DANS LA SPHÈRE DE SATURNE :
LABRE AVEC SADE
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Félicien Rops. La Tentation de saint Antoine, 1878 |
Si quelqu'esprit fort se fût avisé de demander au Marquis de Sade
Il apparaît normal - dans la logique du poème - qu'au fur et à mesure que Dante s'approche de l'Empyrée, il y rencontre de plus en plus de figures saintes. L'hagiographie était un genre majeur à l'époque. La Légende dorée de Jacques de Voragine (date de composition entre 1261 et 1266) remontait à seulement un demi-siècle avant La Divine Comédie. Reproduisant les cours royales, la curie céleste était composée de vénérables, de bienheureux et de saints comme il y avait des barons, des contes et des ducs dans l'entourage du roi ou de l'empereur.
Dante et Béatrice avaient rencontré déjà beaucoup de saints dans la sphère du Soleil. Des philosophes, des théologiens surtout. Dans la cosmologie de l'époque, Saturne était la planète la plus éloignée du Soleil (et de la Terre), aussi les saints qu'on y rencontrait avaient-ils la qualité d'être plus contemplatifs : «Ces autres feux s'adonnèrent ainsi à la vie contemplative, et furent embrasés de cette chaleur qui fait produire de saintes fleurs et des fruits divins. Voici Macaire, voici Romuald; voici d'autres frères qui s'enfermèrent dans des cloîtres, et persévérèrent noblement dans leurs vœux.» (Chant XXII, v. 46-51.) En fait, les critiques ne savent pas si Dante pensait ici à Macaire d'Alexandrie, mort en 404, ou à Macaire d'Égypte, mort en 391, voire à un troisième saint Macaire, un Romain celui-ci, ermite légendaire «visité par des pèlerins d'outre-tombe», pour reprendre l'allusion d'André Pézard. Tant qu'à saint Romuald, il s'agit du fondateur de l'Ordre des Camaldules, mort en 1027. À peine évoqués, ils n'ont pas aux yeux du Dante le statut de saint Benoît ou de François d'Assise, ni même surtout de saint Pierre Damien.
Saint Benoît de Nursie (480-547) est considéré non seulement comme le fondateur de l'ordre des Bénédictins, le premier grand ordre monastique, mais aussi de la civilisation occidentale. Aux temps de Dante, les moines avaient mauvaise presse, ce que traduit un grand nombre d'œuvres populaires. Ainsi Benoît s'adresse-t-il à Dante et Béatrice : «Le mont sur lequel s'élève Cassin était autrefois fréquenté par une population égarée et perverse. J'y ai, le premier, porté le nom de celui par qui fut amené sur la terre la vérité qui nous élève si haut. La grâce me favorisa tellement, que j'arrachai les villes voisines au culte impie qui séduisait l'Univers.» (Chant XXII, v. 37-45.) Pour peu après se plaindre que l'échelle qui fût celle de Jacob et qui permet d'atteindre l'Empyrée n'est plus celle qu'osent emprunter ses disciples : «Personne à présent ne vient de la terre, pour y monter, et tous les statuts de ma règle sont du papier perdu. Les murailles qui devaient entourer des abbayes sont des cavernes presque inhabitées; les frocs sont des besaces remplies de mauvaise farine : la pesante usure ne charge le fruit qui rend le cœur des moines si insensé. Ce qui reste à l'Église appartient à ceux qui demandent au nom de Dieu, et non à des parents, et doit encore moins être salement dépensé. Ô hommes, vous êtes si faibles, qu'un bon commandement ne dure pas, de la naissance du chêne jusqu'au moment où il porte des glands! Pierre commença sans or et sans argent; je commençai, moi, par des oraisons et des jeûnes.» (Chant XXII, v. 73-89.) La contemplation était un art qui se perdait à l'époque de Dante, semble-t-il, alors que la vie active s'insinuait jusque dans les cloîtres les plus hermétiques.
Beaucoup des saints contemporains de l'époque de Benoît (IVe siècle) ont été exclus de l'hagiographie avec le concile de Vatican II puisque la critique des sources en arrivait à la conclusion qu'ils n'avaient tout sim-plement pas existé ou qu'ils étaient des relectures chrétiennes de légendes païennes. Ce fut un drame pour bien des croyants sincères, sans parler des superstitieux invétérés, de se voir dépossédés de leurs saints patrons auxquels ils faisaient brûler des cierges. Des héros de légendes devenues apocryphes.
Le saint est d'abord ce qui sépare le sacré du profane, mais dans les faits, la chose n'est pas séparée aussi nettement. Déjà tout dans la vie de Benoît annonçait la structure ambiguë de la figure du saint dans la chrétienté. «Né à Norcia en Ombrie vers 480, nous dit l'hagiographe Omer Englebert, Benoît s'adonna dès l'enfance à la piété et à la vertu. À Rome où il étudiait, la vue du dérèglement de ses condisciples lui fit craindre de tomber à son tour dans le péché; il s'enfuit sans prendre congé de personne et gagna les montagnes de Subiaco.» (O. Englebert. La Fleur des Saints, Paris, Albin Michel, 1959, p. 129.) Autre caractère typique de Benoît : il est issu de la petite noblesse de province. Son père est fortuné. Benoît rompt donc avec la richesse patrimoniale comme plus tard François d'Assise. Contrairement à la part majoritaire du socius, le jeune homme décidait de déserter le profane pour se con-sacrer :
«Lorsqu'on sacrifie une chose, on la sépare d'autres appartenant à une même catégorie. Cette séparation implique généralement une "con-sécration", soit la transmission de la chose en question à quelqu'un ou à quelque chose. [...] En latin, les mots sacer et sanctus ont un sens similaire. Sanctus désigne quelque chose qui a été retiré du commun, qui a été sanctifié et auquel il est interdit de porter atteinte; sacer désigne ce qui est spécifiquement consacré : "sacer esto", sois sanctifié, lors d'une exécution capitale. Le condamné passait du domaine des hommes au domaine des dieux. (Parfois ces mots latins étaient réunis pour exprimer la sainteté avec une force particulière, sacrosanctus).» (A. Kleinberg. Histoire des saints, Paris, Galllimard, Col. Bibliothèque des histoires, 2005, p. 14.)
La sainteté est une affaire qui oppose l'autorité avec la communauté et sa ferveur religieuse. «Cette tension se manifeste sur deux plans : cérémoniel et charismatique. Au plan cérémoniel appartient tout ce qui fait partie habituellement du culte officiel. Lorsqu'on met en question le pouvoir qu'a l'élite de déter-miner ces lois, c'est aussi, en somme, l'existence de cette élite qui est contestée. Lorsque des sectes hérétiques ou renégates (ainsi les vaudois, les cathares et, bien entendu, les protestants) déclarent renier la sainteté des lieux, de cérémonies et de personnes attachés au culte, elles rejettent l'autorité toute entière. [...] Au second plan, qualifié de charismatique, c'est en général non pas un combat ouvert qui se livre, mais une controverse bien plus subtile, où les parties arrivent à des compromis sans en convenir. C'est la controverse sur le caractère de la sainteté charismatique et ce qu'elle implique...» (ibid. pp. 16-17.) Charisme et institutions entrent donc en compétition dans la désignation de qui est ou ne peut être considéré comme un saint.
Tant que l'appareil clérical ne fut pas parfaitement centralisé, le sentiment charismatique demeurait ce qui partageait la sainteté du profane. Dans chaque communauté, rappelle Kleinberg, «il y avait discussion sur l'authenticité du saint, si la vie qu'il menait justifiait qu'on lui accordât des pouvoirs surnaturels, si les voix qu'il entendait étaient bien des voix divines, si les miracles qu'on lui attribuait méritaient la confiance. Les idiots et les déments - ou ceux que la communauté présentait comme tels - étaient considérés avec mépris par les autorités ecclésiastiques. Mais s'il se formait dans la communauté une sorte de consensus, s'il s'avérait soudain qu'un tel était devenu un personnage connu et qu'il avait réuni autour de lui un public d'adeptes, les autorités - les locales dans les cas moins importants, les centrales dans les cas plus importants - intervenaient. Elles envoyaient quelqu'un pour vérifier ce dont il s'agissait et pour débattre avec la communauté sur la question de savoir qui était exactement l'homme en qui elle voyait un saint, quelle était la nature de l'engoue-ment qu'il suscitait, quel genre de vie il menait ou avait mené et, surtout, s'il y avait là quelque raison de soupçonner une hérésie ou une apostasie. Si l'on concluait que cet engouement pouvait servir la cause de l'Église ou, du moins, qu'il ne lui était pas nocif, les autorités lui permettaient de se prolonger et s'immisçant peu dans le caractère que lui faisait prendre la communauté locale. Si les autorités en venaient à croire qu'il y avait là un danger, elles faisaient ce qu'elles pouvaient pour supprimer cet engouement et, parfois, lorsqu'il s'agissait d'une personne vivante, pour supprimer également l'objet de cet engouement.» (ibid. p. 21.) C'est là ce fameux «procès de béatification (ou de canonisation)» que l'Église, toujours suite à de généreuses contributions, met en marche lorsqu'une communauté (et plus spécifiquement une communauté religieuse) demande l'élévation de son fondateur sur les autels.
