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Caton d'Utique (-95 à -46 av. J.-C.) |
CATON
Lorsque Virgile tire Dante de l’Enfer, ils quittent les mondes
obscurs souterrains pour accéder au rez-de-chaussée
de la surface terrestre. Selon la vieille philosophie augustinienne de l'histoire, de
la
Cité terrestre pour atteindre à la Cité céleste, il faut passer par le monde
de l’Histoire où cohabitent damnés et rachetés. Ils y sont accueillis par une
seule figure. Une figure unique, gigantesque dotée de la longue barbe blanche des sages, digne de tous les
honneurs. Modèle de Virgile, modèle de la fierté aristocratique de la Rome
républicaine, l’une des seules à se tenir face aux luttes de partis qui
alimentent la guerre civile du Ier siècle av. J.-C. : Marcus
Porcius Cato Uticencis, parfois appelé Caton le Jeune pour le distinguer de son
aïeul, Caton le Censeur; Caton d’Utique, né en 95 av. J.-C. et suicidé en -46 à
Utique, dans l’actuelle Tunisie. Pour beaucoup d’analystes, la question demeure
: pourquoi Dante place-t-il ce païen à l’entrée du Purgatoire chrétien?
Il faut rappeler qu’au temps où le Dante vivait, le Purgatoire était
une invention nouvelle. Durant le premier
millénaire du christianisme, les
théologiens se sont souvent interrogés sur la bipartition de l’autre monde.
Était-il possible que les hommes, tous autant pêcheurs qu’ils le sont, aient
été condamnés à des peines pour l’éternité? Il y a certes des pêcheurs qui
resteront impénitents, même dans l’au-delà, mais beaucoup ont fauté dans des
circonstances ambiguës, n’étant pas en pleine possession de leur volonté. C’est
ainsi qu’apparue l’idée d’un troisième lieu cosmique où les trépassés pouvaient
payer leurs peines durant une certaine durée de temps avant d’accéder au
Paradis. Telle est l’origine de ce site mitoyen, le Purgatoire, dont Jacques Le Goff a été le premier à en tracer le parcours.
Ce sont les frères prêcheurs, les Dominicains essentiellement, qui
parvinrent à consolider les opinions théologiques concernant le Purgatoire.
Albert le Grand et à sa suite Thomas d’Aquin ont cherché, après Jacques de
Vitry, à définir le statut et les paradigmes de ce tiers-monde. Enfin, après le
second concile de Lyon, le 1er novembre 1274 :
«Mais,
à cause de diverses erreurs que certains ont introduites par ignorance et
d’autres par malice, elle [l’Église romaine] dit et proclame que ceux qui
tombent dans le péché après le baptême ne doivent pas être rebaptisés, mais
que, par une vraie pénitence, ils obtiennent le pardon de leurs péchés. Que si,
vraiment pénitents, ils meurent dans la charité avant d’avoir, par de dignes
fruits de pénitence, satisfait pour ce qu’ils ont commis ou omis, leurs âmes,
comme nous l’a expliqué frère Jean, sont purgées après leur mort, par des
peines purgatoires ou purificatrices
et, pour l’allégement de ces peines, leur
servent les
suffrages des fidèles vivants, à savoir les sacri-
fices des messes,
les prières, les aumônes et les autres œuvres de piété que les fidèles ont
coutume d’offrir pour les autres fidèles selon les institutions de l’Église.
Les âmes de ceux qui, après avoir reçu le baptême, n’ont contracté absolument
aucune souillure du péché, celles aussi qui, après avoir contracté la souillure
du péché, en ont été purifiées ou pendant qu’elles restaient dans leur corps ou
après avoir contracté la souillure du péché, en ont été purifiées, ou pendant
qu’elles restaient dans leur corps ou après avoir été dépouillées de leur
corps, comme il a été dit plus haut, sont aussitôt reçues dans le ciel».
(Cité in J. Le Goff. Naissance du
Purgatoire, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1981, pp.
382-383).
Il faut spécifier également qu’il s’agissait
d’une position politique et ecclésiologique de l’Église romaine
contre l’Église grecque. Pour conserver l’unicité du baptême, l’Église romaine
affirmait dogmatiquement l’existence d’un tiers-lieu où les âmes en rémission
de peines devaient attendre que l’action des prières et des œuvres leur donne, au bout d'un certain temps,
accès au Paradis. Il devenait donc inutile de renouveler le baptême pour une âme sur le point de mourir en état de péchés.
Contrairement au Paradis et à l’Enfer, le
texte conciliaire laisse imprécis l'endroit où se situe ce lieu d’épuration.
Voilà pourquoi Dante pense que ce lieu ne peut être que sur terre. Doit-on
imaginer deux
lieux parallèles, un de nature purement matérielle, relevant de
la cosmologie ptoléméenne; l’autre appartenant à une cosmologie mystique qui
serait symbolisé par cette montagne qui s’élève comme un pic se rétrécissant
jusqu’au Paradis des Élus? Quoi qu’il en soit, Le Goff précise bien que «le Purgatoire n’est pas souterrain. Son
niveau est celui de la terre, sous le ciel étoilé. Un vieillard, un sage de
l’Antiquité, Caton d’Utique les accueille [Dante et Virgile] car il est le gardien du Purgatoire.
Celui-ci est une montagne dont la partie basse est une antichambre, un lieu
d’attente où sont dans l’expectative les morts qui ne sont pas encore dignes
d’entrer au Purgatoire proprement dit. La montagne dresse dans l’hémisphère
sud, occupé, selon Ptolémée que suit Dante, par un océan désert impénétrable
aux hommes vivants. Elle s’y élève aux antipodes de Jérusalem (II, 3, IV, 68
sqq.)» (J. Le Goff. Ibid. pp.
450-451).
Alors que l’Enfer donnait l’impression de
toujours s’enfoncer plus profondément au creux d’une formation circulaire, «le Purgatoire est formé de sept cercles ou
corniches étagés (cerchi,
cerchie, cinghi, cornici, giri, gironi) dont la circon-
férence diminue en allant vers
le sommet. Les âmes y purgent les sept péchés capitaux : dans l’ordre,
l’orgueil, l’envie, la colère, la paresse, l’avarice, la gourmandise, la
luxure. Au sommet de la montagne, Virgile et Dante entrent dans le paradis
terrestre où se passent les six derniers chants du Purgatorio (XXVIII à XXXIII)» (J. Le Goff. Ibid. p. 451). C’est au seuil du Paradis
que Virgile sera tenu d’abandonner Dante aux soins de Béatrice qui le guidera
dans ce nouveau lieu.
Mais revenons à cet unique personnage.
