Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 22 septembre 2025

Dans la sphère de Saturne : Labre avec Sade

 DANS LA SPHÈRE DE SATURNE :

LABRE AVEC SADE

Félicien Rops. La Tentation de saint Antoine, 1878  

Si quelqu'esprit fort se fût avisé de demander au Marquis de Sade

 ce qu'il pensait de son contemporain Saint-Benoît Labre,
le Marquis eût répondu sans hésiter : "C'est mon supplicié".

Il apparaît normal - dans la logique du poème - qu'au fur et à mesure que Dante s'approche de l'Empyrée, il y rencontre de plus en plus de figures saintes. L'hagiographie était un genre majeur à l'époque. La Légende dorée de Jacques de Voragine (date de composition entre 1261 et 1266) remontait à seulement un demi-siècle avant La Divine Comédie. Reproduisant les cours royales, la curie céleste était composée de vénérables, de bienheureux et de saints comme il y avait des barons, des contes et des ducs dans l'entourage du roi ou de l'empereur. 

Dante et Béatrice avaient rencontré déjà beaucoup de saints dans la sphère du Soleil. Des philosophes, des théologiens surtout. Dans la cosmologie de l'époque, Saturne était la planète la plus éloignée du Soleil (et de la Terre), aussi les saints qu'on y rencontrait avaient-ils la qualité d'être plus contemplatifs : «Ces autres feux s'adonnèrent ainsi à la vie contemplative, et furent embrasés de cette chaleur qui fait produire de saintes fleurs et des fruits divins. Voici Macaire, voici Romuald; voici d'autres frères qui s'enfermèrent dans des cloîtres, et persévérèrent noblement dans leurs vœux.» (Chant XXII, v. 46-51.) En fait, les critiques ne savent pas si Dante pensait ici à Macaire d'Alexandrie, mort en 404, ou à Macaire d'Égypte, mort en 391, voire à un troisième saint Macaire, un Romain celui-ci, ermite légendaire «visité par des pèlerins d'outre-tombe», pour reprendre l'allusion d'André Pézard. Tant qu'à saint Romuald, il s'agit du fondateur de l'Ordre des Camaldules, mort en 1027. À peine évoqués, ils n'ont pas aux yeux du Dante le statut de saint Benoît ou de François d'Assise, ni même surtout de saint Pierre Damien.

Saint Benoît de Nursie (480-547) est considéré non seulement comme le fondateur de l'ordre des Bénédictins, le premier grand ordre monastique, mais aussi de la civilisation occidentale. Aux temps de Dante, les moines avaient mauvaise presse, ce que traduit un grand nombre d'œuvres populaires. Ainsi Benoît s'adresse-t-il à Dante et Béatrice : «Le mont sur lequel s'élève Cassin était autrefois fréquenté par une population  égarée et perverse. J'y ai, le premier, porté le nom de celui par qui fut amené sur la terre la vérité qui nous élève si haut. La grâce me favorisa tellement, que j'arrachai les villes voisines au culte impie qui séduisait l'Univers.» (Chant XXII, v. 37-45.) Pour peu après se plaindre que l'échelle qui fût celle de Jacob et qui permet d'atteindre l'Empyrée n'est plus celle qu'osent emprunter ses disciples : «Personne à présent ne vient de la terre, pour y monter, et tous les statuts de ma règle sont du papier perdu. Les murailles qui devaient entourer des abbayes sont des cavernes presque inhabitées; les frocs sont des besaces remplies de mauvaise farine : la pesante usure ne charge le fruit qui rend le cœur des moines si insensé. Ce qui reste à l'Église appartient à ceux qui demandent au nom de Dieu, et non à des parents, et doit encore moins être salement dépensé. Ô hommes, vous êtes si faibles, qu'un bon commandement ne dure pas, de la naissance du chêne jusqu'au moment où il porte des glands! Pierre commença sans or et sans argent; je commençai, moi, par des oraisons et des jeûnes.» (Chant XXII, v. 73-89.) La contemplation était un art qui se perdait à l'époque de Dante, semble-t-il, alors que la vie active s'insinuait jusque dans les cloîtres les plus hermétiques. 

Beaucoup des saints contemporains de l'époque de Benoît (IVsiècle) ont été exclus de l'hagiographie avec le concile de Vatican II puisque la critique des sources en arrivait à la conclusion qu'ils n'avaient tout sim-plement pas existé ou qu'ils étaient des relectures chrétiennes de légendes païennes. Ce fut un drame pour bien des croyants sincères, sans parler des superstitieux invétérés, de se voir dépossédés de leurs saints patrons auxquels ils faisaient brûler des cierges. Des héros de légendes devenues apocryphes. 

Le saint est d'abord ce qui sépare le sacré du profane, mais dans les faits, la chose n'est pas séparée aussi nettement. Déjà tout dans la vie de Benoît annonçait la structure ambiguë de la figure du saint dans la chrétienté. «Né à Norcia en Ombrie vers 480, nous dit l'hagiographe Omer Englebert, Benoît s'adonna dès l'enfance à la piété et à la vertu. À Rome où il étudiait, la vue du dérèglement de ses condisciples lui fit craindre de tomber à son tour dans le péché; il s'enfuit sans prendre congé de personne et gagna les montagnes de Subiaco.» (O. Englebert. La Fleur des Saints, Paris, Albin Michel, 1959, p. 129.) Autre caractère typique de Benoît : il est issu de la petite noblesse de province. Son père est fortuné. Benoît rompt donc avec la richesse patrimoniale comme plus tard François d'Assise. Contrairement à la part majoritaire du socius, le jeune homme décidait de déserter le profane pour se con-sacrer : 

«Lorsqu'on sacrifie une chose, on la sépare d'autres appartenant à une même catégorie. Cette séparation implique généralement une "con-sécration", soit la transmission de la chose en question à quelqu'un ou à quelque chose. [...] En latin, les mots sacer et sanctus ont un sens similaire. Sanctus désigne quelque chose qui a été retiré du commun, qui a été sanctifié et auquel il est interdit de porter atteinte; sacer désigne ce qui est spécifiquement consacré : "sacer esto", sois sanctifié, lors d'une exécution capitale. Le condamné passait du domaine des hommes au domaine des dieux. (Parfois ces mots latins étaient réunis pour exprimer la sainteté avec une force particulière, sacrosanctus).» (A. Kleinberg. Histoire des saints, Paris, Galllimard, Col. Bibliothèque des histoires, 2005, p. 14.) 

La sainteté est une affaire qui oppose l'autorité avec la communauté et sa ferveur religieuse. «Cette tension se manifeste sur deux plans : cérémoniel et charismatique. Au plan cérémoniel appartient tout ce qui fait partie habituellement du culte officiel. Lorsqu'on met en question le pouvoir qu'a l'élite de déter-miner ces lois, c'est aussi, en somme, l'existence de cette élite qui est contestée. Lorsque des sectes hérétiques ou renégates (ainsi les vaudois, les cathares et, bien entendu, les protestants) déclarent renier la sainteté des lieux, de cérémonies et de personnes attachés au culte, elles rejettent l'autorité toute entière. [...] Au second plan, qualifié de charismatique, c'est en général non pas un combat ouvert qui se livre, mais une controverse bien plus subtile, où les parties arrivent à des compromis sans en convenir. C'est la controverse sur le caractère de la sainteté charismatique et ce qu'elle implique...» (ibid. pp. 16-17.) Charisme et institutions entrent donc en compétition dans la désignation de qui est ou ne peut être considéré comme un saint. 

Tant que l'appareil clérical ne fut pas parfaitement centralisé, le sentiment charismatique demeurait ce qui partageait la sainteté du profane. Dans chaque communauté, rappelle Kleinberg, «il y avait discussion sur l'authenticité du saint, si la vie qu'il menait justifiait qu'on lui accordât des pouvoirs surnaturels, si les voix qu'il entendait étaient bien des voix divines, si les miracles qu'on lui attribuait méritaient la confiance. Les idiots et les déments - ou ceux que la communauté présentait comme tels - étaient considérés avec mépris par les autorités ecclésiastiques. Mais s'il se formait dans la communauté une sorte de consensus, s'il s'avérait soudain qu'un tel était devenu un personnage connu et qu'il avait réuni autour de lui un public d'adeptes, les autorités - les locales dans les cas moins importants, les centrales dans les cas plus importants - intervenaient. Elles envoyaient quelqu'un pour vérifier ce dont il s'agissait et pour débattre avec la communauté sur la question de savoir qui était exactement l'homme en qui elle voyait un saint, quelle était la nature de l'engoue-ment qu'il suscitait, quel genre de vie il menait ou avait mené et, surtout, s'il y avait là quelque raison de soupçonner une hérésie ou une apostasie. Si l'on concluait que cet engouement pouvait servir la cause de l'Église ou, du moins, qu'il ne lui était pas nocif, les autorités lui permettaient de se prolonger et s'immisçant peu dans le caractère que lui faisait prendre la communauté locale. Si les autorités en venaient à croire qu'il y avait là un danger, elles faisaient ce qu'elles pouvaient pour supprimer cet engouement et, parfois, lorsqu'il s'agissait d'une personne vivante, pour supprimer également l'objet de cet engouement.» (ibid. p. 21.) C'est là ce fameux «procès de béatification (ou de canonisation)» que l'Église, toujours suite à de généreuses contributions, met en marche lorsqu'une communauté (et plus spécifiquement une communauté religieuse) demande l'élévation de son fondateur sur les autels. 

Toujours «les détenteurs du charisme n'étaient pas autorisés à ajouter ou à enlever quoi que ce fût au dogme de l'Église.» (ibid. pp. 21-22.) D'autre part, «parallèlement au corpus dogmatique, la religion comportait aussi un corpus mythique, à savoir des histoires saintes concernant Dieu, Sa mère et Ses apôtres dans le monde, et un corpus éthique et pratique, à savoir un répertoire de règles de conduite consacrées, [à] ces niveaux, l'apport des détenteurs de charisme à la religion chrétienne fut immense. Chaque nouveau saint ajoutait de nouvelles couleurs et nuances au répertoire des faits et gestes consacrés, du fait même qu'il ou elle servait de modèle "consacré". [...] Ces histoires ont remo-delé le profil psycho-logique de Dieu ainsi que le cours de Sa biogra-phie. Sans eux, le christia-nisme serait une religion totalement différente. C'est grâce à cette tendance de l'Église à permettre à des gens de toutes provenances de s'introduire dans le centre symbolique et politique que le christianisme catholique constitue une religion qui se renouvelle constamment. Il entretient sans cesse un dialogue vivant entre le centre et la périphérie, entre Dieu et ses fidèles.» (ibid. p. 22.) Autant dire que le fond charismatique nourrit la psyché des fidèles de figures affectives alors que l'institution ne concrétise la consécration du postulant que si elle est en mesure d'ajouter une rhétorique justificative, un discours social, idéologique à l'exemplum qu'illustre la vie du saint. C'est cette dernière fonction - la fonction sociale du culte des saints - qui détermine la reconnaissance finale ou non du postulant. 

Revenons à Benoît de Nursie. Retiré dans le désert de Subiaco, à l'est de Rome, Benoît y rencontre un moine nommé Romain qui le revêt de l'habit religieux et lui «indique comme lieu de retraite une caverne ignorée de tous. Benoît y vécut trois ans, jusqu'au jour où le bruit de ses vertus parvint à des moines dont l'abbé venait de mourir. À force d'instances ils obtinrent qu'il le remplaçât; mais certains d'entre eux, le trouvant trop sévère, mirent du poison dans son vin. Le verra éclata quand Benoît, à son habitude, traça le signe de la croix sur la boisson : "Je vous l'avais bien répété, dit-il en se levant, que nous ne pourrions pas nous convenir", et il retourna dans sa caverne.» (O. Engelbert. op. cit. pp. 129-130.)

Engelbert est moins prolixe des détails de la vie de Benoît au désert, mais durant ces trois années, nous apprennent De Langle de Cary et Taburet-Missoffe, Benoît fut constamment soumis à diverses tentations, à l'exemple du Christ, lui aussi retiré au désert : «...une fois il a dompté les assauts d'une violente tentation en se roulant nu, dans un buisson épineux, obtenant une victoire décisive. Ainsi passa-t-il trois années.» (Dictionnaire des Saints, Paris, LGF. Col. Livre de poche chrétien, # A28-A29, 1963, p. 48.) C'est après cet épisode que les moines de Vicovaro sont venus le chercher. Retourné au désert, «des disciples de plus en plus nombreux se placèrent sous sa conduite. Il bâtit pour eux douze monastères, composés chacun de douze moines, à la tête desquels était un abbé». (O. Engelbert. op. cit. p. 130.) De Langle de Cary et Taburet-Missoffe précisent pour leur part que «des hommes d'élite viennent à lui, et c'est l'époque des fondations.» (op. cit. p. 48.) Il s'agit-là d'une reconnaissance d'une certaine élite de la société romaine en plein désarroi sous les menaces et les invasions germaniques. Un monastère unique ne peut générer une organisation communautaire suffisamment large pour parvenir à réaliser la mission apostolique du christianisme, celle de convertir l'ensemble des âmes humaines. 

Si Benoît trouva des âmes charitables pour soutenir son œuvre de fondations, il eut aussi des adversaires jaloux et coriaces : «À cette incomparable école des vertus, des sénateurs romains amènent leurs fils, et c'est le petit Placide, futur saint, qui, revêtu d'une robe monastique à sa taille, priera, étudiera, gambadera gaiement avec Maur, saint aussi, son jeune compagnon. Il faudra la campagne de calomnies, la haine d'un misérable prêtre, Florentius, qui, non content d'essayer de corrompre les disciples de Benoît, enverra au saint abbé un pain empoisonné pour le décider à quitter définitivement Subiaco.» (ibid. p. 48.) La légende raconte aussi que ce même Florentius aurait envoyé des prostituées au monastère afin de dévoyer les moines. 

C'est vers 529 que Benoît quitta Subiaco avec quelques disciples pour se diriger vers Monte Cassino et y fonder une abbaye à mi-chemin entre Rome et Naples : «S'élevaient là des autels dédiés à Vénus, Jupiter et Apollon. Le bienheureux brisa les idoles, renversa les autels, mit le feu au bois sacré, et malgré toutes les persécutions du démon, construisit une abbaye qui fut depuis lors maintes fois détruites, mais qui toujours renaquit de ses cendres.» (O. Engelbert. op. cit. p. 230.) On sait le pilonnage intensif que l'aviation alliée soumit l'abbaye en février 1944. C'est le commandant des troupes néo-zélandaises, Bernard Freyberg, avec l'accord de Chruchill, qui opéra le bombardement. Étrangement, c'est la division blindée Hermann Göring qui entreprit de déplacer à Rome les archives et les documents bibliographiques les plus précieux. En prévision des dommages par des tirs d'artillerie ennemie, les Allemands avaient vidé dès décembre 1943 l'abbaye de toutes ses pièces d'archives, manuscrits et de toutes ses œuvres d'art, par une noria de camions de la Wehrmacht qui a duré plusieurs semaines. L'évacuation relevait non d'une décision improvisée mais d'une demande de Berlin par l'archiprêtre à l'époque, Gregorio Diamare, et était dirigée par le colonel Julius Schlegel sous le comman-dement du général Frido von Senger, comman-dant du XVIPan-zerkorps, celui-ci étant catholique. «Il avait interdit à ses troupes disséminées dans toute la montagne, de se poster à l'intérieur de la bande de 300 mètres de large qui entourait à l'extérieur les remparts de l'abbaye et qui délimitait la zone de neutralité, puis fait savoir aux Alliés qu'il n'y conservait aucune garnison ni armement.» (Wikipedia) L'abbaye servait de poste allemand chargé de retarder l'avance des troupes alliées. Celles-ci bombardèrent donc l'abbaye jusqu'à ce qu'il n'y restèrent plus que des ruines. 

Au Mont Cassin, Benoît y élabora sa célèbre règle - la première du monachisme occidental. Celle-ci était fondée sur deux bases : le silence et le travail, auxquels s'ajoutaient la prière, la componction du cœur et le respect de la personne humaine. Ce monument de sagesse qui a traversé les siècles (O. Engelbert) est à l'origine de 40 000 monastères fondés partout en Occident, sans oublier les autres qui s'en inspirèrent. En effet, «du Mont-Cassin la règle qu'écrivait saint Benoît allait illuminer le monde. Charle-magne, écrivant ses Capitu-laires, s'en inspirera directement, et si tous les monastères d'Europe ont été unifiés à partir du IXe siècle, c'est parce que leur a été appliquée à tous cette règle : stabilité dans le cloître, obéissance à l'abbé, père des moines, jeûne, abstinence, travail manuel, les "lectio divina" lecture de l'Écriture sainte et des Pères; et, par-dessus tout, l'office divin. La règle énonce les douze degrés d'humilité en lesquels se résume l'ascèse de saint Benoît qui sont un effort de destruction systématique de toute volonté propre. Elle apprend à accueillir l'étranger, à soigner les malades, à éduquer les enfants reçus au cloître. Elle commande la discrétion, mère des vertus, qui est la sage mesure de toutes choses. Dans les pays réclamant la venue des moines, ces foyers de vie intégrale surgissent. Ainsi la règle de saint Benoît fait-elle vivre encore tant de monastères dont l'esprit a bâti l'Europe.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 49.) 

