Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 6 octobre 2025

Dans la sphère d'Uranus : Savants

Raphaël. L'école d'Athènes, 1510-1511.

 DANS LA SPHÈRE D'URANUS :

SAVANTS

La cosmologie à l'époque de Dante, et ce depuis la haute Antiquité, reconnaissait sept planètes : Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne auxquelles on ajoutait la Lune, qui n'est pas une planète puisqu'elle ne tourne pas autour du Soleil mais autour de la Terre, qui tourne autour du Soleil. Les choses en restèrent ainsi encore pour quelques siècles avant que les télescopes, inaugurés à l'âge de Galilée, fassent découvrir trois autres planètes, Uranus, Neptune et Pluton. D'un côté, les planètes telluriques dites aussi rocheuses (Mercure, Vénus, Terre, Mars), de l'autre, les planètes gazeuses (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune). Pluton n'est que le plus gros des astéroïdes de la ceinture de Kuiper située à l'extrémité du système solaire. Son diamètre est à peu près celui de notre Lune et un autre astéroïde, Eris, est même plus grand et plus massif que Pluton. Pour cette raison, et pour d'autres, l'Union astronomique internationale décida, en 2006, de déqualifier Pluton au niveau des planètes naines.

On a vu alors, chose rare, une levée de boucliers provenant des écoles. Les enfants, s'identifiant sans doute à la petite planète éloignée et méprisée, signèrent des pétitions pour qu'on réinsère Pluton parmi la famille des neuf planètes. Plus de 300 planétologues, généralement tous Américains (Pluton avait été découverte en 1930 par un astronome américain), les appuyèrent auprès de l'UAI de revenir sur sa décision. Depuis, le débat reste ouvert. Peut-on s'étonner d'une telle réaction? Que nous dit-elle, sinon que les humains conservent malgré leur grande rationalité, comme au temps du Dante, une affection pour les planètes du Système solaire, identifié à une grande famille d'où on ne rejette pas le membre le plus faible.

Le voyage s'interrompt ici pour Dante et Béatrice. Ils ne pouvaient anticiper que les astronomes qui viendraient dans les siècles ultérieurs découvriraient de nouvelles planètes dans la famille solaire. Pourtant, aujourd'hui, il est impossible de ne pas continuer la visite des sphères. Désormais, point de saints. Le monde post-saturnien semble gelé dans les gaz, soumis à des températures glaciales inimaginables et dépouillé de toute foi. Il n'a d'intérêt que pour les savants. 

Le conflit entre la science et la religion est un topos qui revient depuis les trois derniers siècles, de Voltaire à Dawkins. La première symbolise la vérité contre le mythe; le progrès contre l'obscurantisme. Pourtant, n'est-ce pas saint Hilaire de Poitiers qui affirmait, déjà au IVe siècle, que la foi cherche à comprendre? «En un sens, ce théologien un peu archaïque mérite d'être le saint patron de tout intellectuel qui cherche à comprendre Dieu. Lui qui suppliait Dieu de lui donner "le vrai sens des mots et la lumière de l'intelligence et la foi en la vérité [...], la connaissance de tout ce qui, en Dieu, dépasse notre intelligence. Aussi la recherche théologique nourrit-elle une spiritualité : la connaissance de Dieu est à la mesure de notre perfection. [...] Autant que le langage humain s'y prête, Hilaire essaie d'éclairer le mystère. Il définit le sens des mots qu'il emploie, choisit des exemples, purifie son outil mental pour mieux saisir la vérité de ce mystère de Dieu.»  (J. Loew et M. Meslin (éd.) Histoire de l'Église par elle-même, Paris, Fayard, 1978, pp. 42-43.)

Bien après Hilaire, saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109) a poursuivi la quête d'Hilaire qu'il tient en une phrase, fides quaerens intellectum, «la foi cherche l'intelligence»; la foi est nécessaire à la compréhension. La foi poursuit la quête du divin, mais demeure ouverte à tout ce que l'esprit rationnel peut trouver. Pour Anselme, «la foi cherche l'intelligence» (fides quaerens intellectum); il ne sépare pas foi et raison, mais les associe dans une œuvre commune ad maiorem Dei gloriam. La foi serait une condition préalable à la connaissance, mais surtout à la compréhension des vérités divines, ainsi donc, l'intelligence est au service de la foi; c'est un outil pour confirmer et approfondir l'a priori de la foi. «Pour lui, dit Georges Minois, croire et comprendre sont intimement liés; il le dit dans une célèbre formule qui restitue par prudence la primauté à la foi, et dans laquelle il s'excuse, en quelque sorte, d'accorder une telle confiance à la raison : "Je ne tente pas, Seigneur, de m'enfoncer dans ta profondeur, car je n'y compare nullement mon intelligence, mais je désire concevoir quelque peu ta vérité, que mon cœur croit et aime. Je ne cherche pas à comprendre pour croire; je crois pour comprendre. Car je crois aussi que, si je ne crois pas, je ne comprendrai pas.» (G. Minois. L'Église et la science, t. 1 De saint Augustin à Galilée, Paris, Fayard, 1990, p. 173.)

Le postulat de départ d'Anselme pose une hiérarchie des savoirs, selon la règle déjà édictée par Augustin et Hilaire : «Si grande que soit sa confiance en la dialectique, Anselme est amené à reconnaître que, en cas d'éventuel conflit, elle devra céder le pas à l'Écriture. Cette concession est-elle plus que de pure forme? "Si on tire une conclusion par un raisonnement évident et s'il n'y a nulle contradiction de la part de l'Écriture, par là même cette conclusion est reçue par son autorité. Mais si l'Écriture répugne à cette évidence, bien que notre raisonnement nous paraisse impossible à combattre, il ne faut pas croire pourtant que ce raisonnement s'appuie sur la vérité".» (ibid. p. 173.) Bref. il arrive à la science ce qui arrivait à la philosophie : l'Écriture a toujours le dernier mot. C'était encore le cas chez un Gabriel Marcel en plein milieu du XXe siècle. Chez des savants comme Teilhard de Chardin, confondu entre ses découvertes paléontologiques et l'Écriture, ils se sortent de la contradiction en spiritualisant la matière. Chez Teilhard, la noosphère devenait une seconde atmosphère, une atmosphère spirituelle liée au vivant qui enveloppait la Terre. L'Église n'entérina jamais une telle audace.

Cette nécessité de concilier foi et connaissance ou foi et compréhension provenait d'une épistémologie définie aux origines des civilisations. Tout est interrelié dans tout et pour Tout. Et pour les chrétiens, Tout, c'est Dieu. Si le mystère et la raison s'affrontent souvent, c'est parce qu'on n'opposait pas l'une à l'autre, comme nous le faisons depuis le XVIIe siècle. Ce que nous désignons comme les branches de la connaissance étaient toutes confondues dans un tronc commun. Ce que Serge Moscovici développait dans son merveil-leux Essai sur l'histoire humaine de la natu-re : «Au XVIe et au XVIIe siècles s'est formé un nouveau groupement de disciplines que ses auteurs ont volontairement désigné du nom de philosophie mécanique. Comme pour toute formation, il s'agit d'une transformation, à savoir celle de la philosophie naturelle que les Grecs ont constituée et le Moyen Âge reprise, en philosophie mécanique, ou, en d'autres termes, de la métamorphose d'une philosophie, qui s'efforce de justifier, de classer logiquement des observations ou des témoignages et de saisir qualitativement des substances dans un cosmos fermé (A. Koyré), en une philosophie hardiment déductive et créatrice d'expériences, dominée par le souci de quantifier le mouvement des corps dans un univers infini.» (S. Moscovici. Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 10, 1977, p. 259.)

Moscovici souligne avec raison, «que la révolution du XVIIe siècle est une révolution philosophique et non scientifique. Ceci veut dire que la philosophie est le théâtre d'une mutation radicale, la science, au sens d'une évolution qui l'institue unique-ment au XIXe siècle. La philoso-phie naturelle est une organisa-tion du savoir dont les traits essentiels ont été définis plus d'un millénaire auparavant. On connaît les circonstances de cette mise en ordre. Les philosophes anciens ont eu pour souci à la fois de définir leur spécialité et de déterminer le champ de leur activité. Le modèle dont ils disposaient pour parvenir à leurs fins était celui des arts, ayant pour loi la subdivision. De cette donnée ils ont fait le principe de répartition de toute connaissance et de toute application humaines. Les répercussions de ce principe se devinent aisément. La matière d'un art s'organise autour d'un objet, et l'artiste affirme son individualité grâce à son objet et à son art.» (ibid. pp. 259-260.)

C'est ainsi qu'Aristote dressa une codification des disciplines, arts et philosophie, mais aussi une hiérarchie qui place la philosophie en tête : «il détache avec netteté le savoir philosophique (epistemede l'habileté artisanale (techne) : ce savoir peut être enseigné, il a trait aux causes, et, ayant pour seule fin la connaissance intellectuelle, il commande aux autres disciplines. Orienté par de vrais principes (archai) son mouvement intime le conduit à démontrer l'ordre des phénomènes, les raisons de leur existence, bref, à appréhender le pourquoi. La connaissance du "pourquoi" permet d'enseigner ce qui est vrai de façon claire et cohérente. Partant, une fois définie la discipline philosophique en général, on s'efforce de dégager l'objet de chacune de ces disciplines.» (ibid. p. 260.) Une fois que les Hilaire et Anselme, jusqu'à Gabriel Marcel, avaient répondu à ce pourquoi par la volonté divine, il demeurait des résidus de mystère dont les énigmes trouvaient leur résolution dans un monde sublunaire, car le dogme n'avait rien à y voir.

Et Moscovici de poursuivre : «La métaphysique est consacrée à la recherche de l'être : "Qu'est-il pour autant qu'il est?" - délié des conditions particulières et contingentes; la philosophie seconde ou physique étudie la réalité du mouvement, les relations de la forme et de la matière, les causes des phénomènes, leur principe interne dans la nature. Les mathématiques à leur tour et d'autres corps du savoir sont, bien qu'imparfaitement, qualifiés et définis. Leur réunion et leur classement, qui s'imposaient, donnent sa figure presque définitive au groupement de disciplines, de la philosophie naturelle. En premier lieu viennent les philosophies théoriques : la philosophie première – dénommée depuis métaphysique ou théologie – la philosophie seconde ou physique, et la philosophie mathématique. En second lieu sont placées les philosophies pratiques qui ont trait à la conduite politique et sociale. En troisième lieu figurent les technai – les savoirs productifs de la philosophie, et non pas poétiques, comme on a tendance à les interpréter – qui contribuent à fournir les moyens nécessaires à la vie.» (ibid. pp. 260-261.) Et de ce mouvement se parcellarisent les différentes disciplines, les différents arts et les différentes techniques qui morcellent l'idée d'un Savoir total contenu dans le projet philosophique original.

Seul le scientisme, conscient ou inconscient des philosophes ou des communicateurs médiatiques, conçoit «qu'il faut laisser parler la Science» par des ventriloques expertocrataes. Ce scientisme contient en lui le danger d'un nouveau panthéisme, paganisme facile des écologistes et de certains militants. Dans les faits, il n'y a que des sciences. Et elles ne travaillent pas toutes dans la même direction, même si elles font profession de principe sur l'amé-lioration des conditions humaines. Comme on l'a vu lors de la crise de 2020 suite à la diffusion du Covid 19, une science, l'immunologie (ou la virologie) s'est hissée auprès des chefs d'État, leur dictant les paramètres à suivre dans les conditions d'une éventuelle contagion généralisée du virus tenu aux effets particulièrement dommageables. Dès lors, les États ont ignoré toutes les autres disciplines tout aussi scientifiques pourtant que l'immunologie; disciplines différentes qui levaient des cartons jaunes, voire rouges, signalant des effets nocifs majeurs difficiles à rattraper une fois la paranoïa passée. De plus, des erreurs d'appréciation techniques ont multiplié les causalités de décès tout en mutilant les activités humaines et les relations sociales. D'où la nécessité de ne pas considérer LA Science comme une et détachée des intérêts corporatifs; de la considérer même comme faillible lorsqu'on l'associe aveuglément au pouvoir. Dans ce contexte particulier, les scientifiques ont joué auprès du bras séculier le triste rôle des Inquisiteurs dénoncés jadis comme agents de l'obscurantisme répressif. Au contraire, il faut considérer les sciences autonomes, avec une multiplicité d'interactions et d'intérêts souvent opposés.

Comme le dit l'historien américain Clifford D. Conner : «Il faut au moins reconnaître que les sciences forment à la fois un ensemble de connaissances et une façon d'acquérir ces connaissances. C'est pourquoi, afin de ne pas compliquer inutilement les choses, nous considérons simplement ici que les sciences sont tout à la fois les connaissances que nous possédons sur la nature et les activités par lesquelles nous pro-duisons ce savoir.» (C. D. Conner. Histoire populaire des sciences, Paris, Seuil, Col. Points-Sciences, # S215, 2011, p. 32.) L'avenir de l'historiographie des sciences est sans doute tracé dans cette voie qu'ouvre Conner : une histoire où le travail des savants dont les ouvrages du genre conservent la mémoire, s'est toujours appuyé «sur la masse anonyme des petites gens, ceux du commun, et ce, bien plus qu'on ne le reconnaît généralement. La capacité de Newton à "voir plus loin" n'est pas tant la résultante du fait qu'il se soit, comme il le formulait, "juché sur les épaules de géants", que du fait qu'il se soit hissé sur le dos de milliers de petits artisans anonymes et illettrés (entre autres gens).» (ibid. p. 20.)

