les fondements du caractère. Le citoyen, ayant des principes de morale, basés sur la tradition, qui se consacre au bien public et qui participe à un gouvernement fort, éclairé et profondément honnête, voilà l’idéal de Caton. Les Grecs qu’il avait l’occasion de rencontrer n’avaient plus la moindre notion de politique, la politique était lettre-morte pour eux, mais cela ne les empêchait pas de discuter et d’ergoter à perte de vue. Carnéade et Diogène, tous deux philosophes, ont fait courir tout Rome pour les entendre; “c’était comme un grand vent qui soufflait à travers la ville”. Caton s’en effraya; il estimait que les orateurs grecs n’avaient rien à dire et qu’ils parlaient trop. Pour lui, l’orateur devait répondre à la définition suivante : Vir bonus dicendi peritus, un homme de bien qui sait parler. Au temps de Socrate, les sophistes s’étaient vantés de prouver que la plus mauvaise des causes, en suivant leur raisonnement, devenait la meilleure des causes; les Grecs du IIIe et du IIe siècles étaient leurs héritiers. L’affirma-
tion de la personna-
lité, si chère à Scipion, était un idéal dia-
métrale-
ment opposé à celui de Caton qui rêvait de citoyens tous solidaires, agissant au sein d’une communauté, d’après des principes de haute morale. L’influence personnelle et le charme étaient, pour lui, des armes redoutables. Le développement de la personnalité conduisait à l’égoïsme, à l’assouvissement des passions et tout cela au nom de l’art, de la culture et de la mode. On tarissait ainsi les sources de l’action, au sens où “les plus nobles des Romains” entendaient ce mot. Pour Caton, toute connaissance aboutissait à l’action et l’action était ce qui caractérise l’homme. L’introspection, la concentration de l’individu sur lui-même, entraînait un fléchissement de la morale collective et un relâchement des mœurs, situation qui préparait la voie au chef qui, par ses belles phrases et ses promesses fallacieuses, réussirait à envoûter un peuple devenu amorphe» (R. H. Barrow. Ibid. pp. 54-55).

Voilà où Rome en était au moment où Caton d’Utique s’opposait à César. La continuité dans la pensée est éclatante :

«Âgé de trente-trois ans et de rang seulement questorien, il vainquit par la force de caractère. Caton exalta les vertus qui valurent autrefois l’empire à Rome, il dénonça les riches indignes et fit ses efforts pour rappeler à l’aristocratie les devoirs de son rang. Ce n’était pas là convention, faux-semblant ni duperie, Droit et austère, défenseur acharné de sa classe, solide buveur et politicien pénétrant, le vrai Caton, loin d’être un rêveur, se piquait d’être un réaliste d’un tempérament et d’une ténacité conforme à la tradition romaine, nullement inférieur au grand ancêtre qu’il imita presque jusqu’à la parodie, Caton le Censeur. Mais ce n’était pas seulement le caractère et l’honnêteté qui donnèrent à Caton le pas sur les consulaires : il tenait en main un écheveau d’alliances politiques au sein de la noblesse.

Les optimates avaient grandement besoin d’un chef. Il y avait de dangereuses fêlures dans l’oligarchie, blessures nées de la discorde et de l’esprit de parti. Ni les Aemilii ni les Claudi ne méritaient pleine confiance. Le fuyant Crassus, qui avait soutenu Catilina jusques et y compris sa candidature au consulat, constituait une menace incessante; et les Metelli, pour survivre ou pour régner, pouvaient bien s’allier avec le chef militaire le plus puissant, avec l’héritier de Sylla comme auparavant avec Sylla.

L’implacable Caton détestait les financiers. Il s’opposait fermement aux Italiens, qu’il haïssait depuis sa tendre enfance; et il était prêt à acheter la plèbe de Rome avec du blé ou de l’argent. Il voulait contrecarrer le général tout-puissant qui revenait maintenant de l’Orient, avec ce mélange d’un caractère opiniâtre et de la ruse politique que son ancêtre employa pour briser le pouvoir d’une famille patricienne de tendance monarchique, les Scipions. Gloria, dignitas et clientelae, l’apanage de l’aristocratie, devenaient maintenant le monopole d’un seul. Il y avait en jeu plus que les privilèges d’une oligarchie…» (R. Syme. La révolution romaine, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 32, 1967, p. 38).