Toujours «les détenteurs du charisme n'étaient pas autorisés à ajouter ou à enlever quoi que ce fût au dogme de l'Église.» (ibid. pp. 21-22.) D'autre part, «parallèlement au corpus dogmatique, la religion comportait aussi un corpus mythique, à savoir des histoires saintes concernant Dieu, Sa mère et Ses apôtres dans le monde, et un corpus éthique et pratique, à savoir un répertoire de règles de conduite consacrées, [à] ces niveaux, l'apport des détenteurs de charisme à la religion chrétienne fut immense. Chaque nouveau saint ajoutait de nouvelles couleurs et nuances au répertoire des faits et gestes consacrés, du fait même qu'il ou elle servait de modèle "consacré". [...] Ces histoires ont remo-delé le profil psycho-logique de Dieu ainsi que le cours de Sa biogra-phie. Sans eux, le christia-nisme serait une religion totalement différente. C'est grâce à cette tendance de l'Église à permettre à des gens de toutes provenances de s'introduire dans le centre symbolique et politique que le christianisme catholique constitue une religion qui se renouvelle constamment. Il entretient sans cesse un dialogue vivant entre le centre et la périphérie, entre Dieu et ses fidèles.» (ibid. p. 22.) Autant dire que le fond charismatique nourrit la psyché des fidèles de figures affectives alors que l'institution ne concrétise la consécration du postulant que si elle est en mesure d'ajouter une rhétorique justificative, un discours social, idéologique à l'exemplum qu'illustre la vie du saint. C'est cette dernière fonction - la fonction sociale du culte des saints - qui détermine la reconnaissance finale ou non du postulant.
Revenons à Benoît de Nursie. Retiré dans le désert de Subiaco, à l'est de Rome, Benoît y rencontre un moine nommé Romain qui le revêt de l'habit religieux et lui «indique comme lieu de retraite une caverne ignorée de tous. Benoît y vécut trois ans, jusqu'au jour où le bruit de ses vertus parvint à des moines dont l'abbé venait de mourir. À force d'instances ils obtinrent qu'il le remplaçât; mais certains d'entre eux, le trouvant trop sévère, mirent du poison dans son vin. Le verra éclata quand Benoît, à son habitude, traça le signe de la croix sur la boisson : "Je vous l'avais bien répété, dit-il en se levant, que nous ne pourrions pas nous convenir", et il retourna dans sa caverne.» (O. Engelbert. op. cit. pp. 129-130.)
Engelbert est moins prolixe des détails de la vie de Benoît au désert, mais durant ces trois années, nous apprennent De Langle de Cary et Taburet-Missoffe, Benoît fut constamment soumis à diverses tentations, à l'exemple du Christ, lui aussi retiré au désert : «...une fois il a dompté les assauts d'une violente tentation en se roulant nu, dans un buisson épineux, obtenant une victoire décisive. Ainsi passa-t-il trois années.» (Dictionnaire des Saints, Paris, LGF. Col. Livre de poche chrétien, # A28-A29, 1963, p. 48.) C'est après cet épisode que les moines de Vicovaro sont venus le chercher. Retourné au désert, «des disciples de plus en plus nombreux se placèrent sous sa conduite. Il bâtit pour eux douze monastères, composés chacun de douze moines, à la tête desquels était un abbé». (O. Engelbert. op. cit. p. 130.) De Langle de Cary et Taburet-Missoffe précisent pour leur part que «des hommes d'élite viennent à lui, et c'est l'époque des fondations.» (op. cit. p. 48.) Il s'agit-là d'une reconnaissance d'une certaine élite de la société romaine en plein désarroi sous les menaces et les invasions germaniques. Un monastère unique ne peut générer une organisation communautaire suffisamment large pour parvenir à réaliser la mission apostolique du christianisme, celle de convertir l'ensemble des âmes humaines.
Si Benoît trouva des âmes charitables pour soutenir son œuvre de fondations, il eut aussi des adversaires jaloux et coriaces : «À cette incomparable école des vertus, des sénateurs romains amènent leurs fils, et c'est le petit Placide, futur saint, qui, revêtu d'une robe monastique à sa taille, priera, étudiera, gambadera gaiement avec Maur, saint aussi, son jeune compagnon. Il faudra la campagne de calomnies, la haine d'un misérable prêtre, Florentius, qui, non content d'essayer de corrompre les disciples de Benoît, enverra au saint abbé un pain empoisonné pour le décider à quitter définitivement Subiaco.» (ibid. p. 48.) La légende raconte aussi que ce même Florentius aurait envoyé des prostituées au monastère afin de dévoyer les moines.
C'est vers 529 que Benoît quitta Subiaco avec quelques disciples pour se diriger vers Monte Cassino et y fonder une abbaye à mi-chemin entre Rome et Naples : «S'élevaient là des autels dédiés à Vénus, Jupiter et Apollon. Le bienheureux brisa les idoles, renversa les autels, mit le feu au bois sacré, et malgré toutes les persécutions du démon, construisit une abbaye qui fut depuis lors maintes fois détruites, mais qui toujours renaquit de ses cendres.» (O. Engelbert. op. cit. p. 230.) On sait le pilonnage intensif que l'aviation alliée soumit l'abbaye en février 1944. C'est le commandant des troupes néo-zélandaises, Bernard Freyberg, avec l'accord de Chruchill, qui opéra le bombardement. Étrangement, c'est la division blindée Hermann Göring qui entreprit de déplacer à Rome les archives et les documents bibliographiques les plus précieux. En prévision des dommages par des tirs d'artillerie ennemie, les Allemands avaient vidé dès décembre 1943 l'abbaye de toutes ses pièces d'archives, manuscrits et de toutes ses œuvres d'art, par une noria de camions de la Wehrmacht qui a duré plusieurs semaines. L'évacuation relevait non d'une décision improvisée mais d'une demande de Berlin par l'archiprêtre à l'époque, Gregorio Diamare, et était dirigée
par le colonel Julius Schlegel sous le comman-dement du général Frido von Senger, comman-dant du XVIe Pan-zerkorps, celui-ci étant catholique. «Il avait interdit à ses troupes disséminées dans toute la montagne, de se poster à l'intérieur de la bande de 300 mètres de large qui entourait à l'extérieur les remparts de l'abbaye et qui délimitait la zone de neutralité, puis fait savoir aux Alliés qu'il n'y conservait aucune garnison ni armement.» (Wikipedia) L'abbaye servait de poste allemand chargé de retarder l'avance des troupes alliées. Celles-ci bombardèrent donc l'abbaye jusqu'à ce qu'il n'y restèrent plus que des ruines.
Au Mont Cassin, Benoît y élabora sa célèbre règle - la première du monachisme occidental. Celle-ci était fondée sur deux bases : le silence et le travail, auxquels s'ajoutaient la prière, la componction du cœur et le respect de la personne humaine. Ce monument de sagesse qui a traversé les siècles (O. Engelbert) est à l'origine de 40 000 monastères fondés partout en Occident, sans oublier les autres qui s'en inspirèrent. En effet, «du Mont-Cassin la règle qu'écrivait saint Benoît allait illuminer le monde. Charle-magne, écrivant ses Capitu-laires, s'en inspirera directement, et si tous les monastères d'Europe ont été unifiés à partir du IXe siècle, c'est parce que leur a été appliquée à tous cette règle : stabilité dans le cloître, obéissance à l'abbé, père des moines, jeûne, abstinence, travail manuel, les "lectio divina" lecture de l'Écriture sainte et des Pères; et, par-dessus tout, l'office divin. La règle énonce les douze degrés d'humilité en lesquels se résume l'ascèse de saint Benoît qui sont un effort de destruction systématique de toute volonté propre. Elle apprend à accueillir l'étranger, à soigner les malades, à éduquer les enfants reçus au cloître. Elle commande la discrétion, mère des vertus, qui est la sage mesure de toutes choses. Dans les pays réclamant la venue des moines, ces foyers de vie intégrale surgissent. Ainsi la règle de saint Benoît fait-elle vivre encore tant de monastères dont l'esprit a bâti l'Europe.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 49.)