Mais si Newton aimait rappeler la vieille sagesse de Bernard de Chartres – celle des nains juchés sur les épaules des géants -, c'est qu'au-delà des conjonctures sociales et historiques, il existe bien une histoire des sciences une dont les origines remontent, par delà Aristote jusqu'aux Homo Sapiens qui peignirent les grottes de Lascaux et d'Altamira. Sans vouloir commettre le péché encomiastique de l'histoire – celui de Carlyle, la théorie des grands hommes -, les savants qui apparaissent dans la sphère d'Uranus, par leur vie, leurs travaux, leurs pensées, témoignent d'une relation constante entre leurs personnalités engagées dans la quête de la connaissance scientifique et l'organisation du monde dans laquelle ils ont produit leurs œuvres.

Si les sciences naissent en se détachant de la philosophie naturelle et de la métaphysique, c'est aussi qu'elles sont toutes nées plus ou moins ensemble au sein de l'astrobiologie des civilisations mésopotamiennes. René Berthelot, dans on ouvrage fondateur, évoquait ce «système d'idées que la marche des astres et la croissance des plantes ont inspiré à l'esprit des hommes et par lesquelles ils ont rattaché la vie de l'humanité et les lois qui la règlent à la vie de la nature et aux lois de l'univers; système d'idées qui a régné pendant tant de siècles sur une si grande partie de l'Asie et d'où la pensée même de l'Europe a pris son élan.» (R. Berthelot. La pensée de l'Asie et l'astrobiologie, Paris, Payot, Col. Aux confins de la science, 1972, p. 7). L'ouvrage de Berthelot avait été publié une première fois en 1938. C'était à une époque où l'histoire des sciences commençait à peine à être abordée. Du moins posait-il la base de la genèse de la pensée scientifique.

«Dans l'astrobiologie, écrit Berthelot, il y a une pénétration réciproque de l'idée de loi astronomique et celle de la vie végétale et animale. D'un côté, tout serait vivant, même le ciel et les astres; de l'autre, tout serait soumis à des lois numériques, lois périodiques qui seraient à la fois des lois de nécessité et des lois d'harmo-nie et de stabilité (comme celles qui gouver-nent les mouve-ments pé-riodiques de la voûte céleste, l'alternance régulière des saisons, la reproduction annuelle des plantes). (ibid. pp. 7-8.) Toutes les sciences sont potentiellement contenues dans l'astrobiologie. Côté astro, on retrouve les mathématiques, l'astronomie, la physique et la chimie; côté biologie, ce sont la biologie et ses spécialisations futures, la botanique, la zoologie, la médecine, la psychologie et la sociologie. Du sommet des ziggourats chaldéennes où les prêtres observaient et calculaient la course des astres afin de prévoir les crues du Tigre et de l'Euphrate et la succession des saisons pour suivre la transhumance des cheptels et la floraison des légumineuses, procèdent nos découvertes en génétique aussi bien qu'en physique quantique.

On peine à mesurer les crises, les difficultés, les terreurs qui parsèment le développement des sciences au cours des âges. Dans l'Antiquité, il était tenu par les philosophes que le cosmos était statique. Que seules les planètes animées d'un mou-vement suivaient une courbe - et non une ellipse - régulière. Que tous les mou-vements spontanés rompaient l'harmonie cosmique et annonçaient une menace pour le destin de l'humanité. Lorsque Kepler dut se rendre à l'évidence que l'orbite des planètes ne suivait pas un cercle parfait mais plutôt une ellipse - forme imparfaite - autour du soleil, il en tomba littéralement dépressif et psychosomatique. Les découvertes de Copernic et de Galilée n'avaient donc pas apaisé les humeurs populaires. C'est dans ce contexte que se posait le phénomène des comètes.

De ces innombrables silhouettes qui émergent de la sphère d'Uranus, il est normal de voir surgir d'abord les astronomes. Le premier qui apparaît nous rappelle que l'Angleterre du XVIIe siècle fut un pays en pleine effervescence scientifique et technique : deux révolutions politiques, une révolution industrielle qui s'amorçait dans les manufactures bondées de prolétaires ouvriers et une activité scientifique qui dominait l'ensemble de l'Europe. Il nous rappelle aussi que mathématiciens et mécaniciens scrutaient le ciel. Herschel, Flamsteed, Hooke, et Newton son ami, et tous ceux qui, avec lui, donnèrent naissance à la célèbre Royal Societyen 1660. Il nous dit s'appeler Edmond Halley.

«C'est moi qui ait encouragé Newton à écrire ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle que je travaillai personnellement à faire publier en 1687. Je n'avais que vingt ans lorsque je fus chargé par le roi Charles II d'aller à Sainte-Hélène – l'île où Napoléon ira finir ses jours –, afin de dresser le catalogue des étoiles du ciel de l'hémisphère Sud, de sorte qu'à mon retour, en 1679, ma réputation était fort bien établie au point que deux astronomes plus âgés, Hooke et Hevelius me prirent pour arbitrer un différend.» Et l'historien Pierre Rousseau de préciser : «L'année suivante, un phénomène remarquable se produisit : une superbe comète apparut, qui impressionna fortement l'humanité. "La terreur est grande par la ville, disait la Chronique de l'Œil-de-Bœuf; les esprits timorés voient dans ceci le signe d'un déluge nouveau, attendu, disent-ils, que l'eau s'annonce toujours par le feu." Il n'était pas que le peuple pour être ému : Bernouilli vit dans la comète le symbole de la colère divine, et les poules elles-mêmes... Flammarion raconte qu'il trouva une estampe de l'époque portant cette légende : "Prodige extraordinaire : comment à Rome une poule pondit un œuf sur lequel était gravée l'image de la comète."» (P. Rousseau. Histoire de la science, Paris, Arthème Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1945, p. 291.)

«Le 23 août 1682, on avait vu une comète dans le Sud de la France. Trois jours plus tard, les astro-nomes J. Picard et Ph. La Hire la décou-vraient à Paris et, le 30, Flamsteed l'observait de Green-wich. Le 26 août, sa tête brillait comme une étoile de magnitude 2. Le 29, dans la seconde moitié de la nuit, avant le lever de la Lune, sa queue semblait longue de 30° environ. Le 15 septembre, elle passa au périhélie. Le 22 septembre, elle s'éloignait et, toujours plus basse sur le ciel boréal, on la vit pour la dernière fois de Paris. Hevelius, qui reconstruisait son observatoire détruit dans l'incendie de 1679, l'observa aussi. Mais c'est à Flamsteed que l'on doit les meilleures observations qui la suivit de l'aube du 30 août au soir du 19 septembre.» (P. Maffei. La comète de Halley, Paris, Fayard, Col. Le temps des sciences, 1985, pp. 82-83.) Et «sur ces entrefaites, Halley parti en France... Il était à mi-chemin entre Calais et Paris lorsqu'il aperçut une autre comète exactement pareille à la première mais passée de l'autre côté du Soleil et orientée juste à l'opposite. - Si c'était la même? se demanda-t-il. Il y avait pour cela une forte probabilité depuis que Newton avait montré que les comètes, tout comme les planètes, étaient soumises à l'attraction de l'astre central. - Calculez les orbites de toutes les comètes possibles, avait-il conseillé; s'il y en a deux qui sont identiques, soyez sûr qu'il s'agit de la même comète.» (P. Rousseau. op. cit. p. 291.)

Halley «en calcula les éléments orbitaux en appliquant l'approximation parabolique déjà utilisée par Newton. Il calcula aussi les éléments d'une autre comète, et les confronta. Il commença à soupçonner la comète de 1682 d'être déjà apparue dans notre ciel. Mais, pour confirmer son soupçon, il avait besoin d'autres observations.» (P. Maffei. op. cit. p. 83.) Cette question était au cœur d'un débat parmi les astronomes et les mathématiciens. D'abord, il fallait considérer que les trajectoires des comètes étaient très différentes de celles des astres majeurs du système solaire, mystère qui ne sera résolu qu'en 1705. Newton et Halley, en effet, démontrèrent «que les comètes obéissent aux mêmes lois que les planètes, en se déplaçant sur des trajectoires elliptiques.» (P. de La Cotardière. Histoire des sciences, Paris, Tallendier, Col. Texto, 2022, p. 316.) La querelle concernait essentiellement sur les trajectoires. Ainsi, un astronome italien Cassini, suppose qu'elles «tournent autour de certaines étoiles dans une région céleste qui leur est propre, une sorte de zodiaque cométaire», alors que John Hewell, dit Hévélius (1611-1687), recherchait plutôt «des trajectoires rectilignes qui démontreraient que les comètes ne font que traverser le ciel sans espoir de retour.» (P. de La Cotardière. ibid. p. 316.) Trajectoires régulières, harmonieuses, répétées, naturelles des planètes, contre trajectoires irrégulières, violentes, improvisées et contre-naturelles des comètes.

Chaque comète était-elle unique ou certaines d'entre elles ne revenaient-elles pas périodiquement dans l'environnement terrestre? Cassini prétendait, par exemple, que la comète apparue en novembre 1680 était le retour de celle de 1577, «qui avait permis à Tycho Brahe de montrer qu'il s'agissait d'astres plus éloignés de la Lune». Une autre «nouvelle comète visible de la fin décembre 1680 à février 1681 attise la querelle, Cassini affirmant qu'elle est différente de celle observée en novembre précédent, alors que Newton et Halley sont convaincus du contraire. Les Anglais élaborent même un moyen de calculer la trajectoire de l'astre en affirmant qu'il se déplace sur une parabole dont le Soleil est le foyer. Le lien entre comète et Soleil est ainsi mis en évidence.» (P. de La Cotardière. ibid. p. 317.) Se fixant sur la comète de 1682, Halley entreprit de retracer le passage d'anciennes comètes afin de dégager des retours périodiques, ce qui confirmerait ses thèses et celles de son ami Newton.

«Halley ne put mener rapidement à bien sa recherche. Ses multiples occupations le distrayaient sans cesse de ce travail. En 1696, il était nommé directeur-adjoint de l'Hôtel des Monnaies de Chester, en pleine réforme monétaire anglaise. En novembre 1698, il appareillait sur le Paramour en qualité de commandant, pour effectuer des relevés dans le champ magnétique à diverses longitudes et latitudes. Au cours de ce long voyage aventureux, le commandant en second se mutina : il semble qu'il ait eu, à l'encontre de Halley, quelque rancœur personnelle. Halley rentra en Angleterre, livra le gradé à la cour martiale – qui le condamna – et repartit. Au cours de ce second voyage, il avança jusqu'à la latitude de -52°, légèrement plus au sud que les îles Falkland. Soudain, il fut encerclé par de gigantesques icebergs qu'un épais brouillard n'avait pas permis de déceler. Sorti indemne de l'aventure, il remonta vers le nord et accosta enfin en Angleterre, en septembre 1700. Il rentrait avec une formidable moisson d'observations terrestres qu'il avait pu tracer au cours de ce voyage. Mais il ne resta pas longtemps en Angleterre. En 1701, on le chargea d'explorer la Manche. En 1702, la reine Anna [sic. Anne Stuart] l'envoya en mission à Trieste pour travailler à la construction des fortifications de la ville. Il remplit quelques missions de diplomate à Osnabrück, Hanovre, Vienne, et ne rentra qu'en 1703 chez lui, dans cette maison de Londres qu'en dehors de brefs séjours, il avait quittée depuis huit ans. En 1704, à la mort de J. Wallis, on lui offrit ce qu'il n'avait pu obtenir auparavant : la chaire de géométrie à Oxford.» (P. Maffei. op. cit. pp. 83-84.)