Caton d’Utique. L’image physique que nous en donne Dante correspond davantage
au stéréotype du sage antique qu’à la véritable figure de ce questeur romain
conservateur et, dirions-nous, «puritain». Caton d’Utique ne se comprend pas si
nous ne remontons pas à son grand-père Caton dit le Censeur, un des
contemporains de Scipion l’Africain au cours des guerres puniques que Rome
livra à Carthage. Ce premier Caton (-234 à -149 av. J.C.), sur lequel nous aurons à revenir, est important car il
a servi de modèle à son petit-fils qui vécut une période des plus
troublées de
l’histoire romaine. Celui de la fin de la République démocratique et le début
de la dictature et de la royauté avec des aventuriers comme Marius, Sylla et
surtout Jules César. Devant ces individus audacieux mais arrogants, c’est ce
descendant d’une vieille famille plébéienne qui voudra faire renaître au sein
d’une aristocratie épuisée ses anciennes valeurs, dont la gravitas qui permit aux premiers Romains de se défaire des
rois étrusques tyranniques. Caton sera de tous les efforts pour repousser
l’hellénisme étranger venu d’Orient et que transportent à la semelle de leurs
sandales les Pompée et César de ce monde. Ce sont les antiques valeurs de la
Rome ancienne que respectait Virgile dans son hommage à Caton et celles que
chérit Dante à une époque où les vices et les corruptions sont de toutes les
aventures italiennes.
Mais pourquoi Caton? Parce qu’il fut un
tribun constant? Parce qu’amené jeune au palais de Sylla et voyant les têtes
sanglantes des proscrits, se
souleva d’horreur et demanda un poignard pour
abattre le tyran? Parce qu’élu questeur en 65, il se signala par sa rigueur en
examinant les archives du Trésor, y cherchant les irrégularités financières et
forçant la rectification? Parce qu’il se tint à côté de Cicéron pour étouffer
la conjuration de Catilina en 63? Tous
ses gestes suffisent à montrer à quel point la rectitude morale et l’honnêteté
de Caton, ce jeune homme encore âgé dans la trentaine, ne laissait passer
aucune concession à cette époque où la corruption se développait hardiment dans
la Rome antique. Lors de la guerre civile amorcée en -49, il se trouvait gouverneur
de la Sicile. Il refusa de prendre parti pour César et organisa la résistance
en prenant le parti de Pompée. Après la défaite de Pharsale et la mort de
Pompée, il rassembla ce qui lui restait d’armée et se rendit en Afrique,
rejoignant Q. Metellus Scipion qui, à la tête de quelques troupes, s’apprêtait
à résister aux armées de César. Jadis
son bisaïeul, Caton le Censeur, avait affronté Scipion l’Africain dans sa fonction
de Censeur. Maintenant, le sort devait jouer contre les descendants cette fois réunis
devant un même ennemi. Metellus Scipion fut vaincu à Thapsus et Caton s’enferma
dans Utique.
C’est alors que se situe le grand épisode
de la mort de Caton. Ce stoïcien, ce défenseur, dans la droite ligne
paternelle, de la résistance à l’hellénisation et à la décadence des mœurs
romaines, choisit le geste irréversible de se donner la mort. Jérôme
Carcopinio, auteur d’une biographie monumentale de César, décrit ainsi la fin
de Caton :
«C’est
le 8 avril = 8 février 46, au soir, que le gouverneur d’Utique, Caton le Jeune,
avait appris le désastre de Thapsus.
Malgré l’humeur de la population, si
inquiétante qu’il avait cru devoir mander à Scipion et à Juba de se détourner
de la capitale, il songea d’abord à résister encore. Le 9, au matin, il adjura
les Trois-Cents, c’est-à-dire, probablement, l’assemblée qui représentait les
résidents romains de la Cité, de remplir leur devoir. Mais ils n’auraient pu
reconstituer quelques cohortes qu’en affranchissant leurs esclaves, et ils hésitèrent,
malgré le respect que leur inspirait sa personne, à s’engager envers lui à
accomplir un acte qui les ruinait pour une cause qu’ils n’avaient jamais aimée.
Puis, quand ils eurent assisté à l’entrée navrante, dans leurs murs, de 1 500
cavaliers qui avaient fui de Thapsus, et qui, dans la rage de leur déconfiture
et l’énervement de leur fatigue, avaient, chemin faisant,
brûlé et pillé
Pheradi Mius (Henchir-Fradis), et qui maintenant parlaient d’assommer tous les
suspects d’Utique, ils déclinèrent formellement toutes les propositions de
Caton, et lui déclarèrent net que, désireux de s’abstenir de toute hostilité
contre César, ils se borneraient à lui envoyer une députation de suppliants.
Alors seulement Caton comprit que la partie était perdue et n’eut plus que deux
préoccupations : assurer l’ordre dans la ville pour sauver les vies des
sénateurs romains qui s’y étaient réfugiés; et, quand cette tâche serait
achevée, se soustraire, non par la fuite, mais par le suicide, au pardon comme
à la vengeance de César. Le 12 avril = 12 février au soir, il discuta
philosophie avec les convives de son dîner, et soutint, avec une chaleur où ses
auditeurs pressentirent sa funèbre résolution, que l’homme de bien est toujours
libre. Avant de passer dans sa chambre à coucher, il embrassa son fils, se fit
remettre, pour le relire, son volume du Phédon, et réclama son épée à ses serviteurs avec une telle violence qu’ils
n’eurent pas le courage de la lui cacher plus longtemps. Un peu après minuit,
il s’inquiéta de savoir si les navires sur lesquels avaient pris passage les
séna-
teurs et leurs familles avaient quitté le port; puis il renvoya l’affranchi
qui lui avait apporté le suprême apaisement d’une réponse affirmative, et,
demeuré seul, il s’enfonça son épée dans le ventre. Il ne mourut point sur le
coup, mais tomba sans connaissance. Quand il reprit ses sens, ce fut pour
repousser le médecin qui le pansait, et, malgré la présence de son fils et de
ses amis, il succomba volontairement aux souffrances de sa blessure qu’il avait
rouverte. Avec Caton, qui pour la postérité sera désormais Caton d’Utique,
tombaient, non seulement le dernier croyant des “Républicains”, mais la
“République” elle-même qu’ennoblit son trépas. Cette mort, d’une grandeur
farouche, que l’optimisme désespéré des Stoïciens inspira plutôt que la frêle
espérance de Platon, et qu’ils proposèrent comme exemple de la magnanimité où
culmine la sagesse antique, permit à Caton d’idéaliser par son héroïsme le
régime auquel, dans son amour de la liberté, il n’avait pas voulu survivre, et
que, dans son aveuglement doctrinaire, il n’avait su, ni réformer à temps, ni
défendre à l’heure des inévitables règlements de comptes» (J. Carcopino. Jules César, Paris, P.U.F., Col. hier,
1935, pp. 453-454).
Durant la Révolution française, de
nombreux lecteurs de Plutarque, où la vie de Caton était relatée dans
ses
moindres détails, entendirent imiter son geste. En commen-
çant par l'auteur de maximes, Chamfort qui, comme Caton, s'acharna du mieux qu'il put pour se donner la mort, mais surtout parmi les
Girondins : Valazé se poignarda en pleine salle du tribunal où il
était jugé avec ses amis; Condorcet se serait administré un poison violent; Roland apprenant l'exécution de son épouse se jeta sur son épée;
Barbaroux qui se tira une balle dans la mâchoire, tout comme Robespierre un mois plus
tard, à Paris, cédant devant les complots d’intrigants au jour du 9 thermidor. Derrière ces suicides
héroïques se profile l’exemplum de Caton d’Utique.