L'importance accordée au travail manuel réalisa un véritable miracle en soi, celui de rendre le désert proche du Mont Cassin en véritable champs pour faire pousser les légumes et les fruits propres à enrichir la région. Ce qui distingue tant les rites bénédictins de la modernité, c'est cette abolition de sa volonté propre - donc de la liberté - pour un abandon à la contemplation, même dans le travail le plus éreintant, fait dans le silence et la prière intérieure. À partir de ce moment, les moines - le clergé régulier - se livrèrent à cultiver la spiritualité, la connaissance, la pensée méthodique. Autour des princes, des rois et des empereurs, ils vont ériger des écoles, des universités, des communautés d'érudits. Le monde occidental est bien né de l'esprit insufflé par la règle de Benoît de Nursie, même si aujourd'hui,
il lui rend peu hommage en prenant tout le contre-pied de ses valeurs : bavar-dage à la place du silence; fainéantise à la place du travail; consom-mation à la place de l'ascèse; orgueil et narcis-sisme à la place de l'humilité et de l'anéantissement, enfin les rumeurs les plus absurdes à la place du discernement. «Quelques semaines après la mort de sa sœur Scholastique, Benoît fit ouvrir le tombeau où il voulait reposer à côté d'elle. Il fut alors pris d'une fièvre violente que rien ne présageait. Le sixième jour, on le porta sur sa demande dans l'oratoire de saint Jean-Baptiste. Il y reçut le saint viatique puis, debout, les mains tendues vers le ciel, il rendit le dernier soupir.» (O. Engelbert. op. cit. p. 130.)
Les efforts de réformes morales de la société par l'action des monastères ont toujours été derrière les grandes entreprises de réforme de l'Église - sous Grégoire VII, sous Boniface VIII, sous Innocent III, lors du concile de Trente comme sous celui de Vatican II -, l'ordre bénédictin, relayé par les ordres dominicain et franciscain et plus tard jésuite marquent les grandes époques de son histoire. C'est à François d'Assise que l'ombre de Benoît fait appel devant Dante et Béatrice. Certes, Thomas d'Aquin avait vanté la vie de François d'Assise lors du séjour dans la sphère du Soleil. Ici, Benoît rappelle que «François débuta par une humilité touchante.» La contemplation est liée structurellement à l'humilité, bientôt confondue avec l'avilissement, voire l'abjection de soi et du monde. Une humanité imbue de narcissisme ne peut accéder à la contemplation. La vie du Poverello est une démonstration de cet axiome.
Né à Assise en 1181, fils d'un riche marchand drapier, François Bernardone - c'était son nom -, vécu une jeunesse volage, prenant part à des batailles de rues et même une expédition guerrière. Contrairement à Benoît, rien ne semblait le prédisposer à l'ascétisme et au retrait du monde. Par contre, malgré ses frasques, François faisait déjà preuve de certaines attitudes pieuses. Après avoir refusé l'aumône à un pauvre, «il s'en repentit avec chagrin, et jura de ne jamais refusé à qui lui demanderait au nom de Dieu.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 135.) S'engageant dans le décor désertique et austère des Pouilles vers Pérouse, il rencontre un lépreux qu'il embrasse, surmontant sa répulsion. Cherchant la volonté divine, il la trouve dans un moment de prière dans la chapelle délabrée de Saint-Damien, lorsqu'il entend une voix qui descend du crucifix : «Va, François, et reconstruit ma maison, car elle est proche de s'écrouler.» (ibid. p. 135.) C'est le moment qui va transformer sa vie. On connaît la célèbre légende : «C'est le début de la grande aventure franciscaine qui révolutionnera le monde, et d'abord la ville d'Assise, qui retenti encore des chants du prodigue jouvenceau. Pour aider le vieux prêtre de Saint-Damien, François a vendu des pièces de drap prises à son père. Le tribunal de l'évêque d'Assise, Guido, va le juger. François quitte ses vêtements, ne gardant qu'un cilice, et son père, Bernardone, entendra ces mots : "Je n'ai plus qu'un Père qui est dans les cieux". À ce "fou", comme on l'appelle, qui quête sa nourriture dans les rues, d'autres "fous" se joindront. Ils mendieront des pierres pour rebâtir des églises, tout en prêchant "l'amour qui n'est plus aimé". "Dieu te donne la paix", est le salut de François à ceux qu'il rencontre.» (ibid. p. 135.)
Avec ses quelques disciples, il part pour Rome en 1210. Ceux-ci ont pris le nom de Frères mineurs et vont demander au pape Innocent III de bénir sa règle : «Pratiquer la pauvreté, l'humilité pour l'amour de Jésus crucifié, et chanter la joie.» Le pape hésite. Dans un songe, il entrevoit François soulevant l'édifice de l'Église, songe qu'il tient pour une révélation. Sa sœur, «en 1212, Claire d'Assise se mit sous sa conduite et donna naissance à l'ordre des pauvres dames. Le Tiers ordre fut établi une dizaine d'années plus tard pour les gens du monde, désireux de vivre en religieux sans sortir de leur état.» (O. Engelbert. op. cit. p. 425.) Mais François caresse d'autres rêves. Par trois tentatives pour se rendre chez les Sarrasins, une seule réussit, en 1219 : «Ce serait tout de même bon, pense François, de s'élancer dans les bras du Christ par la porte du martyr. Le voici en mission au Maroc, puis en Égypte, mais il rentre en Italie trouver ses frères au petit sanctuaire de Notre-Dame-des-Anges, dit de la Portioncule. Deux par deux, François envoie les "petits frères" prêcher, tout en travaillant dans les hôpitaux de lépreux ou dans les fermes, pour gagner leur pain, mais jamais d'argent. Ils reçoivent souvent des rebuffades, des injures, des pierres : là est le ciment de la "joie parfaite". N'éclate-t-elle pas dans le plus petit brin d'herbe, cette joie de la création? Saint François va en réapprendre la leçon au monde refroidi.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 136.)
Inspiré par le joi chanté par les troubadours, François s'engage dans l'écriture de poèmes contemplatifs; «des chants sublimes à la gloire de son frère le Soleil, vivait dans la familiarité des loups et des oiseaux, travaillait de ses mains, balayait les églises, soignait les lépreux, envoyait des vivres aux brigands avec ses affectueux compliments.» (O. Engelbert. op. cit. p. 425.) «Cette indicible joie qui l'habite, il en donne la recette, elle "jaillit de la pureté du cœur et de la constance dans la prière". (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 136.) Tout ne va pas pourtant pour le mieux dans
son ordre. Des frères sèment la zizanie, complotent contre lui. En 1221, débordé par ces «réformateurs», il renonce à gouverner son ordre. En septembre 1224, il reçoit les stigmates sur le mont Alverne : «à son amour de compassion, s'ajoutaient, imprimées en sa chair, les marques de la Passion. François deviendra presque aveugle, mais il ne cessera de chercher l'œuvre du Créateur. Se sentant mourir, il se fera transporter à la Portioncule, près de la chapelle. Il dicta son testament recommandant à ses frères "de s'aimer toujours les uns les autres, d'honorer toujours dame pauvreté et d'obéir aux prêtres de notre sainte mère l'Église". "Sois la bienvenue, ma sœur la Mort", répétait-il. Des lettres, des discours, des poésies sont restés de François d'Assise.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. pp. 135-136.) Selon la légende, au Portioncule, il se serait étendu nu sur la terre nue pour mourir.
La vénération du Pove-rello a commencé très tôt après sa mort. Elle inspira la première Renais-sance avec les fresques de l'église d'Assise peintes par Giotto et Cimabue. Ses Fioretti ont inspiré les poètes et les chansonniers. Sa vie a été transposée au cinéma dès 1911 avec Enrico Guazzoni avec Il poverello di Assisi, plus tard par Roberto Rosselini avec ses Onze Fioretti de François d'Assise (1950) et une vingtaine d'années plus tard, par un troisième réalisateur italien, Franco Zeffirelli réalisant, dans son style suave, François et le Chemin du
soleil (1972). L'écrivain franco-américain Julien Green a écrit une biographie du saint. Les historiens ne se sont pas laissés en reste! Le médiéviste Jacques Le Goff lui a consacré l'une de ses dernières études. Comme le rappelle Engelbert, lui aussi auteur d'une biographie étoffée consacrée à François : «L'influence religieuse et artistique du petit Pauvre fut immense, et dure encore. Aucun personnage au monde n'a suscité de nos jours, autant de publications; c'est le saint qu'affectionnent le plus les hérétiques et les individus. Cela tient, semble-t-il, à son caractère chevaleresque, à son absence de culture livresque, à ses dons poétiques, à son charme, et pour parler comme Benoît XV, "à ce qu'il est du Christ, la plus parfaite image qui fût jamais".» (O. Engelbert. op. cit. p. 426.) Mais le saint qui retient l'écoute de Dante et Béatrice, c'est Pierre Damien (1007-1072).