«Jamais je ne cessai de poursuivre mes recherches sur les comètes. Une fois revenu de mes pérégrinations, je présentai enfin à la Royal Society mon Astronomiæ Cometicus Synopsis, publiée plus tard dans les Philosophical Transactions.» - «L'opuscule d'une vingtaine de pages, dont près de la moitié étaient des tables et des exemples de calculs, était le fruit d'une "prodi-gieuse quantité de calculs". Il avait calculé les éléments orbitaux de 24 comètes apparues entre 1337 et 1698, pour lesquelles il avait recueilli un nombre suffisant d'observations précises. Ce qu'il avait soupçonné quelque dix ans plus tôt fut confirmé : la comète de 1682 n'en était pas à sa première apparition.» (ibid. p. 84.) C'est ce que Maffei qualifie de véritable «Révolution scientifique». Ainsi, la comète de 1682 avait déjà été observée en 1607 par Kepler et Longomontanus, et encore en 1531 par Apian, à Ingolstadt. Dans son traité, Halley concluait donc qu'il s'agissait bien là d'une comète périodique qui revient tous les 76 ans au voisinage de la Terre. «Sûr de ma découverte, je prophétisai que nous la reverrions en 1757 ou 1758.» C'est ainsi, en 1705, qu'il raconta sa découverte :

«Beaucoup d'éléments me poussent à croire que la comète de l'année 1531, observée par Apianus, est la même que celle que décrivent Kepler et Longomontanus en 1607, que j'ai revue moi-même et observée à son retour, en 1682. Tous les éléments concordent, sauf la période, qui est inégale. Mais l'écart n'est pas si grand qu'on ne puisse l'attribuer à des causes physiques. Le mouvement de Saturne, par exemple, est si perturbé par les autres planètes, en particulier par Jupiter, que son temps de révolution est incertain et peut varier jusqu'à plusieurs jours. Imaginons alors combien une comète peut être perturbée, elle qui va quatre fois plus loin environ que Saturne, et dont une faible augmentation de la vitesse peut changer l'orbite d'ellipse en parabole! L'identification de ces comètes est confirmée par le fait qu'au cours de l'été 1456, on en vit une qui passa en direction rétrograde entre la Terre et le Soleil, à peu près de la même manière : elle n'a pas été observée astronomiquement, mais à sa période et à sa façon de passer, j'en déduis qu'il s'agit toujours de la même. Je peux donc prédire en toute confiance son retour pour 1758. Si cela se révélait exact, il n'y aurait plus aucune raison de douter que toutes les comètes reviendront à leur tour.» (Cité in P. Mafei. ibid. pp. 84-85.)

La comète de Halley, photographiée par la sonde Giotto en 1986.

«On reconnut, par la suite, que cet astre avait été enregistré vingt-huit fois par l'histoire, notamment en 467 avant J.-C. en l'an 66 de notre ère (quatre ans [avant] la destruction de Jérusalem), en 1066, année de la conquête de l'Angleterre, et en 146, trois ans après la chute de Constanti-nople. C'est elle qui revint en 1910, son prochain passage devant avoir lieu vers 1986.» (P. Rousseau. op. cit. p. 292.) «Ma nomination comme professeur de mathématiques à Oxford entraîna de vives protestations. Je ne faisais aucun mystère de mes opinions athées, ce que me reprochait vivement mon ami NewtonEn 1719, je pris possession de l'Observatoire de Greenwich. J'y trouvai l'établissement nu comme la main : tous les instruments étant la propriété de Flamsteed, ses héritiers avaient eu soin de les déménager.» Halley «mit deux ans à s'en procurer de nouveaux. Il effectua encore d'importantes recherches et continua à observer jusqu'à quatre-vingt-deux ans. Puis la paralysie l'immobilisa, et il mourut quatre ans plus tard, en 1742.» (P. Rousseau. ibid. p. 292.) «Lorsque la comète repassa en 1758, confirmant ma prédiction, j'étais mort déjà depuis seize ans.»

La découverte de la trajectoire elliptique régulière de la comète de 1689 ne révélait pas tout des comètes, bien que Newton ait posé les fondements théoriques de la mécanique céleste. «Toutefois, pour établir avec précision les mouvements des astres mobiles, il faut disposer de positions stellaires précises. En élaborant ses cartes de positions d'étoiles, Edmond Halley découvre, en 1718, que certaines étoiles se déplacent sur le fond du ciel, et qu'elles possèdent un mouvement propre. Une amélioration de la précision des catalogues et des cartes célestes devient indispensable pour les astronomes.» (P. de La Cotardière. op. cit. p. 317.) Une autre découverte de Halley, à partir des nouvelles possibilités de calcul et la précision des mesures astrométriques, en «étudiant la Lune et les éclipses anciennes, Halley découvre le ralentissement de la Terre, confortant les tenants newtoniens d'une Terre aplatie aux pôles à cause de la fluidité du magma intérieur. Les éclipses commencent à être exploitées pour donner des résultats scientifiques concernant la taille de la Lune, sa position exacte et l'existence de son atmosphère.» (ibid. p. 317.)

À l'époque, on ne connaissait rien de la nature des comètes, sinon qu'elles étaient massives et qu'elles subissaient l'attraction du Soleil. Un syncrétisme de vieilles superstitions et de découvertes mécaniques actuelles conservait les vieilles spéculations catastrophistes par delà la découverte de Halley confirmée. Le savoir n'abolissait donc pas le préjugé. Ainsi, «le Suisse Jacques Bernouilli (1654-1705) calcule avec précision toute astronomique la fin du monde par collision cométaire pour le 17 mai 1719, annonçant au préalable que, dans les comètes, les queues doivent être plus dangereuses que les têtes!». (ibid. p. 318.) Ce curieux mélange syncrétique persistait encore en 1910, lorsque la comète de Halley revint à un moment où des inondations sans précédent endommageaient la ville de Paris et les rives de la Seine. Des astronomes prétendaient que la Terre traverserait la queue de la comète et la spectroscopie chargée d'identifier sa composition chimique avait trouvé des traces de cyanogène – d'autres parlèrent de gaz hilarant – qui empoisonnerait l'atmosphère. Et une information diffusée par le vulgarisateur Camille Flammarion dans un article du Bulletin mensuel de la Société astronomique de France, en janvier 1910, sema la panique.

«Ce n'était pas la première fois qu'une comète annonçait la fin du monde. Mais il y avait, cette fois, une vraie raison physique – ou, du moins, le croyait-on. L'article de Flammarion, bien qu'il fût écrit sur le ton de l'hypothèse simple, était d'ailleurs alarmiste. Après avoir affirmé qu'il était peu probable que l'humanité soit empoisonnée par les gaz mortels de la queue, il poursuivait en décrivant les différentes façons dont les hommes pourraient mourir. Si l'oxygène de l'atmosphère terrestre se combinait avec l'hydrogène de la queue, ils mourraient rapidement de suffocation. Si, en revanche, il y avait une diminution de l'azote, une soudaine sensation d'activité physique se manifesterait dans les cerveaux, et l'espèce humaine finirait dans un paroxysme de joie, de délire et de folie universelles. L'oxyde de carbone, lui, pouvait provoquer une intoxication. On ne savait pas quelles molécules dominaient dans les queues cométaires, mais on y trouvait très fréquemment des hydrocarbures azotés.» (ibid. pp. 337-338.)

Chaque fois qu'une comète traversait le ciel, une terreur sourde s'emparait des populations qui s'abandonnaient à ses conjurations habituelles. Dès l'annonce du retour de la comète de Halley pour 1759, on avait vu les astronomes se mettre à scruter le ciel dès 1756 en vue d'identifier le passage de l'astre chevelu. Tandis que certains spéculaient sur la façon dont il allait mettre fin à l'existence humaine, d'autres, tel Charles Messier (1730-1817), en profita pour commencer «l'édification d'un catalogue des objets diffus, accessibles à ses instruments et susceptibles d'être confondus avec une comète. Ce catalogue qui contient cent huit objets distincts et disparates (amas stellaires, nébuleuses et galaxies), reste utilisé aujourd'hui.» (P. de La Cotardière. op. cit. p. 318.)

C'est en plein cœur de cette fascination cométaire qu'un autre astronome britannique, William Herschel (1738-1822) fit une autre découverte, pourtant tout aussi bouleversante : une nouvelle planète, Uranus. Bien qu'elle soit visible à l'œil nu, on ne parvenait pas jusque là à l'identifier à cause de son très faible éclat et de son déplacement apparent très lent. Herschel l'observa pour la première fois au télescope le 13 mars 1781. Au cours des mois qui suivirent, on parvint à l'identifier bien comme une planète et non une autre comète.

Lorsque de mon vivant, en 1986, la comète de Halley revint dans les parages de la Terre, j'espérais reconnaître sa brillance, sa queue emblé-matique, assister aux premières loges à son retour des confins du système solaire. Je l'attendais à vrai dire depuis 1963. Quelle ne fut pas ma déception ...de ne rien voir. On disait que le meilleur endroit pour l'observer était situé au Chili. C'était un rendez-vous manqué. L'un de mes nombreux rendez-vous manqué.

Mais de l'astrobiologie découle aussi la biologie et l'ensemble des sciences de la vie, d'où l'apparition d'une seconde cohorte, celle des naturalistes, de botanistes, de zoologistes, de microbiologistes, de paléontologues et de diverses spécialisations. D'elle émerge la figure du Suédois Carl Linné (1707-1778).

«Je suis né, si on peut dire, dans un monde végétal. Mon père était vicaire. Il aimait les fleurs, et ma mère, pour me consoler étant enfant, lorsque je criais trop fort et pour me calmer, me donnait une fleur. Par contre, je n'étais pas un enfant prodige. Mes professeurs conseillèrent à son père de me faire apprendre un métier manuel de préférence, et c'est donc sans grand espoir qu'il m'envoya faire ma médecine à Lund, puis à Upsal.» Pierre Rousseau ajoute à ceci que «ses parents lui avaient donné trois cents francs pour vivre pendant toute la durée de ses études; aussi serait-il bientôt tombé dans le dénuement le plus complet si le compatissant Celsius, le rencontrant dans le jardin de l'Université, ne lui eût tendu une main secourable» (op. cit. p. 365).

«J'appartenais à ce siècle friand de classements. À l'aube où les sciences naturelles s'inscrivaient dans la pensée, l'observation, l'empirisme était l'activité intellectuelle première de l'épistémologie.» Observer, puis classer ce que l'on observait. «Observer, dit Michel Foucault, c'est se contenter de voir», ajoutant ce commentaire de Linné : «toute note doit être tirée du nombre, de la figure, de la proportion, de la situation.» (M. Foucault. Les mots et les choses, Paris, Gallimard, Col. Tel, 166, 1966, p. 146.) Énumérer, décrire, peser et contextualiser. Déjà amoureux des plantes, c'est en lisant un écrit du botaniste français Sébastien Vaillant (1669-1722) que Linné aurait voulu approfondir les secrets de la nature en concevant un projet de classement basé sur les étamines et les pistils, c'est-à-dire les organes reproducteurs des plantes. Il en fit part dans un projet en 1731, l'Hortus Uplandicus, qui lui fit avoir une charge de suppléance à l'Université d'Upsal alors qu'il n'avait que vingt-quatre ans et sans diplomation, ce qui suscita, comme dans le cas de Halley, certaines jalousies. L'une d'elles provenait d'un docteur Rosen. Pris de fureur, Linné se jeta sur lui et essaya de le tuer d'un coup de sabre! Quelque temps plus tard, il tomba amoureux de la fille d'un médecin, mais pour obtenir sa main, il devrait patienter trois ans et conquérir le titre de docteur. Pour faire taire les jaloux, il se fit donner une mission en Laponie, «partit seul, à pied, emportant, pour tout bagage, une valise avec un peu de linge, une loupe, une longue vue et des papiers.» (P. Rousseau. op. cit. p. 366.)

À son retour, en 1732, il s'embarqua pour son périple européen, avec une maigre somme de cent dollars en poche prêtée par sa fiancée. Il se rendit donc en Hollande afin d'y soutenir sa thèse (1735). C'est à Leyde qu'il fit la connaissance de plusieurs savants célèbres, notamment Boerhaave dont il connaissait les travaux et qui lui assura sa protection. «De cette époque, il publie son Systema Naturæ (1735), puis ses Fondamenta botanica (1736), qui lui valent un grand renom. Après avoir voyagé en Angleterre et en France, Linné regagne la Suède (1738); il y retrouve et épouse la jeune fille qui l'avait fidèlement attendu, exerce pendant quelque temps la médecine à Stockholm, puis, en 1741, prend possession de la chaire de botanique à l'Université d'Upsal. Désormais, il partagera sa vie de savant entre ses travaux, ses cours, et la réorganisation du Jardin botanique, dont il fera l'un des premiers du monde.» (J. Rostand. Esquisse d'une histoire de la biologie, Paris, Gallimard, Col. Idées, # 64, 1945, p. 36). Rostand ajoute à ceci cette anecdote qui illustre la réputation de Linné. Arrivant au Jardin des Plantes, à Paris, Jussieu (qui devait plus tard perfectionner son système de classement), y donnait un cours et, montrant une plante exotique dont l'aspect paraissait embarrasser celui-ci, Linné s'écria : Haec planta faciem americanam habet». Surpris, Jussieu se serait retourné vers lui et lança sans hésitation : «Vous êtes Linné. - Je le suis, Monsieur», répondit-il. «La leçon fut interrompu, et Jussieu accueillit chaleureusement le visiteur.» (ibid. p. 36, n. 1.) 