Le calvaire de Caton, si on peut appeler ça un calvaire, c’est d’avoir dû se rallier étape par étape jusqu’à ce que tout compromis ne soit plus possible. Après avoir combattu Pompée, le voilà qu’il juge que Pompée serait un moindre mal que César. Mais Pompée est vaincu à Pharsale et César revient triomphant. Qui se lèvera pour défendre alors la République et la liberté du citoyen romain?

«En appelant des sanctions constitutionnelles contre César, un petit clan déformait les souhaits authentiques d’une large majorité au Sénat, à Rome et en Italie. Ils feignaient que le débat se livrât entre un proconsul rebelle et une autorité légitime. Des expédients aussi aventureux sont habituellement l’œuvre d’hommes au sang vif et à la tête confuse. L’erreur était double et fatale. La désillusion survint vite. Même Caton était atterré. On s’était attendu en toute confiance à ce que les éléments sérieux et considérés des villes italiennes se rallient à la cause de la défense de l’autorité sénatoriale et des libertés du Peuple romain, à ce que tout le pays se levât comme un seul homme contre l’envahisseur. Rien de semblable n’arriva. L’Italie ne réagit pas à l’appel au combat de la République en danger; elle ne croyait pas en ses défenseurs» (R. Syme. Ibid. p. 57).

Quelle vision pouvons-nous maintenant nous faire de Caton à cette étape-ci de l’enquête? Caton (Ancien et Jeune) sont les stéréotypes du parfait Conservateur. D’un côté, la vertu : austérité, honnêteté, puritanisme, ascétisme et frugalité. Bref, l’homme qui contrôle et domine ses passions. De l’autre, l’opiniâtreté obtuse : vanité, vantardise, hypocrisie, violence mais seulement si nécessaire. C’est plutôt l’opiniâtreté que l’essayiste André Bercoff, journaliste franco-libanais (né en 1940), essaie de faire ressurgir de la personnalité de Caton, dont il s’attribue le surnom. On se souvient de la fraude littéraire de 1983. Ce pamphlet, supposément d’un homme de droite, avait été commandé par François Mitterand et mis en scène par le jeune François Hollande, alors directeur de cabinet de Max Gallo, porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy. Dans une entrevue radiophonique, Hollande alla jusqu’à prêter sa voix à Bercoff pour ne pas qu’on le reconnaisse. De la reconquête – c’était le titre frauduleux du livre de Caton -, avait pour but de démoraliser les forces de droite. Or, jamais Caton, dans ses écrits, ne s’est prêté à une farce aussi grossière. Par contre, les néo-conservateurs occidentaux ne cessent d’en appeler aux valeurs défendues par Caton : austérité, éthique, famille, patriotisme, démocratie libérale. Évidemment, à la différence de Caton, ce sont des vertus dont ils se sentent eux-mêmes exclus selon un privilège dû à leur position sociale ou politique. Ce qui leur manque, et ce qui faisait l’essentiel aussi bien des qualités que des défauts de Caton, c’est la sincérité.

Si on juge de l’opiniâtreté de Caton d’Utique, par exemple, nous sommes loin des néo-conservateurs actuels qui sont prêts à manger à toutes les auges pourvu qu’ils en tirent un bénéfice individuel. Nous sommes loin de l’homme prêt à refuser la clémence que Caton refusa par principe devant la victoire de César : 