Ce personnage est un peu plus haut dans la hiérarchie des saints que nous venons de rencontrer. Originaire de Ravenne, futur cardinal et docteur de l'Église, lui, par contre, est bien issu de la misère. «Dernier né d'une nombreuse série d'enfants, sa mère refusa de l'allaiter. Elle mourut d'ailleurs peu après, ainsi que son mari. Un grand frère se chargea du petit Pierre et l'envoya garder les pourceaux. Un autre frère, nommé Damien, le recueillis ensuite et le fit étudier. En souvenir de lui, Pierre ajouta son prénom au sien.» (ibid. p. 90.) Doté d'une intelligence remarquable, à vingt-cinq ans, il enseigne à Parmes après avoir enseigné à Faenza et à Ravenne. Craignant pour son salut, il quitte l'enseignement pour entrer, à vingt-huit ans, chez les Camaldules, «à Font-Avellane, en Ombrie, où des religieux austères menaient la vie érémitique. Il enchérit sur eux et devint bientôt leur prieur. Il fonda des ermitages semblables à celui de Font-Avellane, sur lesquels il gardait la haute main; il eut des disciples qui furent eux-mêmes des saints, tels saint Jean de Lodi qui écrivit sa Vie, saint Rodolphe, évêque de Gubbio, et saint Dominique, dit l'"Encuirassé".» (ibid. p. 90.)
Ses capacités intellectuelles en firent un grand producteur de lettres, d'opuscules et même de Vies de saints, sans oublier ses sermons foudroyants. Il entretenait également des correspondances avec des papes, des antipapes, avec l'empereur même, d'autres prélats, abbés et abbesses. C'était une époque de scandales, rappelle Engelbert, «une époque pénible pour l'Église, en proie du haut en bas de la hiérarchie, aux plus grands désordres. Damien aux différents conciles et synodes, s'opposait vigoureusement tant à la simonie du clergé qu'à son immoralité; il les dénonça dans son Livre de Gomorrhe.» (De Langle de Cary et Taburet-Missoffe. op. cit. p. 314.) Le résultat de cette production fut que le pape Étienne IX l'obligea à accepter le chapeau de cardinal-évêque d'Ostie sous la menace d'excommunication! De Langle et Taburet nous disent que malgré ces honneurs, Pierre Damien gardait la nostalgie de sa cellule de moine au milieu de ses missions officielles. «En tant que légat, il fut reçut de façon grandiose à l'abbaye de Cluny. Rentré à Font-Avellane, livré à la prière et aux macérations, il dut encore quitter sa solitude pour s'occuper en Allemagne du divorce d'Henri IV. Il ne rentra plus dans son monastère. Envoyé de nouveau comme légat à Ravenne, il mourut sur le chemin de Rome, au monastère de Sainte-Marie-des-Angles.» (ibid. p. 314.) On l'y enterra avec l'épitaphe suivante, composée par lui-même, placée sur son tombeau : «Ce que
tu es, je le fus; ce que je suis, tu le seras. Souviens-toi de moi, je t'en supplie. Aie pitié des cendres de Pierre qui est ici. Prie, pleure et demande au Seigneur de l'épargner.» (Cité in O. Engelbert. op. cit. p. 91.) La communauté catholique a gardé l'habitude d'invoquer Pierre Damien contre les maux de tête, car il souffrait d'insomnies et «énormément de la tête.» Sa dépouille, incorrompue, a été placée dans la Cathédrale Saint-Pierre-Apôtre de Faenza. Emilie-Romagne. Le trajet de Pierre Damien est original. Jamais il ne fut canonisé officiellement, mais comme la communauté le considérait tel dès sa mort, son culte fut finalement approuvée et étendu à l'ensemble de la catholicité en 1823 par le pape Léon XII, qui le déclara également Docteur de l'Église cinq ans plus tard.
Le Pierre Damien que rencontrent Dante et Béatrice se confond avec le nom de Pierre le Pécheur, nom que Pierre Damien se serait attribué durant une période de sa vie, quoiqu'il s'en soit défendu. Là aussi, des confusions sont soulevées. Comme Benoît, Pierre Damien est là pour dénoncer l'effondrement moral où en était rendu la vie monastique : «Entre les deux mers qui bordent l'Italie, près de ta patrie, sont des rochers qui voient au-dessous d'eux le tonnerre; ils forment une grande élévation qui s'appelle Catria. Au pied de cette élévation, est un ermitage destiné au culte; là, je me dévouai tellement au service de Dieu, que, content d'une vie contemplative, je ne me nourrissais, pendant les gelées et les chaleurs, que d'aliments assaisonnés avec de l'huile. Ce cloître fournissait abondamment au ciel des âmes saintes, et maintenant il est si peu fertile, qu'il faut
que tôt ou tard on reconnaisse ce fait. Dans ce lieu, je m'appelai Pierre Damien. Ne me confonds avec un autre Pierre, surnommé Peccator qui demeurait dans la maison de Marie, située sur le bord de l'Adriatique. J'avais peu de temps à vivre, quand on me donna ce chapeau que l'on passe de mal en pis. Céphas et le vase d'élection de l'Esprit-Saint marchaient sans chaussures, étaient dans l'indigence, et demandaient leur nourriture dans la première hôtellerie. Les Pasteurs modernes veulent un valet qui écarte la foule devant eux; un autre qui guide leurs mules (tant ils sont lourds); un autre qui les suive, en soutenant leurs vêtements. Souvent encore le palefroi d'un prélat est couvert de son immense manteau; c'est ainsi que, sous une seule peau, il y a deux bêtes qui s'avancent. Ô patience, qui en permet tant!...» (Chant XXI, v. 106 à 135.)
Comme tant de saints philosophes ou théologiens, Pierre Damien était catégorique : «Dieu n'a pas besoinde rhétorique pour attirer à Lui les âmes. Ce ne sont pas des philosophes qu'il a envoyés pour évangéliser les hommes.» (Cité in Daniel-Rops. L'Église de la cathédrale et de la Croisade, Paris, Fayard/Grasset, Col. L'Histoire de l'Église du Christ, # 4, 1962-1965, p. 286.) Façon humble d'admettre son inutilité dans la conversion. Ses croisades à lui confrontaient plutôt les mœurs débauchées du temps. Comme Grégoire VII à la même époque, il s'en prenait à la simonie (la vente des objets sacerdotaux) et le nicolaïsme (le concubinat des prêtres). Mais ce fut la lutte qu'il mena contre l'homosexualité qui en fit un prédicateur foudroyant. L'homosexualité, car, contrairement à la plupart des discours d'époque, la sodomie n'était à ses yeux qu'une variété d'un mal plus grand. D'une part, parce que la sodomie pouvait se pratiquer aussi bien sur les femmes que sur les animaux; d'autre part, parce que la sodomie n'était qu'un élément d'un ensemble plus complexe de relations interpersonnelles. Si les mœurs du clergé étaient au centre de ses préoccupations, ses critiques et ses jugements débordaient le monde clérical par la simple logique que les clercs sont les éducateurs des fidèles.
Vern L. Bullough note, dans Sexual Variance in Society and History (The University of Chicago Press, 1976, pp. 363-364), comment «Pierre était particulièrement contrarié par ce qu'il considérait comme une pratique courante chez les délinquants homosexuels, qui consistait à se confesser à la personne avec laquelle ils avaient commis l'acte, s'assurant ainsi que l'affaire ne serait pas poursuivie et que la pénitence serait insignifiante. Il estimait que cela était injuste, car tout péché «contra naturam» méritait la peine maximale sans aucune circonstance atténuante. De plus, ajoutait-il, nous savons que les sodomites commettaient de nombreux autres péchés en plus de la sodomie, puisque la Bible affirmait que, poussés par leurs désirs, ils commettaient toutes sortes d'actes ignobles. Il estimait que les sodomites devaient être dégradés de leur ordre, même s'ils n'avaient commis qu'un seul des péchés sodomites les moins graves. Il a demandé au pape d'établir des normes pour les pénitentiels, car à moins qu'il n'y ait un seul auteur pour toutes les peines, la punition perdrait toute autorité.» (ibid. pp. 363-364. Traduction, DeepL Traducteur.)