L'importance accordée au travail manuel réalisa un véritable miracle en soi, celui de rendre le désert proche du Mont Cassin en véritable champs pour faire pousser les légumes et les fruits propres à enrichir la région. Ce qui distingue tant les rites bénédictins de la modernité, c'est cette abolition de sa volonté propre - donc de la liberté - pour un abandon à la contemplation, même dans le travail le plus éreintant, fait dans le silence et la prière intérieure. À partir de ce moment, les moines - le clergé régulier - se livrèrent à cultiver la spiritualité, la connaissance, la pensée méthodique. Autour des princes, des rois et des empereurs, ils vont ériger des écoles, des universités, des communautés d'érudits. Le monde occidental est bien né de l'esprit insufflé par la règle de Benoît de Nursie, même si aujourd'hui, il lui rend peu hommage en prenant tout le contre-pied de ses valeurs : bavar-dage à la place du silence; fainéantise à la place du travail; consom-mation à la place de l'ascèse; orgueil et narcis-sisme à la place de l'humilité et de l'anéantissement, enfin les rumeurs les plus absurdes à la place du discernement. «Quelques semaines après la mort de sa sœur Scholastique, Benoît fit ouvrir le tombeau où il voulait reposer à côté d'elle. Il fut alors pris d'une fièvre violente que rien ne présageait. Le sixième jour, on le porta sur sa demande dans l'oratoire de saint Jean-Baptiste. Il y reçut le saint viatique puis, debout, les mains tendues vers le ciel, il rendit le dernier soupir.» (O. Engelbert. op. cit. p. 130.) 

Les efforts de réformes morales de la société par l'action des monastères ont toujours été derrière les grandes entreprises de réforme de l'Église - sous Grégoire VII, sous Boniface VIII, sous Innocent III, lors du concile de Trente comme sous celui de Vatican II -, l'ordre bénédictin, relayé par les ordres dominicain et franciscain et plus tard jésuite marquent les grandes époques de son histoire. C'est à François d'Assise que l'ombre de Benoît fait appel devant Dante et Béatrice. Certes, Thomas d'Aquin avait vanté la vie de François d'Assise lors du séjour dans la sphère du Soleil. Ici, Benoît rappelle que «François débuta par une humilité touchante.» La contemplation est liée structurellement à l'humilité, bientôt confondue avec l'avilissement, voire l'abjection de soi et du monde. Une humanité imbue de narcissisme ne peut accéder à la contemplation. La vie du Poverello est une démonstration de cet axiome. 

Né à Assise en 1181, fils d'un riche marchand drapier, François Bernardone - c'était son nom -, vécu une jeunesse volage, prenant part à des batailles de rues et même une expédition guerrière. Contrairement à Benoît, rien ne semblait le prédisposer à l'ascétisme et au retrait du monde. Par contre, malgré ses frasques, François faisait déjà preuve de certaines attitudes pieuses. Après avoir refusé l'aumône à un pauvre, «il s'en repentit avec chagrin, et jura de ne jamais refusé à qui lui demanderait au nom de Dieu.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 135.) S'engageant dans le décor désertique et austère des Pouilles vers Pérouse, il rencontre un lépreux qu'il embrasse, surmontant sa répulsion. Cherchant la volonté divine, il la trouve dans un moment de prière dans la chapelle délabrée de Saint-Damien, lorsqu'il entend une voix qui descend du crucifix : «Va, François, et reconstruit ma maison, car elle est proche de s'écrouler.» (ibid. p. 135.) C'est le moment qui va transformer sa vie. On connaît la célèbre légende : «C'est le début de la grande aventure franciscaine qui révolutionnera le monde, et d'abord la ville d'Assise, qui retenti encore des chants du prodigue jouvenceau. Pour aider le vieux prêtre de Saint-Damien, François a vendu des pièces de drap prises à son père. Le tribunal de l'évêque d'Assise, Guido, va le juger. François quitte ses vêtements, ne gardant qu'un cilice, et son père, Bernardone, entendra ces mots : "Je n'ai plus qu'un Père qui est dans les cieux". À ce "fou", comme on l'appelle, qui quête sa nourriture dans les rues, d'autres "fous" se joindront. Ils mendieront des pierres pour rebâtir des églises, tout en prêchant "l'amour qui n'est plus aimé". "Dieu te donne la paix", est le salut de François à ceux qu'il rencontre.» (ibid. p. 135.)

Avec ses quelques disciples, il part pour Rome en 1210. Ceux-ci ont pris le nom de Frères mineurs et vont demander au pape Innocent III de bénir sa règle : «Pratiquer la pauvreté, l'humilité pour l'amour de Jésus crucifié, et chanter la joie.» Le pape hésite. Dans un songe, il entrevoit François soulevant l'édifice de l'Église, songe qu'il tient pour une révélation. Sa sœur, «en 1212, Claire d'Assise se mit sous sa conduite et donna naissance à l'ordre des pauvres dames. Le Tiers ordre fut établi une dizaine d'années plus tard pour les gens du monde, désireux de vivre en religieux sans sortir de leur état.» (O. Engelbert. op. cit. p. 425.) Mais François caresse d'autres rêves. Par trois tentatives pour se rendre chez les Sarrasins, une seule réussit, en 1219 : «Ce serait tout de même bon, pense François, de s'élancer dans les bras du Christ par la porte du martyr. Le voici en mission au Maroc, puis en Égypte, mais il rentre en Italie trouver ses frères au petit sanctuaire de Notre-Dame-des-Anges, dit de la Portioncule. Deux par deux, François envoie les "petits frères" prêcher, tout en travaillant dans les hôpitaux de lépreux ou dans les fermes, pour gagner leur pain, mais jamais d'argent. Ils reçoivent souvent des rebuffades, des injures, des pierres : là est le ciment de la "joie parfaite". N'éclate-t-elle pas dans le plus petit brin d'herbe, cette joie de la création? Saint François va en réapprendre la leçon au monde refroidi.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 136.)

Inspiré par le joi chanté par les troubadours, François s'engage dans l'écriture de poèmes contemplatifs; «des chants sublimes à la gloire de son frère le Soleil, vivait dans la familiarité des loups et des oiseaux, travaillait de ses mains, balayait les églises, soignait les lépreux, envoyait des vivres aux brigands avec ses affectueux compliments.» (O. Engelbert. op. cit. p. 425.) «Cette indicible joie qui l'habite, il en donne la recette, elle "jaillit de la pureté du cœur et de la constance dans la prière". (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 136.) Tout ne va pas pourtant pour le mieux dans son ordre. Des frères sèment la zizanie, complotent contre lui. En 1221, débordé par ces «réformateurs», il renonce à gouverner son ordre. En septembre 1224, il reçoit les stigmates sur le mont Alverne : «à son amour de compassion, s'ajoutaient, imprimées en sa chair, les marques de la Passion. François deviendra  presque aveugle, mais il ne cessera de chercher l'œuvre du Créateur. Se sentant mourir, il se fera transporter à la Portioncule, près de la chapelle. Il dicta son testament recommandant à ses frères "de s'aimer toujours les uns les autres, d'honorer toujours dame pauvreté et d'obéir aux prêtres de notre sainte mère l'Église". "Sois la bienvenue, ma sœur la Mort", répétait-il. Des lettres, des discours, des poésies sont restés de François d'Assise.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. pp. 135-136.) Selon la légende, au Portioncule, il se serait étendu nu sur la terre nue pour mourir. 

La vénération du Pove-rello a commencé très tôt après sa mort. Elle inspira la première Renais-sance avec les fresques de l'église d'Assise peintes par Giotto et Cimabue. Ses Fioretti ont inspiré les poètes et les chansonniers. Sa vie a été transposée au cinéma dès 1911 avec Enrico Guazzoni avec Il poverello di Assisiplus tard par Roberto Rosselini avec ses Onze Fioretti de François d'Assise (1950) et une vingtaine d'années plus tard, par un troisième réalisateur italien, Franco Zeffirelli réalisant, dans son style suave, François et le Chemin du soleil (1972). L'écrivain franco-américain Julien Green a écrit une biographie du saint. Les historiens ne se sont pas laissés en reste! Le médiéviste Jacques Le Goff lui a consacré l'une de ses dernières études. Comme le rappelle Engelbert, lui aussi auteur d'une biographie étoffée consacrée à François : «L'influence religieuse et artistique du petit Pauvre fut immense, et dure encore. Aucun personnage au monde n'a suscité de nos jours, autant de publications; c'est le saint qu'affectionnent le plus les hérétiques et les individus. Cela tient, semble-t-il, à son caractère chevaleresque, à son absence de culture livresque, à ses dons poétiques, à son charme, et pour parler comme Benoît XV, "à ce qu'il est du Christ, la plus parfaite image qui fût jamais".» (O. Engelbert. op. cit. p. 426.) Mais le saint qui retient l'écoute de Dante et Béatrice, c'est Pierre Damien (1007-1072).

Ce personnage est un peu plus haut dans la hiérarchie des saints que nous venons de rencontrer. Originaire de Ravenne, futur cardinal et docteur de l'Église, lui, par contre, est bien issu de la misère. «Dernier né d'une nombreuse série d'enfants, sa mère refusa de l'allaiter. Elle mourut d'ailleurs peu après, ainsi que son mari. Un grand frère se chargea du petit Pierre et l'envoya garder les pourceaux. Un autre frère, nommé Damien, le recueillis ensuite et le fit étudier. En souvenir de lui, Pierre ajouta son prénom au sien.» (ibid. p. 90.) Doté d'une intelligence remarquable, à vingt-cinq ans, il enseigne à Parmes après avoir enseigné à Faenza et à Ravenne. Craignant pour son salut, il quitte l'enseignement pour entrer, à vingt-huit ans, chez les Camaldules, «à Font-Avellane, en Ombrie, où des religieux austères menaient la vie érémitique. Il enchérit sur eux et devint bientôt leur prieur. Il fonda des ermitages semblables à celui de Font-Avellane, sur lesquels il gardait la haute main; il eut des disciples qui furent eux-mêmes des saints, tels saint Jean de Lodi qui écrivit sa Vie, saint Rodolphe, évêque de Gubbio, et saint Dominique, dit l'"Encuirassé".» (ibid. p. 90.) 

Ses capacités intellectuelles en firent un grand producteur de lettres, d'opuscules et même de Vies de saints, sans oublier ses sermons foudroyants. Il entretenait également des correspondances avec des papes, des antipapes, avec l'empereur même, d'autres prélats, abbés et abbesses. C'était une époque de scandales, rappelle Engelbert, «une époque pénible pour l'Église, en proie du haut en bas de la hiérarchie, aux plus grands désordres. Damien aux différents conciles et synodes, s'opposait vigoureusement tant à la simonie du clergé qu'à son immoralité; il les dénonça dans son Livre de Gomorrhe.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 314.) Le résultat de cette production fut que le pape Étienne IX l'obligea à accepter le chapeau de cardinal-évêque d'Ostie sous la menace d'excommunication! De Langle et Taburet nous disent que malgré ces honneurs, Pierre Damien gardait la nostalgie de sa cellule de moine au milieu de ses missions officielles. «En tant que légat, il fut reçut de façon grandiose à l'abbaye de Cluny. Rentré à Font-Avellane, livré à la prière et aux macérations, il dut encore quitter sa solitude pour s'occuper en Allemagne du divorce d'Henri IV. Il ne rentra plus dans son monastère. Envoyé de nouveau comme légat à Ravenne, il mourut sur le chemin de Rome, au monastère de Sainte-Marie-des-Angles.» (ibid. p. 314.) On l'y enterra avec l'épitaphe suivante, composée par lui-même, placée sur son tombeau : «Ce que tu es, je le fus; ce que je suis, tu le seras. Souviens-toi de moi, je t'en supplie. Aie pitié des cendres de Pierre qui est ici. Prie, pleure et demande au Seigneur de l'épargner.» (Cité in O. Engelbert. op. cit. p. 91.) La communauté catholique a gardé l'habitude d'invoquer Pierre Damien contre les maux de tête, car il souffrait d'insomnies et «énormément de la tête.» Sa dépouille, incorrompue, a été placée dans la Cathédrale Saint-Pierre-Apôtre de Faenza. Emilie-Romagne. Le trajet de Pierre Damien est original. Jamais il ne fut canonisé officiellement, mais comme la communauté le considérait tel dès sa mort, son culte fut finalement approuvée et étendu à l'ensemble de la catholicité en 1823 par le pape Léon XII, qui le déclara également Docteur de l'Église cinq ans plus tard.  

Le Pierre Damien que rencontrent Dante et Béatrice se confond avec le nom de Pierre le Pécheur, nom que Pierre Damien se serait attribué durant une période de sa vie, quoiqu'il s'en soit défendu. Là aussi, des confusions sont soulevées. Comme Benoît, Pierre Damien est là pour dénoncer l'effondrement moral où en était rendu la vie monastique : «Entre les deux mers qui bordent l'Italie, près de ta patrie, sont des rochers qui voient au-dessous d'eux le tonnerre; ils forment une grande élévation qui s'appelle Catria. Au pied de cette élévation, est un ermitage destiné au culte; là, je me dévouai tellement au service de Dieu, que, content d'une vie contemplative, je ne me nourrissais, pendant les gelées et les chaleurs, que d'aliments assaisonnés avec de l'huile. Ce cloître fournissait abondamment au ciel des âmes saintes, et maintenant il est si peu fertile, qu'il faut que tôt ou tard on reconnaisse ce fait. Dans ce lieu, je m'appelai Pierre Damien. Ne me confonds avec un autre Pierre, surnommé Peccator qui demeurait dans la maison de Marie, située sur le bord de l'Adriatique. J'avais peu de temps à vivre, quand on me donna ce chapeau que l'on passe de mal en pis. Céphas et le vase d'élection de l'Esprit-Saint marchaient sans chaussures, étaient dans l'indigence, et demandaient leur nourriture dans la première hôtellerie. Les Pasteurs modernes veulent un valet qui écarte la foule devant eux; un autre qui guide leurs mules (tant ils sont lourds); un autre qui les suive, en soutenant leurs vêtements. Souvent encore le palefroi d'un prélat est couvert de son immense manteau; c'est ainsi que, sous une seule peau, il y a deux bêtes qui s'avancent. Ô patience, qui en permet tant!...» (Chant XXI, v. 106 à 135.) 

Comme tant de saints philosophes ou théologiens, Pierre Damien était catégorique : «Dieu n'a pas besoinde rhétorique pour attirer à Lui les âmes. Ce ne sont pas des philosophes qu'il a envoyés pour évangéliser les hommes.» (Cité in Daniel-Rops. L'Église de la cathédrale et de la Croisade, Paris, Fayard/Grasset, Col. L'Histoire de l'Église du Christ, # 4, 1962-1965, p. 286.) Façon humble d'admettre son inutilité dans la conversion. Ses croisades à lui confrontaient plutôt les mœurs débauchées du temps. Comme Grégoire VII à la même époque, il s'en prenait à la simonie (la vente des objets sacerdotaux) et le nicolaïsme (le concubinat des prêtres). Mais ce fut la lutte qu'il mena contre l'homosexualité qui en fit un prédicateur foudroyant. L'homosexualité, car, contrairement à la plupart des discours d'époque, la sodomie n'était à ses yeux qu'une variété d'un mal plus grand. D'une part, parce que la sodomie pouvait se pratiquer aussi bien sur les femmes que sur les animaux; d'autre part, parce que la sodomie n'était qu'un élément d'un ensemble plus complexe de relations interpersonnelles. Si les mœurs du clergé étaient au centre de ses préoccupations, ses critiques et ses jugements débordaient le monde clérical par la simple logique que les clercs sont les éducateurs des fidèles.