Dante ne pouvait que respecter la fermeté
de cet homme au moment où les Républiques italiennes
luttaient contre des
forces impériales, pontificales ou royales qui menaçaient leur liberté et leur
indépendance. Mais comment éviter l’enfer à un homme aux si grands mérites mais
qui s’est acharné à se donner la mort, ce qui est un crime de lèse-divinité
pour les chrétiens? Si, d’un côté, il s’avérait moralement difficile de placer
Caton avec les pendus de l’Enfer, d’un autre côté, il ne pourra jamais accéder
au Paradis. Ni l’Enfer, ni le Paradis. Dante a sa façon bien particulière de se
figurer le Purgatoire non seulement comme un aérogare de transit vers le Paradis, mais un lieu permanent où, à chaque âme
poussée vers l’ascension céleste, dix autres y entrent pour attendre la
rémission finale de leurs fautes.
L’existence du Purgatoire, qui sera niée
par les hérétiques, des Cathares aux Protestants du XVIIe siècle, a-t-il été
créé pour donner à l’homme fautif une possibilité d’échapper à l’éternité de
l’Enfer afin qu’il ne se décourage ni ne déprime de son existence? Comme le rappelait Carcopino, Caton, en tant
que stoïcien, ne pouvait que désespérer de la situation où la défaite de
Metellus Scipion le
condamnait. Compte tenu de la sensibilité des chrétiens à l'époque médiévale, il était courant de voir beaucoup d'entre eux éprouver des remords
inouïs face au péché et à l'angoisse de la damnation. Le Mal est-il inscrit dans nos gènes,
demanderait un chrétien moderne? Sans doute, mais on sait depuis Paul et
Augustin que ce Mal peut être «manipulé» pour le bien. À l’adresse des uns qui finiront par
expier leurs péchés et entrer directement au Paradis, il y a les maladroits qui
succomberont sans jamais avoir l’occasion de confesser leurs péchés, soit sur
un champ de bataille, soit sur un navire en mer, soit à la suite d’une maladie
foudroyante, comme la peste. Moralement et psychologiquement, le Purgatoire
s’avérait une nécessité. Moralement, afin de maintenir la communauté chrétienne
dans sa confiance dans la grâce divine dispensée via l'Église; psychologiquement, afin de ne pas détruire les psychismes trop faibles, prompts à la résignation et se
condamnant à une vie perpétuellement triste et mélancolique. Mais cette
invention ecclésiologique allait devenir, détourné de son but, une occasion
d’usure des plus friponnes pour la cour pontificale.
Il n’est pas possible, avons-nous dit, de comprendre une
telle «psychologie de fer» sans remonter jusqu’au bisaïeul de Caton d’Utique,
c’est-à-dire Caton le Censeur (-234 à -149 av. J.-C.). Devenu censeur, Caton
s’est distingué par sa défense conservatrice des traditions romaines en opposition
avec le courant hellénistique venu d’Orient et qui célébrait le luxe, la
pédérastie et les religions exotiques. L’historien R. H. Barrow décrit ainsi
l’ascension de Caton l’Ancien :
«M. Porcius Caton, né en 234 av. J.-C., grandit dans la région Sabine, à la ferme
de son père, qui la lui laissa en mourant. Dès l’âge de vingt ans, il s’est
distingué en combattant
Annibal; il était alors sous les ordres de Q. Fabius
Maximus où il servit jusqu’à la fin de la guerre. À trente ans, il était le
questeur de Scipion en Sicile, puis il partit avec lui en Afrique. En 198 av.
J.-C, il était préteur en Sardaigne, consul trois ans plus tard; enfin, en 184,
il reçut la charge de censeur. C’était un soldat, un juriste, un homme d’État,
un fermier, un écrivain, mais par-dessus tout, ce fut un très grand caractère.
Jeune
fermier, comme il parlait bien, il défendait ses voisins devant les tribunaux
régionaux et il était toujours prêt à se faire l’avocat des justes causes. On
lui conseilla, malgré ses origines plébéiennes, d’élargir le champ de ses
activités et de se rendre à Rome. Jusqu’à sa mort, c’est-à-dire jusqu’à l’âge
de quatre-vingt-cinq ans, il a travaillé sans relâche; de tous côtés il
assenait ses coups : à la cour de justice et au Sénat, dans ses discours et
dans ses livres, combattant sans merci avec l’énergie insigne et le courage
impitoyable qu’il avait montrés sur les champs de bataille. Dans ce combat
incessant et acharné, il reçut plus d’une blessure, morale ou physique. Il
vivait dans une extrême simplicité et s’imposait une discipline austère. Son
grade de général ne l’empêchait pas de mener la vie du simple soldat. Dans ses
fonctions d’administrateur d’une province, il se vantait d’exercer une sévérité
inexorable. Dans l’intérêt de ses administrés, il procédait à des réductions de
dépenses et vérifiait tout article soumis à la charge du gouvernement. Et
jamais le gouvernement “n’avait paru être plus
terrible et plus modéré que
pendant la période où Caton l’avait représenté”. Il marchandait le prix des
contrats pour les travaux publics, faisait monter celui de l’affermage des
terres. S’il lui arrivait de découvrir dans la conduite d’un ennemi ou d’un ami
quelque malhonnêteté, il n’hésitait jamais à lui infliger un blâme, au nom de
l’intérêt général. Les discours de Caton étaient célèbres; Cicéron, qui en
avait lu cent cinquante, déclara “qu’ils présentent toutes les qualités du
grand art oratoire”. Ses aphorismes mordants sont devenus proverbiaux, ce sont
des chefs-d’œuvre d’habileté, car il connaissait toutes les finesses de la
dialectique. Il se chargea lui-même de l’éducation de son fils et fit pour lui
des livres de grammaire, de droit et d’histoire, car il ne pouvait admettre
qu’un autre que lui lui inculque une chose aussi précieuse que l’instruction.
Il lui apprit l’équitation, la boxe, la lutte, la natation et la culture de la
terre. Ce fut certainement un père autoritaire et exigeant, cependant il
déclarait que frapper sa femme ou son enfant, “c’était porter atteinte à ce que
l’on avait de plus sacré”, et qu’un “bon mari méritait plus d’estime qu’un
grand sénateur”, ce qui dans sa bouche était le plus grand des compliments.
Alors qu’il était censeur, il promulguait règlement sur règlement pour
restreindre par de lourds impôts, ou même pour interdire purement et simplement
le luxe que des flots de richesses déployaient à Rome. Il
jouissait d’une
réputation et d’une influence extraordinaire, partout on sollicitait ses
conseils car, comme le dit Tite-Live, ce qu’il y avait d’étonnant chez cet
homme exceptionnel, c’est qu’on l’eût cru spécialement doué pour chacune des
choses qu’il entreprenait. Il conserva jusque dans la vieillesse une grande
vigueur de corps et d’esprit; arrivé au terme de la course, il montra la même
ardeur que ceux qui prennent le départ et dont la renommée est à faire. La renommée, il l’avait acquise depuis longtemps, mais n’a jamais abandonné les
devoirs qu’elle lui imposait» (R. H. Barrow. Les Romains, Paris, Payot, Col. P.B.P. #
20, s.d., pp. 53-54).