C'est vers l'année 1051 que «Pierre Damien composa un long traité intitulé Le Livre de Gomorrhe plein d'une rhétorique grondeuse visant les rapports sexuels entre hommes, surtout entre membres du clergé. Il décrivit avec un luxe malsain de détails diverses variétés de rapports homosexuels, qui, selon lui, étaient couramment pratiqués. Il accusa les prêtres d'entretenir des relations sexuelles avec ceux dont ils assuraient la direction spirituelle et affirma que bien des clercs évitaient les sanctions ecclésiastiques en se confessant à d'autres clercs homosexuels.» (J. Boswell. Christianisme, tolérance sociale et homosexualité, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, pp. 271-272.) Pour Pierre Damien, l'homo-sexualité est au sommet des vices : «Pas un seul autre vice ne pourrait être raisonnablement comparé à celui-ci, qui l'emporte sur tous les autres en impureté. Car ce vice apporte avec lui la mort du corps et la destruction de l'âme; il souille la chair, étouffe la lumière de l'intelligence, jette l'Esprit Saint hors de son temple, le cœur de l'homme, et installe à sa place le diable, l'éveilleur des mauvais désirs; il ferme absolument l'esprit à la vérité; il trompe et oriente vers le mensonge; il jette des rêts sur le chemin et, quand un homme tombe dans la fosse, lui ferme toute fuite; il ouvre les portes de l'Enfer et ferme celles du Paradis; il fait du citoyen de la Jérusalem céleste l'héritier de la Babylone infernale.» (cit. in ibid. p. 272.)
Dans l'argumentaire de l'historien américain John Boswell, le Moyen Âge n'a pas été cette période de temps obscurs de répression sexuelle longtemps imaginée. Il remarque, par exemple, l'impossibilité pour Pierre Damien d'en référer à des textes conciliaires récents sur la sodomie : «Pour justifier son hostilité à de tels actes, saint Pierre ne put invoquer de décret plus récent que celui du concile d'Ancyre (314), dont des auteurs latins ont admis à tort qu'il avait légiféré contre l'homosexualité : c'est là un témoignage éloquent de l'indifférence de l'Église du haut Moyen Âge à la question.» (ibid. p. 272.) Mais la question finit par obséder Pierre Damien. Il est difficile de dire si ses perpétuelles névralgies coïncidaient avec ces obsessions, mais quoi qu'il en fût, Pierre Damien projetait ses propres pulsions partielles sur la flagellation, comme le rappelle Élisabeth Roudinesco : «Celui qui s'y adonnait s'accusait lui-même afin de compenser par sa souffrance le plaisir
que le vice procure à l'homme : plaisir du crime, du sexe, de la débauche. Ainsi la flagellation devint-elle une quête de l'absolu - essentiellement masculine - par laquelle le sujet occupait tour à tour la place du juge et celle du coupable, la place de Dieu le Père et celle du Fils de Dieu. S'infliger un châtiment signifiait que l'on voulait éduquer le corps, le maîtriser, mais aussi le mortifier pour le soumettre à un ordre divin. D'où l'emploi du terme "discipline" pour désigner l'instrument visible servant à la flagellation ou celui, invisible (le cilice ou étoffe de crin), porté à même la peau en vue de provoquer une souffrance continue des chairs.» É. Roudinesco. La Part obscure de nous-mêmes, Paris, Albin Michel, rééd. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 32368, 2007, pp. 34-35.) Dans la mesure où la flagellation frappe le dos, elle était un substitut symbolique de la sodomie.
En tout cas, malgré sa vaste réputation, la guerre livrée à l'homosexualité ne sembla pas toucher plus qu'il ne fallut le pape : «En réponse à cette polémique passionnée, Pierre reçut du pape Léon IX un message courtois, l'assurant que lui-même avait démontré son hostilité aux souillures de la chair et acceptant non sans quelque froideur d'interposer en la matière son autorité apostolique. Léon refusa d'accéder à la demande de Pierre, qui aurait voulu que tous les clercs coupables d'une faute homosexuelle soient exclus de l'Église, et insista au contraire pour que les coupables, "si ce n'était pas chez eux une habitude ancienne ou pratiquée en compagnie de beaucoup d'autres", soient admis au même rang qu'ils occupaient quand ils ont été reconnus coupables et que seuls les plus gravement coupables perdent leur rang premier. Bien que l'on ait parfois tiré trop grand parti de la réponse de Léon, on y voit incontestablement s'exprimer un pontife plus préoccupé de maintenir la stabilité dans les rangs du clergé que de punir les clercs coupables d'homosexualité : en écrivant à Pierre : "Vous avez écrit ce qu'il vous paraissait juste d'écrire". Léon semble indiquer que ses sentiments en la matière ne sont pas nécessairement identiques à ceux de son correspondant.» (ibid. pp. 272-273.)
Les temps étaient en effet trop incertains pour l'Église : la Querelle des investitures, la guerre avec l'empereur du Saint-Empire, les menaces musulmanes et l'incertitude de l'indépendance des États pontificaux devant les ambitions normandes venues du Sud (l'épisode Robert Guiscard); tout amenait le pape à user de modérations envers son clergé, base du soutien de Rome. De plus, Léon ne pouvait que trouver excessives les peines que Pierre Damien proposaient pour réprimer les écarts moraux : «Il est particulièrement frappant que saint Léon ait été en désaccord sur ce point avec saint Pierre puisque, selon ce dernier, le pape avait reconnu que les prostituées qui se mettaient à la disposition des prêtres devaient être réduites en esclavage - peine extraordinairement rigoureuse pour une activité fort banale. Plusieurs des biographes de Pierre ont estimé leur divergence en la matière suffisamment grave pour expliquer, plus que tout autre facteur, leur rupture finale.» (ibid. p. 273.) Comme finit par conclure Bullough : «Le refus du pape de suivre Pierre a entraîné une rupture entre eux, bien que d'autres facteurs aient pu jouer un rôle, et certains ont même affirmé qu'il n'y avait pas eu de rupture. Néanmoins, l'œuvre de Pierre a suscité une vague de protestations, en grande partie justifiées, car il avait calomnié le clergé alors qu'un règlement était en cours d'élaboration, mais le sujet est devenu de plus en plus important pour le droit canonique et l'Église s'est efforcée de trouver un système cohérent de sanctions.» (V. L. Bullough. op. cit. p. 364. Traduction, DeepL Traducteur.)
Il apparaît au bilan, que c'est la position du pape qui représentait l'attitude générale : «En fait, Pierre ne réussit à convaincre personne que le problème de l'homosexualité méritait autant de sévère attention, malgré la position fort influente qu'il occupait dans les mouvements réformistes du temps. Le synode de Latran de 1059 (Mansi, 19, 897-899) a promulgué une série de canons répondant aux demandes de Pierre sur toutes les questions relatives à la réforme du clergé, sauf l'homo-sexualité. Le pape Alexandre II (Anselme de Lucques), réformateur ardent et déterminé des mœurs du clergé (mais aussi disciple de Lanfranc, célèbre par son attachement passionné à de jeunes moines, alla jusqu'à dérober à Pierre le Liber Gomorrhianus et à le garder sous clef : "Il savait qu'il ne pourrait pas l'obtenir de moi par un autre moyen; il le remit en ma présence au supérieur de San Salvatore, lui demandant d'en faire une copie. Mais la nuit venue, il l'emporta sans que je le sache et l'enferma dans son secrétaire... Quand je lui en fais reproche, il sourit et s'efforce de m'apaiser par l'humour de ses fines plaisanteries."» (J. Boswell. op. cit. p. 274.)
Il est connu que les censeurs qui s'obsèdent sur des fautes sont eux-mêmes fascinés par ces mêmes fautes. Boswell ne rappelle-t-il pas comment Pierre Damien décrivait «avec un luxe malsain de détails diverses variétés de rapports homosexuels», ce qui confirme que la sodomie n'était pas la seule pratique de l'homosexualité qui suscitait sa fascination. La volonté de réformer l'Église et la res publica christiana comme théocratie sourdait des milieux monastiques dont Cluny était la tête, volonté théocratique qui s'incarna dans le pape Grégoire VII, pour qui réforme morale et domination politique relevaient de la même dynamique.
À travers ces différents exemples il est possible d'esquisser un portrait psychologique de la structure psychique de l'Église chrétienne. Religion universelle, le christianisme est apostolique et romain, à la fois sur une aire de diffusion et dirigée d'un centralisme politique et administratif assimilable à un axis mundi. Contrairement à l'empire romain qui fonctionnait sur le modèle de la prédation, l'Église a préféré le modèle du pastoralisme dans lequel le pouvoir est inhibé dans une attitude passive, souvent retournée contre elle-même. Au sadisme de l'empereur répond le masochisme du pasteur. Des persécutions subies par l'empire, l'Église répondait par son oblation volontaire - la destruction systématique de toute volonté propre, comme le prêcha Benoît de Nursie - apte à prendre à revers la violence de l'agresseur.