Vern L. Bullough note, dans Sexual Variance in Society and History (The University of Chicago Press, 1976, pp. 363-364), comment «Pierre était particulièrement contrarié par ce qu'il considérait comme une pratique courante chez les délinquants homosexuels, qui consistait à se confesser à la personne avec laquelle ils avaient commis l'acte, s'assurant ainsi que l'affaire ne serait pas poursuivie et que la pénitence serait insignifiante. Il estimait que cela était injuste, car tout péché «contra naturam» méritait la peine maximale sans aucune circonstance atténuante. De plus, ajoutait-il, nous savons que les sodomites commettaient de nombreux autres péchés en plus de la sodomie, puisque la Bible affirmait que, poussés par leurs désirs, ils commettaient toutes sortes d'actes ignobles. Il estimait que les sodomites devaient être dégradés de leur ordre, même s'ils n'avaient commis qu'un seul des péchés sodomites les moins graves. Il a demandé au pape d'établir des normes pour les pénitentiels, car à moins qu'il n'y ait un seul auteur pour toutes les peines, la punition perdrait toute autorité.» (ibid. pp. 363-364. Traduction, DeepL Traducteur.) 

C'est vers l'année 1051 que «Pierre Damien composa un long traité intitulé Le Livre de Gomorrhe plein d'une rhétorique grondeuse visant les rapports sexuels entre hommes, surtout entre membres du clergé. Il décrivit avec un luxe malsain de détails diverses variétés de rapports homosexuels, qui, selon lui, étaient couramment pratiqués. Il accusa les prêtres d'entretenir des relations sexuelles avec ceux dont ils assuraient la direction spirituelle et affirma que bien des clercs évitaient les sanctions ecclésiastiques en se confessant à d'autres clercs homosexuels.» (J. Boswell. Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, pp. 271-272.) Pour Pierre Damien, l'homo-sexualité est au sommet des vices : «Pas un seul autre vice ne pourrait être raisonnablement comparé à celui-ci, qui l'emporte sur tous les autres en impureté. Car ce vice apporte avec lui la mort du corps et la destruction de l'âme; il souille la chair, étouffe la lumière de l'intelligence, jette l'Esprit Saint hors de son temple, le cœur de l'homme, et installe à sa place le diable, l'éveilleur des mauvais désirs; il ferme absolument l'esprit à la vérité; il trompe et oriente vers le mensonge; il jette des rêts sur le chemin et, quand un homme tombe dans la fosse, lui ferme toute fuite; il ouvre les portes de l'Enfer et ferme celles du Paradis; il fait du citoyen de la Jérusalem céleste l'héritier de la Babylone infernale.» (cit. in ibid. p. 272.) 

Dans l'argumentaire de l'historien américain John Boswell, le Moyen Âge n'a pas été cette période de temps obscurs de répression sexuelle longtemps imaginée. Il remarque, par exemple, l'impossibilité pour Pierre Damien d'en référer à des textes conciliaires récents sur la sodomie : «Pour justifier son hostilité à de tels actes, saint Pierre ne put invoquer de décret plus récent que celui du concile d'Ancyre (314), dont des auteurs latins ont admis à tort qu'il avait légiféré contre l'homosexualité : c'est là un témoignage éloquent de l'indifférence de l'Église du haut Moyen Âge à la question.» (ibid. p. 272.) Mais la question finit par obséder Pierre Damien. Il est difficile de dire si ses perpétuelles névralgies coïncidaient avec ces obsessions, mais quoi qu'il en fût, Pierre Damien projetait ses propres pulsions partielles sur la flagellation, comme le rappelle Élisabeth Roudinesco : «Celui qui s'y adonnait s'accusait lui-même afin de compenser par sa souffrance le plaisir que le vice procure à l'homme : plaisir du crime, du sexe, de la débauche. Ainsi la flagellation devint-elle une quête de l'absolu - essentiellement masculine - par laquelle le sujet occupait tour à tour la place du juge et celle du coupable, la place de Dieu le Père et celle du Fils de Dieu. S'infliger un châtiment signifiait que l'on voulait éduquer le corps, le maîtriser, mais aussi le mortifier pour le soumettre à un ordre divin. D'où l'emploi du terme "discipline" pour désigner l'instrument visible servant à la flagellation ou celui, invisible (le cilice ou étoffe de crin), porté à même la peau en vue de provoquer une souffrance continue des chairs.» É. Roudinesco. La Part obscure de nous-mêmes, Paris, Albin Michel, rééd. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 32368, 2007, pp. 34-35.) Dans la mesure où la flagellation frappe le dos, elle était un substitut symbolique de la sodomie.

En tout cas, malgré sa vaste réputation, la guerre livrée à l'homosexualité ne sembla pas toucher plus qu'il ne fallut le pape : «En réponse à cette polémique passionnée, Pierre reçut du pape Léon IX un message courtois, l'assurant que lui-même avait démontré son hostilité aux souillures de la chair et acceptant non sans quelque froideur d'interposer en la matière son autorité apostolique. Léon refusa d'accéder à la demande de Pierre, qui aurait voulu que tous les clercs coupables d'une faute homosexuelle soient exclus de l'Église, et insista au contraire pour que les coupables, "si ce n'était pas chez eux une habitude ancienne ou pratiquée en compagnie de beaucoup d'autres", soient admis au même rang qu'ils occupaient quand ils ont été reconnus coupables et que seuls les plus gravement coupables perdent leur rang premier. Bien que l'on ait parfois tiré trop grand parti de la réponse de Léon, on y voit incontestablement s'exprimer un pontife plus préoccupé de maintenir la stabilité dans les rangs du clergé que de punir les clercs coupables d'homosexualité : en écrivant à Pierre : "Vous avez écrit ce qu'il vous paraissait juste d'écrire". Léon semble indiquer que ses sentiments en la matière ne sont pas nécessairement identiques à ceux de son correspondant.» (ibid. pp. 272-273.) 

Les temps étaient en effet trop incertains pour l'Église : la Querelle des investitures, la guerre avec l'empereur du Saint-Empire, les menaces musulmanes et l'incertitude de l'indépendance des États pontificaux devant les ambitions normandes venues du Sud (l'épisode Robert Guiscard); tout amenait le pape à user de modérations envers son clergé, base du soutien de Rome. De plus, Léon ne pouvait que trouver excessives les peines que Pierre Damien proposaient pour réprimer les écarts moraux : «Il est particulièrement frappant que saint Léon ait été en désaccord sur ce point avec saint Pierre puisque, selon ce dernier, le pape avait reconnu que les prostituées qui se mettaient à la disposition des prêtres devaient être réduites en esclavage - peine extraordinairement rigoureuse pour une activité fort banale. Plusieurs des biographes de Pierre ont estimé leur divergence en la matière suffisamment grave pour expliquer, plus que tout autre facteur, leur rupture finale.» (ibid. p. 273.) Comme finit par conclure Bullough : «Le refus du pape de suivre Pierre a entraîné une rupture entre eux, bien que d'autres facteurs aient pu jouer un rôle, et certains ont même affirmé qu'il n'y avait pas eu de rupture. Néanmoins, l'œuvre de Pierre a suscité une vague de protestations, en grande partie justifiées, car il avait calomnié le clergé alors qu'un règlement était en cours d'élaboration, mais le sujet est devenu de plus en plus important pour le droit canonique et l'Église s'est efforcée de trouver un système cohérent de sanctions.» (V. L. Bullough. op. cit. p. 364. Traduction, DeepL Traducteur.) 

Il apparaît au bilan, que c'est la position du pape qui représentait l'attitude générale : «En fait, Pierre ne réussit à convaincre personne que le problème de l'homosexualité méritait autant de sévère attention, malgré la position fort influente qu'il occupait dans les mouvements réformistes du temps. Le synode de Latran de 1059 (Mansi, 19, 897-899) a promulgué une série de canons répondant aux demandes de Pierre sur toutes les questions relatives à la réforme du clergé, sauf l'homo-sexualité. Le pape Alexandre II (Anselme de Lucques), réformateur ardent et déterminé des mœurs du clergé (mais aussi disciple de Lanfranc, célèbre par son attachement passionné à de jeunes moines, alla jusqu'à dérober à Pierre le Liber Gomorrhianus et à le garder sous clef : "Il savait qu'il ne pourrait pas l'obtenir de moi par un autre moyen; il le remit en ma présence au supérieur de San Salvatore, lui demandant d'en faire une copie. Mais la nuit venue, il l'emporta sans que je le sache et l'enferma dans son secrétaire... Quand je lui en fais reproche, il sourit et s'efforce de m'apaiser par l'humour de ses fines plaisanteries."» (J. Boswell. op. cit. p. 274.)

Il est connu que les censeurs qui s'obsèdent sur des fautes sont eux-mêmes fascinés par ces mêmes fautes. Boswell ne rappelle-t-il pas comment Pierre Damien décrivait «avec un luxe malsain de détails diverses variétés de rapports homosexuels», ce qui confirme que la sodomie n'était pas la seule pratique de l'homosexualité qui suscitait sa fascination. La volonté de réformer l'Église et la res publica christiana comme théocratie sourdait des milieux monastiques dont Cluny était la tête, volonté théocratique qui s'incarna dans le pape Grégoire VII, pour qui réforme morale et domination politique relevaient de la même dynamique.

À travers ces différents exemples il est possible d'esquisser un portrait psychologique de la structure psychique de l'Église chrétienne. Religion universelle, le christianisme est apostolique et romain, à la fois sur une aire de diffusion et dirigée d'un centralisme politique et administratif assimilable à un axis mundi. Contrairement à l'empire romain qui fonctionnait sur le modèle de la prédation, l'Église a préféré le modèle du pastoralisme dans lequel le pouvoir est inhibé dans une attitude passive, souvent retournée contre elle-même. Au sadisme de l'empereur répond le masochisme du pasteur. Des persécutions subies par l'empire, l'Église répondait par son oblation volontaire - la destruction systématique de toute volonté propre, comme le prêcha Benoît de Nursie - apte à prendre à revers la violence de l'agresseur.

Depuis un siècle, les travaux des psychiatres et des psychanalystes ont révélé tout un logos à première vue «illogique» et «pervers» de la religion chrétienne, de ses pratiques aux limites du fanatisme (jusque parmi nos actuels charismatiques); de son aversion du sexuel et du corps en général (jusqu'à la nécrose), mais en même temps, le tout doublé d'une attente mystique du transcendant non dénuée de volupté; d'une «passion» religieuse qui n'est pas que religieuse, mais de la chair tourmentée, refoulée et frustrée. Déjà, dans le dernier tiers du XIXsiècle, le criminaliste viennois Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) affirmait que «la sensualité non satisfaite cherche et trouve souvent un équivalent dans l'exaltation religieuse.» (R. von Krafft-Ebing. Psychopathia sexualis, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1958, p. 18.) Pour exemple, il rappelait le cas de la none Blankebin tourmentée sans cesse par la préoccupation de savoir ce qu'avait pu devenir la partie du corps de Jésus perdue lors de la circoncision. 

Le cas de Agnès Blannbekin permet de mieux comprendre celui de Pierre Damien. Née d'une famille de paysanne autrichienne, son nom varie d'un document l'autre, parfois Blanbakin, de son village natal (Plam-bachen), parfois, comme chez Krafft-Ebing, Blankebin. À l'âge de sept ou huit ans, elle com-mence à donner secrètement ses repas aux pauvres. À dix ou onze, elle se met à éprouver un violent désir pour le pain bénit. Vers 1260, elle se consacre au Tiers-ordre franciscain à Vienne, moment à partir duquel elle se fait végétarienne, déclarant que le Corps du Christ était pour elle une viande suffisante. Durant les messes et les prières, elle commence à entendre des voix qui lui expliquent les mystères de la religion, visions transcrites par son confesseur, le moine Ermenrich. Or, un grand nombre de ces visions sont jugées obscènes, comprenant la vision de moines, de femmes et de Jésus dans leur nudité. Une de ces visions est carrément une fellation, prétendant avoir senti dans sa bouche le Saint-Prépuce

«En pleurant et avec compassion, elle commença de penser au prépuce du Christ et où il pouvait se trouver après la Résurrection. Aussitôt, elle sentit sur sa langue, avec la plus grande douceur, un petit morceau de peau, comme la peau d'un œuf, qu'elle avala. Après l'avoir avalé, elle sentit de nouveau sur sa langue, avec la même douceur, le petit morceau de peau, qu'elle avala de nouveau. Et ceci se reproduisit une centaine de fois. Comme elle sentait cette petite peau si fréquemment, elle fut tentée de la toucher du doigt ; mais celle-ci lui descendit dans la gorge d'elle-même. On lui dit que le prépuce avait suivi le Christ dans sa Résurrection. Et la saveur de cette petite peau était si aimable qu'elle sentit une douce transformation dans tous ses membres.» (cité in Wikipedia.)

Blannbekin s'est décrite assaillie de visions tout au long de la journée, qu'elle dépeint comme imber lacrimarum, une «pluie de larmes» de Dieu; des visions remplies de lumières, se décrivant un jour si illuminée de l'intérieur qu'elle pouvait se contempler elle-même. Ainsi, lors de l'épisode du prépuce, beaucoup de ses visions impliquaient le toucher, comme lorsqu'elle fut baisée sur la joue par l'Agneau de Dieu. Lors de l'Eucharistie, elle prétendait goûter le Christ, de même qu'elle recevait une boisson spirituelle rafraîchissante, de l'eau qui s'écoulait du flanc du Christ lorsque le Centurion lui plante son épée pour constater sa mort. Des visites de Jésus lui causent même un orgasme : «La poitrine d'Agnès était remplie d'excitation chaque fois que Dieu la visitait; c'était si intense que cela lui traversait le corps et la brûlait, non pas de façon douloureuse, mais de la plus aimable manière.» On entrevoit déjà la célèbre scène immortalisée par le Bernin avec Thérèse d'Avila. Agnès Blanbekin mourut à Vienne, le 10 mars 1315 dans son couvent.

Krafft-Ebing cite aussi le cas de Veronica Juliani (ou Giuliani) († 1727), béatifiée par Pie IX qui, «par vénération pour l'Agneau céleste, prit un agneau véritable dans son lit, l'a couvert de baisers, lui a donné à téter, et quelques gouttes de lait vinrent aux mamelles.» (R. von Krafft-Ebing. op. cit. p. 18, n. 2.) En 1694, maîtresse des novices du couvent des clarisses capucines de Città di Castello, en Ombrie, Véronica vit l'expérience du mariage mystique. Deux ans plus tard, Jésus aurait blessé visiblement son cœur avec une flèche, cette blessure aurait même saigné de manière visible. Le 5 avril 1697, elle aurait reçu des stigmates aux mains, aux pieds et au côté, ce qu'elle relate dans son journal : «Des plaies de Jésus sortirent des traits de feu, quatre prirent l’aspect de clous, et le cinquième prit la forme d’une pointe de lance scintillante (la blessure au côté). [...] Je ressentis une terrible douleur, mais en même temps je compris clairement que je venais d’être entièrement transformée en Dieu.» (Wikipedia) Pour Krafft-Ebing, il ne fait aucun doute qu'il s'agissait là de psychopathies sexuelles. Véronica reproduisait le schéma posé par la vie de François d'Assise, frère de la fondatrice de son ordre.

Krafft-Ebing relevait surtout que «dans le domaine religieux, l'élément premier est le sentiment de la dépendance.» (ibid. p. 19.) C'était déjà affirmer, dans le catholicisme du moins, que le masochisme (sans utiliser ce terme anachronique) est l'élément premier du sentiment religieux. N'écoutons que ces quelques vers tirés de Polyeuctepièce du dramaturge français Pierre Corneille (1641) pour s'en persuader :

 «Non, non, persécutez,

Et soyez l'instrument de nos félicités :
Celle d'un vrai chrétien n'est que dans les souffrances;
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses.» (Acte V, sc. 2.)
 
 
 
Bernin. Sainte Ludovica Albertoni.
Plus à dire, Krafft-Ebing recon-naissait également que, dans la religion comme dans le sexuel, «l'amour est mysti-que et transcen-dant», ajoutant que «tous deux ont un objet "infini", en ce sens que la félicité promise par le mirage de l'instinct sexuel paraît incomparable et incommensurable, au regard de tous les autres sentiments de plaisir, et qu'il en est de même pour les félicités promises par la foi, et qui sont pour leur durée et leur qualité, présentées comme infinies. De cette concordance des deux états de conscience quant à la grandeur de leur objet, il résulte que souvent, tous deux croissent jusqu'à une puissance irrésistible, abattant devant eux toutes les raisons contraires. De leur similitude quant à la nature inconcevable de leur objet propre, il suit que tous deux passent facilement à l'état d'exaltation vague, dans lequel la vivacité du sentiment l'emporte de beaucoup sur la netteté et la constance des représentations. En cette exaltation et dans les deux cas, le besoin d'une soumission illimitée joue un rôle à côté de l'attente d'un bonheur inconcevable. Cette concordance multiple des deux exaltations explique qu'aux degrés de forte intensité l'une peut se substituer à l'autre, et la suppléer, ou que l'une surgit à côté de l'autre, car, dans la vie psychique, toute forte augmentation d'un élément agit dans le même sens sur les éléments voisins.» (ibid. pp. 19-20.)  
 