Auguste accorde sa clémence à Cinna
« La guerre civile discrédite la clémence et en fait le propre d’un “tyran” : Il était inévitable que les conditions dans lesquelles le vainqueur accordait sa clémence eussent un retentissement fâcheux sur la valeur attribuée à cette vertu et sur l’estime dans laquelle on la tenait. C’est en partie à l’arbitraire, en partie à la volonté d’humiliation avec lesquels elle était exercée, que la clémence dut en effet sa dépréciation à l’époque des guerres civiles. Si les “lois de la guerre” et le droit reconnu au vainqueur, dans un conflit extérieur, de disposer à sa guise de ses prisonniers, faisaient de cette conduite un geste hautement louable, la situation était assez différente dans une guerre civile. Au nom de quel principe en effet un homme qui avait criminellement pris les armes contre ses concitoyens et à qui la chance avait souri, pouvait-il s’arroger le droit de “pardonner” à des compatriotes? Caton reprochait ainsi à César, écrit Plutarque, de “commettre une illégalité en sauvant la vie à des gens sur lesquels il n’avait aucun droit, comme s’il était leur maître”. Un déclamateur mis en scène par Sénèque le Père doit soutenir “qu’il n’y avait pas de honte dans les prières adressées par un citoyen vaincu à un citoyen vainqueur”. Implorer la clémence, n’était-ce pas, à certains égards, se reconnaître non seulement vaincu, mais, en quelque manière, coupable?» (P. Jal. La guerre civile à Rome, Paris, P.U.F., Col. Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris, 1963, pp. 464-465).

On pense alors à la facilité avec laquelle les conservateurs du XXe siècle ont cédé la main aux différents dictateurs qui se sont érigés sur des systèmes totalitaires. Ils n’y allait pas avec le dos de la clémence lorsqu’ils s’adressaient aussi bien à Mussolini ou à Hitler qu’à Staline. Par contre, pour les résistants, la clémence était trop belle pour être offerte en échange d’une humilité bien sentie. D’où que Paul Jal a raison d’insister : «Reconnaître une valeur quelconque à la “clémence” d’un compatriote – à plus forte raison la solliciter – c’était, pour un citoyen libre, reconnaître à celui-ci un pouvoir absolu sur sa propre personne, c’était authen-
tifier ce pouvoir en lui conférant une certaine légalité. […] Admettre cette “clémence”, c’était aussi se prêter à la comédie morale qui consistait à faire passer pour une vertu ce qui n’était souvent qu’une forme d’orgueil ou de mépris, une façon de déshonorer l’adversaire, en faisant dépendre la vie d’un concitoyen de sa propre fantaisie, suivant qu’on lui accordait ou qu’on lui refusait sa grâce. C’est en grande partie parce que leur sort dépendait uniquement du bon vouloir de César et pour éviter l’humiliation qu’aurait constitué leur “pardon” que plusieurs Pompéiens – dont Caton et Marcellus – refusent de la solliciter…» (P. Jal. Ibid. pp. 464-465 et 465-466).

L’orgueil est, pour les Romains, la moti-
vation derrière le concept de liberté. La fierté du citoyen ne lui est véritable que s’il identifie sa liberté personnelle à celle de la Cité et de son gouvernement. Blesser l’orgueil d’un patricien ou d’un plébéien puissant, c’est blesser la vanité de la puissance de l’Urbs. Voilà pourquoi, depuis que la Mère de la Cité, Lucrèce, donna l'exemple, on se suicide tant dans le monde romain. Comme le rappelle Michel Meslin à propos du cas de Caton, justement : 