Depuis un siècle, les travaux des psychiatres et des psychanalystes ont révélé tout un logos à première vue «illogique» et «pervers» de la religion chrétienne, de ses pratiques aux limites du fanatisme (jusque parmi nos actuels charismatiques); de son aversion du sexuel et du corps en général (jusqu'à la nécrose), mais en même temps, le tout doublé d'une attente mystique du transcendant non dénuée de volupté; d'une «passion» religieuse qui n'est pas que religieuse, mais de la chair tourmentée, refoulée et frustrée. Déjà, dans le dernier tiers du XIXe siècle, le criminaliste viennois Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) affirmait que «la sensualité non satisfaite cherche et trouve souvent un équivalent dans l'exaltation religieuse.» (R. von Krafft-Ebing. Psychopathia sexualis, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1958, p. 18.) Pour exemple, il rappelait le cas de la none Blankebin tourmentée sans cesse par la préoccupation de savoir ce qu'avait pu devenir la partie du corps de Jésus perdue lors de la circoncision.
Le cas de Agnès Blannbekin permet de mieux comprendre celui de Pierre Damien. Née d'une famille de paysanne autrichienne, son nom varie d'un document l'autre, parfois Blanbakin, de son village natal (Plam-bachen), parfois, comme chez Krafft-Ebing, Blankebin. À l'âge de sept ou huit ans, elle com-mence à donner secrètement ses repas aux pauvres. À dix ou onze, elle se met à éprouver un violent désir pour le pain bénit. Vers 1260, elle se consacre au Tiers-ordre franciscain à Vienne, moment à partir duquel elle se fait végétarienne, déclarant que le Corps du Christ était pour elle une viande suffisante. Durant les messes et les prières, elle commence à entendre des voix qui lui expliquent les mystères de la religion, visions transcrites par son confesseur, le moine Ermenrich. Or, un grand nombre de ces visions sont jugées obscènes, comprenant la vision de moines, de femmes et de Jésus dans leur nudité. Une de ces visions est carrément une fellation, prétendant avoir senti dans sa bouche le Saint-Prépuce :
«En pleurant et avec compassion, elle commença de penser au prépuce du Christ et où il pouvait se trouver après la Résurrection. Aussitôt, elle sentit sur sa langue, avec la plus grande douceur, un petit morceau de peau, comme la peau d'un œuf, qu'elle avala. Après l'avoir avalé, elle sentit de nouveau sur sa langue, avec la même douceur, le petit morceau de peau, qu'elle avala de nouveau. Et ceci se reproduisit une centaine de fois. Comme elle sentait cette petite peau si fréquemment, elle fut tentée de la toucher du doigt ; mais celle-ci lui descendit dans la gorge d'elle-même. On lui dit que le prépuce avait suivi le Christ dans sa Résurrection. Et la saveur de cette petite peau était si aimable qu'elle sentit une douce transformation dans tous ses membres.» (cité in Wikipedia.)
Blannbekin s'est décrite
assaillie de visions tout au long de la journée, qu'elle dépeint
comme imber lacrimarum, une «pluie de larmes» de Dieu; des
visions remplies de lumières, se décrivant un jour si illuminée de
l'intérieur qu'elle pouvait se contempler elle-même. Ainsi, lors de
l'épisode du prépuce, beaucoup de ses visions impliquaient le
toucher, comme lorsqu'elle fut baisée sur la joue par l'Agneau de
Dieu. Lors de l'Eucharistie, elle prétendait goûter le Christ, de
même qu'elle recevait une boisson spirituelle rafraîchissante, de
l'eau qui s'écoulait du flanc du Christ lorsque le Centurion lui
plante son épée pour constater sa mort. Des visites de Jésus lui
causent même un orgasme : «La poitrine d'Agnès était
remplie d'excitation chaque fois que Dieu la visitait; c'était si
intense que cela lui traversait le corps et la brûlait, non pas de
façon douloureuse, mais de la plus aimable manière.» On
entrevoit déjà la célèbre scène immortalisée par le Bernin avec Thérèse
d'Avila. Agnès Blanbekin mourut à Vienne, le 10 mars 1315 dans son
couvent.
Krafft-Ebing cite aussi
le cas de Veronica Juliani (ou Giuliani) († 1727), béatifiée par Pie IX qui, «par vénération pour l'Agneau céleste, prit un agneau véritable dans son lit, l'a couvert de baisers, lui a donné à téter, et quelques gouttes de lait vinrent aux mamelles.» (R. von Krafft-Ebing. op. cit. p. 18, n. 2.) En 1694, maîtresse des novices du couvent des clarisses capucines de Città di Castello, en Ombrie, Véronica vit l'expérience du mariage mystique. Deux ans plus tard, Jésus aurait blessé visiblement son cœur avec une flèche, cette blessure aurait même saigné de manière visible. Le 5 avril 1697, elle aurait reçu des stigmates aux mains, aux
pieds et au côté, ce qu'elle relate dans son journal : «Des
plaies de Jésus sortirent des traits de feu, quatre prirent l’aspect
de clous, et le cinquième prit la forme d’une pointe de lance
scintillante (la blessure au côté). [...] Je ressentis une
terrible douleur, mais en même temps je compris clairement que je
venais d’être entièrement transformée en Dieu.» (Wikipedia) Pour Krafft-Ebing, il ne fait aucun doute qu'il s'agissait là de psychopathies sexuelles. Véronica reproduisait le schéma posé par la vie de François d'Assise, frère de la fondatrice de son ordre.
Krafft-Ebing relevait surtout que «dans le domaine religieux, l'élément premier est le sentiment de la dépendance.» (ibid. p. 19.) C'était déjà affirmer, dans le catholicisme du moins, que le masochisme (sans utiliser ce terme anachronique) est l'élément premier du sentiment religieux. N'écoutons que ces quelques vers tirés de Polyeucte, pièce du dramaturge français Pierre Corneille (1641) pour s'en persuader :
«Non, non, persécutez,
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Bernin. Sainte Ludovica Albertoni. |





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Le goût pour le répugnant qui marque si allègrement Benoît Labre, dans la pure tradition catholique, est structurellement lié à ses péchés qui le tourmentent. Malgré sa sainteté et ses privations, Labre ne parvient pas à dominer ses obsessions coupables. Il régresse à se vouloir «tout-petit, un enfant aux yeux de Dieu», selon le P. Almerici. Il vénère la colonne de la flagellation (ibid. p. 345.); communie peu mais a deux dévotions majeures, comme par hasard, la Passion et la Sainte-Vierge! Et l'abbé Marconi de noter qu'«il possède une foi très saine et qu'il adhère fermement à tous les dogmes de l'Église. Il estime et vénère le pontife romain et si, dans ses prières, il réclame la conversion des hérétiques et des infidèles, c'est avec horreur pourtant qu'il prononce le mot "hérétique".» (ibid. p. 318.) On constate que, pour l'abbé, c'est parce que Benoît Labre adhérait fermement à tous les dogmes de l'Église plus qu'à ses macérations et ses avilissements qui font qu'«il possède une foi très saine! De santé fragile, ce feluette fut délivré de ses tourments à l'âge de 40 ans. Avec, on peut dire que Dieu délivra le monde d'un saint, «titre que l'on discerne mal» dans l'ensemble de cette pathologie profonde.
Le grand art de l'hagiographie moderne a été de réduire par l'euphémisme ces aspects masochistes de Benoît Labre. Daniel-Rops nous ramène à l'essentiel en rappelant l'opposition de la reconnaissance par l'autorité face à l'adhésion charismatique au saint, peu importe ses tribulations dans le monde de la répulsion. Daniel-Rops décrit ainsi la réaction dédaigneuse d'une sommité contemporaine de Benoît Labre, le cardinal de Bernis, ambassadeur du Roi de France auprès du Pape, à Rome : «Dans un rapport qu'il adressait à son ministre Vergennes, l'ambassadeur de France, le cardinal de Bernis, jugea bon de parler d'un incident minime dont Rome venait d'être le théâtre. "Nous avons ici, écrivait-il le 30 avril 1783, depuis le 16 de ce mois, dans une église de cette ville, un spectacle qui édifie les uns et scandalise les autres..." Lui-même se rangeait, de toute évidence, parmi les scandalisés. Il s'agissait, expliquait-il, de la ruée de la populace sur la tombe toute fraîche d'un mendiant d'origine française, d'un misérable, d'un pouilleux qu'on avait pu voir tendre son écuelle ébréchée à la porte des églises et jusque sur le seuil de l'ambassade, et dont lui, tout cardinal qu'il fût, n'avait jamais pensé qu'il pût être une manière de saint en niche. Était-ce un coup des jésuites, désireux de reconstituer leur Compagnie? Était-ce plutôt une manifestation janséniste? L'ambassadeur n'en pouvait décider, mais ce dont il était sûr, c'était que toute cette affaire sentait mauvais le fanatisme, qu'elle était ridicule, et qu'il la déplorait grandement.» (Daniel-Rops. L'ère des grands craquements, Paris, Fayard/Grasset, Col. L'Histoire de l'Église du Christ, # 8, 1962-1965, p. 271.)