Un tel administrateur, on le devine, ne
pouvait que devenir le modèle de tous les véritables hommes d’État. Et Caton le
Jeune avait le sentiment d’un héritage à préserver au moment où tout ce que son
bisaïeul combattait était en train de s’emparer de l’âme de tous les Romains. «Il était impossible que Caton l’emportât, ajoute
Barrow : l’État-Cité était en train
de disparaître. Les richesses du monde entier et tout le luxe de l’Orient
affluaient maintenant à Rome» (ibid. p.
56). Bref, les Romains étaient victimes du succès de Rome.
Si Caton était un modèle pour Virgile
comme pour Dante, personne ne peut s’illusionner sur le revers de la médaille.
Barrow, encore :
«C’est
cet homme-là qui a battu en brèche tout ce que l’hellénisme apportait à Rome.
Évidemment, il a perdu la partie, si toutefois on peut dire qu’un nom comme le
sien, qui a servi de cri de ralliement pendant des siècles, a perdu la partie.
Il est facile de tourner Caton en ridicule : sa personne s’y prêtait et
nous rebute par bien des traits. Il était inhumain envers ses esclaves; il se
faisait une gloire de son ascétisme et prenait un méchant plaisir à s’opposer
au plaisir d’autrui. Il avait l’esprit étroit, était intransigeant, dur,
vaniteux, papelard, hypocrite et d’une suffisance insupportable, digne d’un
pharisien, sauf lorsqu’il défendait un idéal. Sans doute s’est-il composé un
rôle et le jouait-il avec exagération, il n’en reste pas moins que sa sincérité
était réelle. Il est aisé aussi de déformer les raisons qui faisaient de lui
l’ennemi de tout ce qui était grec; mais il faut le comprendre. Il savait le
grec, car tout homme d’État qui avait affaire à l’Orient devait savoir le grec.
Il avait lu toutes les œuvres des orateurs et des historiens grecs et pour
écrire son traité sur l’agriculture, il s’est inspiré d’un travail carthaginois
qui avait été traduit en grec. Il conseille à son fils de lire la littérature
grecque mais lui recommande de ne pas la prendre trop à cœur, car, dit-il, “les
Grecs forment une race de coquins incorrigibles”. Non pas que
Caton méprise
l’intelligence, mais il se méfie de l’usage qu’on en fait et qui, d’après lui,
sape les fondements du caractère. Le citoyen, ayant des principes de morale,
basés sur la tradition, qui se consacre au bien public et qui participe à un
gouvernement fort, éclairé et profondément honnête, voilà l’idéal de Caton. Les
Grecs qu’il avait l’occasion de rencontrer n’avaient plus la moindre notion de
politique, la politique était lettre-morte pour eux, mais cela ne les empêchait
pas de discuter et d’ergoter à perte de vue. Carnéade et Diogène, tous deux
philosophes, ont fait courir tout Rome pour les entendre; “c’était comme un
grand vent qui soufflait à travers la ville”. Caton s’en effraya; il estimait
que les orateurs grecs n’avaient rien à dire et qu’ils parlaient trop. Pour lui,
l’orateur devait répondre à la définition suivante : Vir bonus dicendi
peritus, un homme de bien qui sait parler. Au temps de Socrate, les sophistes
s’étaient vantés de prouver que la plus mauvaise des causes, en suivant leur
raisonnement, devenait la meilleure des causes; les Grecs du IIIe et du IIe
siècles étaient leurs héritiers. L’affirma-
tion de la personna-
lité, si chère à
Scipion, était un idéal dia-
métrale-
ment opposé à celui de Caton qui rêvait de
citoyens tous solidaires, agissant au sein d’une communauté, d’après des
principes de haute morale. L’influence personnelle et le charme étaient, pour
lui, des armes redoutables. Le développement de la personnalité conduisait à
l’égoïsme, à l’assouvissement des passions et tout cela au nom de l’art, de la
culture et de la mode. On tarissait ainsi les sources de l’action, au sens où
“les plus nobles des Romains” entendaient ce mot. Pour Caton, toute
connaissance aboutissait à l’action et l’action était ce qui caractérise
l’homme. L’introspection, la concentration de l’individu sur lui-même,
entraînait un fléchissement de la morale collective et un relâchement des
mœurs, situation qui préparait la voie au chef qui, par ses belles phrases et
ses promesses fallacieuses, réussirait à envoûter un peuple devenu amorphe»
(R. H. Barrow. Ibid. pp. 54-55).
Voilà où Rome en était au moment où Caton
d’Utique s’opposait à César. La continuité dans la pensée est éclatante :
«Âgé
de trente-trois ans et de rang seulement questorien, il vainquit par la force
de
caractère. Caton exalta les vertus qui valurent autrefois l’empire à Rome,
il dénonça les riches indignes et fit ses efforts pour rappeler à
l’aristocratie les devoirs de son rang. Ce n’était pas là convention,
faux-semblant ni duperie, Droit et austère, défenseur acharné de sa classe,
solide buveur et politicien pénétrant, le vrai Caton, loin d’être un rêveur, se
piquait d’être un réaliste d’un tempérament et d’une ténacité conforme à la
tradition romaine, nullement inférieur au grand ancêtre qu’il imita presque jusqu’à
la parodie, Caton le Censeur. Mais ce n’était pas seulement le caractère et
l’honnêteté qui donnèrent à Caton le pas sur les consulaires : il tenait
en main un écheveau d’alliances politiques au sein de la noblesse.
Les
optimates avaient
grandement besoin d’un chef. Il y avait de dangereuses fêlures dans
l’oligarchie, blessures nées de la discorde et de l’esprit de parti. Ni les
Aemilii ni les Claudi ne méritaient pleine confiance. Le fuyant Crassus, qui
avait soutenu Catilina jusques et y compris sa candidature au consulat,
constituait une menace incessante; et les Metelli, pour survivre ou pour
régner, pouvaient bien s’allier avec le chef militaire le plus puissant, avec
l’héritier de Sylla comme auparavant avec Sylla.
L’implacable
Caton détestait les financiers. Il s’opposait fermement aux Italiens, qu’il
haïssait depuis sa tendre enfance; et il était prêt à acheter la plèbe de Rome
avec du blé ou de l’argent. Il voulait contrecarrer le général tout-puissant
qui revenait maintenant de l’Orient, avec ce mélange d’un caractère opiniâtre
et de la ruse politique que son ancêtre employa pour briser le pouvoir d’une
famille patricienne de tendance monarchique, les Scipions. Gloria, dignitas et clientelae,
l’apanage de l’aristocratie, devenaient
maintenant le monopole d’un seul. Il y avait en jeu plus que les privilèges
d’une oligarchie…» (R. Syme. La
révolution romaine, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 32, 1967, p. 38).