Notre psychopathologiste reprenait ici les caractéristiques propres à l'amour romantique, où le sentiment de dépendance est associé à une attente angoissée qui fait que plus l'attente se prolonge, plus le désir est frustré par des reports du plaisir, plus l'angoisse augmente au point d'entraîner un «état d'exaltation» qui satisfasse et comble l'attente tout en effaçant l'angoisse. Ici, l'acte sacrificiel rejoint l'orgasme sexuel à travers l'apaisement de l'angoisse par la fin de l'attente et l'accomplissement de la promesse du plaisir : «Mais si, comme il arrive dans toutes les religions, le sacrifice consiste dans la torture de soi-même, il ne sert pas seulement, chez les natures religieusement très excitables, comme symbole de soumission et comme équivalent dans l'échange des peines du moment contre le bonheur futur : tout ce qu'on croît venir de la divinité aimée, tout ce qu'on fait par son ordre ou en son honneur, est directement ressenti comme plaisir. L'exaltation religieuse mène alors à l'extase, état dans lequel la conscience est tellement préoccupée par les jouissances psychiques, que l'idée du mauvais traitement du fanatisme religieux peut aussi mener à prendre joie au sacrifice d'autrui, lorsque la pitié pour la douleur d'autrui est surpassée par la jouissance religieuse.» (ibid. p. 20.) Bref, les larmes du Christ étaient-elles des larmes d'Éros?
 
Krafft-Ebing associait nettement volupté et cruauté. À l'obsession compulsive de la nonne Blankebin et à la bestialité de la petite Giuliani, la volupté sexuelle-religieuse se prolonge dans le masochisme et le sadisme, l'exhibi-tionnisme et le vo-yeurisme, la nécro-philie et du fétichis-me. Les perver-sions sexuelles qui inves-tissent le symbolique peuvent varier d'intensité entre la foi simple du charbonnier et le fanatisme de l'extatique. La religion chrétienne, comme à peu près tout sentiment religieux, s'offre en véritable champ d'étude privilégié pour la psychiatrie. Les messes noires de madame de Montespan ont trouvé dans l'imaginaire sadique une forme littéraire qui hante encore notre poétique civilisationnelle. En littérature, en effet, Sade le premier, au tournant du XVIIIe-XIXsiècle, a su exploiter ce filon où ces cérémonies orgiaques démentielles caricaturaient, à rebours, le rituel chrétien. L'analyse qu'en tira Krafft-Ebing annonce ce que donnera la littérature freudienne au XXsiècle : «Ainsi, l'affinité souvent constatée entre la religion, la volupté et la cruauté peut s'exprimer dans la formule suivante : l'état passionnel religieux et l'état passionnel sexuel présentent, au maximum de leur développement, une concordance en quantité et en qualité, et par là, ils peuvent, en circonstances appropriées, se substituer l'un à l'autre. Tous deux peuvent, en présence de conditions pathologiques, tourner à la cruauté.» (ibid. p. 20.) Depuis, bien des choses ont été dites et écrites qui radicalisent l'analyse nuancée du psychopathologiste.
 
Freud, dont la méthode psychanalytique était vue par Krafft-Ebing comme un «conte de fée scientifique» (Cité in R. Jaccard (éd.) Histoire de la psychanalyse, t. 1, Paris, Hachette, 1982, p. 155, n. 47.), développa les intuitions et les explications du médecin viennois, leur donnant une profondeur en les insérant dans un système doctrinal toujours utilisé par les psychanalystes. Au bout d'une carrière riche en observations, Freud en venait à conclure dans un texte célèbre, L'avenir d'une illusion (1927), que la religion consiste essentiellement en une illusion chargée de combler l'angoisse du manque vécue dans l'enfance : «La libido suit la voie des besoins narcissiques et s'attache aux objets qui assurent leur satisfaction. Ainsi la mère qui satisfait la faim, devient le premier objet d'amour et certes de plus, la première protection contre tous les dangers indéterminés qui menacent l'enfant dans le monde extérieur; elle devient, peut-on dire, la première protection contre l'angoisse. La mère est bientôt remplacée dans ce rôle par le père plus fort, et ce rôle reste dévolu au père durant tout le cours de l'enfance. Cependant la relation au père est affectée d'une ambivalence particulière. Le père constituant lui-même un danger, peut-être en vertu de la relation primitive à la mère. Aussi inspire-t-il autant de crainte que de nostalgie et d'admiration. Les signes de cette ambivalence marquent profondément toutes les religions... Et quand l'enfant, en gran-dissant, voit qu'il est destiné à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de protection contre les puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger. Ainsi la nostalgie qu'a de son père l'enfant coïncide avec le besoin de protection qu'il éprouve en vertu de la faiblesse humaine; la réaction défensive de l'enfant contre son sentiment de détresse prête à la réaction au sentiment de détresse que l'adulte éprouve à son tour, et qui engendre la religion, ses traits caractéristiques. [...] nous ne nous occupons ici que du trésor tout constitué des idées religieuses tel que la civilisation le transmet à l'individu.» (S. Freud. L'avenir d'une illusion, Paris, P.U.F., 1971, p. 33.)
 
Toutes les souffrances ne comptent pas également aux yeux de l'Église occidentale, qui ne s'est jamais fourvoyée dans les pires excès du mysticisme comme l'Église orientale orthodoxe, car la passion du martyre peut se révéler dan-gereuse pour la cohésion de l'assem-blée des fidèles. Eusèbe de Césarée (IIIe-IVsiè-cles) ne raconte-t-il pas qu'«une telle passion du martyre s'empara de l'âme d'Origène, encore adolescent, [et] qu'aller au devant du danger, bondir et s'élancer dans la lutte, lui était un plaisir», (Cité in J. Daniélou et H.-I. Marrou. Nouvelle histoire de l'Église, t. 1 : des origines à Saint Grégoire le Grand, Paris, Seuil, 1963, p. 172.), plaisir qu'il sut pousser jusqu'à l'auto-castration! Origène, en se tranchant le sexe se priva de l'élévation sur les autels car, se laissant tenter par les hérésies, jamais il n'accédera à la sainteté officielle.
 
L'exemple devait compter. La fin des persécutions officielles n'enraya jamais cette «passion du martyre» qui déboucha souvent sur les pires maux, tels ceux décrits par Krafft-Ebing et que tenta de modérer l'Église établie : «Il existe des analogies avec les excès de rêverie religieuse. La mystique Antoinette Bourignon de la Porte mêlait de l'ordure à ses aliments, pour se macérer. La bienheureuse Marie Alacoque, pour se mortifier, léchait avec la langue les excrétions des malades et suçait leurs orteils couverts d'abcès!... On peut nommer coprolagne ce penchant pour le répugnant dans le cadre du masochisme.» (R. Krafft-Ebing. op. cit. p. 272.) Bourignon de la Porte, mystique du XVIIe siècle (1616-1680), ne fut jamais béatifiée, ses écrits, nombreux, dans lesquels elle se disait constamment en conversation avec Dieu, intérieurement et par des visions, la faisant tomber dans l'illuminisme.  
 
Par contre, ce ne sont pas ses visions et ses exhibitions aberrantes qui devaient faire de la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque († 1690) une sainte, mais ses œuvres charitables, hautement valorisées à travers le culte piétiste au Sacré-Cœur de Jésus, instrument de propagande politique de la Contre-Réforme catholique : «Nous sommes devenus comme les ordures du monde, le rebut de tous jusqu'à présent», disait saint Paul (I Cor. 4. 9s). Cette vision de Paul de Tarse, Marguerite-Marie la méditait profondément. Elle qui «se disait fort douillette que la moindre saleté lui faisait bondir le cœur. Mais, raconte Roudinesco, quand Jésus l'eut rappelée à l'ordre, elle ne put nettoyer le vomissement d'une malade qu'en en faisant sa nourriture. Plus tard, elle absorba les matières fécales d'une dysentrique en soulignant que ce contact buccal suscitait en elle une vision du Christ la tenant bouche collée à sa plaie : "Si j'avais mille corps, mille amours, mille vies, je les immolerais pour vous être asservie".» (É. Roudinesco. op. cit. p. 29.) Et l'autrice de compléter avec sainte Catherine de Sienne qui déclarait «un jour n'avoir rien mangé de si délectable que le pus des seins d'une cancéreuse. Et elle entendit alors le Christ lui parler : "Ma bien-aimée, tu as soutenu pour moi de grands combats et, avec mon aide, tu es restée victorieuse. Jamais tu ne m'as été plus chère et plus agréable [...] Non seulement tu as méprisé les plaisirs sensuels, mais tu as vaincu la nature en buvant avec joie, par amour pour moi, un horrible breuvage. Eh bien, puisque tu as fait une action au-dessus de la nature, je veux te donner une liqueur au-dessus de la nature".» (ibid. pp. 29-30.) Dans le cas de Marguerite-Marie, une telle auto-abjection est sans doute extraordinaire, mais elle se comprend mieux si on tient compte de l'environnement monacal où elle se consacra après avoir été guérie «miraculeusement» d'une maladie : «Elle s'engage, en des lignes tracées avec son sang, de se soumettre à tout ce que Dieu demandera d'elle : "Tout pour Dieu, rien pour moi." Elle connaîtra une intimité constante avec le Christ, mais aussi de terribles épreuves, sera malmenée à l'intérieur du couvent, brimée par ses supé-rieures, moquée par les sœurs. Les plus bas emplois lui sont assignés. Comment, parmi les rebuts et les humiliations, obéir à l'ordre de Jésus-Christ qui, dans des apparitions successives, lui a demandé "qu'une fête soit instituée pour honorer son cœur le vendredi après l'octave du Saint-Sacrement, en communiant, faisant réparation et amende honorable".» (M. de Langle de Cary et G. Taburet-Missoffe. op. cit. pp. 256-257.) Il faut conserver à l'esprit que le masochisme des saints n'est que le renvoie du sadisme de la société dans laquelle ils sont immergés.
 
L'abjection, et en particulier l'abjection du corps, devenait une clef de compréhension du Grand Siècle des Âmes. Saint Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites, approuvait dans ses Exercices spirituels : «Pour imiter davantage le Christ, je choisis d'embrasser avec lui, pauvre, méprisé et moqué, l'indigence, le mépris et la réputation d'insanité, plutôt que l'opulence, les honneurs et la réputation de sagesse.» (Cité in J. Saward. Dieu à la folie, Paris, Seuil, 1983, p. 152.) Et son fils spirituel, qui devait jouer le rôle d'inquisiteur dans l'affaire des possessions de Loudun (1632-1634), Surin, décrit ainsi l'esprit qui anime la congrégation des Jésuites : «Cet esprit consiste en deux admirables dispositions. La première est une parfaite abnégation, une vraie et solide humilité, une sincère haine pour tout ce qu'on peut appeler "les éléments du monde", jusqu'à trouver un goût exquis dans l'abjection et dans le mépris, à se voir rebuté, haï et persécuté, à passer dans l'esprit des hommes pour fou et à devenir l'objet de l'abomination de tout le monde, mettant en cela sa gloire, par respect pour Jésus-Christ et en vue de ses opprobres et de sa croix.» (Cité in ibid. p. 193.) Et sa contemporaine, au nom si bien choisi de sœur Louise du Néant, qui s'impose une règle bien particulière : «Je ferai trois fois par semaine la discipline : je porterai tous les jours une robe de noce (c'est-à-dire sa haire) : je lécherai les ulcères les mercredis et vendredis, je mangerai des herbes crues toutes les fois que j'aurai dit des paroles inutiles; je boirai dans une tête de mort; je mangerai toujours sur le plancher et non pas à table; je ramasserai avec ma langue, comme une bête, les miettes qui seront tombées à terre.» (Cité in ibid. p. 245.) Il est vrai qu'avant sa prise de voile, mère Louis du Néant, «jeune fille de bonne famille angevine», avait «été enfermée un temps comme aliénée. Guérie, elle choisit de rester à l'hôpital pour aider à soigner les pauvres malades, fous, décatis.» (M. Bernos. "La catéchèse des filles par les femmes aux XVIIe et XVIIIe siècles", in J. Delumeau (éd.) La religion de ma mère, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 282.) La chose, pour l'époque, n'était pas si extraordinaire considérant que l'exposition de la plaie au flanc du Christ était un sujet particulièrement apprécié par les femmes : «20% de leurs livres d'heures [présentaient] une iconographie de la Passion sanglante à l'extrême.» (N. Bériou, in ibid. p. 110.) Enfin, Thomas Merton, dans sa Philosophie de la solitude, analyse le rejet social de l'ermite et de l'ascète : «Aux yeux de notre société conformiste, l'ermite n'est qu'un raté. C'est logique : nous n'avons rien à en faire, nous n'avons pas de place pour lui. Il est en dehors de nos projets, de nos plans, de nos assemblées, de nos mouvements. Nous voulons bien l'encourager tant qu'il n'est qu'une fiction, un rêve. Mais dès qu'il devient réel, son insignifiance, sa pauvreté, son dénuement, son absence totale de rang social nous révoltent...» (Cité in J. Saward. op. cit. p. 75.)
 
Ainsi donc, contrairement à ce qu'affirme une justification courante des historiens de l'Église, il ne s'agit pas là de cas isolés dus à certaines psychopathologies personnelles, mais bien d'une affliction culturelle, de plus institutionnalisée par des appareils de l'Église. Ainsi les membres dévots de l'austère congrégation secrète des clercs d'Aquila (dans les Abruzzes) «se retrouvent régulièrement dans une maison où, à défaut d'y vivre tous ensemble, ils s'assemblent trois fois par semaine et viennent accomplir leurs pénitences. Le vendredi et la veille des fêtes, ils y prennent un très frugal repas. Ils y font leurs retraites et y attendent la mort, entourés de leurs frères. La formation intellectuelle qui existe ici aussi avec les "conférences" est au second plan derrière l'initiation à la vie spirituelle et surtout l'ascétisme. Qu'on en juge! Parmi les mortifications les plus courantes, présentées à titre d'exemples, il y a celle de balayer avec sa langue le sol de la pièce où se tient l'assemblée, couvert de crachats et d'ordures. Ou encore celle qui consiste à se faire suspendre à une croix, poignets et pieds liés; ou à se faire attacher à une colonne avec une couronne d'épines sur la tête et une canne à la main. À moins que l'on ne préfère, pour mieux se mettre en l'esprit des fins dernières, s'étendre avec la rigidité cadavérique à même le sol, les yeux fixés au ciel, écoutant un compagnon lire près de soi les antiennes et les répons de l'office des morts. Naturellement, il est de la plus élémentaire charité de se donner fraternellement l'un à l'autre, au moins trois fois par semaine, la discipline. Les repas que l'on prend le plus souvent possible ensemble, au réfectoire, se limitent à un peu de pain accompagné de légumes. Plusieurs le trouvent trop copieux et vont quérir, avec la langue, les miettes qui tombent de la table. [...] Cette dureté envers soi-même est jugée excessive par bien des membres de la Compagnie [de Jésus]. Il en restera cependant toujours quelque chose...» (L. Chatellier. L'Europe des dévots, Paris, Flammarion, Col. Nouvelle Bibliothèque Scientifique, 1987, pp. 90-91.) Autre cas édifiant puisé cette fois dans le camp adverse, les Jansénistes, les traitement que dut subir la mère Angélique Arnaud lorsqu'elle cessa d'être abbesse de Port-Royal (1630) : «Détails affreux en vérité : la Mère Angélique obligée un jour de venir au Chapitre tête et pieds nus; menée de table en table, au réfectoire, avec un panier d'ordures suspendu à son cou et obligée de dire qu'elle était une misérable créature dont l'esprit était plus rempli de perverses opinions que ce panier n'était d'ordures. Ou encore menée au réfectoire avec un grand masque de papier, pendant qu'une religieuse disait aux sœurs de prier pour cette hypocrite...» (A. Adam. Du mysticisme à la révolte, Paris, Fayard, Col. L'histoire sans frontières, 1968, p. 126.) Tout ça se passait bien avant la crise janséniste. Il s'agissait en fait de pure vengeance intérieure de la vie à Port-Royal. À travers de tels excès s'exprime une recrudescence masochiste du témoignage chrétien au moment où l'Église entre dans sa décadence spirituelle : «"La souffrance seule rend la vie supportable", pour citer encore Marie Alacoque; Marie-Madeleine de Pazzi, qui trouvait un bonheur suprême à être flagellée par la prieure du couvent en présence des autres religieuses se sentait souvent comme consumée par ces flammes intérieures. Près de la crise, elle clamait : "C'est assez! N'attisez plus cette flamme qui me consume! Ce n'est pas ainsi que je désire être mise à mort! Cela contient trop de volupté et de félicité!"» (T. Reik. Le Masochisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, p. 369.) On ne peut pas dire que Marie-Madeleine manquait de lucidité sur son propre cas! Le dramaturge contemporain, Pierre Corneille, on l'a dit, écrivit même sa pièce, Polyeucte, dans le ton qui exprime cette «passion du martyre» renouvelée par la théologie post-tridentine et plutôt assez anachronique avec cette période de la montée de la bourgeoisie d'affaires, avide de confort :
 
«Et s'il faut affronter les plus cruels supplices,
Y trouver des appas, en faire mes délices,
Votre Dieu, que je n'ose encor nommé le mien,
M'en donnera la force en me faisant chrétien.» (Acte I, sc. 1) 
 
L'époque baroque nourrit sa tendance au masochisme fantasmatique d'une propension vers le dégoût physique, allant jusqu'à fermer «les bains et les étuves qu'avait multipliés le siècle précédent [la Renaissance]. «On y voyait des occasions de fornication ou au moins de pensées impures. Les médecins suivirent : des ablutions fréquentes ne pouvaient qu'être mauvaises pour la santé. "Voilà la crasse érigée en rigueur morale" a pu dire l'historien Michel Carmona.» (G. Bechtel. La chair, le diable et le confesseur, Paris, Plon, Col. Pluriel, # 8748, 1994, p. 96.) Et ce n'était qu'un commence-ment! Le Grand Siècle des Âmes, pour reprendre le mot de Daniel-Rops, serait le siècle de la puanteur; des excréments semés ici et là à Versailles et ramasser aux seaux par des pions; des parfums suffocants pour masquer celui des corps dévorés de poux et autres teignes sous des costumes en dentelles.
 