Jamais le contraste n'a peut-être été aussi grand qu'en cette fin d'Ancien Régime, entre une Église triomphante dans ses pouvoirs et sa splendeur et l'avilissement des pratiques exacerbées du sentiment religieux et que traduit le fameux incipit du critique catholique Pierre Klossowski à l'ouverture de son essai, Sade mon prochain (1947) : «Si quelqu'esprit fort se fût avisé de demander à Saint-Benoît Labre ce qu'il pensait de son contemporain le Marquis de Sade, le saint eût répondu sans hésiter : "C'est mon prochain"» (Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1947, p. 9.) Cet incipit est disparu et a été remplacé au cours des rééditions ultérieures. Peut-être a-t-on jugé trop brutal ce rapprochement entre deux esprits obsédés par la coprolagnie (pour reprendre le mot de Krafft-Ebing) sinon la coprophagie (selon certains témoignages pour l'un et pour l'autre)? Labre avec Sade étaient, effectivement, aux deux extrémités du spectre des jugements moraux, car comment apposer à côté du pervers sexuel embastillé le mendiant de l'absolu?
«Ce mort de Notre-Dame-des-Monts, vers lequel courait la foule, il y avait déjà plusieurs années que Rome le connaissait. Certains l'avaient vu gîter dans un trou sous un escalier du Quirinal, roulé en boule comme un gros chien. D'autres l'avaient rencontré au Colisée - ce Colisée au désordre cyclopéen, aux blocs ruineux tout chevelus de ronces et de lauriers qu'a évoqué Piranèse -, et l'on racontait que, la nuit, quittant sa tanière, il allait chanter des litanies au pied de la croix qui, dans l'ancienne arène, gardait la mémoire des martyrs. Quelque temps il avait été recueilli dans un très humble hospice où un bon prêtre abritait les traîne-la-faim de son espèce : plus souvent on l'avait vu, pour se nourrir, fouiller dans les tas d'ordures. Qui était-il, en fin de compte, ce gueux? De quel pays venait-il? Certains assuraient que c'était un de ces jésuites errants que la suppression de la Compagnie avait jetés sur les routes; d'autres lui trouvaient un air de prince, de fils de famille dévoyé et qui faisait pénitence. On le disait Français d'ordinaire, mais d'aucuns le croyaient Polonais.» (ibid. p. 271.)
Étaient Polonais à l'époque tous ceux qui venaient de loin et dont on ignorait le lieu d'origine. Par contre, on voit comment la merde sur laquelle Labre venait se nourrir des rejets de soupe devient sous la plume de Daniel-Rops, «des tas d'ordures». Et l'historien de tracer ainsi le portrait du saint : «Son aspect était plus que singulier. Au premier abord, repoussant. Ses haillons ne se souvenaient même plus d'avoir été des vêtements; il émanait de lui une puanteur affreuse, et il ne fallait pas l'approcher de bien près pour voir que sur sa poitrine couraient les poux. Et cependant, a qui savait l'observer, son visage révélait une noblesse étrange et mystérieuse, comme si l'esprit d'enfance à qui fut promis le Royaume transparaissait sur ces traits décharnés, dans ces yeux caves, sur ces fiévreuses lèvres entrouvertes. Quelle puissance surnaturelle émanait de lui?» (ibid. p. 271.) Ce qui frappe dans ce morceau de stylistique, c'est qu'il ignore l'anachronisme qui place en plein milieu du siècle des révolutions - et particulièrement de la Révolution industrielle -, un homme qui se comportait comme les contemplatifs du christianisme médiéval ou même du christianisme oriental des premiers siècles - ces «fous de Dieu» rappelés naguère par John Saward et Jacques Lacarrière -, qui parcourait la capitale de la chrétienté. Plutôt que le prophétisme, fort à la mode depuis le XVIe siècle, Benoît Labre optait plutôt pour la mendicité :
«Nombreux étaient les prêtres qui l'avaient vu prier, des heures, au fond de leur église ou sur le seuil, les regards perdus dans une ineffable méditation. Nombreux aussi les fidèles qui, ayant jeté quelques haloques [monnaie des États pontifi-caux] dans son écuelle, avaient reçu de lui, avec son merci, des paroles si péné-trantes qu'ils en avaient eu le cœur remué. Des jeunes gens, des religieux assuraient l'avoir vu en extase, devant le saint sacrement, soulevé du sol par l'élan intérieur dans une posture qui défiait toutes les lois de la pesanteur. Des enfants, à ce qu'on racontait, avaient été guéris simplement parce qu'il leur avait saisi la main. Et l'on rapportait de lui d'étranges paroles prophétiques où il annonçait que bientôt un feu terrible balaierait sa patrie, que les abbayes où il avait vécu flamberaient, que les hosties seraient profanées et les prêtres persécutés.» (ibid. p. 271).
Ces prophéties, comme celles de Jésus annonçant la destruction de Jérusalem, sont probablement apocryphes, construites après les faits, car la mendicité seule semble caractériser le personnage : «L'ermite du Colisée, le mendiant des quarante heures, l'orant extatique des églises, s'appelait d'un vieux nom de France, Benoît Labre, dont les Italiens avaient fait Labré. Il était né à Amettes-en-Artois au diocèse de Boulogne, l'an 1748, dans une famille nombreu-se, trop nombreuse, de paysans pauvres qui, pour joindre les deux bouts, géraient aussi une modeste épicerie-mercerie dans le bourg. Bien qu'il fût l'aîné, Benoît avait été destiné au sacerdoce, sous la conduite de son excellent oncle, le curé d'Erin. Mais, alors qu'une carrière tout unie semblait s'offrir à lui, où son intelligence et son application au travail lui garantissait le succès, sa route, au seuil de l'adolescence, avait soudain dévié.
Quelle maladie de l'esprit l'avait-elle saisi alors? À moins que ce ne fût un mal plus profond encore, la grande faim qui torture les âmes prédestinées, la faim de Dieu. Psychose du scrupule, angoisse et dégoût de soi.» (ibid. pp. 271-272.) Il faut reconnaître l'audace que déploie ici Daniel-Rops. Avant même de parler de la conversion de Labre, l'historien évoque les hypothèques mentaux ou psychiques de son héros, mais très vite il se ravise : «En lisant, dans la bibliothèque du presbytère, les sermons bouleversants du père Le Jeune, le fameux oratorien aveugle qui, au siècle précédent, avait fait courir les foules, le petit Benoît avait découvert à la fois l'insondable misère du cœur de l'homme et le besoin d'une existence plus renoncée. Tour à tour, à la porte d'une chartreuse, puis de la Grande Trappe, puis de celle de Sept-Fonts, il était venu frapper. Sans succès. Était-ce son air d'innocent du village ou son apparence malingre qui avaient inquiété les prieurs? La même réponse lui était tombée dessus : "Mon fils, ce n'est pas à notre institut que Dieu vous appelle?" À quoi donc? Dans l'épreuve, il avait alors compris.» (ibid. p. 272.)
Évidemment, quand toutes les portes se referment devant soi - et ne demandons pas les raisons qui poussèrent ces cloîtres à refuser Benoît -, il ne reste plus qu'à poursuivre son chemin sur lequel on s'est engagé, c'est-à-dire parcourir les grands espaces d'un lieu à un autre, sans avoir nécessairement d'itinéraire décidé. Labre se fera donc pèlerin et la capitale des pèlerinages en Europe, c'est Rome : «Ce à quoi Dieu l'appelait, ce n'était rien d'autre qu'à une existence radicalement renoncée, calquée sur celle du Fils de l'Homme qui "n'avait même pas une pierre où reposer sa tête", une existence de pauvreté absolue, d'humilité totale et d'abandon. N'être rien, n'avoir rien, se nourrir d'aumônes, loger au hasard sous un porche d'église ou dans un trou de rocher, cela n'était encore rien : il y avait toujours des pèlerins, sur les routes de chrétienté, qui menaient une existence de cette sorte, ce qui leur valait considération.» (ibid. p. 272.)