Le calvaire de Caton, si on peut appeler
ça un calvaire, c’est d’avoir dû se rallier étape par étape jusqu’à ce que tout compromis ne soit plus possible. Après avoir combattu Pompée, le voilà qu’il
juge que Pompée serait un moindre mal que César. Mais Pompée est vaincu à
Pharsale et César revient triomphant. Qui se lèvera pour défendre alors la République
et la liberté du citoyen romain?
«En
appelant des sanctions constitutionnelles contre César, un petit clan déformait
les souhaits authentiques d’une large majorité au Sénat, à Rome et en Italie.
Ils feignaient que
le débat se livrât entre un proconsul rebelle et une
autorité légitime. Des expédients aussi aventureux sont habituellement l’œuvre
d’hommes au sang vif et à la tête confuse. L’erreur était double et fatale. La
désillusion survint vite. Même Caton était atterré. On s’était attendu en toute
confiance à ce que les éléments sérieux et considérés des villes italiennes se
rallient à la cause de la défense de l’autorité sénatoriale et des libertés du
Peuple romain, à ce que tout le pays se levât comme un seul homme contre
l’envahisseur. Rien de semblable n’arriva. L’Italie ne réagit pas à l’appel au
combat de la République en danger; elle ne croyait pas en ses défenseurs»
(R. Syme. Ibid. p. 57).
Quelle vision pouvons-nous maintenant
nous faire de Caton à cette étape-ci de l’enquête? Caton
(Ancien et Jeune) sont
les stéréotypes du parfait Conservateur. D’un côté, la vertu : austérité,
honnêteté, puritanisme, ascétisme et frugalité. Bref, l’homme qui contrôle et
domine ses passions. De l’autre, l’opiniâtreté obtuse : vanité,
vantardise, hypocrisie, violence mais seulement si nécessaire. C’est plutôt
l’opiniâtreté que l’essayiste André Bercoff, journaliste franco-libanais (né en
1940), essaie de faire ressurgir de la personnalité de Caton, dont il
s’attribue le surnom. On se souvient de la fraude littéraire de 1983. Ce
pamphlet, supposément d’un homme de droite, avait été commandé par François
Mitterand et mis en scène par le jeune François Hollande, alors directeur de
cabinet de Max Gallo, porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy. Dans une
entrevue radiophonique, Hollande alla jusqu’à prêter sa voix à Bercoff pour ne
pas qu’on le reconnaisse. De la reconquête – c’était le titre frauduleux du livre de Caton -, avait pour
but de démoraliser les forces de droite. Or, jamais Caton, dans ses écrits, ne s’est
prêté à une farce aussi grossière. Par contre, les néo-conservateurs
occidentaux ne cessent d’en appeler aux valeurs défendues par Caton :
austérité, éthique, famille, patriotisme, démocratie libérale. Évidemment, à la
différence de Caton, ce sont des vertus dont ils se sentent eux-mêmes exclus
selon un privilège dû à leur position sociale ou politique. Ce qui leur manque,
et ce qui faisait l’essentiel aussi bien des qualités que des défauts de Caton,
c’est la sincérité.
Si on juge de l’opiniâtreté de Caton
d’Utique, par exemple, nous sommes loin des néo-conservateurs actuels qui sont
prêts à manger à toutes les auges pourvu qu’ils en tirent un bénéfice
individuel. Nous sommes loin de l’homme prêt à refuser la clémence que Caton
refusa par principe devant la victoire de César :
 |
Auguste accorde sa clémence à Cinna |
« La guerre civile discrédite la clémence
et en fait le propre d’un “tyran” : Il
était inévitable que les conditions dans lesquelles le vainqueur accordait sa
clémence eussent un retentissement fâcheux sur la valeur attribuée à cette
vertu et sur l’estime dans laquelle on la tenait. C’est en partie à
l’arbitraire, en partie à la volonté d’humiliation avec lesquels elle était
exercée, que la clémence dut en effet sa dépréciation à l’époque des guerres
civiles. Si les “lois de la guerre” et le droit reconnu au vainqueur, dans un
conflit extérieur, de disposer à sa guise de ses prisonniers, faisaient de
cette conduite un geste hautement louable, la situation était assez différente
dans une guerre civile. Au nom de quel principe en effet un homme qui avait
criminellement pris les armes contre ses concitoyens et à qui la chance avait
souri, pouvait-il s’arroger le droit de “pardonner” à des compatriotes? Caton
reprochait ainsi à César, écrit Plutarque, de “commettre une illégalité en sauvant
la vie à des gens sur lesquels il n’avait aucun droit, comme s’il était leur
maître”. Un déclamateur mis en scène par Sénèque le Père doit soutenir “qu’il
n’y avait pas de honte dans les prières adressées par un citoyen vaincu à un
citoyen vainqueur”. Implorer la clémence, n’était-ce pas, à certains égards, se
reconnaître non seulement vaincu, mais, en quelque manière, coupable?» (P.
Jal. La guerre civile à Rome, Paris,
P.U.F., Col. Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de
Paris, 1963, pp. 464-465).
On pense alors à la facilité avec
laquelle les conservateurs du XXe siècle ont cédé la main aux différents
dictateurs qui se sont érigés sur des systèmes totalitaires. Ils n’y allait pas
avec le dos de la clémence lorsqu’ils s’adressaient aussi bien à Mussolini ou à
Hitler qu’à Staline. Par contre, pour les résistants, la clémence était trop
belle pour être offerte en échange d’une humilité bien sentie. D’où que Paul
Jal a raison d’insister : «Reconnaître
une valeur quelconque à la “clémence” d’un compatriote – à plus forte raison la
solliciter – c’était, pour un citoyen libre, reconnaître à celui-ci
un pouvoir
absolu sur sa propre personne, c’était authen-
tifier ce pouvoir en lui conférant
une certaine légalité. […] Admettre
cette “clémence”, c’était aussi se prêter à la comédie morale qui consistait à
faire passer pour une vertu ce qui n’était souvent qu’une forme d’orgueil ou de
mépris, une façon de déshonorer l’adversaire, en faisant dépendre la vie d’un concitoyen
de sa propre fantaisie, suivant qu’on lui
accordait ou qu’on lui refusait sa grâce. C’est en grande partie parce que leur
sort dépendait uniquement du bon vouloir de César et pour éviter l’humiliation
qu’aurait constitué leur “pardon” que plusieurs Pompéiens – dont Caton et Marcellus
– refusent de la solliciter…» (P. Jal. Ibid.
pp. 464-465 et 465-466).