«Mais cette liberté ne s’exerce, en fait, que parce que [des citoyens] refusent un certain état de choses, une servilité à l’égard du pouvoir, une compromission généralisée. Telle est aussi l’attitude de Caton d’Utique. “Depuis longtemps, nous dit Plutarque, il était résolu à se tuer.” Or il choisit de mourir, non pas parce qu’après la défaite de Thapsus il a perdu tout espoir de vaincre César, mais pour rester fidèle à la logique profonde de sa vie. Avec un certain bonheur dans l’inoppor-
tunité, Caton a toujours été à Rome le champion des vertus tradition-
nelles; il s’est opposé à toute novation, en champion du mos majorum. Hostile à tout compromis politique, dès l’instant que la cause qu’il sert et les principes qui le guident risquent de s’en voir modifiés, il tire de son expérience politique un sentiment fort mitigé sur la valeur des hommes. Le comportement des Trois Cents d’Utique ne lui laisse aucune illusion sur leur fidélité; cependant il n’hésite pas à rédiger pour eux une supplique à César, dont il refuse pour lui-même la grâce. Il assure l’ordre dans la ville assiégée; il veille à l’embarquement des sénateurs romains; puis il réunit ses amis, pour un dernier repas, où il discute philosophie. Il est enfin seul, en face de lui-même. Il relit le Phédon, s’assoupit quelques instants, puis, ayant retrouvé son épée que ses proches lui avaient cachée, il la prend : “Maintenant, je m’appartiens”, dit-il, et se précipite sur elle. En tombant, il heurte une table : le bruit de la chute attire ses gens. Un médecin recoud la plaie, mais Caton, reprenant conscience, arrache le pansement et meurt. Or contrairement à d’autres suicides politiques, tel celui de Cicéron, Caton ne meurt pas pour échapper à une autre mort inéluctable et proche : César, ne serait-ce que par pure politique, l’eût gracié. Mais parce qu’il refuse de vivre par la grâce de César victorieux. Il ne refuse pas la vie, mais de la devoir à César et de ne plus pouvoir vivre dans l’exercice complet de sa liberté personnelle. Il l’a dit, le soir même, au dîner : “De quel droit un tyran peut-il octroyer la vie à ceux qui ne dépendent pas de lui, qui sont libres tout autant que lui?” Accepter de tenir son existence du bon vouloir du tyran, tel serait le déshonneur, l’humiliation suprême que Caton refuse en mourant librement. “Il lui fallait mourir, plutôt que de voir le visage du tyran”, dira de lui Cicéron (De Officiis, I, 31, 112). Sa mort est une victoire sur le tyran parce que, par elle, Caton
l’emporte sur César en honneur et en justice. En renversant ainsi les valeurs du jeu politique, en protestant contre un état de fait brutal, contre un changement des valeurs morales et légales sur la force, Caton, seul résistant devant César, devient l’unique vainqueur. Sa mort même est le signe de la victoire de l’homme libre. “J’envie ta mort, Caton, puisque tu m’as enlevé la gloire de te sauver la vie”, avouera César. Cette sortie de l’existence, que Caton choisit librement, ne s’explique ni par le sentiment d’avoir échoué, ni par une incapacité psychologique à vivre, ni même par un caprice. Sa mort est la fin logique de sa vie. Par elle, il témoigne de sa pietas et de sa fidélité envers les normes ancestrales qui régissent la cité et proteste contre le bouleversement qu’apporte l’ambition de César. Caton, sanctissimus Cato, devient ainsi le modèle et l’exemple parfait de la sainteté que peut atteindre l’homme raisonnable qui ne cède ni à l’adversité ni à ses mauvais penchants. L’homme de bien est seul libre; les méchants sont esclaves. Avec Caton la libertas qui était une valeur sociale et politique devient aussi une valeur morale» (M. Meslin. L’homme romain, Bruxelles, Complexe, Col. historiques, 1985, pp. 241-242)