Linné ne fut pas toujours accueilli aussi chaleureusement. De passage à Hambourg, en 1735, «il y serait peut-être resté longtemps si, visitant le musée du bourgmestre, il n'eût fait remarquer à celui-ci que l'un des trésors dont il était le plus fier, une hydre à sept têtes, possédait, non pas des têtes d'hydre, mais de vulgaires têtes de belette. Le magistrat fut très vexé, et envoya promener le malencontreux visiteur.» (P. Rousseau. op. cit. p. 366.) Rien de plus humiliant que de se faire prendre dans son incompétence! Linné continua donc ses pérégrinations, passant sa thèse de médecine en cours de route et parvenant à Leyde, il y fit imprimer son grand ouvrage Systema naturæ (1735), qui lui acquit une renommée considérable. Un riche banquier d'Amsterdam, George Clifford III, «lui offrit de diriger son merveilleux jardin. Ainsi Linné put-il fixer un moment ses pas fatigués. Grâce à son bienfaiteur, il put visiter la France et herboriser dans les bois de Meudon. Sans doute aurait-il trouvé l'existence parisienne pleine de charme s'il n'y eût rencontré qu'une seule personne à qui parler, Clairaut, le seul Parisien qui connût le suédois! Alors, pris de nostalgie, il regagna son pays natal. Sa patrie ne fut pas longue à offrir à l'enfant prodigue les joies et les honneurs que méritait son génie.» (ibid. p. 366.)

Ce n'était pas courant à l'époque, pour un Suédois, de mériter la reconnaissance internationale. Linné se considéra-t-il comme un nouveau Christ des sciences naturelles? «Nommé professeur à Uppsala en 1741, il organise des sorties botaniques qui réunissent plus de trois cents participants et rassemble autour de lui une communauté d'élèves enthousiastes qu'il enverra "aux quatre coins du monde" - Amérique du Nord et du Sud, Asie (Chine et Japon) - pour compléter la classification qu'il a entreprise. Il appellera ses élèves ses "apôtres". Il publie de nombreux ouvrages dont son œuvre majeure Les Espèces de plantes en 1753. Après sa mort, sa bibliothèque, ses manuscrits, sa correspondance et sa collection d'échantillon (plus de 14 000 plantes et 3 000 insectes) sont achetés en 1784 par la Société linnéenne de Londres où ils sont toujours conservés.» (M. Morange. Une histoire de la biologie, Paris, Seuil, Col. Points-Sciences, # S220, 2017, pp. 95-96.) La classification était devenue une obsession chez lui, et comme il osa le dire, sans modestie : «Dieu a créé, Linné a organisé» (ibid. p. 96.); il devenait ainsi le nouvel Adam, prolongeant les efforts du premier dans la dénomination des animaux et des plantes.

«Professeur à l'École des Mines, médecin de l'Amirauté puis professeur à l'Université d'Upsal, Linné ne tarda pas à se voir élire membre de toutes les sociétés savantes d'Europe, et entouré de disciples innombrables. C'était, à cette époque, un homme grand et mince, à la tête large et à la physionomie ouverte. Sa santé était robuste, mais, à soixante-sept ans, l'apoplexie le terrassa. Son intelligence s'affaissa, et, le 10 janvier 1778.., il mourut. Il laissait aux naturalistes le moyen de classer tous les êtres vivants, et, pour la première fois, assujettissait l'étude de la nature à la rigueur scientifique. Aussi, aujourd'hui encore, la dixième édition de son Systema naturœ (1758) est-elle regardée comme la base de l'histoire naturelle.» (P. Rousseau. op. cit. p. 366.)

Comme l'écrit Ernst Mayr : «Aucun naturaliste n'eut autant de célébrité de son vivant que Carl Linné (1707-1788), que l'on appelle parfois le "père de la taxinomie". Et pourtant, cent ans après sa mort, il était généralement considéré comme un pédant à l'esprit borné. [...] Linné était un personnage complexe et contradictoire. Dans sa méthodologie, il s'est montré d'un pragmatisme pédant, et pourtant il avait d'incontestables dons littéraires. Il était numérologiste avec une affection particulière pour les nombres 5, 12 et 365), et plus ou moins mystique, surtout à la fin de sa vie. Il reste cependant le modèle du taxinomiste ayant fondé son travail sur de soigneuses descriptions. Il séjourna de nombreuses années en Hollande et visita l'Allemagne, la France, l'Angleterre, parlant toujours uniquement suédois et latin. À l'époque où il arriva en Hollande (1735), sa méthode et son cadre conceptuel avaient déjà atteint un remarquable degré de maturité; par la suite, ses vues philosophiques changèrent, sans pour autant que cela affecte sa méthode (Linné ne pensait pas que son invention ultérieure du binominalisme représentât une modification importante de son système).» (E. Mayr. Histoire de la biologie, t. 1 : Des origines à Darwin, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche, Col. références, # 0426, 1989, pp. 244-245.)

Dans le Systema Naturæ, Linné s'attachait «à préciser la définition de l'espèce, "réunion des individus qui se ressemblent plus entre eux qu'ils ne ressemblent à aucun autre", et il suggérait de désigner tout être vivant par le nom de son genre suivi du nom de de son espèce. Le chat, par exemple, appartenant à l'espèce catus et au genre felis (félin), s'appelle Felis catus, et la primevère (genre primula et espèce vulgaris). Primula vulgaris. L'auteur appliqua sa méthode dans son ouvrage Species Plantarum (1753), où il décrivait quelque sept mille trois cents espèces végétales.» (P. Rousseau. op. cit. p. 367.) C'est ce que l'on appelle le système binominaliste, qui devait se développer avec la multiplication de découvertes de nouvelles espèces, des genres nouveaux jusqu'à spécifier chaque sous-genre. Inspiré de la philosophie aristotélicienne, le système linnéen retenait trois règnes : animal, végétal et minéral et, comme on l'a vu, passionné des plantes, c'est le second qui retint davantage son attention. «Classer les plantes ne lui semblait pas, du reste, dépourvu d'utilité pratique : - les plantes qui se ressemblent ont certainement des propriétés thérapeutiques voisines, disait-il. Il me faut donc inventer une clé pour attribuer automatiquement à chaque végétal la place qui lui revient. - La clé, selon Linné, c'était le nombre des étamines; ainsi les plantes n'ayant qu'une étamine faisaient partie de la classe Monandrie, les plantes ayant deux étamines, de la Diandrie, etc. Pourtant, à bien réfléchir, quelques botanistes en venaient à se dire que cette clé n'était pas si bonne qu'on le croyait : - Ce classement suivant le nombre des étamines, pensaient-ils, c'est, après tout, un simple numérotage. Or, ce qu'il nous faut, c'est, non pas un numérotage, mais une méthode vraiment naturelle. Qui nous donnera la clé de cette méthode naturelle? - À ce moment, le bruit courut que la clé était trouvée, et qu'elle était entre les mains des frères de Jussieu. (ibid. p. 367). En effet, comme le souligne Morange, «son apport principal n'est pas sa classification des plantes, qui sera ultérieurement abandonné au profit de celle proposée par Bernard de Jussieu (1699-1777).» (op. cit. p. 96.) 

L'héritage taxinomique de Linné est vaste, mais ce n'était qu'une première esquisse, une ébauche. En 1755, il recensait «environ 6 000 espèces de plantes et pensait que leur nombre total devait se situer aux environs de 10 000, comme celui des espèces animales - il en enregistrait 4 000 en 1758 (son contemporain Zimmermann [1778] fit une estimation remarquablement plus réaliste, avec 150 000 espèces végétales et sept millions d'espèces animales restant à découvrir). Toute sa méthode (selon laquelle, par exemple, un botaniste devait se rappeler la diagnose de chaque genre) reposait sur l'idée qu'il n'y avait qu'un petit nombre d'espèces; or nous en connaissons actuellement plus de 200 000, rien que pour les phanérogames. Linné connaissait 236 espèces suédoises d'algues, de lichens et de champignons, quand nous en connaissons aujourd'hui 13 000 dans ce pays. Il pensait que la vie végétale sous les tropiques devait être uniforme. Mais ce ne sont pas tant les insuffi-sances de ses connais-sances que ses concep-tions contradictoires qui nuisirent au développement de sa méthode. D'un côté... Linné pratiquait la logique scolastique et était un essentialiste strict; d'un autre côté, il prenait en compte un principe de plénitude sous-tendant une certaine continuité entre les espèces. Le but principal de sa méthode était pratique : elle devait permettre l'identification correcte des plantes et des animaux; et cependant, sa procédure consista en une division logique extrêmement artificielle. Il n'est donc pas étonnant que les critiques de son œuvre y ont découvert tant de contradictions.» (E. Mayr. op. cit. pp. 245-246.) 

Linné mérita quand même sa célébrité tant il apporta «des innovations techniques (y compris l'invention de la nomenclature binominale), introduit un système rigoureux de diagnose dans le style télégraphique, mis au point une terminologie détaillée de la morphologie des plantes..., standardisé les synonymes, et travaillé beaucoup d'autres aspects de la recherche taxi-nomique : toutes choses qui ont ordonné et simplifié la taxinomie et la nomencla-ture, lesquelles menaçaient de sombrer dans le chaos. Par son autorité, Linné put imposer ses méthodes au monde de la systématique, et fut pour une bonne part à l'origine de l'expansion sans précédent de la recherche taxinomique chez les animaux et les plantes durant le XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle.» (ibid. p. 246). À force de focaliser sur les plantes toutefois, Linné délaissa le monde des animaux vivants mais aussi, plus gravement, «que non seulement des variétés, mais aussi des stades juvéniles et larvaires ont pu souvent être décrits comme des espèces séparées.» (ibid. p. 246.)

Cette déficience ne doit toutefois pas faire croire que ses idées étaient figées. Linné savait corriger ses erreurs de ses premières classifications et se rendit «progressivement compte que la proximité des espèces rend très difficile le processus de classification. La formation des hybrides, que lui-même opère, brouille les distinctions. Il en vient, à la fin de sa vie, à penser que toutes les espèces n'ont pas été créées telles qu'elles sont aujourd'hui et que certaines espèces se sont formées par la transfor-mation d'autres espèces.» (M. Morange. op. cit. p. 97.) Il persistait toutefois chez lui certains traits d'une pensée scolastique médiévale basée sur les analogies. Comme «Linné n'est pas un anatomiste. Il tente, comme beaucoup de ses prédécesseurs, de trouver des correspondances entre l'anatomie des animaux et des plantes, entre la peau des animaux et l'écorce des arbres. C'est un remarquable observateur, s'intéressant aussi bien aux plantes qu'aux mœurs des populations qu'il rencontre, capable de saisir rapidement des ressemblances, ce qui explique sans doute la valeur de sa classification et le succès qu'elle connaîtra. Il est le premier, avant Gœthe, à proposer que les processus de développement des feuilles et des fleurs-pétales soient semblables. Il explique le mécanisme de formation des perles chez les huîtres par concrétion de nacre autour d'un objet irritant bien avant que les Japonais ne fabriquent, en utilisant le même principe, des perles artificielles.» (ibid. p. 97.)

On a dit que Linné supposait que certaines espèces pouvaient se transformer. Cette avancée vers l'évolutionnisme est l'une des audaces de Linné. C'est lui qui donna à l'être humain le nom d'Homo sapienssans doute dans l'esprit optimiste du Siècle des Lumières. Il osa surtout l'intégrer (par-tiellement) au règne animal en le classant parmi les mammifères proches des singes, dans l'ordre des primates. L'humain faisait alors partie d'un ordre bien spécifique au trois autres. Au départ, comme tous les savants de son temps, Linné partageait «une conception résolument fixiste du monde vivant, qui considère que les animaux et les plantes n'ont subi aucune modification depuis la Création. La reconnaissance et l'isolement des diverses espèces se présentent comme un inventaire pour lequel on applique le critère morphologique d'identité. Pour Linné, tous les individus d'une même espèce sont issus d'un seul et même couple, créé par Dieu au commencement des choses; les multiplications successives l'ont toujours maintenue strictement semblable à elle-même.» (P. de La Cotardière. op. cit. p. 688.) Même Voltaire ne parvenait pas à s'imaginer que toute l'humanité puisse jaillir d'une seule souche et se déclarait polygéniste. Par contre, «Linné n'a pas manqué de prendre conscience de ces atteintes au dogme du fixisme. En premier lieu, il a vu dans les ressemblances des espèces les conséquences d'hybridations accidentelles, ce qui le conduit à tempérer son immutabilisme strict. Plus tard, en 1762, il conçoit une éventuelle souche commune à tous les espèces d'un même genre, leur diversification s'opérant sous l'effet de croisements et d'hybridations. L'intervention du Créateur se situerait alors selon lui à la hauteur des divers genres, (Amænitates, 1779), il voit dans le temps un des facteurs déterminants pour la diversification des espèces : avec une certaine honnêteté scientifique à laquelle il faut rendre hommage, le fixiste jadis farouchement convaincu venait peu à peu à l'idée du transformisme.» (ibid. p. 689.)