L’orgueil est, pour les Romains, la
moti-
vation derrière le concept de liberté. La fierté du citoyen ne lui est
véritable que s’il identifie sa liberté personnelle à celle de la Cité et de
son gouvernement. Blesser l’orgueil d’un patricien ou d’un plébéien puissant,
c’est blesser la vanité de la puissance de l’Urbs. Voilà pourquoi, depuis que la
Mère de la Cité, Lucrèce, donna l'exemple, on se suicide tant dans le monde romain. Comme le
rappelle Michel Meslin à propos du cas de Caton, justement :
«Mais
cette liberté ne s’exerce, en fait, que parce que [des citoyens] refusent un certain état de choses, une
servilité à l’égard du pouvoir, une compromission généralisée. Telle est aussi
l’attitude de Caton d’Utique. “Depuis longtemps, nous dit Plutarque, il était
résolu à se tuer.” Or il choisit de mourir, non pas parce qu’après la défaite
de Thapsus il a perdu tout
espoir de vaincre César, mais pour rester fidèle à
la logique profonde de sa vie. Avec un certain bonheur dans l’inoppor-
tunité,
Caton a toujours été à Rome le champion des vertus tradition-
nelles; il s’est
opposé à toute novation, en champion du mos majorum. Hostile à tout compromis politique, dès l’instant que la cause qu’il
sert et les principes qui le guident risquent de s’en voir modifiés, il tire de
son expérience politique un sentiment fort mitigé sur la valeur des hommes. Le
comportement des Trois Cents d’Utique ne lui laisse aucune illusion sur leur
fidélité; cependant il n’hésite pas à rédiger pour eux une supplique à César,
dont il refuse pour lui-même la grâce. Il assure l’ordre dans la ville
assiégée; il veille à l’embarquement des sénateurs romains; puis il réunit ses
amis, pour un dernier repas, où il discute philosophie. Il est enfin seul, en
face de lui-même. Il relit le Phédon, s’assoupit
quelques instants, puis, ayant retrouvé son épée que ses proches lui avaient
cachée, il la prend : “Maintenant, je m’appartiens”, dit-il, et se
précipite sur elle. En tombant, il heurte une table : le bruit de la chute
attire ses gens. Un médecin recoud la plaie, mais Caton, reprenant conscience,
arrache le pansement et meurt. Or contrairement à d’autres suicides politiques,
tel celui de Cicéron, Caton ne meurt pas pour échapper à une autre mort inéluctable
et proche : César, ne serait-ce que par pure politique, l’eût gracié. Mais
parce qu’il refuse de vivre par la grâce de César victorieux. Il ne refuse pas
la vie, mais de la devoir à César et de ne plus pouvoir vivre dans l’exercice
complet de sa liberté personnelle. Il l’a dit, le soir même, au dîner :
“De quel droit un tyran peut-il octroyer la vie à ceux qui ne dépendent pas de
lui, qui sont libres tout autant que lui?” Accepter de tenir son existence du
bon vouloir du tyran, tel serait le déshonneur, l’humiliation suprême que Caton
refuse en mourant librement. “Il lui fallait mourir, plutôt que de voir le
visage du tyran”, dira de lui Cicéron (De Officiis, I, 31, 112). Sa mort est une victoire sur le tyran parce que, par elle, Caton
l’emporte sur César en honneur et en justice. En renversant ainsi les
valeurs du jeu politique, en protestant contre un état de fait brutal, contre
un changement des valeurs morales et légales sur la force, Caton, seul
résistant devant César, devient l’unique vainqueur. Sa mort même est le signe
de la victoire de l’homme libre. “J’envie ta mort, Caton, puisque tu m’as
enlevé la gloire de te sauver la vie”, avouera César. Cette sortie de
l’existence, que Caton choisit librement, ne s’explique ni par le sentiment
d’avoir échoué, ni par une incapacité psychologique à vivre, ni même par un
caprice. Sa mort est la fin logique de sa vie. Par elle, il témoigne de sa pietas
et de sa fidélité envers les normes
ancestrales qui régissent la cité et proteste contre le bouleversement
qu’apporte l’ambition de César. Caton, sanctissimus Cato, devient ainsi le modèle et l’exemple parfait
de la sainteté que peut atteindre l’homme raisonnable qui ne cède ni à
l’adversité ni à ses mauvais penchants. L’homme de bien est seul libre; les
méchants sont esclaves. Avec Caton la libertas qui était une valeur sociale et politique devient aussi une valeur
morale» (M. Meslin. L’homme romain, Bruxelles,
Complexe, Col. historiques, 1985, pp. 241-242)
Cette attitude de Caton parle à tout le
monde et au cours de tous les âges. Qu’importent les qualités et les défauts du
Conservateur s’il agit dans la droite ligne de ses principes et ne diverge pas
selon les opportunités, les soumissions ou les rançons. La liberté ne se
négocie pas. La liberté ne se transige pas. Et celui qui se soumet à
l’humiliation d’une grâce ou d’un tyran, soumet par le fait même la
collectivité à l’esclavage. C’est ainsi que le comprit Dante dans ses luttes
contre les Guelfes à Florence, préférant l’exil à la soumission au parti vainqueur.
C’est ainsi que le comprit nombre de Résistants à l’occupation nazie ou
soviétique au cours du XXe siècle. C’est ainsi que nous le comprenons encore
lorsque nous refusons la perfidie de la consommation et de l’aliénation
culturelle. À première vue, il s’agit d’une attitude de refus, de
particularismes, d’exclusion de modération et de tout compromis. C’est ici que
Caton nous semble assez léger sur le poignard
puisqu’il brandit la menace à
plusieurs reprises. S’offusquant déjà de César jeune consul qui exige la
prestation d’un serment, en hiver 64 av. J.-C. : «César ne fut pas embarrassé pour coupé court à cette opposition à
retardement. Il fit voter par les comices une loi qui prononçait la peine de
mort contre quiconque refuserait le serment… et les sénateurs jurèrent sans
attendre l’expiration du délai qui leur avait été accordé. Caton fit comme les
autres. Il paraît qu’il avait cédé aux suppliques de sa femme et de sa sœur
auxquelles étaient venus se joindre de nombreux amis. “Mais celui qui réussit le
mieux par ses conseils à l’amener au serment, écrit Plutarque, ce fut l’orateur
Cicéron.” Celui-ci, qui avait jugé plus prudent de se retirer à la campagne
pendant cette période délicate, lui fit parvenir une lettre dans laquelle il
disait “qu’il n’était pas bien sûr que ce fût chose juste de résister seul à ce
qui a été généralement décidé; mais que de s’exposer pour changer l’impossible
et le fait accompli, c’est réellement sottise et démence”. La missive se
terminait par cette constatation flatteuse à laquelle son correspondant ne
pouvait pas rester insensible : “Si Caton n’a pas besoin de Rome, Rome a
besoin de Caton”» (G. Walter. César, Paris,
Albin Michel, rééd. Gérard & Cie, Col. Marabout Université, # 49, 1964, pp.
84-85).
La défaite de Caton d’Utique marquait la
défaite d’une vieille adversité inaugurée par le bisaïeul. Carcopino reconnaît
qu’à l’époque de César et du Triumvirat, «c’est
à la domination d’un seul que les idées venues des écoles hellénistiques, les
sentiments éclos dans les cours royales que Rome avait héritées, préparaient
sournoisement les esprits. En art, en littérature, en philosophie, la mode est
à l’Orient grec qu’ont façonné les diadoques» (J. Carcopino. Op. cit. p. 120), ces rois successeurs
d’Alexandre le Grand dans tout le Proche-Orient (Égypte, Mésopo-tamie, Grèce).