Un siècle plus tard, celui dit «des Lumières», vit encore un cas de ce genre, l'un des derniers avant la Grande Révolution : le très saint et très répugnant Benoît Labre (1743-1783). Un témoignage de l'abbé Pinchetti, qui l'a connu, nous révèle le côté peu appétis-sant du person-nage : «Ma sœur Gertrude étant un jour à la fenêtre de la maison, vit passer le serviteur de Dieu (Benoît) tenant sous son bras gauche une pagnotte qu'il avait brisée et qu'il mangeait. Après avoir mis dans sa bouche un morceau de pain puis enfoui sa main droite dans sa poitrine, il y captura quelques-uns de ces animaux infectes (des poux) qui s'y trouvaient et, ressortant sa main, il les plaça dans sa bouche et les mangea avec le pain. Ma sœur alors de s'écrier : "Oh! quelle saleté! il y a de quoi me faire vomir mon déjeuner!" Mais elle se reprit et déclara : "Il faut vraiment que ce soit un grand saint pour faire un acte de mortification aussi singulier!» (Cité in J. Ladame. Un mystique en haillons : saint Benoît-Joseph Labre, Montsûrs, Résiac, 1987, p. 261.) Dans ce témoignage de la sœur de l'abbé, il est intéressant de relever deux couches de réaction : la première, spontanée, est celle de l'écœurement; la seconde, réfléchie, répète l'éducation catholique qui concède que des saints peuvent pratiquer en toute légitimité des actes répugnants comme témoignage de Dieu. Un autre témoin de la vie du saint raconte : «Un jour me tenant sur la porte de l'écurie, à l'intérieur de l'entrée du palais..., je vis arriver ce pauvre et je crus qu'il allait boire à la fontaine comme il le faisait. Puis, je m'aperçus qu'il s'approchait du fumier, à quelques pas de la fontaine. Passant un peu la tête, je l'observai et je vis qu'il regardait à l'intérieur de la cour pour savoir si on le regardait, puis il mit un genou en terre et, de la main, ramassa sur le fumier de la soupe d'épeaûtre que le garçon de cuisine avait jetée là et il se la mettait dans la bouche. Il mangea toute cette soupe mêlée de fumier; puis il se leva , s'essuya la bouche et s'en alla sans me voir.» (Cité in ibid. pp. 266-267.) 
 
Encore là, la chose ne se borne pas à la pathologie d'un seul individu : «Les fidèles de saint Benoît-Joseph Labre, illustre pour sa malpropreté..., demandaient avec insistance "quelque insecte qui eût été trouvé sur le vénérable", car cet insecte pouvait avoir sucé le précieux sang.» (P. Boussel. Des reliques et de leur bon usage, Paris, Balland, 1971, p. 252.) Et certains durent partir avec quelques-uns car, «à peine mort il fut la proie des amateurs de reliques qui détruisirent fil par fil le sac de pénitent blanc dont on l'avait revêtu et arrachèrent un à un tous les poils de sa barbe; ils se disputèrent les croûtes de pain et les écorces d'orange trouvées dans sa sacoche et, écrit Aubineau [son hagiographe] : "La vénération qu'il excitait était si grande, qu'une des sœurs de l'hôpital de Paray, Marie-Louise de Labaille, recueillit précieusement des miettes de pain qu'elle trouva dans la besace du mendiant, et les autres sœurs eurent, avec elle, la dévotion de mettre ces miettes dans leur soupe afin d'en nourrir leurs âmes bien plus que leurs corps".» (ibid. p. 95) Et la niaiserie se poursuit encore aujourd'hui, quand son apologète, Jean Ladame, écartant la personnalité perverse de Labre, veut nous faire croire que «nul motif humain, déviation de la sensibilité ou orgueil, ne l'a poussé aux macérations. Toutes les raisons de ses pénitences furent d'ordre surnaturel.» (ibid. p. 277.) Mais, au-delà de ces traits démonstratifs, la double réaction de répugnance et de justification de la sœur de l'abbé Pinchetti est révélatrice des émotions du témoin : de telles exhibitions subies de manière aussi volontaire ne peuvent que révéler une personnalité exceptionnelle, et quoiqu'on en pense, Benoît Labre en était une ...mais pas celle que nous définit l'hagiographe.  

Le goût pour le répugnant qui marque si allègrement Benoît Labre, dans la pure tradition catholique, est structurellement lié à ses péchés qui le tourmentent. Malgré sa sainteté et ses privations, Labre ne parvient pas à dominer ses obsessions coupables. Il régresse à se vouloir «tout-petit, un enfant aux yeux de Dieu», selon le P. Almerici. Il vénère la colonne de la flagellation (ibid. p. 345.); communie peu mais a deux dévotions majeures, comme par hasard, la Passion et la Sainte-Vierge! Et l'abbé Marconi de  noter qu'«il possède une foi très saine et qu'il adhère fermement à tous les dogmes de l'Église. Il estime et vénère le pontife romain et si, dans ses prières, il réclame la conversion des hérétiques et des infidèles, c'est avec horreur pourtant qu'il prononce le mot "hérétique".» (ibid. p. 318.) On constate que, pour l'abbé, c'est parce que Benoît Labre adhérait fermement à tous les dogmes de l'Église plus qu'à ses macérations et ses avilissements qui font qu'«il possède une foi très saine! De santé fragile, ce feluette fut délivré de ses tourments à l'âge de 40 ans. Avec, on peut dire que Dieu délivra le monde d'un saint, «titre que l'on discerne mal» dans l'ensemble de cette pathologie profonde. 

Le grand art de l'hagiographie moderne a été de réduire par l'euphémisme ces aspects masochistes de Benoît Labre. Daniel-Rops nous ramène à l'essentiel en rappelant l'opposition de la reconnaissance par l'autorité face à l'adhésion charismatique au saint, peu importe ses tribulations dans le monde de la répulsion. Daniel-Rops décrit ainsi la réaction dédaigneuse d'une sommité contemporaine de Benoît Labre, le cardinal de Bernis, ambassadeur du Roi de France auprès du Pape, à Rome : «Dans un rapport qu'il adressait à son ministre Vergennes, l'ambassadeur de France, le cardinal de Bernis, jugea bon de parler d'un incident minime dont Rome venait d'être le théâtre. "Nous avons ici, écrivait-il le 30 avril 1783, depuis le 16 de ce mois, dans une église de cette ville, un spectacle qui édifie les uns et scandalise les autres..." Lui-même se rangeait, de toute évidence, parmi les scandalisés. Il s'agissait, expliquait-il, de la ruée de la populace sur la tombe toute fraîche d'un mendiant d'origine française, d'un misérable, d'un pouilleux qu'on avait pu voir tendre son écuelle ébréchée à la porte des églises et jusque sur le seuil de l'ambassade, et dont lui, tout cardinal qu'il fût, n'avait jamais pensé qu'il pût être une manière de saint en niche. Était-ce un coup des jésuites, désireux de reconstituer leur Compagnie? Était-ce plutôt une manifestation janséniste? L'ambassadeur n'en pouvait décider, mais ce dont il était sûr, c'était que toute cette affaire sentait mauvais le fanatisme, qu'elle était ridicule, et qu'il la déplorait grandement.» (Daniel-Rops. L'ère des grands craquements, Paris, Fayard/Grasset, Col. L'Histoire de l'Église du Christ, # 8, 1962-1965, p. 271.)

Jamais le contraste n'a peut-être été aussi grand qu'en cette fin d'Ancien Régime, entre une Église triomphante dans ses pouvoirs et sa splendeur et l'avilissement des pratiques exacerbées du sentiment religieux et que traduit le fameux incipit du critique catholique Pierre Klossowski à l'ouverture de son essai, Sade mon prochain (1947) : «Si quelqu'esprit fort se fût avisé de demander à Saint-Benoît Labre ce qu'il pensait de son contemporain le Marquis de Sade, le saint eût répondu sans hésiter : "C'est mon prochain"» (Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1947, p. 9.) Cet incipit est disparu et a été remplacé au cours des rééditions ultérieures. Peut-être a-t-on jugé trop brutal ce rapprochement entre deux esprits obsédés par la coprolagnie (pour reprendre le mot de Krafft-Ebing) sinon la coprophagie (selon certains témoignages pour l'un et pour l'autre)? Labre avec Sade étaient, effectivement, aux deux extrémités du spectre des jugements moraux, car comment apposer à côté du pervers sexuel embastillé le mendiant de l'absolu

«Ce mort de Notre-Dame-des-Monts, vers lequel courait la foule, il y avait déjà plusieurs années que Rome le connaissait. Certains l'avaient vu gîter dans un trou sous un escalier du Quirinal, roulé en boule comme un gros chien. D'autres l'avaient rencontré au Colisée - ce Colisée au désordre cyclopéen, aux blocs ruineux tout chevelus de ronces et de lauriers qu'a évoqué Piranèse -, et l'on racontait que, la nuit, quittant sa tanière, il allait chanter des litanies au pied de la croix qui, dans l'ancienne arène, gardait la mémoire des martyrs. Quelque temps il avait été recueilli dans un très humble hospice où un bon prêtre abritait les traîne-la-faim de son espèce : plus souvent on l'avait vu, pour se nourrir, fouiller dans les tas d'ordures. Qui était-il, en fin de compte, ce gueux? De quel pays venait-il? Certains assuraient que c'était un de ces jésuites errants que la suppression de la Compagnie avait jetés sur les routes; d'autres lui trouvaient un air de prince, de fils de famille dévoyé et qui faisait pénitence. On le disait Français d'ordinaire, mais d'aucuns le croyaient Polonais.» (ibid. p. 271.)

Étaient Polonais à l'époque tous ceux qui venaient de loin et dont on ignorait le lieu d'origine. Par contre, on voit comment la merde sur laquelle Labre venait se nourrir des rejets de soupe devient sous la plume de Daniel-Rops, «des tas d'ordures». Et l'historien de tracer ainsi le portrait du saint : «Son aspect était plus que singulier. Au premier abord, repoussant. Ses haillons ne se souvenaient même plus d'avoir été des vêtements; il émanait de lui une puanteur affreuse, et il ne fallait pas l'approcher de bien près pour voir que sur sa poitrine couraient les poux. Et cependant, a qui savait l'observer, son visage révélait une noblesse étrange et mystérieuse, comme si l'esprit d'enfance à qui fut promis le Royaume transparaissait sur ces traits décharnés, dans ces yeux caves, sur ces fiévreuses lèvres entrouvertes. Quelle puissance surnaturelle émanait de lui?» (ibid. p. 271.) Ce qui frappe dans ce morceau de stylistique, c'est qu'il ignore l'anachronisme qui place en plein milieu du siècle des révolutions - et particulièrement de la Révolution industrielle -, un homme qui se comportait comme les contemplatifs du christianisme médiéval ou même du christianisme oriental des premiers siècles - ces «fous de Dieu» rappelés naguère par John Saward et Jacques Lacarrière -, qui parcourait la capitale de la chrétienté. Plutôt que le prophétisme, fort à la mode depuis le XVIsiècle, Benoît Labre optait plutôt pour la mendicité :

«Nombreux étaient les prêtres qui l'avaient vu prier, des heures, au fond de leur église ou sur le seuil, les regards perdus dans une ineffable méditation. Nombreux aussi les fidèles qui, ayant jeté quelques haloques [monnaie des États pontifi-caux] dans son écuelle, avaient reçu de lui, avec son merci, des paroles si péné-trantes qu'ils en avaient eu le cœur remué. Des jeunes gens, des religieux assuraient l'avoir vu en extase, devant le saint sacrement, soulevé du sol par l'élan intérieur dans une posture qui défiait toutes les lois de la pesanteur. Des enfants, à ce qu'on racontait, avaient été guéris simplement parce qu'il leur avait saisi la main. Et l'on rapportait de lui d'étranges paroles prophétiques où il annonçait que bientôt un feu terrible balaierait sa patrie, que les abbayes où il avait vécu flamberaient, que les hosties seraient profanées et les prêtres persécutés.» (ibid. p. 271).  

Ces prophéties, comme celles de Jésus annonçant la destruction de Jérusalem, sont probablement apocryphes, construites après les faits, car la mendicité seule semble caractériser le personnage : «L'ermite du Colisée, le mendiant des quarante heures, l'orant extatique des églises, s'appelait d'un vieux nom de France, Benoît Labre, dont les Italiens avaient fait Labré. Il était né à Amettes-en-Artois au diocèse de Boulogne, l'an 1748, dans une famille nombreu-se, trop nombreuse, de paysans pauvres qui, pour joindre les deux bouts, géraient aussi une modeste épicerie-mercerie dans le bourg. Bien qu'il fût l'aîné, Benoît avait été destiné au sacerdoce, sous la conduite de son excellent oncle, le curé d'Erin. Mais, alors qu'une carrière tout unie semblait s'offrir à lui, où son intelligence et son application au travail lui garantissait le succès, sa route, au seuil de l'adolescence, avait soudain dévié. Quelle maladie de l'esprit l'avait-elle saisi alors? À moins que ce ne fût un mal plus profond encore, la grande faim qui torture les âmes prédestinées, la faim de Dieu. Psychose du scrupule, angoisse et dégoût de soi.» (ibid. pp. 271-272.) Il faut reconnaître l'audace que déploie ici Daniel-Rops. Avant même de parler de la conversion de Labre, l'historien évoque les hypothèques mentaux ou psychiques de son héros, mais très vite il se ravise : «En lisant, dans la bibliothèque du presbytère, les sermons bouleversants du père Le Jeune, le fameux oratorien aveugle qui, au siècle précédent, avait fait courir les foules, le petit Benoît avait découvert à la fois l'insondable misère du cœur de l'homme et le besoin d'une existence plus renoncée. Tour à tour, à la porte d'une chartreuse, puis de la Grande Trappe, puis de celle de Sept-Fonts, il était venu frapper. Sans succès. Était-ce son air d'innocent du village ou son apparence malingre qui avaient inquiété les prieurs? La même réponse lui était tombée dessus : "Mon fils, ce n'est pas à notre institut que Dieu vous appelle?" À quoi donc? Dans l'épreuve, il avait alors compris.» (ibid. p. 272.) 