Dans le cortège qui accompagne Linné, on ne peut s'empêcher de reconnaître la présence de Michel Sarrasin (1659-1735), un aîné de Linné dans la mesure où il pratiquait les mêmes activités d'observation, de classification et de description que Linné développa à l'origine de son système, et ce à partir des animaux (le castor) et des plantes de la vallée laurentienne. Mais aussi, le Frère Marie-Victorin - Conrad Kérouac, 1885-1944), le célèbre fondateur du Jardin Botanique de Montréal, mais aussi le concepteur de la Flore Laurentienne, ouvrage éminemment linnéenne. Ce gros volume de 917 pages, illustré de 22 cartes et de 2,800 dessins par la Frère Alexandre, collaborateur du Frère Marie-Victorin a été une œuvre de collaboration au sein de l'Université Laval à Montréal. «Elle contient une clef analytique générale, œuvre de Jacques Rousseau, et des clefs pour chaque famille et chaque genre. Elle réduit les descriptions aux traits saillants et différentiels, aux détails caractéristiques qui permettent de distinguer la plante sur le terrain ou en herbier. Mais la Flore Laurentienne n'est pas seulement un catalogue, admirable par sa clarté, par sa méthode de classement. C'est un traité complet de vie végétale, grâce à l'Esquisse générale, où le Frère Marie-Victorin place la flore laurentienne dans l'ensemble des flores mondiales et présente une synthèse de ses idées majeures, et aux notes encyclopédiques qui apportent à ce gros livre un cachet personnel et des effluves de vie - sans préjudice de la valeur didactique.» (R. Rumilly. Le Frère Marie-Victorin, Montréal, Les Frères des Écoles chrétiennes, 1949, pp. 256-257.)

C'est en ce sens que la Flore Laurentienne aurait été approuvée par Linné. Ce n'est pas qu'un catalogue, c'est un catalogue raisonné : «L'esquisse générale se divise en deux parties : Équilibre actuel de la flore laurentienne; dynamisme de la flore laurentienne. Le Frère Marie-Victorin y résume sa thèse de la transformation constante des flores, en l'appliquant à la flore laurentienne : "Le spectacle que nous offre la nature laurentienne, et les leçons qui se dégagent de sa considération attentive, ne peuvent que fortifier cette conviction que la vie végétale continue un développement depuis longtemps commencé... Il semble bien que nous avons dans la flore du Québec des traces suffisamment nettes d'évolution à termes discontinus..."» (ibid. p. 257.) En outre, «les notes encyclopédiques ajoutées à la description des espèces comme de la chair sur les os, sont une mine d'information pour le botaniste, sans doute, mais aussi pour l'agronome, pour le folkloriste, pour le professeur de sciences et même pour le professeur de lettres. Elles continuent la campagne commencée au temps des Récits Lauren-tiens, en faveur de la couleur locale et de la vérité descriptive.» (ibid. p. 257.) Comme Linné en son temps, le Frère Marie-Victorin a été l'homme des sorties en nature, illustrant ses cours d'images variées - dessins, photographies, projections filmiques, etc. C'est celui à qui le gouvernement du Québec finança la construction du premier jardin botanique québécois et sa Flore Laurentienne demeure toujours un livre de références avec ses «Deux mille huit cents figures [croquis du Frère Alexandre], remarquables de finesse et de vérité, représentent, au moins partiellement, toutes les plantes décrites. Elles reproduisent, avec une sobriété volontaire, les caractères facilitant l'identification des plantes. aucun trait qui n'ait sa raison d'être dans une particularité scientifique, vérifiée à la loupe ou au microscope.» (ibid. p. 258.) Des croquis qui peuvent être considérés autant comme œuvres d'art que comme descriptifs anatomiques dignes d'Audubon. 

L'accueil de l'ouvrage, première œuvre pleinement scientifique et de vulgarisation de la province de Québec fut, comme dit son biographe, Robert Rumilly, «le bouquet d'un feu d'artifice, à la gloire du Frère Marie-Victorin, à la gloire des Frères des Écoles chrétiennes.» L'économiste Édouard Montpetit de lui écrire : «Votre œuvre est un monument qui immortalisera votre nom. Ce n'est pas là un grand mot, c'est la simple vérité.» (ibid. p. 259.) La réputation de l'ouvrage dépassa même les frontières et devint un ouvrage de référence pour les botanistes et les naturalistes de toute l'Amérique du Nord. 

Si la mécanique et les mathématiques d'un part, et de l'autre, l'observation, la description et le classement du vivant contribuèrent à une reconnaissance des sciences au XVIIIsiècle, le besoin de connaître et comprendre le déroulement des phénomènes du monde amenèrent la formation de la physique et de la chimie moderne. La chimie, en particulier, profita des curiosités dont Linné avait été un des premiers à révéler les secrets de la constitution intérieure des plantes. Il n'est donc pas étonnant que son héritier français, de Jussieu, introduisit le jeune Antoine-Laurent Lavoisier à sa carrière de chimiste. Le voici donc, s'avançant avec d'autres, car il est d'usage en France d'attribuer à Lavoisier le rôle principal dans la constitution de la chimie moderne, même si les Anglais lui privilégient Priestley ou Cavendish. Il est vrai qu'à la fin du XVIIIsiècle, les travaux de multiples savants allaient en ce sens : Cavendish, Scheele, Berthollet, Priestley, Boyle et d'autres se disputaient autour de la reconnaissance des corps premiers. Si Lavoisier finit par prendre un crédit plus élevé, c'est pour deux raisons : par sa fin tragique sous le couperet de la guillotine; par ses expériences qui «entre ses mains la chimie intronisa réellement les méthodes et les idées d'une ère nouvelle.» (Sir J. Jeans. L'évolution des sciences physiques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1950, p. 231.) 

«Je suis né à Paris le 26 août 1743, de nous avouer la figure. J'étais le rejeton d'une famille de juristes et mon chemin était déjà tout tracé vers le barreau. C'était du moins l'idée que mon père se faisait. J'ai été un brillant élève au Collège Mazarin. J'ai obtenu le grand prix de discours français au concours général de 1760, ce qui ne m'a pas empêché de poursuivre ma vie studieuse, et si j'aime le théâtre, je préfère encore herboriser avec M. de Jussieu, ou encore mieux, aller reconnaître les minéraux avec M. Guettard et suivre les leçons de chimie de M. Rouelle.» Or, ce M. «Rouelle est un savant célèbre, et la belle société s'est entichée de lui. Le voici justement qui pénètre dans l'amphithéâtre, sa perruque mal posée sur une chevelure rouquine couronnant sa haute taille. Devant l'auditoire recueilli, il expose la théorie du phlogistique, et il s'échauffe, s'émeut, s'emballe. Il vitupère ses adversaires, clame et tonitrue, arpentant d'un air furibond l'étroite plate-forme de sa chaire. L'ardeur de sa démonstration l'entraîne, et il ôte sa perruque comme il quitterait son chapeau, enlève sa veste, dénoue sa cravate. Il invective son neveu qui lui sert de préparateur, cependant que, sur les bancs, ses fidèles enregistrent avec respect les signes et les formules qu'il lance au passage, comme une volée de graines.» (P. Rousseau. op. cit. pp. 383-384.)

Évidemment, Rouelle donnait un spectacle. Lavoisier, lui, était autrement sérieux, puisqu'il obtint une médaille d'or, récompense d'un mémoire sur le meilleur mode d'éclairage des villes. Comme Linné, comme Halley avant lui, Lavoisier ne négligeait pas l'aspect pratique des recherches scientifiques. En 1768, il est élu chimiste-adjoint à l'Académie des sciences. C'est par la petite porte, certes, mais il se place pour le moment où un poste se libérera. «Au nouveau venu, cependant, on réserve les besognes les plus ennuyeuses; il dépouille la correspondance, enregistre les découvertes et inventions de l'épicier de Bécon-les-Bruyères et du juge de paix de Carpentras; l'Académie, consultée sur les questions les plus diverses, se décharge sur lui du soin d'émettre une opinion, et c'est avec un soupir de résignation que Lavoisier étudie une râpe à tabac, un fauteuil de malade et la fabrication des produits de beauté. Mais il ne serait pas le descendant d'une famille si entendue aux affaires s'il ne cherchait, en outre, une position "qui rapporte".» (ibid. pp. 384-385.) 

Né d'une famille aisée, Lavoisier entendait donc se positionner tout autant dans la hiérarchie sociale, d'où sa décision d'acheter une part dans une charge de fermier général, ce qui lui sera fatal une vingtaine d'années plus tard. Il est vrai que son beau-père, Paulze, en faisait déjà partie : «Les fermiers généraux, ce sont ces insatiables sangsues qui pompent, pour le compte du roi, l'argent de la nation - des percepteurs, en somme, mais établis à leur compte, et qui prélèvent d'abondantes dîmes sur leurs rentrées. Il en est naturellement parmi eux de fort honnêtes, et Lavoisier sera l'un des plus stricts; loyal autant que prudent et métho-dique, il s'élèvera peu à peu sur l'échelle administrative passant fermier titulaire, puis à la Ferme Générale, mais il supportera en même temps le poids croissant de l'impopularité, surtout quand il fera ériger, en 1787, autour de la capitale, ce mur d'octroi détesté dont les faubourgs diront : Le mur murant Paris rend Paris murmurant. Mais le Tribunal révolutionnaire qui le condamnera ignorera que ce brave homme a fait abolir l'impôt du pied fourchu, et que, pendant la famine de 1788, il a prêté de l'argent aux villes de Blois et de Romorantin sans vouloir recevoir d'intérêt.» (ibid. p. 385.) 

En 1771, Lavoisier se marie avec une fillette de quatorze ans qui deviendra sa fidèle collaboratrice en prenant les notes de ses expériences en laboratoire. C'est l'année aussi où il décide d'en finir avec le phlogistique. Cette théorie, qui nous apparaît aujourd'hui farfelue, était fort prise au sérieux à l'époque, comme on l'a vu avec Rouelle. Elle expliquait la combustion en supposant l'existence d'un élément-flamme, une sorte de fluide - le phlogistón -, présent au sein des corps combustibles. Son absurdité commença à être perçue par les esprits forts dont faisait partie Lavoisier : «Comment se fait-il que les métaux, qui en possèdent, soient moins lourds que les chaux métalliques [les oxydes] qui n'en ont pas? - Alors il se décide à traiter le problème à fond. Avec une admirable lucidité il se trace un programme de recherches, et, dès 1772, prévoit un plan de plus de dix ans de travail.» (ibid. p. 385.) «Fin octobre 1772, il soumet un morceau de plomb à la chaleur solaire concentrée par une lentille, le fait brûler et constate que son poids a augmenté bien que la phlogistique qu'il contenait ait dû s'enfuir. - Envoyons promener cette théorie du phlogistique, s'exclame-t-il. En réalité, c'est une portion de l'air qui se combine avec le plomb et augmente son poids. Mais si cela est, une chaux métallique comme la chaux de plomb [l'oxyde de plomb] doit contenir de l'air? Donc, en la chauffant, elle doit restituer de l'air et se réduire en plomb?... - L'expérimentateur se met tout de suite à l'œuvre. Il fait chauffer de l'oxyde de plomb, de la litharge, et constate qu'en effet cette litharge se transforme en plomb en libérant de l'air (1er novembre 1772).» (ibid. pp. 385-386.) 

La seconde étape de la révolution chimiste se présente lorsqu'«un pharmacien militaire nommé Jean Bayen (1725-1798), intéressé par ces expériences, s'avise de les répéter. Mais, au lieu de chauffer de l'oxyde de plomb, il chauffe de l'oxyde rouge de mercure. Sans doute cet oxyde est-il à la mode, car au même moment le bruit court que Priestley en a extrait un gaz où ses souris ont merveilleusement résisté. Lavoisier s'attaque à une tentative du même genre. En avril 1776, il installe une lampe à huile sous une cornue pleine de mercure et laisse chauffer pendant douze jours. Le liquide se couvre d'une pellicule rouge d'oxyde de mercure. Et Lavoisier s'aperçoit que le gaz qui reste dans l'appareil après l'opération est dépouillé de ses propriétés vitales. Vient-il à chauffer des fragments de la pellicule rouge, il s'en dégage de l'air vital où les souris font joyeuse vie. Le savant n'est pas long à tirer la conclusion décisive : l'atmosphère renferme un gaz qui se combine au mercure pour former de l'oxyde de mercure; on régénère ce gaz en chauffant ce dernier corps. Le gaz en question n'est autre que l'air déphlogistiqué de Priestley, que Lavoisier baptise oxygène.» (ibid. pp. 386-387.) Oxygène, qu'il avait d'abord baptisé d'air vital. 

À partir de ce moment, les acquis vont se précipiter. D'abord, la doctrine du phlogistique est définitivement rejetée. Ensuite, on rattache le phénomène de la respiration à celui de la combustion : «il confirme que, dans une réaction chimique, le poids total des corps en présence est rigoureusement le même avant et après l'expérience, c'est-à-dire que le poids d'un corps composé est égal à la somme des poids des composants, même quand l'un de ceux-ci est un gaz; il affirme que, non seulement rien ne se perd et rien ne se crée dans la nature, mais que les corps simples se conservent et sont inaltérables; il liquide définitivement les quatre éléments d'Aristote comme les trois principes de Paracelse, et substitue aux définitions de Boyle, de Stahl et de Boerhave, une définition du corps simple basée exclusivement sur l'expérience. La liste des corps simples comprend l'oxygène, l'hydrogène, l'azote, le soufre, le phosphore, le carbone, puis dix-sept métaux, puis la chaux, la magnésie, la silice, la baryte, l'alumine, puis..., la lumière et le calorique. En 1783, enfin, faisant brûler de l'hydrogène dans de l'oxygène, il confirme et démontre la synthèse de l'eau.» (ibid. p. 387.)