On peut dire de Caton d’Utique ce que Léon Homo écrit à propos de Caton le
Censeur : «En vain Caton, ce
représentant attardé du vieil esprit national, avait essayé, dans ce domaine
encore, de réagir contre l’hellénisme envahisseur. Vrai créateur de la prose
latine, il écrivit en latin son traité sur l’Agriculture et son grand ouvrage
historique des Origines. Mais son
opposition ne fut pas plus efficace sur le terrain littéraire que dans le
domaine politique ou social. On ne remonte pas un courant comme celui qui
emportait vers l’hellénisme la civilisation romaine tout entière. Du moins,
dans l’aventure, l’originalité romaine… - et le fait a une importance capitale
– n’a pas fait complètement naufrage. Si la Grèce, pour reprendre le mot
célèbre d’Horace, “a conquis son farouche vainqueur”, elle ne l’a pas du moins
conquis tout entier, et même au point de vue littéraire, la part du génie
national reste assez large pour que Rome ait le droit de la contempler avec
quelque fierté» (L. Homo. La
civilisation romaine, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1930, p.
88).
Il est symptomatique, lorsque Lucien
Jerphagnon nous parle de la mort de Caton, qu'il le fasse comme s’il nous entretenait
de Montherlant, une sorte de Caton mineur du XXe siècle dans la France occupée puis libérée, et ,
qui, sur ses vieux jours, choisit lui aussi la mort volontaire pour se libérer
d’un monde qu’il n’avait pas vaincu : «L’épisode
surabonde en nobles traits. Ils ont visiblement enchanté Montherlant, qui les
narre dans Le Treizième César. À
Thapsus, César battit d’abord l’armée de Metellus Scipion. Ce dernier se passa
une épée au travers du corps, en répondant à ses soldats qui le
cherchaient : “Imperator se bene habet…” – ce que Montherlant traduit fort bien par :“Ne vous en faites
pas pour le général…” Caton, parvenu jusqu’à Utique, sur la côte au nord de
Carthage, s’arrangea d’abord pour faire mettre en sûreté ses partisans,
surveillant même leur embarquement. Puis, résolu à en finir, il se retira dans
sa chambre pour y lire le Phédon, où
Platon traite de l’immortalité. Le moment venu, il se fit remettre son épée.
Jugeant que ses esclaves mettaient trop de temps à la lui apporter, il gratifia
le premier qui se présenta d’un tel coup de poing en pleine figure qu’il s’en
démit la main – ce qui ne retient pas Montherlant d’en faire un humaniste
distingué. Cet accident vaudra d’ailleurs à Caton de se rater, de se voir
recousu, puis de s’éventrer une seconde fois. On le connaîtra désormais dans
l’Histoire sous le surnom de Caton d’Utique. Les autres résistants d’Afrique,
le roi Juba compris, furent tués au combat ou se donnèrent la mort pour ne
point tomber entre les mains de César. Inclinons-nous : de leur point de
vue, ils avaient raison. L’honneur était sauf» (L. Jerphagnon. Histoire de la Rome antique, Paris,
Tallandier, réed. Pluriel, # 8660, 1987, pp. 162-163).
De tout cela, Dante en était visiblement
affecté. Mais se donner la mort comme Caton, par vanité ou par orgueil, n’est
pas chrétien. La Cité de Dieu ne demande pas le sacrifice volontaire de ses membres. Il paraît paradoxal que de tout ce que nous venons de dire, ce
n’est pas par cet aspect que
Virgile apprivoise le sage gardien du Purgatoire, mais plutôt en parlant de son épouse, Marcia. On l’a vu, Caton semble avoir eu une
faiblesse pour l’autorité des femmes, sans doute des mères, comme la plupart
des hommes romains. L’oligarchie utilisait déjà les liens conjugaux pour unir
plus étroitement les partis et les gens. C’est
ainsi que Pompée crut s’attacher Caton par des liens matrimoniaux. Lorsque
Pompée «vit Caton s’opposer avec autant
de vigueur à ses demandes devant le sénat, il crut qu’il aurait grand avantage
à se l’attacher espérant ainsi pouvoir bénéficier de son influence auprès de la
majorité sénatoriale. C’est pourquoi, il fit demander à Caton ses deux filles
en mariage : l’une pour lui-même, l’autre pour son fils Sextus. Caton
refusa net et déclara à l’homme chargé d’entamer avec lui ces
négociations : `Va dire à Pompée qu ce n’est point par les femmes que l’on
prend Caton!”» (G. Walter. Op. cit. p.
86).
Caton était marié à Marcia. Or, c’est en
invoquant l’âme de Marcia, logée dans les limbes avec la
plupart des grandes
dames romaines non chrétiennes que Virgile touche le cœur de Caton. Marcia, on
le sait, avait été l’épouse de Caton jusqu’à ce que celui-ci la cède à Quintus Hortensius Hortalus afin que celui-ci puisse avoir des enfants avant de mourir,
vu son vieil âge. Après la mort de ce dernier, Marcia retourna fidèlement à son
premier époux qui la remaria officiellement.
«Marcia, repartit Caton, fut si
chère à mes yeux, qu’elle obtint de moi toutes les grâces qu’elle me demanda,
tant que je fus sur la terre. Maintenant qu’elle habite au-delà du fleuve
inexorable, ses prières ne peuvent plus m’émouvoir; j’obéis à la loi qui me fut
imposée quand je quittai les Limbes».
Évidemment, Marcia n’est pas un modèle de
féminisme moderne. La vertu féminine par excellence, pour une femme romaine, c’est
d’être entièrement soumise à son mari. D’une fidélité sans partage, ce qui paraît
moins réaliste que littéraire. Et pourtant, l’exemple de Marcia ne contredit
pas la conduite
normale des femmes du temps : «Caton avait épousé Marcia, qui était une Romaine élevée par son père
dans les saines traditions. Épouse de Caton, elle ne pouvait que faire preuve
des vertus traditionnelles. Or, il se trouva que le vieil orateur Horensius
admirait beaucoup Caton, et, comme il était veuf, il demanda à celui-ci de lui
donner en mariage sa fille Porcia. Celle-ci était déjà mariée à Bibulus. Caton
qui, sans doute, aurait pu rompre le mariage, en vertu de sa patria
potestas, ne le voulut pas. Alors
Hortensius fit à Caton la proposition la plus extraordinaire qui fût, il lui
demanda de lui céder Marcia elle-même. Caton réfléchit, écouta les arguments d’Hortensius
et, finalement, consentit. Et c’est lui-même qui “mancipa” sa propre femme à
son nouveau mari» (P. Grimal. (éd.) Histoire
mondiale de la Femme : Préhistoire et Antiquité, s.v. Nouvelle
Librairie de France, s.d., p. 452). «Caton
réfléchit», rapporte Grimal. Mais à quoi a-t-il bien pu penser?