Évidemment, quand toutes les portes se referment devant soi - et ne demandons pas les raisons qui poussèrent ces cloîtres à refuser Benoît -, il ne reste plus qu'à poursuivre son chemin sur lequel on s'est engagé, c'est-à-dire parcourir les grands espaces d'un lieu à un autre, sans avoir nécessairement d'itinéraire décidé. Labre se fera donc pèlerin et la capitale des pèlerinages en Europe, c'est Rome : «Ce à quoi Dieu l'appelait, ce n'était rien d'autre qu'à une existence radicalement renoncée, calquée sur celle du Fils de l'Homme qui "n'avait même pas une pierre où reposer sa tête", une existence de pauvreté absolue, d'humilité totale et d'abandon. N'être rien, n'avoir rien, se nourrir d'aumônes, loger au hasard sous un porche d'église ou dans un trou de rocher, cela n'était encore rien : il y avait toujours des pèlerins, sur les routes de chrétienté, qui menaient une existence de cette sorte, ce qui leur valait considération.» (ibid. p. 272.) 

Mais faut-il croire que Labre s'était habitué à sa condition de rejeté? Ne prenait-il pas un certain bonheur à se voir fermer les portes des cloîtres au nez? Ce faisant, ne lui indiquait-on pas qu'il n'était que néant? Que même les maisons de Dieu le rejetaient comme rebut? À force de coups de pied au derrière, ne le voilà-t-il pas intérioriser l'abjection dans laquelle on le refoulait? N'était-ce pas là son destin, finalement, et que, dans l'obéissance propre à la vie religieuse, il devait accepter avec enthousiasme? Chaque fois, c'était un billet supplémentaire d'humiliation, mais aussi de vanité : «Benoît souhaitait davantage : devenir le méprisé, le rebut de la terre, celui qu'on chasse de partout, et que les clochards eux-mêmes dédaignent et maltraitent. Peu à peu, il en était venu à cette volontaire négligence de tout soin, de toute hygiène, qui soulevait le cœur des délicats et n'aboutissait que trop bien à lui valoir affronts et avanies. Là seulement, dans cet état de mépris, il trouverait la paix, la fin de cette angoisse qui lui mordait le cœur quand il pensait à sa condition de pécheur, jamais sûr d'être absous, jamais sûr de ne pas tomber dans l'abîme. Pour sauver son âme, quel meilleur moyen que de livrer, vivant, son corps à la vermine qui, demain, le rongerait au tombeau?» (ibid. p. 272.) Benoît Labre ferait de son existence un martyre dans le pur style de Polyeucte : «Quinze ans durant, il avait donc été le mendiant de l'absolu qui courait les routes de chrétienté. De sanctuaire en sanctuaire, de relique en relique, de la Vierge noire d'Einsiedein au saint suaire de Chambéry, et de Compostelle à Assise ou à la Santa Casa de Lorette. Un grand chapelet autour du cou, à l'épaule la besace qui contenait, avec quelques croûtes, un volume dépenaillé de l'Imitation et deux ou trois traités d'oraison aussi minables, combien de lieues n'avait-il point parcourues, les jambes enflées et les pieds en sang, souvent si épuisé que de bonnes âmes avaient pitié de lui et le recueillaient dans quelque débarras!» (ibid. p. 273.)

Malgré une rhétorique prédicatrice, Daniel-Rops a le don d'imaginer l'idiosyncrasie de ses héros, ce qu'il doit sans doute à son grand talent de romancier. Sous sa plume, on envisage le destin de Benoît Labre comparable à celui d'un personnage de Victor Hugo : «Cette longue errance avait été marquée de maints épisodes cruels ou touchants. Une fois un prêtre l'avait fait emprisonner, le soupçonnant du vol d'un calice; un autre, parce qu'il s'était arrêté sur le bord de la route pour ranimer un blessé laissé là par les brigands, on l'avait accusé d'être l'assassin. Combien de fois ne l'avait-on pas chassé à coups de pierres? Mais tous ces opprobres il les accueillait avec le sourire, comme le don le plus précieux que le Christ humilié puisse faire à ceux qu'il aime, et quand un caillou tranchant lui déchirait la peau jusqu'au sang, il le ramassait et le baisait avec amour.» (ibid. p. 273.) N'avait-il pas appris que les souffrances qui lui étaient infligées (et qu'il s'infligeait lui-même par narcissisme) étaient autant de preuves d'amour de Dieu? «Quand, par hasard, il avait entendu voltiger ce mot autour de ses oreilles - il santo! il santo! - Benoît Labre s'était enfui, le cœur plein d'épouvante. Un saint, lui? Allons donc : le plus misérable des pécheurs, il ne le savait que trop.» (ibid. p. 273.) Et pourtant, c'était dans la logique des choses. À un tel niveau, comment peut-on distinguer la vraie de la fausse humilité?

Voilà, si on peut pasticher le sens paulinien, le grand scandale, la grande folie du destin de Benoît Labre, «et... c'est bien ainsi qu'il nous paraît : le plus étonnant des saints de son siècle, le plus significatif aussi. Cet homme aura tout refusé de ce qu'aimaient ses contemporains, le confort matériel, les plaisirs de la vie, les joies de l'esprit, ne dirait-on pas qu'il a été placé là par Dieu tout exprès pour donner une leçon au monde? Il y a une dialectique de la sainteté dont l'histoire de l'Église offre de nombreux exemples, comme si, au moment où l'humanité trahit son âme, Dieu s'arrangeait tou-jours pour désigner quelques-uns de ses témoins privilégiés, afin que soit signifié un avertissement solennel. Sainteté : antidote aux poisons qui nous tuent...» (ibid. p. 273). L'historien finit par donner la morale officielle de l'Église - de l'institutionAvant l'ère des grandes persécutions qui va s'ouvrir avec la Révolution française et qui met en branle la déchristianisation, le sort de Benoît Labre illustre à la fois la perdition du monde chrétien en même temps que le salut annoncé par le protestataire qui met la contemplation inutile devant la production utilitaire; le raffinement même dans l'abject devant la performance d'élite et l'aveuglement devant les certitudes de la raison : «Au cœur du XVIIIe siècle impie et jouisseur, le mendiant du Colisée tient à merveille ce rôle : aux jours de Voltaire et de l'Encyclopédie, sa prière incessante a valeur de protestation. Sans doute ne comprenaient-ils pas cela si profondément, tous ceux qui, des jours et des nuits, envahirent l'église où reposait sa dépouille, débordant le service d'ordre de la garde corse, se battant pour essayer d'arracher à sa dépouille quelques reliques, et réclamant du mort des miracles... qu'il fît.» (ibid. p. 273.) Paradoxalement, un contemporain de Labre, le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle, en 1776, dressa un Voltaire sous les traits d'un vieillard décharné dont le corps mourant aurait tout aussi bien pu être le sien. 

À cette époque, il apparaissait déjà que le monde de l'industrie, de la standardisation et de l'efficacité productive ne pouvait se concilier avec celui de la contemplation et des contemplatifs. Les saints resteraient des anachro-nismes du monde rural, encore au XIXsiè-cle avec des person-nalités telles le curé d'Ars, Berna-dette Soubirous ou Dom Bosco. Malgré tout, elles parvinrent à tracer leur voie propre dans un monde où l'hédonisme, le narcissisme et le nihilisme se substitueraient à l'amour, la charité et la foi. Ainsi, poursuit notre historien, «à travers les manifestations tempétueuses de la ferveur populaire, un grand témoignage était donné à ce mystère, sans cesse renouvelé, qu'est la présence de la sainteté en notre monde. Si, durant les quatre jours saints de 1783, aucun office ne peut être célébré à Notre-Dame-des-Monts, si le Dieu de l'autel lui-même céda sa place au plus humble de ses serviteurs, ce n'était pas seulement, comme le pensait son Éminence le cardinal de Bernis, simple manifestation de fanatisme, peut-être Dieu avait-il voulu prouver, en suscitant le plus paradoxal des saints, le plus contradictoire à son époque, que cette époque n'était pas aussi perdue qu'elle le semblait et que, dans la détresse et l'épreuve, elle pourrait se redécouvrir fidèle. "Il est à présumer que cette pieuse comédie ne finira pas de si tôt", concluait agacé, M. l'ambassadeur de France. Elle dure encore.» (ibid. pp. 273-274.) Et c'est là le grand schisme à l'origine de la déchristianisation; la communauté qui voue le culte charismatique à son saint ne rencontre plus la reconnaissance de l'institution. Il faudra les horreurs de la Révolution française, la guerre défensive de l'Église romaine contre l'unification italienne et le Kulturkampf allemand pour que l'institution tente de renouer avec les communautés. Pie IX comprit l'avertissement et voulut réparer les outrages de son Éminence en béatifiant Benoît Labre en 1880, et son successeur, Léon XIII, le canonisera trois ans plus tard. 

«N'était-il pas significatif que Benoît Labre, le saint qui défiait son temps, fût précisément né dans le pays des élégances décadentes, des philosophies irréligieuses et des romans galants, au sein d'une Église dont tant d'adversaires conspiraient la perte et annonçaient le proche écroulement? Sans doute la seule présence du pouilleux de Dieu ne suffirait-elle pas à infirmer les constatations désolantes qu'on a pu faire, mais son existence constitue un signe, parmi d'autres. À la considérer de plus en plus près, on se rend aisément compte que si l'Église en France, souffrait de graves blessures, elle était loin d'être en agonie, et qu'au total, dans les balances du destin, le poids de ses erreurs était sans doute moins lourd que celui de ses fidélités.» (ibid. p. 274.) 

Il fallut donc un siècle pour que l'autorité romaine fasse de Labre un saint et dans des conditions où la doctrine sociale de l'Église essayait de concilier, sans enthousiasme, la modernité avec ses dogmes. Elle n'ignorait pas les travers du saint, et par une habileté dont elle seule a la recette, elle retourna les perversités de Benoît Labre en manifestations de sainteté. C'est au nom de cette élasticité, précisé-ment, que l'Église se donne le droit à elle seule de recon-naître et de légitimer les perversions accomplies par de si grandes âmes et célébrées par les communautés chrétiennes plutôt que de les voir dégénérer en rites collectifs incontrôlables, comme ces troupes itinérantes de flagellants de la chrétienté orthodoxe ou des sectes millénaristes qui proliférèrent dans les cadres de la Réforme protestante. L'Église comprend que le masochisme - ou quelle que soit la façon dont on désignait cette perversion, souvent on la désignait du péché d'orgueil -, échappera toujours aux limites prescrites par l'autorité et qu'il faut la contrôler pour ne pas dévoyer la rectitude du message chrétien. C'était ce que déjà saint Augustin reprochait aux Circoncellions d'Afrique du Nord au tournant du Ve siècle. 

Contrairement à l'État qui use volontiers du sadisme de la torture physique ou mentale, l'Église préfère hisser la coercition au niveau moral. Précédant la «castration chimique», ce processus culpabilise l'esprit ou la conscience en faisant de chaque chrétien le gardien responsable du salut de son âme par la maîtrise de son corps. En un sens subtil, cela fait de chaque chrétien le tortionnaire de lui-même. Aux jeûnes excessifs, aux auto-mutilations, aux orteils sucés par la vénérable mère Alacoque et aux poux délectés par le vénérable pèlerin Labre, la saleté physique relaie la saleté morale, le péché : «Chez Tertullien apparaît... un accent mis sur le péché; cette attitude allait marquer l'Occident. Il parle du vicium originis (péché originel), qu'il assimile à la sexualité. Ce faisant, il inaugure une tendance qui se perpétuera dans le christianisme romain; le mépris du sexe et l'idée que le péché se cache partout.» (P. Tillich. Histoire de la pensée chrétienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1970, p. 119.) Mais de quelles manières Tertullien crée le tourment du pécheur! «Tertullien, toujours sévère, excessif même parfois insista sur les rites de cette pénitence. Des mots ne suffiraient plus. Le pénitent devrait se prosterner, s'humilier, se coucher sous la cendre, s'envelopper le corps de haillons, abandonner son âme à la tristesse. "Le pénitent gémit, pleure, mugit jour et nuit vers le ciel, se roule aux pieds des prêtres". La seconde entrée dans l'Église [après le baptême] était moins glorieuse, plus douloureuse que la première. Saint Ambroise (349-397), évêque de Milan, put dire que l'Église proposait l'eau et les larmes; l'eau du baptême et les larmes de la pénitence.» (G. Bechtel. op. cit. pp. 67-68.) 

Son contemporain, Antoine, l'initiateur du retrait des ascètes au désert, ressentait le mal moins dans «la chair et au sang» que dans une omniprésence obsédante et indéfinissable : «Nous avons des ennemis terribles et pleins de ressources, les mauvais démons, et c'est contre eux qu'est notre lutte, comme dit l'Apôtre : "car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les Maîtres, les Puissants, les Dominateurs de ce monde des ténèbres, contre les esprits du Mal répandus dans l'espace invisible". Nombreuse est leur troupe dans l'air qui nous entoure, ils ne sont pas loin de nous...» (Cité in H.-I. Marrou. Décadence romaine ou antiquité tardive?, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H29, 1977, pp. 91-92.) Dans cet univers mental où la paranoïa se joint au manichéisme, Augustin a tiré une vision où le Bien est condamné à tenir une position passive : «Le Christ manichéen était par-dessus tout "le Jésus souffrant", "crucifié à travers tout l'univers visible". Le summum de la piété manichéenne consistait à réaliser que la partie bonne de chaque homme était totalement confondue et identifiée avec cette essence divine violée, que chacun devrait identifier totalement sa destinée à un sauveur lui-même sauvé : "Je suis en toute chose, je porte les cieux, je suis le fondement, je suis la vie du monde, je suis le lait qui est dans tous les arbres, je suis l'eau douce qui est au-dessous des fils de la matière." Et cependant à l'extérieur de ce cocon feutré de douceur et d'intimité les forces du Mal se déchaînaient hors de toute atteinte et (de cela Augustin aura plus tard horreur) apparemment de tout contrôle du Bien...» (P. Brown. La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1971, p. 59.) 

Cette hantise multiséculaire parano-manichéenne va dominer une tradition iconographique qui se poursuit encore de manière magistrale avec Dalí (sa Tentation de saint Antoine date de 1946). Encore une fois, si on en croit l'historien britannique Peter Brown, il faudrait remonter à la crise spirituelle du Tardoantico pour identifier la source de cette obsession morale du péché et de la présence immanente du Mal métaphy-sique dans le sexe. En 171, un Aelius Aristide ne s'était pas lavé depuis cinq ans et voulait dessécher son corps pour «en faire le véhicule idoine d'une âme libérée de ses lourds éléments "terrestres".» (P. Brown. Genèse de l'Antiquité tardive, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1983, pp. 93-94.) La Réforme et la Contre-Réforme stimulèrent grandement cette pastorale de la peur sur la malpropreté, métaphore de «l'état d'âme» d'une conscience pécheresse et malheureuse, hissant la culpabilité au centre de la prédication pastorale. Pour Luther, le péché était une «dépravation totale», «le conflit de l'homme avec lui-même.» (P. Tillich. op. cit. p. 275.) 

Pour si exceptionnelle donc que soit la vie des saints, elle sert aussi bien les intérêts institutionnels de l'Église que la ferveur affective des communautés pour les personnalités charismatiques, les yeux se laissant dessiller par l'(auto-)avilissement comme forme de perfectionnement transcendant. Et pour les défenseurs de l'Église et du christianisme, cette «débauche» n'est qu'apparente, puisqu'elle a toujours été inscrite dans le programme du christianisme. C'est l'atténuation des désordres religieux par les différents corps médicaux qui, à partir du XIXsiècle, ont fini par discréditer toutes ces exhibitions définitivement jugées de mauvais goûts par une bourgeoisie devenue subitement pudibonde. Ces saints revêches devinrent plus simplement des anormaux qui, désormais, s'attribuaient la plupart de ces fantasmes et de ces actes qu'ont illustrés nos vies de saints, ceux-ci relevant bien de la pathologie liée plus spécifiquement au sexe et à l'érotisme. Problématique sur laquelle se sont penchés successivement Georges Bataille, Pierre Klossowski et Michel Foucault :

«L'émotion éprouvée dans l'expérience de la sainteté est exprimable dans un discours, elle peut être l'objet d'un sermon. L'expérience érotique cependant est peut-être voisine de la sainteté. Je ne veux pas dire que l'érotisme et la sainteté sont de même nature. [...] Je veux dire seulement que l'une et l'autre expériences ont, l'une et l'autre, une intensité extrême. Quand je parle de sainteté, je parle de la vie que détermine la présence en nous d'une réalité sacrée, d'une réalité qui peut nous bouleverser jusqu'au bout. Je me contente maintenant de regarder l'émotion de la sainteté d'une part, l'émotion érotique d'autre part, en tant que leur intensité est extrême. J'ai voulu dire de ces deux émotions que l'une nous rapproche des autres hommes et que l'autre nous en retranche, qu'elle nous laisse dans la solitude.» (G. Bataille. L'érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 279.) 