«Au cours de ces dix dernières années, ma réputation faisait de moi l'un des grands chimistes européens. J'avais même été nommé régisseur de Poudres jusqu'à habiter à l'Arsenal, près de la Bastille. Dès six heures du matin j'étais à mes fourneaux, débordé, en outre, par mes occupations de fermier général, mes réunions de l'Académie, mes obligations mondaines et les visites que me faisaient les savants de passages, Priestley, Watt, Franklin. Mon épouse, Marie-Anne, écrivait toujours sous ma dictée...» Bref, Lavoisier était «un homme heureux. Il possède à la fois le génie, la fortune, l'amitié des grands. Et l'édifice qu'il bâtit s'élève avec une impeccable régularité.» (ibid. p. 386.) 1789 fut enfin une année décisive : celle de la révolution chimique, avec la publication de son Traité élémentaire de chimie. «Cette fois, la rupture est consommée avec les errements du passé; la chimie est née, et, sortie des mains de l'habile accoucheur qu'est le génial savant, il ne lui reste plus qu'à attendre ses continuateurs qui en feront l'une des maîtresses du monde moderne.» (ibid. p. 390.)

Le fait d'avoir été nommé régisseur des poudres et salpêtres en 1776 a été la première marche vers d'autres responsabilités croissantes, à la Ferme générale par exemple, à partir de 1778. Lavoisier démontra de grands talents d'écono-mistes tout en consa-crant son temps libre à ses travaux de chimiste qu'il finança de sa poche. Malgré ses efforts, toutefois, il ne parvint pas à se faire élire aux États généraux de 1789. Il réussit mieux l'année suivante, lorsqu'il se trouva membre de la commission pour l'établissement du nouveau système de poids et mesures. La fermeture de l'Académie des sciences fut un coup dur qui précéda le décret de la Convention de novembre 1793 décrétant d'arrestation tous les Fermiers généraux. Après un long séjour en détention, transféré à la Conciergerie, antichambre fatale, il comparut devant le Tribunal révolutionnaire le 8 mai 1794 et exécuté la journée même, avec les autres Fermiers généraux. 

Faut-il préciser qu'à son habitude, le Tribunal révolutionnaire traita de la chose d'une manière expéditive? «L'acte d'accusation leur reprochait d'avoir touché des pourcentages trop élevés, d'avoir effectué leurs règlements au Trésor à des dates trop reculées, après l'expiration des baux; puis venait cette vieille histoire de tabac frelaté. Cette affaire qu'un ministre malhabile avait transfor-mée, dans le temps, en dispute politique, on l'ajoutait là, comme pour justifier l'accusa-tion d'un complot contre la République. Et on y comprenait indistinctement un homme comme Paulze [le beau-père de Lavoisier, un vieillard] qui avait été opposé au traitement du tabac; un homme comme Lavoisier qui avait signalé en haut lieu les inconvénients d'une mouillade exagérée.» (M. Daumas. Lavoisier, Paris, Gallimard, Col. Leurs figures, 1941, p. 235.) On voit bien que l'affaire reposait essentiellement sur la colère populaire et que, par populisme, l'exécution des Fermiers généraux donnerait satisfaction à la populace. Le gouvernement révolutionnaire s'exécuta et fit tomber leurs têtes. 

La phrase légendaire prononcée par le président du Tribunal, Coffinhal-Dubail semble apocryphe : «Un homme, qui avait entendu d'une autre bouche le récit, le racontait à son tour et déjà les faits se déformaient. Il disait : - Alors Coffinhal a dit : La République n'a pas besoin de savants, il faut que la justice suive son cours...» (M. Daumas. ibid. p. 237.) Peut-être? Mais il faut noter que bien des décollations de savants marquent la Terreur : «Bailly, astronome, premier maire de Paris, et premier député du Tiers État de Paris, est guillotiné le 11 novembre 1793; Bochard de Saron, astronome honoraire, membre du parlement de Paris, est guillotiné le 19 avril 1794; le baron de Dietrich, traducteur en français du Traité de l'air et du feu de Scheele, maire de Strasbourg, périt le 28 décembre 1793; le duc de La Rochefoucauld, membre honoraire, meurt lapidé par la foule à Gisors; Lamoignon de Malesherbes, botaniste, membre honoraire, ancien ministre de Louis XVI, est guillotiné le 22 avril 1794; le marquis Caritat de Condorcet, Secrétaire perpétuel depuis 1773, mathématicien, membre de la Législative, puis de la Convention, mis en état d'arrestation et condamné le 3 octobre 1793, meurt dans sa prison à Bourg-la-Reine le 8 avril 1794» (B. Bensaude-Vincent. Lavoisier, Paris, Flammarion, Col. Figures de la science, 1993, p. 344, n. 3.), un mois juste avant l'exécution de Lavoisier. Vraie ou fausse la tirade? Il est un fait, la République n'avait pas davantage de considérations pour les savants, symboles du progrès des Lumières.

La découverte de l'air vital par Lavoisier devait avoir des répercussions dans les sciences de la santé au siècle suivant. La médecine commença au XIXe siècle à bénéficier des découvertes des sciences naturelles et de la physique (avec le rôle du cœur comme pompe de la circulation sanguine dès le XVIIsiècle avec le médecin britannique Harvey). C'est pourquoi il est normal que la cohorte des médecins suivent celle des physiciens et des chimistes. Entre autres, le médecin breton René T.-H. Laënnec (1781-1826) : «Je m'intéressais surtout aux maladies des voies respiratoires. Afin d'améliorer ma méthode d'observation, j'inventai un instrument permettant de faciliter l'écoute du mouvement respiratoire, le stéthoscope.» - «Dans la première édition du Traité de l'auscultation médicale (1819), où il décrivit cet instrument, il énuméra tous les symptômes découverts grâce à la percussion et à l'auscultation, ainsi que les lésions correspondantes. Fait significatif, dans la seconde édition, il concentra son étude sur les maladies. Pour chacune, il décrivit le diagnostic, la pathologie et le traitement. Ce plan fut, par la suite, adopté comme modèle d'exposition par la science médicale.» (R. H. Shryock. Histoire de la médecine moderne, Paris, Armand Colin, 1956, p. 210.)  

Les maladies respiratoires ont été un véritable fléau tout au long du XIXe et une grande partie du XXsiècle. L'invention du stéthoscope arrivait donc à point. Maladies industrielles liées au travail en manufactures de textiles ou à la mine, maladies contagieuses comme la tuberculose, la fameuse phtisie des âmes romantiques, «Laënnec étudia de nombreux types d'inflammation des voies respiratoires; c'est à lui qu'on doit les meilleures descriptions qui aient été données jusqu'à présent de maladies comme la broncho-pneumonie, la bronchectasie et le cancer du poumon. Mais son œuvre la plus remarquable fut l'identification précise de la tuberculose. Il observa l'évolution des tubercules, prouva l'identité de phases apparemment différentes et fit de ces lésions, le critère essentiel de la maladie. Il put ainsi proclamer l'unité de la tuberculose, qu'il s'agit de symptômes et de lésions observés sur les poumons (phtisie), sur certaines glandes (scrofule), ou sur d'autres points de l'organisme. Grâce à la méthode clinico-pathologique, on pouvait donc commencer à grouper en entités distinctes des troubles qu'on avait confondus, jusqu'à cette époque, sous une dénomination commune. Ainsi Laënnec, contrairement aux errements de nombre de ses contemporains, distingua nettement la tuberculose pulmonaire des autres maladies des voies respiratoires comme la bronchectasie et le cancer du poumon.» (ibid. p. 210.)

«Malgré les démonstrations évidentes apportées par ma méthode, poursuit l'ombre de Laënnec, les médecins s'obstinèrent longtemps à récuser mes conclusions. Il faut bien avouer que je n'étais pas un modèle de pensée progressiste.» Comme le rappelle Perez, «Laënnec semble moins enclin à une approche exclusivement savante de son art. S'il invente le stéthoscope, avec le succès que l'on connaît dans la compréhension de la phtisie et de la pleurésie, il se reconnaît toujours dans l'hippocratisme et prône même le retour du latin dans les ouvrages médicaux, tout rédacteur en chef du Journal de médecine qu'il est. Quoiqu'il privilégie la percussion et l'auscultation à l'usage du microscope, son inventaire après décès prouve qu'il en possédait bien un dans son cabinet de travail et, de surcroît, on lui doit la découverte d'un nouveau ver intestinal microscopique. Mais Laënnec s'en remet le plus souvent à ses yeux lors des innombrables dissections qu'il pratique.» (S. Perez. Histoire des médecins, Paris, Perrin, Col. Pour l'histoire, 2015, pp. 260-261.) «Je considérais le travail du médecin centré sur son pouvoir d'observation capable d'en faire un clinicien au diagnostic irréprochable. Pour moi, la finalité de cette acuité accrue ne modifie pas la démarche traditionnelle, ni ne remet en cause l'anatomie pathologique.» En ce sens, ajoute Perez, il demeurait «un homme du XVIIIsiècle, et certains traits de sa méthode dénotent une forme de nostalgie pour les anciens usages. S'il est bon clinicien, il entend toutefois dicter en latin ses observations au chevet du malade. Et ses descriptions font bon ménage avec des unités de mesure pour le moins empiriques.» (ibid. p. 261.) 

Laënnec avait une némésis en la personne de François Broussais (1772-1838). Les deux médecins étaient aussi dissemblables l'un de l'autre. «Broussais, véhément, massif, autoritaire, libre penseur aux idées révolutionnaires avancées, Laënnec, froid, réservé, maigre, très pieux et attaché au trône. Un seul point commun, leur conviction profonde, leur foi en l'utilité et la vérité de leur doctrine. [...] Dans cette lutte, tous les coups furent permis. Broussais, l'injure à la bouche, traite son confrère de "faux devin" et Laënnec d'écrire impitoyablement : "Si Monsieur Broussais eût pris la peine de tenir note de ses succès et de ses revers, il n'eût pas avancé que sa pratique fût plus heureuse que celle d'un autre, puisqu'on lui a prouvé par les registres du Val-de-Grâce que pendant cinq années consécutives, il a constamment perdu plus de malades que tous ses confrères médecins du même hôpital." Tout cela moontre la dureté de ton qu'atteignait parfois la diatribe.» Ne disait-on pas d'ailleurs que si «Napoléon décima la France, Broussais la saigna à blanc»? (R. Bouissou. Histoire de la médecine, Paris, Larousse, Col. Encyclopédie de poche, Livre de poche, 1967, pp. 255-256 et 254 pour la citation.)

Ces débats, propres à la profession médicale de l'époque - comme le phlogistique l'était pour les chimistes un demi-siècle plus tôt -, épuisaient les efforts de la recherche, tant la médecine était aussi affaire commerciale et politique comme jamais ne le fut la chimie. «Né à Quimper le 17 février 1783, mort à Kerlouarnec, près de Douarnenez, le 13 août 1826, Théophile, René, Marie, Hyacinthe Laënnec peut être, à juste titre, considéré comme le véritable fondateur de la médecine moderne et scientifique. Il le fut de trois façons : en inventant la première technique d'examen qui permit au médecin de recueillir sur le malade des signes objectifs et véritables, en appliquant avec rigueur la méthode anatomo-clinique pour confronter les signes observés chez le vivant et les lésions relevées sur le cadavre; en créant enfin une œuvre dont le temps a confirmé la solidité. 1819, année ou parut la première édition du Traité de l'auscultation médiatemarque la fin de trente siècles d'empirisme et ouvre la carrière à la médecine contemporaine.» (M. Bariéty et C. Coury. Histoire de la médecine, Paris, Arthème Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1963, p. 598.) Autant dire que Laënnec exerça un rôle semblable pour l'anatomo-clinique que celui de Lavoisier pour la chimie organique.

«J'étais très célèbre déjà sous le Premier Empire, mais c'est sous la Restauration que j'ai pris mon envol dans le milieu médical. La monarchie, ça m'allumait plus que l'Empire.» Bariéty et Coury évoquent également le profil roman-tique de Laënnec : «la figure de l'homme n'est pas moins attachante que celle du savant. Son célèbre portrait de la Faculté de Médecine de Paris l'immortalise, non pas seulement tel qu'en lui-même l'éternité l'a changé, mais tel qu'il fut de son vivant. Il nous montre un regard pénétrant d'intelligence, brûlant d'un zèle mal contenu, rayonnant de la flamme toute romantique du chercheur et du novateur, un visage aux traits déliés qui reflète à la fois la rigueur de l'homme de science, la douceur de l'homme de bien et la ferveur du croyant, un corps presque ascétique que la maladie guette déjà...» (ibid. p. 598.) 