Cette attitude de Caton parle à tout le monde et au cours de tous les âges. Qu’importent les qualités et les défauts du Conservateur s’il agit dans la droite ligne de ses principes et ne diverge pas selon les opportunités, les soumissions ou les rançons. La liberté ne se négocie pas. La liberté ne se transige pas. Et celui qui se soumet à l’humiliation d’une grâce ou d’un tyran, soumet par le fait même la collectivité à l’esclavage. C’est ainsi que le comprit Dante dans ses luttes contre les Guelfes à Florence, préférant l’exil à la soumission au parti vainqueur. C’est ainsi que le comprit nombre de Résistants à l’occupation nazie ou soviétique au cours du XXe siècle. C’est ainsi que nous le comprenons encore lorsque nous refusons la perfidie de la consommation et de l’aliénation culturelle. À première vue, il s’agit d’une attitude de refus, de particularismes, d’exclusion de modération et de tout compromis. C’est ici que Caton nous semble assez léger sur le poignard puisqu’il brandit la menace à plusieurs reprises. S’offusquant déjà de César jeune consul qui exige la prestation d’un serment, en hiver 64 av. J.-C. : «César ne fut pas embarrassé pour coupé court à cette opposition à retardement. Il fit voter par les comices une loi qui prononçait la peine de mort contre quiconque refuserait le serment… et les sénateurs jurèrent sans attendre l’expiration du délai qui leur avait été accordé. Caton fit comme les autres. Il paraît qu’il avait cédé aux suppliques de sa femme et de sa sœur auxquelles étaient venus se joindre de nombreux amis. “Mais celui qui réussit le mieux par ses conseils à l’amener au serment, écrit Plutarque, ce fut l’orateur Cicéron.” Celui-ci, qui avait jugé plus prudent de se retirer à la campagne pendant cette période délicate, lui fit parvenir une lettre dans laquelle il disait “qu’il n’était pas bien sûr que ce fût chose juste de résister seul à ce qui a été généralement décidé; mais que de s’exposer pour changer l’impossible et le fait accompli, c’est réellement sottise et démence”. La missive se terminait par cette constatation flatteuse à laquelle son correspondant ne pouvait pas rester insensible : “Si Caton n’a pas besoin de Rome, Rome a besoin de Caton”» (G. Walter. César, Paris, Albin Michel, rééd. Gérard & Cie, Col. Marabout Université, # 49, 1964, pp. 84-85).

La défaite de Caton d’Utique marquait la défaite d’une vieille adversité inaugurée par le bisaïeul. Carcopino reconnaît qu’à l’époque de César et du Triumvirat, «c’est à la domination d’un seul que les idées venues des écoles hellénistiques, les sentiments éclos dans les cours royales que Rome avait héritées, préparaient sournoisement les esprits. En art, en littérature, en philosophie, la mode est à l’Orient grec qu’ont façonné les diadoques» (J. Carcopino. Op. cit. p. 120), ces rois successeurs d’Alexandre le Grand dans tout le Proche-Orient (Égypte, Mésopo-tamie, Grèce). On peut dire de Caton d’Utique ce que Léon Homo écrit à propos de Caton le Censeur : «En vain Caton, ce représentant attardé du vieil esprit national, avait essayé, dans ce domaine encore, de réagir contre l’hellénisme envahisseur. Vrai créateur de la prose latine, il écrivit en latin son traité sur l’Agriculture et son grand ouvrage historique des Origines. Mais son opposition ne fut pas plus efficace sur le terrain littéraire que dans le domaine politique ou social. On ne remonte pas un courant comme celui qui emportait vers l’hellénisme la civilisation romaine tout entière. Du moins, dans l’aventure, l’originalité romaine… - et le fait a une importance capitale – n’a pas fait complètement naufrage. Si la Grèce, pour reprendre le mot célèbre d’Horace, “a conquis son farouche vainqueur”, elle ne l’a pas du moins conquis tout entier, et même au point de vue littéraire, la part du génie national reste assez large pour que Rome ait le droit de la contempler avec quelque fierté» (L. Homo. La civilisation romaine, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1930, p. 88).