Là où Krafft-Ebing voyait une seule exaltation, Bataille oppose maintenant l'exaltation de la sainteté et l'exaltation de l'érotisme. Et des expériences, on passe aux discours. Les saints n'ont jamais attendu de faire «l'objet de sermons» tant ils étaient très souvent prolixes de leurs visions, de leurs expériences et voulaient témoigner de l'intensité de celles-ci, le tout accompagnées de considérations théologico-morales. C'est le cas, si on s'en souvient, de Pierre Damien, auteur de sermons et de correspondances. Mais ce fut le cas aussi des mystiques les plus folles. Véronica Giuliani, pendant 33 ans, rédige son Journal, Il Tesoro Nascostoécrit monumental de 22 000 pages manuscrites. L'ensemble des œuvres d'Antoinette Bourignon ne compte pas moins de 19 volumes dans l'édition publiée par le pasteur Pierre Poiret à Amsterdam en 1679. Marguerite-Marie Alacoque a rédigé son autobiographie : Vie écrite par elle-même, tandis que les Dialogues de Catherine de Sienne ont été mis par écrit par cinq secrétaires. Mère Louise du Néant, quant à elle, a rédigé de nombreuses lettres à ses confesseurs et Marie-Madeleine de Pazzi a laissé également de nombreux écrits. 

L'expérience mystique de la sainteté trouve devant elle l'expérience érotique des plus grands libertins. Outre Sade qui s'en servait comme delectatio morosa, pensons au récit de cet Anglais anonyme du XIXsiècle intitulé My secret Life et dont Michel Foucault traite dans son premier volume de son Histoire de la sexualité. Cet ouvrage en onze volumes signé «un gentleman victorien», puis couvert sous le pseudonyme de Walter, aux Pays-Bas, a été attribué depuis à Henry Spencer Ashbee. À l'exemple des saintes précitées, l'un des pervers des Cent-vingt journées de Sodome prescrivait à ses historiennes : «Il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus; nous ne pouvons juger ce que la passion que vous contez a de relatif aux mœurs et aux caractères de l'homme, qu'autant que vous ne déguisez aucune circonstance; les moindres circonstances servent d'ailleurs infiniment à ce que nous attendons de vos récits.» (Cité in M. Foucault. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, pp. 30-31.) Un siècle plus tard, l'auteur de My secret Life se soumet à la même prescription. Ses onze volumes racontent le récit d'une vie quasiment entièrement livré à l'activité sexuelle, dans toutes ses fantaisies et toutes ses déviances : «Il a eu l'idée de la doubler du récit le plus méticuleux de chacun de ses épisodes. Il s'en excuse parfois en faisant valoir son souci d'éduquer les jeunes gens.» : «Je raconte les faits, comme ils se sont produits autant que je puisse me les rappeler; c'est tout ce que je puis faire»; «une vie secrète ne doit présenter aucune omission; il n'y a rien dont on doive avoir honte..., on ne peut jamais trop connaître la nature humaine.» (Cité in ibid. p. 32.) Contrairement au saint ou à la sainte dont la sainteté est précisément le caractère exceptionnel, l'auteur de My secret Life justifie qu'il décrive ses expériences parce que «ses plus étranges pratiques étaient partagées certainement par des milliers d'hommes sur la surface de la terre. Mais la plus étrange de ces pratiques qui était de les raconter toutes, et en détail, et au jour le jour, le principe en avait été déposé dans le cœur de l'homme moderne depuis deux bons siècles.» (ibid. pp. 31-32.) 

De part et d'autre, l'expérience, qu'elle soit érotique ou contemplative, ouvre au même désir de l'aveu. Il s'agit ici et là d'éduquer. L'empirisme factuel condamne à décrire en long et en large et dans les menus détails les expériences vécues - car il ne s'agit que de cela : du vécu des sensations intimes, on ne peut plus difficiles à partager puisqu'il faut des milliers de pages pour les relater dans leurs moindres détails. Les deux pornographes - Sade et Ashbee - écrivent ainsi pour leur propre plaisir de se remémorer, mêlant soigneusement la rédaction et la relecture à des scènes érotiques dont elles sont à la fois la répétition, le prolongement et le stimulant. «Mais après tout, remarque Foucaultla pastorale chrétienne, elle aussi, cherchait à produire des effets spécifiques sur le désir, par le seul fait de le mettre, intégralement et avec application, en discours : effets de maîtrise et de détachement sans doute, mais aussi effet de reconversion spirituelle, de retournement vers Dieu, effet physique de bienheureuse douleur à sentir dans son corps les morsures de la tentation et l'amour qui lui résiste. L'essentiel est bien là». (ibid. pp. 32-33.) Mais au XIXsiècle, la pastorale de la peur passe des mains du clergé à celles des médecins. Les pornographes n'ont fait qu'entrouvrir la porte par laquelle médecins et psychiatres se sont engouffrés : «L'essentiel n'est pas dans tous ces scrupules, dans le "moralisme" qu'ils trahissent, ou l'hypocrisie dont on peut les soupçonner. Du sexe, on doit parler, on doit parler publiquement et d'une manière qui ne soit pas ordonnée au partage du licite ou de l'illicite, même si le locuteur en maintient pour lui la distinction...; on doit en parler comme d'une chose qu'on n'a pas simplement à condamner ou à tolérer, mais à gérer, à insérer dans des systèmes d'utilité, à régler pour le plus grand bien de tous, à faire fonctionner selon un optimum. Le sexe, ça ne se juge pas seulement, ça s'administre.» (ibid. pp. 34-35.) Autant dire qu'en passant à la sciencia sexualis - comme l'appelle Foucault -, l'exaltation déserte la contemplation morbide pour passer entièrement du côté de la prescription hédoniste.

Là où Bataille situe la rupture, c'est dans l'opposition des deux situations conjoncturelles. Celle qui sert de fond de scène à Benoît Labre était d'origine rurale, communautaire, charismatique; celle qui sert de fond de scène à Sade et à Ashbee est le monde du capitalisme industriel émergeant, du matérialisme, de l'athéisme, et surtout de la spécialité liée à productivité et à l'efficacité. C'est dans ce monde que les onze tomes de My secret Life peuvent servir de pédagogie utilitaire : «La sainteté, par rapport à l'effort spécialisé, est d'abord du côté du caprice. Le saint n'est pas en quête de l'efficacité. C'est le désir et le désir seul qui l'anime : il est en cela semblable à l'homme de l'érotisme. Il s'agit de savoir en un point si le désir répond mieux que la spécialisation du projet, mieux que la spécialisation qui assure l'efficacité du projet, à l'essence de la philosophie, si celle-ci, comme je l'ai dit, est d'abord la somme des possibles, envisagée comme une opération synthétique. En d'autres termes : en un sens l'opération est-elle imaginable dans le simple mouvement calculé qui aboutit à la spécialisation? ou, dans l'autre sens, la somme des possibles est-elle imaginable, dans la prédominance de l'intérêt sur le caprice, qui est l'autre nom du désir?» (G. Bataille. op. cit. pp. 282-283.)

Le saint est entièrement voué au désir. Un désir d'infini, de perfection, de vertu, de Dieu, dont la réalisation en plaisir n'est pas pour ce monde-ci mais promise pour le Royaume des Cieux. Cela suffit à abolir la frontière entre la normalité et l'anormalité. Interdit, transgression, châtiments sont emportés par le désir, ou la sublimation du plaisir différé est ramenée aux expériences avilissantes, comme l'artiste ramène la sublimation de son plaisir dans ses œuvres créatrices. Il faut rappeler que «le domaine de l'érotisme est celui de la transgression de ces interdits. Le désir de l'érotisme est le désir qui triomphe de l'interdit. Il suppose l'opposition de l'homme à lui-même. Les interdits qui s'opposent à la sexualité humaine ont en principe des formes particulières, ils touchent par exemple l'inceste, ou le sang menstruel, mais nous pouvons encore les envisager sous l'aspect général, par exemple sous un aspect qui n'était certainement pas donné dans les temps les plus anciens (dans le passage de l'animal à l'homme) : qui d'ailleurs est aujourd'hui en question, sous l'aspect de la nudité. En effet, l'interdit de la nudité est aujourd'hui, dans le même temps, fort et en question. Il n'est personne qui ne se rende compte de l'absurdité relative, du caractère gratuit historiquement conditionnée, de l'interdit de la nudité et la transgression de l'interdit de la nudité donnent le thème général de l'érotisme, j'entends de la sexualité devenue l'érotisme (la sexualité propre de l'homme, la sexualité d'un être doué de langage). Dans les complications dites maladives, dans les vices, ce thème a toujours un sens. Le vice pourrait être donné comme l'art de se donner d'une manière plus ou moins maniaque, le sentiment de la transgression.» (ibid. p. 283.)

Mais l'Église est une société de fidèles dont l'autorité vient de l'appareil romain, comme la société civile est celle des citoyens pour qui l'autorité vient de l'État. Dans les questions morales, surtout depuis que l'Église est passée en état d'infériorité, la discipline romaine et les lois édictées par l'État vont généralement main dans la main. «Pour le christianisme, l'interdit est absolument affirmé et la transgression, quelle qu'elle soit, est définitivement condamnable. Pourtant la condamnation est levée en conséquence même de la faute la plus condamnable, de la transgression la plus profonde qui pouvait être envisagée. Le passage de l'érotisme à la sainteté a beaucoup de sens. C'est le passage de ce qui est maudit et rejeté, à ce qui est faste et béni. D'un côté, l'érotisme est la faute solitaire, ce qui ne nous sauve qu'en nous opposant à tous les autres, ce qui ne nous sauve que dans l'euphorie d'une illusion. puisqu'en définitive, ce qui dans l'érotisme nous a portés à l'extrême degré de l'intensité nous frappe en même temps de la malédiction de la solitude. D'un autre côté, la sainteté nous sort de la solitude, mais à la condition d'accepter ce paradoxe - Felix culpa! l'heureuse faute! - dont l'excès même nous rachète. Seule une dérobade nous permet dans ces conditions de retourner à nos semblables. Cette dérobade sans doute mérite le nom de renoncement, puisque, dans le christianisme, nous ne pouvons à la fois opérer la transgression et en jouir, seuls d'autres en peuvent jouir dans la condamnation de la solitude! L'accord de ses semblables n'est retrouvé par le chrétien qu'à la condition de ne plus jouir de ce qui le délivre, de ce qui cependant n'est jamais que la transgression, que la violation des interdits sur lesquels repose la civilisation.» (ibid. p. 290.) 

Voilà comment les autorités ecclésiastiques sont constamment troublées par ces aveux d'expériences de sainteté et que les procès de béatifications peuvent s'étirer sur des siècles. Sont-elles en présence d'un saint authentique par lequel s'exprime le divin, ou ne sont-elles pas devant un individu pervers qui recouvre ses turpitudes d'un discours mystique? Saint ou pervers ou saint et pervers? Les récits de vies de saints racontent des transgressions devant lesquelles sont suspendues les châtiments. Mais pour la conscience du saint, il sait qu'il a commis des transgressions de l'ordre moral. Pour autant que la faute soit heureuse - felix culpa -, elle demeure une faute qui doit être expiée. Et l'on rentre dans ce cercle vicieux (au sens propre du terme) que pour expier la faute, il faut la redoubler. Les starets russes - tel que Raspoutine -, expliquaient clairement de quoi il en retournait. Les premières intensités sexuelles se doublent de l'intensité de la douleur ...qui a son tour devient une nouvelle excitation érotique. Le saint n'en finit jamais de subir passivement une douleur qu'il active en sous-main par le fouet ou le cilice. Ce qu'explique Élisabeth Roudinesco : «À une époque où la médecine ne soignait ni ne guérissait, et où la vie et la mort appartenaient à Dieu, les pratiques de souillure, de destruction de soi, de flagellation ou d'ascétisme – qui seront identifiées plus tard comme autant de perversions – n'étaient que les différentes manières pour les mystiques de s'identifier à la passion du Christ. Il s'agissait, pour ceux qui voulaient accéder à la véritable sainteté, de se métamorphoser en victimes consentantes des tourments de la chair : vivre sans nourriture, sans évacuation, sans sommeil, regarder le corps sexué comme un tas d'ordures, le mutiler, le couvrir d'excréments, etc. Toutes ces pratiques conduisaient celui qui les mettait en scène à exercer sur lui-même la souveraineté d'une jouissance qu'il destinait à Dieu.» (Roudinesco. op. cit. p. 30.)

Pour illustrer sa thèse, Roudinesco en appelle à la vie de sainte Lydwine de Schiedam (1380-1453), une mystique hollandaise qui vécut grabataire et fut canonisée en 1890 par le même pape qui canonisa Benoît Labre, Léon XIII. Sa vie a été écrite d'abord par Thomas à Kempis, l'auteur présumé de L'Imitation de Jésus-Christ, puis, au XIXe siècle, par Joris-Karl Huysmans qui en tira, selon la psychanalyste, une «curieuse biographie». «Situant l'histoire de la sainte dans le contexte historique de la fin du XIXe siècle et du début du XVe, l'auteur dresse le tableau apocalyptique d'une époque ravagée par la démence et la cruauté des souverains européens et menacée autant par les épidémies que par le Grand Schisme ou les hérésies les plus extravagantes. Fasciné par ce monde médiéval, et convaincu de la suprématie de la puissance divine sur les classifications de la science médicale de son temps, il retrace, en s'appuyant sur les meilleures sources, l'itinéraire de cette mystique hollandaise qui voulut sauver l'âme de l'Église et de ses fidèles en transformant son corps en un amas d'ordures.» (ibid. pp. 30-31.) Il s'agit, bien entendu, du Huysmans converti au catholicisme et non plus du Huysmans déjanté auteur de À rebours et de Là-bas. Mais, l'auteur a beau se convertir à une religion en réaction conservatrice, il n'en conserve pas moins certains goûts morbides qu'il retrouve dans cette Lydwine :

«Quand son père voulut la marier, Lydwine expliqua qu'elle préférait se rendre laide plutôt que de subir un tel destin. Et c'est ainsi qu'à partir de l'âge de quinze ans, horrifiée par la perspective d'un acte sexuel, et après avoir été victime d'une chute sur une rivière gelée, elle sombra dans la maladie. Puisque Dieu ne peut s'attacher qu'à des chairs immondes, elle voulait, disait-elle, obéir à ce maître et servir son idéal, en devenant le bourreau d'elle-même et en substituant au charme de son beau visage l'horreur d'une face boursouflée. Pendant trente-huit ans, elle mena donc la vie d'une grabataire, imposant à son corps d'effroyables souffrances : gangrène, ulcères, épilepsie, peste dislocation des membres. Plus les médecins se pressaient à son chevet pour extirper le mal, examiner ses organes, et parfois les détacher du corps pour les nettoyer, plus le mal empirait – sans pour autant conduire à la mort. Aussi la bienheureuse considérait-elle son état comme un don de Dieu. Après la mort de sa mère, elle se dépouilla de tous ses biens, y compris de son lit. Tel Job, elle vécut sur une planche recouverte de fumier, entourée d'une ceinture de crin qui métamorphosait sa peau en une plaie purulente.» (ibid. p. 32.)

Le cercle vicieux décrit plus haut à maintes reprises se reproduisait chez Lydwine : «Après avoir été soupçonnée d'hérésie, du fait de sa résistance à la mort, Lydwine fut frappée des stigmates : de ses mains s'échappait l'odeur des aromates de l'Inde et des épices du Levant. Magistrats, prêtres ou patients incurables se pressaient à ses pieds pour recevoir sa grâce. elle eut des extases et des apparitions. Mais, la nuit parfois, elle sanglotait, défiant son maître pour ensuite lui réclamer plus de souffrances encore. Au moment de sa mort, Jésus la visita et lui parla des horreurs du temps présent : rois corrompus et fous, pillages, sabats, messes noires. Mais, alors qu'elle se désespérait de l'inutilité de ses supplices, il lui fit entrevoir l'envers sublime de ce siècle abject : l'armée des saints en marche pour la reconquête du salut.» (ibid. pp. 32-33.)