Sa vie fut aussi peu romanesque que son profil était romantique : «Quarante-cinq années d'existence ont suffi à Laënnec pour connaître tour à tour la tristesse d'une enfance sans parents, l'amertume des débuts difficiles, les fatigues d'un labeur opiniâtre, l'exaltation du génie tempérée par une grande modestie personnelle, les méfaits de la jalousie d'autrui, de la critique acerbe et de l'injustice combative, la satisfaction du devoir accompli avec humanité, le réconfort des amitiés solides, le soutien d'une foi inébranla-ble et d'une vertu sans faille, la récompense de la réussite, de la gloire et de la fortune , la morsure enfin d'un mal qu'il ne connaissait que trop. Également doué pour les lettres, les arts, les langues et les sciences, nourri d'humanisme et débordant de bon sens, Laënnec doit à l'exemple et à l'affectueuse sollicitude de son oncle Guillaume d'avoir embrassé la carrière médicale, à l'Hôtel-Dieu de Nantes d'abord, puis, à partir de 1801, à Paris. Élève de Corvisart et de Hallé, il donna la première mesure de ses aptitudes scientifiques en collaborant au Journal de médecine, chirurgie et pharmacie.» (ibid. pp. 598-599.) 

Laënnec, «monarchiste, très religieux, souffreteux et réservé» (J.-C. Sournia. Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, Col. poche, # 41, 1997, p. 205.), était un médecin délicat pour ses patients. Ses patientes surtout : «Peu importe que pour mettre au point le procédé d'"auscultation médiate" en 1819, Laënnec ait été influencé par la percussion d'Auenbrügger, que, pour des questions de pudeur, il se soit interdit de poser l'oreille sur la poitrine d'une jeune femme, ou que son invention lui soit venue d'enfants qui, dans le jardin des Tuileries, s'amusaient à chuchoter d'un bout à l'autre des tuyaux d'un chantier d'adduction d'eau. Toujours est-il qu'en lançant son sté-thoscope Laënnec met à la disposi-tion des médecins un instru-ment qui allait enrichir leurs pos-sibilités de diagnostic d'une façon qu'il n'imaginait pas lui-même.» (ibid. p. 205.) Le premier stéthoscope fut l'œuvre de cet habile médecin. Castiglione raconte qu'«il pratiqua l'auscultation avec un cylindre de papier, substitué ensuite par "un cylindre de bois percé dans son centre d'un tube de trois lignes de diamètre et brisé au milieu à l'aide d'une vis afin de la rendre plus portatif". Il a donné de la symptomatologie de la phtisie une description classique. Médecin d'une grande intelligence, doué d'un extraordinaire esprit critique, observateur très attentif, il fut, peut-on dire, le créateur de diagnostic de la bronchectasie, du pneumothorax, de la gangrène pulmonaire, de l'emphysème, de l'hépatite chronique intersticielle, furent fixés par lui dans des limites précises et décrits sous une forme classique. Ses pages sur la cirrhose hépatique (qui tient de lui son nom) et sur la pneumonie qui commencent par une description minutieuse des faits anatomico-pathologiques, comptent parmi les plus belles et les plus claires de la littérature médicale de tous les temps.» (A. Castiglione. Histoire de la médecine, Paris, Payot, Col. Bibliothèque médicale, 1931, pp. 572-573.)

Un siècle plus tôt, le Suédois Linné était passé par la France, bien qu'il s'arrêta surtout à Amsterdam et à Leyde. Avec l'Angleterre, la France devenait l'un des centres de la culture scientifique le mieux développé. Avec l'Écosse, elle devenait plus précisément un centre de recherche médicale dont Laënnec fut l'une des têtes dirigeantes. «Nommé professeur au Collège de France, puis à la Clinique Médicale de la Charité, il a triomphé de toutes les hostilités sans jamais recourir à la médisance ou à l'intrigue. Il fut un prestigieux chef d'école : toute une lignée de grands cliniciens français lui devra le meilleur de sa formation. Venus de nombreux pays, des médecins étrangers se pressaient autour de lui pour recueillir son enseignement et apprendre sa méthode, qui devint presque aussitôt universelle. Son succès en clientèle était depuis longtemps considérable et avait fait de lui le médecin attitré de la duchesse de Berry. Ses amitiés étaient aussi souvent humbles ou modestes qu'illustres. Parmi ses collègues, Bayle, Récamier, Cayol et, finalement, même son rival Dupuytren, lui étaient particulièrement chers; il fréquentait chez Mme de Staël et chez les Chateaubriand, dont il était le compatriote et le médecin. La carrière de Laënnec eût sans doute été plus féconde encore s'il se peut, et plus brillante aussi, si l'issue d'une longue maladie pulmonaire n'y avait prématurément mis fin.» (M. Bariéty et C. Coury. op. cit pp. 599-600.)

Comme tant de ses patients, Laënnec fut victime de la maladie respiratoire qui, à la fin du XVIIIe siècle, exerça la même fascination morbide que le sida à la fin du XXe : la tuberculose «commence à se manifester sérieuse-ment en Angleterre à la fin du XVIIIsiè-cle, avant de gagner la France. Parmi les person-nages histori-ques touchés par la maladie, comme le dauphin, fils aîné de Louis XVI, Vic d'Azyr, Bayle, Bichat, Laënnec, le fils de Napoléon Ier, Pauline de Beaumont, et bien d'autres. Mais surtout, la tuberculose finit par faire partie intégrante du monde romantique français. C'est d'elle que souffre ce jeune homme de la littérature de l'époque, évanescent, mélancolique avant l'heure, pleurant déjà sa vie à peine entamée. Le constat peut paraître un peu sec et strictement médical, mais le héros - ou l'héroïne romantique symbolisée par la Dame aux camélias - est souvent plus gravement frappé par la phtisie que par un "mal du siècle" existentiel.» (J. Sournia. op. cit. pp. 214-215.)


La phtisie - ou la tuberculose - ne fut pas le seul mal romantique à frapper les savants. L'évolution des idées en physique et en chimie comme des théories et des pratiques en sciences naturelles et médicales reposaient sur la science dite la plus exacte de tous : les mathématiques. Voilà pourquoi le dernier cortège de savants est-il celui des mathématiciens. Deux d'entre eux se détachent du groupe, de jeunes hommes se tenant par la main : deux enfants sublimes, dit Pierre Rousseau. L'un est Norvégien, l'autre Français. Niels Henrik Abel et Évariste Galois. 

«Je suis né dans un petit village de Norvège appelé Finhoë, le 5 août 1802», dit la voix du premier, Niels Henrik Abel. «J'étais le deuxième fils d'une humble famille d'une humble paroisse. Du côté de mon père, mes ancêtres avaient été des personnalités de l'Église luthérienne. Y compris mon père, c'étaient tous des hommes cultivés. Ma mère, elle, était reconnue pour sa grande beauté. Beauté dont j'héritai, selon ce qu'on me dit. En dépit de notre extrême pauvreté, notre famille vivait heureuse. Il faut dire qu'elle était à la mesure de la Norvège.» L'historien Eric Temple Bell a vu «un charmant portrait d'Abel assis auprès du feu et travaillant ses mathématiques pendant que ses frères et sœurs jouent et rient autour de lui; le bruit ne le dérangeait jamais et il plaisantait avec eux tout en écrivant.» (Les Grands Mathématiciens, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1961, p. 334.)

«Je donnai très tôt de grandes espérances», avoue Abel, et Bell relate comment, «au début du XIXsiècle et surtout dans les pays du Nord, les méthodes d'éducation étaient énergiques; pour la moindre faute banale, on administrait une correction corporelle, car on pensait que c'était la meilleure méthode pour endurcir les caractères, sans compter, par ailleurs, les penchants sadiques de certains pédagogues. Ce n'est pas sa propre souffrance physique qui éveilla le jeune Abel, comme il était arrivé pour Newton dans une querelle avec un camarade brutal, ce fut le décès d'un malheureux enfant qui mourut des suites des coups reçus : le maître fut relevé de ses fonctions et remplacé par un mathématicien capable mais nullement brillant, Berndt Michael Holmhoë (1795-1850), qui publia plus tard la première édition du recueil des œuvres d'Abel, en 1839.» (ibid. p. 335.) C'est Holmhoë qui initia Abel au monde des mathématiques et de la science alors qu'il avait seize ans. Devenus amis, il lui ouvrit les œuvres du mathématicien de l'heure, l'Allemand Carl Friedrich Gauss, mais également celles d'Euler et de Lagrange. Dans tout cela, le jeune Abel commença à découvrir des lacunes dans les raisonnements. 

«À la mort de mon père, en 1820, je me trouvai abandonné à moi-même, ma mère ne pouvant subvenir à nos besoins. C'est grâce aux bourses d'études, à quelques répétitions et à des emprunts que je pus y arriver. Un an plus tard, j'entrai à l'université de Christiana, créée depuis peu, et en 1822, j'obtins la licence en philosophie. Mes premières publications datent de 1823. En 1824, j'ai fait imprimer à mes frais un court opuscule en français, Mémoire sur les équations algébriques, où l'on démontre l'impossibilité de la solution générale de l'équation du cinquième degré. En 1825, le gouvernement m'accorda une bourse de voyage qui dura deux ans. J'aurais voulu en profiter pour rencontrer Gauss lors d'un passage à Göttingen, mais, malgré mon désir, ma grande timidité m'empêcha de le visiter.» De passage à Paris, «son grand mémoire sur les intégrales abéliennes, présenté par le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences à la séance du 30 octobre 1826, ne sera publié qu'en 1841. Encore, le manuscrit original en sera-t-il égaré en la circonstance par Libri. Rentré en Norvège et n'obtenant toujours que des fonctions de suppléant ou de "docent", Abel n'en continue pas moins ses travaux.» (J. Itard, in Collectif. Histoire des mathématiques, Paris, Larousse, Col. Encyclopédie, 1977, p. 144.)

Ayant dépensé ses derniers sous, Abel revint donc dans sa Norvège natale, mettant ses espoirs dans une chaire à l'Université, mais ce fut son ami Holmhoë qui la décrocha! «Alors, ce fut de nouveau le bagne des leçons particulières et des cours bâclés à la hâte. Tuberculeux, miné par les privations et les déceptions, l'infortuné s'alita. Le 6 avril 1829, à l'âge de vingt-six ans, il expira. Deux jours plus tard arrivait sa nomination de professeur à l'Université de Berlin; deux ans plus tard, Cauchy [mathématicien français à qui Abel avait confié son manuscrit et l'avait perdu] retrouva le manuscrit égaré, l'Académie en découvrait la valeur et partageait son grand prix de mathématiques entre Abel et Jacobi : le premier était tellement oublié que personne ne savait qu'il était mort.» (P. Rousseau. op. cit. p. 484.) Ce fut la mère d'Abel qui reçut la part du prix qui revenait à son fils.

Abel avait démontré «qu'on ne peut résoudre par radicaux l'équation générale du cinquième degré (bien que certaines équations particulières puissent l'être). Existe-t-il une telle résolution pour des équations générales de degré supérieur? Sinon, dans quels cas particuliers une résolution par radicaux est-elle possible? La réponse à ces questions - négative pour la première - sera donnée par un jeune prodige français, Évariste Galois. Ses travaux n'ont été reconnus que vers 1843, bien après sa mort. Il est parvenu à ces résultats grâce à un examen ingénieux et détaillé du "groupe" des permutations des racines (a priori connues) de l'équation algébrique considérée. Ainsi Évariste Galois est-il considéré comme le père, ou du moins le précurseur de la théorie des groupes, importante partie des mathématiques qui a rendu et rend toujours de précieux services en physique...» (P. de La Cotardière. op. cit. p. 97.) 

«Jusqu'à douze ou treize ans, Évariste Galois, né à Bourg-la-Reine, près de Paris, le 26 octobre 1811, fut un enfant heureux. Ses débuts au lycée Louis-le-Grand furent même très encourageants, bien qu'il goûtât peu la manière scolaire d'enseigner les mathématiques et qu'il ne "mordit" pas du tout au grec et au latin. Cela consterna ses professeurs, qui voyaient avec stupeur cet enfant de quatorze ou quinze ans négliger ses devoirs et ses leçons pour se plonger dans la Géométrie de Legendre, les traités de Lagrange et les mémoires d'Abel. Une telle attitude leur parut suprêmement inconvenante, et ils accablèrent de punitions cet élève rebelle. Ils n'avaient peut-être pas tout à fait tort : le lycée n'est pas fait pour fabriquer des génies, puisque sa mission consiste à ingurgiter la même dose de latin, de grec, d'histoire et de science à tous ses clients. Aussi était-il dans l'ordre des choses que Galois, révolté contre le joug commun et doué d'une hypertrophie de l'intelligence, attirât sur lui les foudres universitaires. Elles commencèrent par un échec au concours d'admission à Polytechnique. Bien que son professeur de mathématiques spéciales criât sur les toits qu'il possédait l'Abel françaisles examinateurs ne le comprirent pas (Hic ego barbarus sum quia non intelliger illis - je suis un barbare parce qu'ils ne me comprennent pas), et le candidat, exaspéré, lança à la tête de l'un d'eux le torchon du tableau noir.» (P. Rousseau. op. cit. pp. 486-487.) 