Il est symptomatique, lorsque Lucien Jerphagnon nous parle de la mort de Caton, qu'il le fasse comme s’il nous entretenait de Montherlant, une sorte de Caton mineur du XXe siècle dans la France occupée puis libérée, et , qui, sur ses vieux jours, choisit lui aussi la mort volontaire pour se libérer d’un monde qu’il n’avait pas vaincu : «L’épisode surabonde en nobles traits. Ils ont visiblement enchanté Montherlant, qui les narre dans Le Treizième César. À Thapsus, César battit d’abord l’armée de Metellus Scipion. Ce dernier se passa une épée au travers du corps, en répondant à ses soldats qui le cherchaient : “Imperator se bene habet…” – ce que Montherlant traduit fort bien par :“Ne vous en faites pas pour le général…” Caton, parvenu jusqu’à Utique, sur la côte au nord de Carthage, s’arrangea d’abord pour faire mettre en sûreté ses partisans, surveillant même leur embarquement. Puis, résolu à en finir, il se retira dans sa chambre pour y lire le Phédon, où Platon traite de l’immortalité. Le moment venu, il se fit remettre son épée. Jugeant que ses esclaves mettaient trop de temps à la lui apporter, il gratifia le premier qui se présenta d’un tel coup de poing en pleine figure qu’il s’en démit la main – ce qui ne retient pas Montherlant d’en faire un humaniste distingué. Cet accident vaudra d’ailleurs à Caton de se rater, de se voir recousu, puis de s’éventrer une seconde fois. On le connaîtra désormais dans l’Histoire sous le surnom de Caton d’Utique. Les autres résistants d’Afrique, le roi Juba compris, furent tués au combat ou se donnèrent la mort pour ne point tomber entre les mains de César. Inclinons-nous : de leur point de vue, ils avaient raison. L’honneur était sauf» (L. Jerphagnon. Histoire de la Rome antique, Paris, Tallandier, réed. Pluriel, # 8660, 1987, pp. 162-163).

De tout cela, Dante en était visiblement affecté. Mais se donner la mort comme Caton, par vanité ou par orgueil, n’est pas chrétien. La Cité de Dieu ne demande pas le sacrifice volontaire de ses membres. Il paraît paradoxal que de tout ce que nous venons de dire, ce n’est pas par cet aspect que Virgile apprivoise le sage gardien du Purgatoire, mais plutôt en parlant de son épouse, Marcia. On l’a vu, Caton semble avoir eu une faiblesse pour l’autorité des femmes, sans doute des mères, comme la plupart des hommes romains. L’oligarchie utilisait déjà les liens conjugaux pour unir plus étroitement les partis et les gens. C’est ainsi que Pompée crut s’attacher Caton par des liens matrimoniaux. Lorsque Pompée «vit Caton s’opposer avec autant de vigueur à ses demandes devant le sénat, il crut qu’il aurait grand avantage à se l’attacher espérant ainsi pouvoir bénéficier de son influence auprès de la majorité sénatoriale. C’est pourquoi, il fit demander à Caton ses deux filles en mariage : l’une pour lui-même, l’autre pour son fils Sextus. Caton refusa net et déclara à l’homme chargé d’entamer avec lui ces négociations : `Va dire à Pompée qu ce n’est point par les femmes que l’on prend Caton!”» (G. Walter. Op. cit. p. 86).

Caton était marié à Marcia. Or, c’est en invoquant l’âme de Marcia, logée dans les limbes avec la plupart des grandes dames romaines non chrétiennes que Virgile touche le cœur de Caton. Marcia, on le sait, avait été l’épouse de Caton jusqu’à ce que celui-ci la cède à Quintus Hortensius Hortalus afin que celui-ci puisse avoir des enfants avant de mourir, vu son vieil âge. Après la mort de ce dernier, Marcia retourna fidèlement à son premier époux qui la remaria officiellement.  «Marcia, repartit Caton, fut si chère à mes yeux, qu’elle obtint de moi toutes les grâces qu’elle me demanda, tant que je fus sur la terre. Maintenant qu’elle habite au-delà du fleuve inexorable, ses prières ne peuvent plus m’émouvoir; j’obéis à la loi qui me fut imposée quand je quittai les Limbes».