Huysmans annonçait ainsi ce que Daniel-Rops dira plus tard de Benoît Labre : les manifestations perverses exhibées par le ou la sainte renvoyaient aux dévoiements de l'époque selon l'effet miroir du socius à la psyché : «Quand elle eut cessé de vivre, les témoins voulurent savoir si, comme elle l'avait prédit, ses mains se rejoindraient. Ce fut un cri de joie : la bienheureuse était redevenue "ce qu'elle était avant ses maladies, fraîche et blonde, jeune et potelée [...]. De la fente du front qui l'avait tant défigurée, il ne subsistait nulle couture; les ulcères, les plaies avaient disparu".» (ibid. p. 33.) Libéré de la vie et de ses délices, le corps de Lydwine retrouvait son objet d'érotisme. Il redevenait désirable. La mort seule peut effacer les traces des saintes perversions qui ont accablé le ou la malheureuse - l'odeur de sainteté -, comme elle exposera les traces du péché des libertins : la syphilis, la gonorrhée, le sida, sans leur rendre leur beauté de jeunesse. «Lydwine fut canonisée en 1890, puis glorifiée par Huysmans dix ans plus tard, au moment où la médecine mentale rangeait les comportements transgressifs des femmes exaltées dans la catégorie des perversions : jouissance de la saleté, de la pollution, des excréments, de l'urine, de la boue.» (ibid. p. 33.)

Roudinesco place en incipit de son livre une phrase de Bataille : «Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure» (Roudinesco. ibid. p. 7; Bataille. op. cit. p. 161.) Mieux que Bataille, peut-être parce qu'il est lui-même catholique, c'est à Pierre Klossowski qu'il faut maintenant s'adresser pour mieux comprendre le paradoxe de la sainteté et de l'érotisme. Il rappelle, pour commencer son étude sur Sade, que le Marquis «grandit dans une société qui, consciente de reposer sur l'arbitraire, ne peut se maintenir qu'en cultivant une hypocrisie raffinée. Le malaise moral de cette société qui a tout à craindre du cynisme outrancier de quelques-uns de ses représentants est à l'origine des préoccupations philosophiques de Sade. Ces dernières traduisaient d'abord un état de mauvaise conscience : la mauvaise conscience du grand seigneur libertin, d'autant plus exigeante chez Sade qu'elle subit la poussée des forces irrationnelles de sa personnalité. Un profond besoin de justification amène donc Sade à chercher des arguments de défense dans la philosophie d'un La Mettrie et d'un d'Holbach.» (P. Klossowski. op. cit. pp. 51-52.) Il faut bien garder en tête que ce monde où «l'hypocrisie est un vice à la mode», pour citer Don Juan, était également celui de Benoît Labre.

De part et d'autre de la frontière qui, chez Bataille, sépare l'érotisme de la sainteté, existe une mauvaise conscience liée au sentiment d'effondrement des valeurs de la société : «La mauvaise conscience du débauché libertin représente – dans l'œuvre sadiste – un état d'esprit transitoire entre celui de l'homme social et la conscience athée du philosophe de la Nature. Son comportement présente à la fois des éléments négatifs que la pensée sadiste, dans son mouvement dialectique, s'efforcera d'éliminer, et des éléments positifs qui permettront de dépasser cet état d'esprit intermédiaire pour parvenir à la philosophie athée et asociale de la Nature, à la morale du mouvement perpétuel.» (ibid. p. 59.) De cette mauvaise conscience commune, deux théologies se dressent l'une face à l'autre, selon un partage manichéen pour l'une comme pour l'autre. Mais la dynamique est similaire. Chez le libertin – ou plus exactement le sadien -, «l'impunité ajoute... à la délectation de cette conscience : plus le châtiment mérité est grand et plus le délit a de valeur à ses yeux.» C'est ainsi que Sade reprend en l'inversant le topos de Beccaria «du délit et des peines» : «En elle le remords agit toujours et semble le mobile du crime. Pour le débauché libertin, c'est le Mal, et non pas une action indifférente parce que déterminée par le mouvement perpétuel comme pour le philosophe athée, qui sera le but essentiel de l'extension de la sphère des jouissances : "Ce n'est pas l'objet du libertinage, qui nous anime, c'est l'idée du mal"...» (ibid. pp. 60-61.)

L'idée du mal agit chez Sade comme celle du bien chez Labre. Chez ce dernier aussi l'impunité ajoutait à la délectation de la mauvaise conscience, puisque le châtiment de l'annihilation lui faisait paraître son délit toujours plus grand. Plus il souffrait, plus sa faute devenait lourde à porter. S'avilir à se nourrir sur des tas d'ordures, disons-le, sur la merde, portait le délit à des hauteurs transcendantes. Transportons maintenant ce cercle vicieux chez le libertin sadien; comment «cette conscience est susceptible d'élaborer tout une théologie destructrice telle que la religion de l'Être suprême en méchanceté, la seule que veuille professer Saint-Fond, type parfait du grand seigneur libertin et débauché. Cette religion du mal ne consiste pas encore à nier le crime comme la philosophie du mouvement perpétuel, mais à l'admettre comme découlant de l'existence d'un Dieu infernal.» (ibid. p. 61.) C'est, chez Sade, la projection d'une divinité d'une absolue cruauté, maîtresse de tous les actes criminels de l'humanité; ce que la seconde version de Justine ou les malheurs de la vertu élabore comme une vie de saint pour catholiques. Érotisme et sentiment religieux se rejoignent donc dans cette exaltation que Krafft-Ebing percevait comme une. Pour Sade, ce ne peut être que la théologie propre à un Dieu infernal, mais Benoît Labre goûtait déjà à cette divinité ici bas, dans ce monde où les délits et les transgressions sont incalculables.  

Alors que le libertin, «"...loin de nier Dieu comme l'athée ou de le laver de ses torts comme le déiste" la conscience du débauché libertin consent à admettre Dieu avec tous ses vices. L'existence du mal dans le monde lui donne le moyen de faire chanter Dieu, le Coupable éternel parce que l'Agresseur originel, et dans ce but même elle a toujours recours aux catégories morales comme à un pacte que Dieu aurait violé. La souf-france devient une lettre de change sur Dieu.» (ibid. pp. 64-65.) C'est ici que saint et libertin se rejoignent. À quel Dieu présenter cette lettre de change? Un Dieu bon, Père, créateur du Ciel et de la Terre, ou bien un Être suprême en méchanceté qui a créé la Nature et l'homme afin de les détruire après d'horribles tourments qu'Il pratiquerait comme un enfant - tout ce qu'il y a de plus normal - abandonné à ses pulsions destructrices?

«Cette maîtrise perpétuellement en mouvement, qui tressaille de plaisir et ne procure de jouissance que dans la dissolution et la destruction, est-elle vraiment aveugle et sans volonté?» Et voilà peut-être ce qui séparait Sade des autres libertins de son temps qui, comme Laclos ou Mercier furent prompts à le condamner. Les supplices et les viols décrits dans les romans de Sade, pire que témoigner de l'athéisme, témoignaient de l'existence d'un Dieu vicieux, pervers, créé à l'image du libertin comme Labre croyait qu'en tant qu'homme, il avait été créé à l'image de Dieu : «N'y a-t-il pas une intention dans cet agent universel? Et l'on assiste alors à cet étrange spectacle : Sade insultant la Nature comme il insultait Dieu créait le plus grand nombre d'hommes dans le but de leur faire encourir les supplices éternels, "alors qu'il eût été plus conforme à la bonté, à la raison, à l'équité de ne créer que des pierres et des plantes, que de former des hommes dont la conduite pourrait attirer des châtiments sans fin". Mais dans quelle situation affreuse nous met la Nature" puisque le dégoût de la vie devient tel en votre âme qu'il n'est pas un seul homme qui voulût recommencer à vivre, si on le lui offrait le jour de sa mort...» (ibid. p. 71.) 

Dans un essai délirant, le Système du Pape Pie VI, dans lequel Sade accuse la Nature de chercher «à récupérer des forces en faisant périr de temps en temps des populations entières par la maladie, le cataclysme, la guerre, la discorde ou le crime des scélérats» (ibid. p. 79), il nous montre «deux forces en concurrence : l'aspiration de la Nature à retrouver sa plus active puissance, et le principe de vie et de mort des trois règnes [végétal, animal et minéral], principe du mouvement perpétuel amenant les créations successives; mais elles ne sont en réalité que le même phénomène : le mouvement perpétuel est aveugle, mais l'aspiration à échapper aux lois de ce mouvement (par les bouleversements et les crimes), n'est que la prise de conscience de ce mouvement. La conscience sadiste va découvrir dans cette dualité son propre conflit et peut-être y entrevoir sa solution finale. Le problème de la création-destruction des créatures qui se pose à la Nature se créant des obstacles par sa volonté de création, la conscience sadiste ne créait-elle pas le prochain dans sa volonté de se créer elle-même? Cela même par la nécessité de détruire autrui?» (ibid. pp. 84-85.) Le sadiste nous ramène aux origines du christianisme, en particulier à la gnose manichéenne. Les longs monologues remplis de sophismes chez les libertins sadiens équivalent à des gnoses où il importe peu de croire ou non à l'Être suprême en méchanceté, il suffit d'en saisir la portée philosophique, en particulier son sens moral qui se fait le miroir inversé du christianisme.

Klossowski rapporte alors l'image de la Vierge. La Sainte-Vierge chez Labre trouve-t-elle son revers chez Justine l'innocente chez Sade? «Pour Sade l'image de la vierge, par la réaction qu'elle suscite en lui, est donc déjà une image de sa propre cruauté – qu'elle annonce et provoque. On se trouve ici devant une réplique de l'ascèse religieuse : dans cette dernière, l'image de la pureté originale exalte la virilité au delà de l'instinct de procréation et l'associe à l'amour de Dieu; dans l'expérience sadiste, l'image non tant de la pureté virginale que de la vierge comme créature paradoxale porte la virilité à l'exaspération et retourne cette exaspération contre l'instinct de procréation au lieu de l'exalter au delà de cet instinct. Ainsi, elle associe la virilité à la cruauté. La virilité n'étant plus éprouvée que comme motif de la perte de son objet, le seul moyen de cacher la virilité maudite, de voiler et de compenser la malédiction de la virilité est précisément dans la saveur de la cruauté. Si, pour la virilité exaltée de l'âme religieuse, l'association se fait avec l'amour de Dieu, en sorte que la pureté virginale devient l'élément médiateur de l'adoration... pour la virilité exaspérée, l'association se fait avec la cruauté, de sorte que l'image paradoxale de la vierge, objet de possession qui exclut la possession devient le propre objet de la cruauté.» (ibid. pp. 106-107.) Klossowski ajoute à la thèse de Bataille ce pivot qui repose ici sur ces deux termes : l'exaltation et l'exaspération. L'exaltation qui renvoie à la passivité masochiste d'un Benoît Labre est poussée un cran de plus jusqu'à l'exaspération sadique du Divin Marquis.

Labre est un exalté et ses macérations qui l'avilissent sont des cruautés masochistes servant de médiation à l'adoration de Dieu. Chez Sade, l'exaspération, à travers les crimes qui avilissent les victimes, sont bien des cruautés sadiques prescrits par la Nature ou - et c'est la même chose - l'Être suprême en méchanceté. La procréation est une punition de la Nature marâtre pour ne pas avoir pratiqué le sexe anal. Si la mère et l'enfant meurent en couche, ce sera le double châtiment que la Nature applique, conformément à la violence destructrice de l'Être suprême en méchanceté. Mais il y a une différence ontologique qui s'insinue ici. L'exaltation de Labre qui le conduit à l'avilissement quitte le fantasme pour se concrétiser dans le réel; l'exaspération de Sade ne va jamais jusqu'à commettre les crimes qu'il fantasme. La seule fois où il aurait pu assouvir son goût de la rancune instinctive se présenta lors des massacres des prisonniers à Paris en septembre 1792. Sorti de prison, il se trouva juge au tribunal improvisé devant lequel parut sa belle-mère, celle-là même qui, par lettre de cachet, l'avait fait interner à la Bastille. Or, plutôt que de l'envoyer à la pique, comme les autres prisonniers, il la fit relâcher. Tout au mieux, ses fantasmes criminels ne sont que les produits d'une virilité impuissante : «La délection morose consiste dans ce mouvement de l'âme par lequel elle se porte volontairement vers les images d'actes charnels ou spirituels prohibés pour s'attarder à leur contemplation; ces images de la tentation ou du péché déjà accompli appartiennent à la rêverie spontanée et leur apparition en elle-même ne constitue pas encore un état peccamineux du point de vue de la théologie morale; pas plus que la tentation du péché ne constitue le péché lui-même. Ce n'est qu'à partir du moment où l'âme s'applique à fixer ces images lorsqu'elle se présentent au gré de la rêverie, ou bien dans le sentiment de leur présence cachée, à les évoquer lorsqu'elles se sont apparemment évanouies dans la zone obscure de la conscience, comme des moyens de plaisir que l'âme tiendrait en réserve dans ses souterrains que, la volonté intervenant, l'âme se livre à une occupation nécessairement coupable.» (ibid. pp. 120-121.) Labre, lui, n'avait pas à se masturber devant des images puisqu'il avait la virilité active de qui accomplit les crimes de destruction qu'il retournait contre sa personne même.

Comment, ce qui crée la solitude pour le libertin - selon la thèse de Bataille - peut-il, chez le saint, ouvrir à l'altérité? Pour Klossowski, l'analyse de Bataille demeure un produit de son époque en étroite communion avec le monde décadent de la fin du XVIIIe siècle : «Ce n'était point pour participer à l'ambiance suffisamment malsaine de notre époque que Bataille et sa génération s'étaient singulièrement attardés devant l'inquiétante figure du Marquis de Sade : mais parce qu'ils découvraient dans les circonstances de son destin la pré-figuration de ce que l'on voyait alors autour de soi, sous une forme infiniment vulgarisée : la position limite que cherche à s'assurer un homme, déclassé ou inclassable, pendant une période de décomposition sociale.» (ibid. p. 169.) Sans doute. Mais par sa volonté de créer une mystique athée ou laïque, Georges Bataille se confrontait à l'homme comme «animal post-coïtum tristatur». Cette solitude, prolongement de la tristesse post-orgasmique, séparait ce que l'invention du mariage avait pour fonction de maintenir uni. L'association à la Vierge permettait de justifier cette séparation chez le saint, sublimant l'oraison en chant d'amour ouvrant sur le joi des anciens troubadours. Par contre, l'association à l'innocence, à la vierge victime du libertin sadien, n'ajoutait qu'à la jubilation de la profaner, de la violer, de la tuer. Dans les deux cas, le post-coïtum tristatur met la virilité face à son impuissance. L'innocente se fait ouvrir le ventre et retirer son fœtus; la Vierge, honorée par Benoît Labre, finit, elle, un demi-siècle plus tard, en Immaculée Conception, une Sainte-Vierge plantée-là, debout, sans plus d'enfant dans ses bras. De la Vierge qui étendait son grand manteau pour y englober le monde, sous la Renaissance, devient une Vierge stérile à l'ère de la Grande Industrie et du Commerce!

Sans le sacré - le sacer -, l'érotisme se ramène à cette profanation vulgaire de la sciencia sexualis dont parle Foucault. Faisant partie d'un même monde occidental déjanté. pour ne pas dire décadent, Benoît Labre et Donatien-François de Sade partageaient une même psyché primitive travaillée par un socius en état de schisme, cumulation de crises socio-économiques, politiques et morales. L'avilissement, l'abjection de soi comme de l'Autre offraient une médiation commune, chez le premier tournée vers lui-même dans une relation à une divinité bonne; chez le second, portée vers l'objet à détruire conformément à la loi de l'Être suprême en méchanceté. Le second resta beaucoup plus inhibé quant à l'acte destructeur que le premier qui, n'ayant que son corps à détruire, pouvait s'y adonner librement. Si Sade se détacha de tout sentiment de culpabilité, comme un narcissique toxique, Benoît Labre réinvestissait sa culpabilité dans son propre cercle de désirs et de renoncements vicieux. Les actes pervers restent pour ce qu'ils sont, pour l'un comme pour l'autre, indépendamment des intentions et des justifications, des résidus de la sexualité polymorphe de la petite enfance. Être tout à tous, chez Labre (selon la maxime de Paul de Tarse); avoir tous à soi chez Sade. Ce qui devient spirituel, propre au sentiment religieux chez le saint, ne porte fruit seulement si la communauté chrétienne succombe au charme charismatique du saint. Chez Sade, le sentiment religieux n'est plus qu'une fascination morbide qu'une poignée d'intellectuels du XXe siècle ont hissée sur les autels universitaires. Rien ne peut correspondre à ce sentiment dans l'univers sadien où le nihilisme, le narcissisme et l'hédonisme se sont imposés après la mort annoncée de Dieu comme une nouvelle Trinité du Diable. Les fantasmes d'auto-destruction et d'avilissement de Labre se sont transférés vers la débilité du commerce sexuel, légalisé ou non. La contemplation mystique contenait malgré tout une forme d'ars erotica que le positivisme de la sciencia sexualis transforma en ars erotica négatif d'où est exclue toute portée spirituelle

Jean-Paul Coupal

29 septembre 2025.
 

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