«Cette promptitude de caractère devait m'être fatale» : prononçait pour la première fois la figure qui accompagnait Abel. C'est cette même année - 1829 -, que j'écrivis un mémoire sur les fractions continues que Cauchy promit de présenter à l'Académie.» C'est à la même époque que son père, maire de Bourg-la-Reine, se suicida. L'année suivante, il prépara un nouveau travail dont il dit : «J'ai mené là à bonne fin des recherches qui arrêteront bien des savants dans les leurs.» Mais, encore là, le manuscrit disparut. «Alors Galois, qui avait dix-neuf ans, s'aigrit. Il prit en haine la société, qui ne faisait qu'entraver ses efforts. "Le génie, s'exclama-t-il, est condamné par une mauvaise organisation sociale à un éternel déni de justice en faveur de la médiocrité servile!"» (ibid. p. 487.) De ce jour, Galois entrait de plain pied dans la révolution qui se préparait contre la monarchie de Charles X. «Il se lie à des étudiants républi-cains et entre dans l'artillerie de la garde nationale. En opposition politique avec le directeur de l'École normale, il est exclu de cette école le 4 janvier 1831. Il ouvre un cours de mathématiques à la librairie Caillot, rue de la Sorbonne, et remet le 17 à l'Institut un mémoire Sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux. Le 4 juillet, sur le rapport de Denis Poisson, le mémoire n'est pas approuvé par l'Académie. Entre-temps, ayant dans un banquet porté avec un poignard un toast à Louis-Philippe, il est arrêté le 10 mai, mais acquitté le 15 juin. Le 14 juillet, il est de nouveau arrêté à la tête d'un petit groupe d'étudiants républicains. Détenu à Sainte-Pélagie, il est  condamné le 23 octobre à six mois de prison, puis transféré à la Force, par mesure disciplinaire, fin janvier 1832. Le choléra menace alors Paris, et il est gardé à vue dans une maison de santé où il reprend ses travaux.» (J. Itard, in op. cit. pp. 187-188.) 

«C'est la pauvreté qui a tué Abel, c'est la stupidité qui a tué Galois», soupire Bell (op. cit. p. 391.). «Il n'y a peut-être pas, dans toute l'histoire de la science, d'épisode plus tragique que cette nuit du 29 mai 1832, pendant laquelle, devinant qu'il allait mourir à l'aube, cet esprit vertigineux et transcendant coucha sur le papier son testament scientifique», écrit pour sa part Pierre Rousseau (op. cit. p. 487.) Et Bell de poursuivre : «L'histoire de la science n'offre pas d'exemple plus complet du triomphe de la plus grossière sottise sur un génie indomptable que celui de la trop courte existence d'Évariste Galois. Ses malheurs devraient être commémorés en un monument sinistre érigé pour tous les pédagogues sûrs d'eux-mêmes, les politiciens sans scrupules et les académiciens infatués de leur savoir. Galois n'était pas un ange, mais ses facultés magni-fiques ont été étouffées par la stupidité massive liguée contre lui, et il a gâché sa vie à lutter contre un sot après l'autre.» (op. cit. p. 391.) Le 14 mai avait signifié la fin de sa relation amoureuse avec une certaine demoiselle Stéphanie. Il va être libéré, mais il est provoqué en duel. Le 23, il rédige son testament mathématique, la Lettre à Auguste Chevalierun ami. Le 30, au matin, il se rend près de l'étang de la Glacière, où on le retrouve vers 6 heures du soir, abandonné par ses témoins, mortellement atteint au ventre. Le 31 mai 1832, à 10 heures du matin, il meurt à l'hôpital Cochin. En septembre, la Lettre est publiée dans la Revue encyclopédique. À la séance du 4 juillet 1843, Joseph Liouville annonce à l'Académie : «J'ai trouvé dans les papiers d'Évariste Galois une solution aussi exacte que profonde de ce beau problème : étant donné une équation irréductible de degré premier, décider si elle est ou non soluble par radicaux.» (J. Itard. op. cit. p. 188.)

La mort de Galois reste imbue de mystères qu'aucun axiome algébrique ne semble pouvoir éclaircir. E. T. Bell raconte : «Galois était à l'hôpital prisonnier sur parole et n'avait que trop d'occasions de voir des gens de l'extérieur : c'est ainsi qu'il lui arriva de nouer sa seule et unique intrigue amoureuse; et en ceci comme en toute chose, il n'eut que du malheur : "Quelque coquette de bas étage" le séduisit; Galois fut tout de suite dégoûté de l'amour, de la fille et de lui-même. Il écrivit à son ami dévoué, Auguste Chevalier : "Ta lettre, pleine d'onction apostolique, m'a apporté un peu de calme. Mais comment détruire la trace d'émotions aussi violentes que celles où j'ai passé?... En relisant ta lettre, je note une phrase dans laquelle tu m'accuses d'être enivré par la fange putréfiée d'un monde pourri qui me souille le cœur, la tête et les mains... De l'ivresse! Je suis désenchanté de tout, même de l'amour et de la gloire. Comment un monde que je déteste pourrait-il me souiller?" Cette lettre est datée du 25 mai 1832. Quatre jours après, il était en liberté; il avait décider d'aller à la campagne pour se reposer et méditer.

Ce qui arriva ensuite, le 29 mai, n'est pas exactement connu. Des extraits de deux lettres suggèrent ce qu'on admet généralement comme vrai. Immédiatement après sa libération, Galois entra en conflit avec des ennemis politiques. À cette époque, les "patriotes" étaient toujours disposés à aller sur le pré et il arriva au malheureux Galois de leur prêter ses offices dans une affaire d'honneur. Dans une "Lettre à tous les républicains", datée du 29 mai 1832, Galois écrit :

"Je prie les patriotes et amis de ne pas me reprocher de mourir autrement que pour le pays. Je meurs victime d'une infâme coquette et de deux dupes de cette coquette. C'est dans un misérable cancan que s'éteint ma vie... Je me repens d'avoir dit une vérité funeste à des hommes si peu en état de l'entendre de sang-froid. Mais enfin j'ai dit la vérité. J'emporte au tombeau une conscience nette de mensonge, nette de sang patriote! - Adieu! J'avais bien besoin de la vie pour le bien public. Pardon pour ceux qui m'ont tué, ils sont de bonne foi!" Dans une autre lettre à des amis non dénommés, il déclare : "J'ai été provoqué par deux patriotes, il m'était impossible de refuser. Je vous demande pardon de n'avoir averti ni l'un ni l'autre de vous; mais mes adversaires m'avaient sommé sur l'honneur de ne prévenir aucun patriote. - Votre tâche est bien simple : prouver que je me suis battu malgré moi, c'est-à-dire après avoir épuisé tous moyen d'accommodement, et dire si je suis capable de mentir, de mentir même pour un si petit objet que celui dont il s'agissait.

Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom.

Je meurs votre ami!"

Tels sont les mots qu'il écrivit.» (E. T. Bell. op. cit. pp. 403-404.)

Le reste provient plutôt de l'imagination des historiens plus que des documents ou témoignages : «Toute la nuit, avant d'écrire ces lettres, il passa les heures qui fuyaient à coucher fiévreusement sur le papier ses dernières volontés scientifiques et son testament, remontant par la plume dans le temps pour glaner quelque peu des grandes choses que son cerveau avait enfantées, avant que vint le prendre la mort qu'il prévoyait. De temps à autre, il interrom-pait sa rédaction pour gribouiller en marge : "Je n'ai pas le temps, je n'ai pas le temps", et il se remettait à griffonner frénétiquement la suite de son exposé. Ce qu'il a écrit, avant l'aube, au cours de ces dernières heures de désespoir tiendra des générations de mathématiciens en haleine pendant des centaines d'années. Il a trouvé, une fois pour toutes, la vraie solution d'une difficulté qui avait tourmenté les mathématiciens pendant des siècles : dans quelles conditions une équation peut-elle être résolue? et ce n'était qu'une chose parmi tant d'autres. Dans cette grande œuvre, Galois a usé de la théorie des groupes avec un brillant succès; il a été effectivement un des grands pionniers de cette théorie abstraite, aujourd'hui d'une importance fondamentale dans toutes les mathématiques.» (ibid. pp. 404-405.)

Galois corrigea donc ses deux mémoires d'analyse avant de se rendre sur le terrain. Le duel eut lieu le 30 mai, au petit jour, près de l'étang de Gentilly, à la Glacière. On ne sait pas précisément avec qui et qui étaient ceux qui lui servirent de témoins. «Dans la clairiè-re, écrit Désérable, son biographe un tantinet roman-cier, ils sont sept : Évariste, son adversaire, leurs témoins, le directeur du combat. Il n'y a pas de médecin; on ne sait pas pourquoi - c'est bien la seule chose que l'on sait. De ce duel, on ne connaît que le nom de celui qui fut tué. On ignore tout le reste : on ne sait même pas le nom de celui qui tua.» (F.-H. Désérable. Évariste, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 6170, 2015, p. 165.) Tout porte à croire, selon lui, que l'adversaire fut un certain Pescheux, républicain comme Galois, avec lequel il avait été arrêté et détenu lors du fameux banquet. 

«On a dit qu'il était un mouchard, un traître à la solde de la monarchie; qu'il avait retourné sa veste sur le revers de quoi des fleurs de lys étaient cousues; que le gouvernement avait lesté sa bourse de quelques louis d'or (mais peut-être était-ce déjà des francs); qu'il fut prié d'offenser Évariste, de le provoquer en duel, de le tuer; qu'il ne se fit pas prier. Pescheux, un spadassin? [...] Il n'est pas impossible qu'en haut lieu on voulût débarrasser la monarchie d'un républicain exalté, et qu'à cette fin on fit passer un assassinat politique pour une querelle amoureu-se.» (ibid. p. 167.) Quoi qu'il en fût, «une balle tirée à quelques mètres blessa mortellement Galois au ventre. Abandonné sur le terrain, il fut relevé quelques heures plus tard par un paysan qui le transporta à l'hôpital Cochin.» (A. Delmas. Évariste Galois, Paris, Fasquelle, 1956, p. 76.). La thèse du complot assassin est celle qu'adopte le réalisateur Alexandre Astruc dans son court-métrage de 1967 sur le duel de Galois. À l'hôpital Cochin, les médecins constatèrent que «la balle avait traversé les viscères abdominaux, percé le psoas, touché les branches de l'artère iliaque, perforé l'intestin, déchiré le côlon. La péritonite était inéluctable, ce qui en termes moins savants voulait dire qu'Évariste allait crever. On fit prévenir Alfred, qui accourut en larmes à son chevet : "Ne pleure pas, lui dit son frère, j'ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans". On dit qu'ensuite Évariste demeura stoïque jusqu'au bout, qu'il fit chasser le corbeau en soutane, venu lui donner l'extrême-onction...» (F.-H. Désérable. op. cit. pp. 174-175.) Il mourut finalement le 31 mai, à dix heures du matin.

En finissant avec les mathématiciens, dont la science pour être exacte n'en est pas moins abstraite, nous sommes ramenés à l'origine des sciences : la métaphysique qui présida à l'étude des astres, suivis du haut des ziggourats de Mésopotamie, des monuments de pierre de Stonehenge et de la pyramide d'Akapana, au sommet des Andes par les prêtres incas. Les savants ne sont pas étrangers aux autres hommes. Certains ont été pauvres comme Abel, d'autres riches comme Lavoisier. Certains provien-nent de contrées lointaines, comme de la Suède du temps de Linné ou de Norvège du temps d'Abel, d'autres du cœur de grandes capitales, comme Halley. Certains étaient des catholiques monarchistes comme Laënnec, d'autres de tonitruants républicains comme Galois. Certains sont morts de maladie qu'ils traitaient, Laënnec, encore une fois, ou exécuté publiquement au nom de la justice comme Lavoisier. Avec les siècles, surtout depuis le XVIIIe, certains seront des femmes et d'autres, des non-occidentaux. Beaucoup d'entre eux surent jumeler le travail en laboratoire avec des préoccupations tangibles, comme Linné, Lavoisier ou Laënnec. D'autres furent presque des contemplatifs, délaissant les anges pour les axiomes et les théorèmes, comme Halley, Abel ou Galois. Ce que leurs parcours nous enseignent, c'est que tous, malgré l'éclatement des sciences, des spécialisations et des sous-spécialisations issues de la philosophie, la racine de leurs préoccupation n'a-t-elle jamais quitté ses bases métaphysiques dans laquelle a germé le germe épistémologique : l'astrobiologie? Pour employer le mot de Clemenceau à propos de la Révolution française, l'histoire des sciences forme un bloc. Qu'on accepte le nominalisme de Science une et universelle, ou le réalisme des sciences fragmentées et spécialisées; métaphysique ou fonctionnelles, la Science/les sciences appartiennent tous au monde de l'humain

 

Jean-Paul Coupal

5 octobre 2025.

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