Évidemment, Marcia n’est pas un modèle de féminisme moderne. La vertu féminine par excellence, pour une femme romaine, c’est d’être entièrement soumise à son mari. D’une fidélité sans partage, ce qui paraît moins réaliste que littéraire. Et pourtant, l’exemple de Marcia ne contredit pas la conduite normale des femmes du temps : «Caton avait épousé Marcia, qui était une Romaine élevée par son père dans les saines traditions. Épouse de Caton, elle ne pouvait que faire preuve des vertus traditionnelles. Or, il se trouva que le vieil orateur Horensius admirait beaucoup Caton, et, comme il était veuf, il demanda à celui-ci de lui donner en mariage sa fille Porcia. Celle-ci était déjà mariée à Bibulus. Caton qui, sans doute, aurait pu rompre le mariage, en vertu de sa patria potestas, ne le voulut pas. Alors Hortensius fit à Caton la proposition la plus extraordinaire qui fût, il lui demanda de lui céder Marcia elle-même. Caton réfléchit, écouta les arguments d’Hortensius et, finalement, consentit. Et c’est lui-même qui “mancipa” sa propre femme à son nouveau mari» (P. Grimal. (éd.) Histoire mondiale de la Femme : Préhistoire et Antiquité, s.v. Nouvelle Librairie de France, s.d., p. 452). «Caton réfléchit», rapporte Grimal. Mais à quoi a-t-il bien pu penser?

«Cette anecdote, dont il n’est guère possible de suspecter l’authenticité, ne laisse pas d’être fort surprenante. Les ennemis de Caton prétendirent que tout cela n’était qu’un calcul assez bas, qu’Hortensius était vieux et riche, qu’il mourut d’ailleurs bientôt, en laissant à Marcia un bel héritage, qu’elle se hâta de rapporter à Caton, puisque, devenue veuve, elle l’épousa de nouveau. À ne juger que sur les apparences, Caton aurait joué un vilain rôle, sacrifiant l’honneur de sa femme dans une affaire de captation de testament. C’est ce que dirent les adversaires. Mais Caton trouva des défenseurs, et sans doute leurs arguments sont-ils plus près de la vérité : pour Caton, le mariage était avant tout ce qu’il fut toujours, en théorie, à Rome, un moyen d’assurer sa propre postérité. Une fois ce devoir accompli, le reste ne compte guère, et l’on aurait tort de céder à l’affection naturelle qui porte à aimer la mère de ses enfants. Mais, ce qui est plus étonnant, peut être, c’est que Marcia consentit à cet extraordinaire sacrifice…» (P. Grimal. Ibid. p. 453).

Quoi qu’il en soit, Marcia éduqua sa fille, Porcia, dans les principes sacrés qui furent ceux de leur père. Porcia (née entre 73 et 64 av. J.-C.) avait d’abord épousé Bibulus, l’un des chefs des Optimates, faction qui réunissait les anciens ennemis Pompée et Caton et qui, dans la guerre civile, parvint à capturer une partie de la flotte dévouée à César. Vieux et fatigué, Bibulus décéda peu après laissant Porcia veuve. Après le suicide de Caton, Porcia épousa Brutus qui venait de divorcer d’avec sa femme, Claudia Pulchra, ce qui créa une véritable querelle domestique entre les familles romaines. Toutes ces femmes pratiquaient la même rigidité face à leur rôle d’épouse et de mère. Porcia pourtant partageait autant l’amour de Brutus qu’ensemble ils ruminaient la haine du tyran. Plutarque raconte bien que Porcia, s’inquiétant de la procrastination de son époux, pensa qu’il ne lui faisait pas suffisamment confiance, qu’il craignait qu’elle ne le trahisse sous la torture. Aussi, s’infligea-t-elle une blessure à la cuisse avec un couteau de barbier et endura la douleur plusieurs jours afin de lui montrer ce dont elle était capable d’endurer pour lui. C’est alors qu’elle lui dit : «Brutus, je suis fille de Caton, et je suis entrée dans ta maison non pour être seulement compagne de ton lit et de ta table, comme une concubine, mais pour partager avec toi et les biens et les maux. Tu ne m’as donné, depuis mon mariage, aucun sujet de plainte; mais moi, quelle preuve puis-je te donner de ma reconnaissance et de ma tendresse, si tu me crois également incapable de supporter avec toi un accident qui demande le secret, et de recevoir une confidence qui exige de la fidélité. Je sais qu’en général on croit la femme trop faible pour garder un secret; mais, Brutus, la bonne éducation et le commerce de personnes vertueuses ont quelque influence sur les mœurs : or, je suis tout à la fois et fille de Caton et femme de Brutus. Pourtant, je n’ai point si fort compté sur ce double appui, que je ne me sois assurée d’être invincible à la douleur». Instinctivement, Porcia retrouvait là les formules des juristes, pour qui le mariage était “la mise en commun du droit divin et humain”» (P. Grimal. Ibid. p. 453). 