«Cette
anecdote, dont il n’est guère possible de suspecter l’authenticité, ne laisse
pas d’être fort surprenante. Les ennemis de Caton prétendirent que tout cela n’était
qu’un calcul assez bas, qu’Hortensius était vieux et riche, qu’il mourut d’ailleurs
bientôt, en laissant à Marcia
un bel héritage, qu’elle se hâta de rapporter à
Caton, puisque, devenue veuve, elle l’épousa de nouveau. À ne juger que sur les
apparences, Caton aurait joué un vilain rôle, sacrifiant l’honneur de sa femme
dans une affaire de captation de testament. C’est ce que dirent les
adversaires. Mais Caton trouva des défenseurs, et sans doute leurs arguments
sont-ils plus près de la vérité : pour Caton, le mariage était avant tout
ce qu’il fut toujours, en théorie, à Rome, un moyen d’assurer sa propre
postérité. Une fois ce devoir accompli, le reste ne compte guère, et l’on
aurait tort de céder à l’affection naturelle qui porte à aimer la mère de ses
enfants. Mais, ce qui est plus étonnant, peut être, c’est que Marcia consentit
à cet extraordinaire sacrifice…» (P. Grimal. Ibid. p. 453).
Quoi qu’il en soit, Marcia éduqua sa fille, Porcia, dans les principes sacrés qui furent ceux de leur père. Porcia (née entre 73 et 64 av. J.-C.) avait d’abord épousé Bibulus, l’un
des chefs des Optimates, faction qui réunissait les anciens ennemis Pompée et
Caton et qui, dans la guerre civile, parvint à
capturer une partie de la flotte
dévouée à César. Vieux et fatigué, Bibulus décéda peu après laissant Porcia veuve. Après le suicide de Caton, Porcia épousa
Brutus qui venait de divorcer d’avec sa femme, Claudia Pulchra, ce qui créa une
véritable querelle domestique entre les familles romaines. Toutes ces femmes
pratiquaient la même rigidité face à leur rôle d’épouse et de mère. Porcia
pourtant partageait autant l’amour de Brutus qu’ensemble ils ruminaient la
haine du tyran. Plutarque raconte bien
que Porcia, s’inquiétant de la procrastination de son époux, pensa qu’il ne
lui faisait pas suffisamment confiance, qu’il craignait qu’elle ne le trahisse
sous la torture. Aussi, s’infligea-t-elle une blessure à la cuisse avec un couteau de
barbier et endura la douleur plusieurs jours afin de lui montrer ce dont elle
était capable d’endurer pour lui. C’est alors qu’elle lui dit : «Brutus, je suis fille de Caton, et je suis
entrée dans ta maison non pour être seulement compagne de ton lit et de ta
table, comme une concubine, mais pour partager avec toi et les biens et les
maux. Tu ne m’as donné, depuis mon mariage, aucun sujet de plainte; mais moi,
quelle preuve puis-je te donner de ma reconnaissance et de ma tendresse, si tu
me crois également incapable de supporter avec toi un accident qui demande le
secret, et de recevoir une confidence qui exige de la fidélité. Je sais qu’en
général on croit la femme trop faible pour garder un secret; mais, Brutus, la
bonne éducation et le commerce de personnes vertueuses ont quelque influence
sur les mœurs : or, je suis tout à la fois et fille de Caton et femme de
Brutus. Pourtant, je n’ai point si fort compté sur ce double appui, que je ne me
sois assurée d’être invincible à la douleur». Instinctivement, Porcia retrouvait là les formules des juristes, pour
qui le mariage était “la mise en commun du droit divin et humain”» (P.
Grimal. Ibid. p. 453).
Après le
meurtre de César et durant l’exil de Brutus, Porcia se tint cachée. On la retrouva
morte un
matin, en l’an 42. Elle se serait empoisonnée par des émanations de
monoxyde de carbone en faisant brûler du charbon. Tout de suite la légende s’empara
du fait divers et Porcia se serait suicidée en avalant des charbons ardents.
Quoi qu’il en soit, c’est avec le pseudonyme de Porcia, qu’Abigail Adams, l’épouse
du révolutionnaire John Adams, signa le 4 mai 1775 la lettre qu’elle lui
envoya, craignant que les ennemis de son mari s’empare de la lettre. Cette
femme qui aimait Shakespeare et le théâtre vivait la Révolution américaine
comme une véritable pièce dramatique. De fait, si Abigail prenait le nom de la
fille de Caton, elle n’en prenait pas la tradition maritale romaine pour autant : «En 1776, Abigail Adams écrivait à son mari
John Adams en l’avertissant que les nouvelles lois devraient bien freiner le
“pouvoir illimité” des maris sur leurs femmes. Car, menaçait-elle, “si on n’accorde
pas aux dames une attention et un soin particuliers, nous sommes décidées à
fomenter une révolte et nous ne nous considérerons comme liées par aucune loi
dans laquelle nous n’aurons eu ni voix au chapitre, ni représentation.” Abigail
Adams adoptait la rhétorique révolutionnaire en accusant les hommes d’une forme
de tyrannie, mais John Adams répliqua sur le ton de la plaisanterie et éluda
ainsi le problème. Ce n’est que dans une lettre adressée à une de ses relations
masculines qu’il développait sa théorie selon laquelle les femmes et les
enfants, ainsi que les hommes qui ne possédaient aucun bien, manquaient d’un jugement
indépendant : “leur délicatesse les rend incapables de la pratique et de
la connaissance des grandes affaires de l’existence”» (S. M. Evans. Les Américaines, Paris, Belin, 1989, p.
94). Le conservatisme de John Adams rejoignait celui des Caton, mais dans le
cas de la jeune République américaine comme de l’empire romain, les mœurs
avançaient plus vite que les idées.
Incapable de placer un tel esprit – celui
de Caton d’Utique – en Enfer, inaccessible au Paradis chrétien, Dante trace le
destin furieux des conservateurs de tous âges. Impossible d’être mis au ban de
la
société, ils ne domineront jamais l’esprit du monde qui les remplacera. À
cette époque de néo-conservatisme, nous sentons bien que l’esprit de Caton s’est
vidé de sa substance dans le discours et les actions des conservateurs :
ils n’ont plus aucune tradition vivante derrière eux, ne défendent plus aucun
principe inaliénable, se laissent entraîner dans des corruptions qu’ils
dénoncent d’une autre voix, nuisent plus qu’ils participent au développement de
la collectivité. Après tout, nos bourgeois conservateurs n’ont aucune éthique
comparable à celle de l’antique aristocratie romaine. Ce ne sont que des
mercenaires de la fortune et les mœurs les plus perverses les fascinent tout en
leur répugnant. En fermant les portes de la Loi, ils ouvrent les fenêtres par
lesquelles elles finissent par se diffuser dans toute la société. Comment
pourrait-on trouver un autre personnage historique aussi prisonnier de son temps,
celui de l’éternel transitoire, comme
portier du Purgatoire?⌛
Montréal
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