Après le meurtre de César et durant l’exil de Brutus, Porcia se tint cachée. On la retrouva morte un matin, en l’an 42. Elle se serait empoisonnée par des émanations de monoxyde de carbone en faisant brûler du charbon. Tout de suite la légende s’empara du fait divers et Porcia se serait suicidée en avalant des charbons ardents. Quoi qu’il en soit, c’est avec le pseudonyme de Porcia, qu’Abigail Adams, l’épouse du révolutionnaire John Adams, signa le 4 mai 1775 la lettre qu’elle lui envoya, craignant que les ennemis de son mari s’empare de la lettre. Cette femme qui aimait Shakespeare et le théâtre vivait la Révolution américaine comme une véritable pièce dramatique. De fait, si Abigail prenait le nom de la fille de Caton, elle n’en prenait pas la tradition maritale romaine pour autant : «En 1776, Abigail Adams écrivait à son mari John Adams en l’avertissant que les nouvelles lois devraient bien freiner le “pouvoir illimité” des maris sur leurs femmes. Car, menaçait-elle, “si on n’accorde pas aux dames une attention et un soin particuliers, nous sommes décidées à fomenter une révolte et nous ne nous considérerons comme liées par aucune loi dans laquelle nous n’aurons eu ni voix au chapitre, ni représentation.” Abigail Adams adoptait la rhétorique révolutionnaire en accusant les hommes d’une forme de tyrannie, mais John Adams répliqua sur le ton de la plaisanterie et éluda ainsi le problème. Ce n’est que dans une lettre adressée à une de ses relations masculines qu’il développait sa théorie selon laquelle les femmes et les enfants, ainsi que les hommes qui ne possédaient aucun bien, manquaient d’un jugement indépendant : “leur délicatesse les rend incapables de la pratique et de la connaissance des grandes affaires de l’existence”» (S. M. Evans. Les Américaines, Paris, Belin, 1989, p. 94). Le conservatisme de John Adams rejoignait celui des Caton, mais dans le cas de la jeune République américaine comme de l’empire romain, les mœurs avançaient plus vite que les idées.

Incapable de placer un tel esprit – celui de Caton d’Utique – en Enfer, inaccessible au Paradis chrétien, Dante trace le destin furieux des conservateurs de tous âges. Impossible d’être mis au ban de la société, ils ne domineront jamais l’esprit du monde qui les remplacera. À cette époque de néo-conservatisme, nous sentons bien que l’esprit de Caton s’est vidé de sa substance dans le discours et les actions des conservateurs : ils n’ont plus aucune tradition vivante derrière eux, ne défendent plus aucun principe inaliénable, se laissent entraîner dans des corruptions qu’ils dénoncent d’une autre voix, nuisent plus qu’ils participent au développement de la collectivité. Après tout, nos bourgeois conservateurs n’ont aucune éthique comparable à celle de l’antique aristocratie romaine. Ce ne sont que des mercenaires de la fortune et les mœurs les plus perverses les fascinent tout en leur répugnant. En fermant les portes de la Loi, ils ouvrent les fenêtres par lesquelles elles finissent par se diffuser dans toute la société. Comment pourrait-on trouver un autre personnage historique aussi prisonnier de son temps, celui de l’éternel transitoire, comme portier du Purgatoire?

Montréal
8 septembre 2014

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