Mais faut-il croire que Labre s'était habitué à sa condition de rejeté? Ne prenait-il pas un certain bonheur à se voir fermer les portes des cloîtres au nez? Ce faisant, ne lui indiquait-on pas qu'il n'était que néant? Que même les maisons de Dieu le rejetaient comme rebut? À force de coups de pied au derrière, ne le voilà-t-il pas intérioriser l'abjection dans laquelle on le refoulait? N'était-ce pas là son destin, finalement, et que, dans l'obéissance propre à la vie religieuse, il devait accepter avec enthousiasme? Chaque fois, c'était un billet supplémentaire d'humiliation, mais aussi de vanité : «Benoît souhaitait davantage : devenir le méprisé, le rebut de la terre, celui qu'on chasse de partout, et que les clochards eux-mêmes dédaignent et maltraitent. Peu à peu, il en était venu à cette volontaire négligence de tout soin, de toute hygiène, qui soulevait le cœur des délicats et n'aboutissait que trop bien à lui valoir affronts et avanies. Là seulement, dans cet état de mépris, il trouverait la paix, la fin de cette angoisse qui lui mordait le cœur quand il pensait à sa condition de pécheur, jamais sûr d'être absous, jamais sûr de ne pas tomber dans l'abîme. Pour sauver son âme, quel meilleur moyen que de livrer, vivant, son corps à la vermine qui, demain, le rongerait au tombeau?» (ibid. p. 272.) Benoît Labre ferait de son existence un martyre dans le pur style de Polyeucte : «Quinze ans durant, il avait donc été le mendiant de l'absolu qui courait les routes de chrétienté. De sanctuaire en sanctuaire, de relique en relique, de la Vierge noire d'Einsiedein au saint suaire de Chambéry, et de Compostelle à Assise ou à la Santa Casa de Lorette. Un grand chapelet autour du cou, à l'épaule la besace qui contenait, avec quelques croûtes, un volume dépenaillé de l'Imitation et deux ou trois traités d'oraison aussi minables, combien de lieues n'avait-il point parcourues, les jambes enflées et les pieds en sang, souvent si épuisé que de bonnes âmes avaient pitié de lui et le recueillaient dans quelque débarras!» (ibid. p. 273.)
Malgré une rhétorique prédicatrice, Daniel-Rops a le don d'imaginer l'idiosyncrasie de ses héros, ce qu'il doit sans doute à son grand talent de romancier. Sous sa plume, on envisage le destin de Benoît Labre comparable à celui d'un personnage de Victor Hugo : «Cette longue errance avait été marquée de maints épisodes cruels ou touchants. Une fois un prêtre l'avait fait emprisonner, le soupçonnant du vol d'un calice; un autre, parce qu'il s'était arrêté sur le bord de la route pour ranimer un blessé laissé là par les brigands, on l'avait accusé d'être l'assassin. Combien de fois ne l'avait-on pas chassé à coups de pierres? Mais tous ces opprobres il les accueillait avec le sourire, comme le don le plus précieux que le Christ humilié puisse faire à ceux qu'il aime, et quand un caillou tranchant lui déchirait la peau jusqu'au sang, il le ramassait et le baisait avec amour.» (ibid. p. 273.) N'avait-il pas appris que les souffrances qui lui étaient infligées (et qu'il s'infligeait lui-même par narcissisme) étaient autant de preuves d'amour de Dieu? «Quand, par hasard, il avait entendu voltiger ce mot autour de ses oreilles - il santo! il santo! - Benoît Labre s'était enfui, le cœur plein d'épouvante. Un saint, lui? Allons donc : le plus misérable des pécheurs, il ne le savait que trop.» (ibid. p. 273.) Et pourtant, c'était dans la logique des choses. À un tel niveau, comment peut-on distinguer la vraie de la fausse humilité?
Voilà, si on peut pasticher le sens paulinien, le grand scandale, la grande folie du destin de Benoît Labre, «et... c'est bien ainsi qu'il nous paraît : le plus étonnant des saints de son siècle, le plus significatif aussi. Cet homme aura tout refusé de ce qu'aimaient ses contemporains, le confort matériel, les plaisirs de la vie, les joies de l'esprit, ne dirait-on pas qu'il a été placé là par Dieu tout exprès pour donner une leçon au monde? Il y a une dialectique de la sainteté dont l'histoire de l'Église offre de nombreux exemples, comme si, au moment où l'humanité trahit son âme, Dieu s'arrangeait tou-jours pour désigner quelques-uns de ses témoins privilégiés, afin que soit signifié un avertissement solennel. Sainteté : antidote aux poisons qui nous tuent...» (ibid. p. 273). L'historien finit par donner la morale officielle de l'Église - de l'institution. Avant l'ère des grandes persécutions qui va s'ouvrir avec la Révolution française et qui met en branle la déchristianisation, le sort de Benoît Labre illustre à la fois la perdition du monde chrétien en même temps que le salut annoncé par le protestataire qui met la contemplation inutile devant la production utilitaire; le raffinement même dans l'abject devant la performance d'élite et l'aveuglement devant les certitudes de la raison : «Au cœur du XVIIIe siècle impie et jouisseur, le mendiant du Colisée tient à merveille ce rôle : aux jours de Voltaire et de l'Encyclopédie, sa prière incessante a valeur de protestation. Sans doute ne comprenaient-ils pas cela si profondément, tous ceux qui, des jours et des nuits, envahirent l'église où reposait sa dépouille, débordant le service d'ordre de la garde corse, se battant pour essayer d'arracher à sa dépouille quelques reliques, et réclamant du mort des miracles... qu'il fît.» (ibid. p. 273.) Paradoxalement, un contemporain de Labre, le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle, en 1776, dressa un Voltaire sous les traits d'un vieillard décharné dont le corps mourant aurait tout aussi bien pu être le sien.
À cette époque, il apparaissait déjà que le monde de l'industrie, de la standardisation et de l'efficacité productive ne pouvait se concilier avec celui de la contemplation et des contemplatifs. Les saints resteraient des anachro-nismes du monde rural, encore au XIXe siè-cle avec des person-nalités telles le curé d'Ars, Berna-dette Soubirous ou Dom Bosco. Malgré tout, elles parvinrent à tracer leur voie propre dans un monde où l'hédonisme, le narcissisme et le nihilisme se substitueraient à l'amour, la charité et la foi. Ainsi, poursuit notre historien, «à travers les manifestations tempétueuses de la ferveur populaire, un grand témoignage était donné à ce mystère, sans cesse renouvelé, qu'est la présence de la sainteté en notre monde. Si, durant les quatre jours saints de 1783, aucun office ne peut être célébré à Notre-Dame-des-Monts, si le Dieu de l'autel lui-même céda sa place au plus humble de ses serviteurs, ce n'était pas seulement, comme le pensait son Éminence le cardinal de Bernis, simple manifestation de fanatisme, peut-être Dieu avait-il voulu prouver, en suscitant le plus paradoxal des saints, le plus contradictoire à son
époque, que cette époque n'était pas aussi perdue qu'elle le semblait et que, dans la détresse et l'épreuve, elle pourrait se redécouvrir fidèle. "Il est à présumer que cette pieuse comédie ne finira pas de si tôt", concluait agacé, M. l'ambassadeur de France. Elle dure encore.» (ibid. pp. 273-274.) Et c'est là le grand schisme à l'origine de la déchristianisation; la communauté qui voue le culte charismatique à son saint ne rencontre plus la reconnaissance de l'institution. Il faudra les horreurs de la Révolution française, la guerre défensive de l'Église romaine contre l'unification italienne et le Kulturkampf allemand pour que l'institution tente de renouer avec les communautés. Pie IX comprit l'avertissement et voulut réparer les outrages de son Éminence en béatifiant Benoît Labre en 1880, et son successeur, Léon XIII, le canonisera trois ans plus tard.
«N'était-il pas significatif que Benoît Labre, le saint qui défiait son temps, fût précisément né dans le pays des élégances décadentes, des philosophies irréligieuses et des romans galants, au sein d'une Église dont tant d'adversaires conspiraient la perte et annonçaient le proche écroulement? Sans doute la seule présence du pouilleux de Dieu ne suffirait-elle pas à infirmer les constatations désolantes qu'on a pu faire, mais son existence constitue un signe, parmi d'autres. À la considérer de plus en plus près, on se rend aisément compte que si l'Église en France, souffrait de graves blessures, elle était loin d'être en agonie, et qu'au total, dans les balances du destin, le poids de ses erreurs était sans doute moins lourd que celui de ses fidélités.» (ibid. p. 274.)
Il fallut donc un siècle pour que l'autorité romaine fasse de Labre un saint et dans des conditions où la doctrine sociale de l'Église essayait de concilier, sans enthousiasme, la modernité avec ses dogmes. Elle n'ignorait pas les travers du saint, et par une habileté dont elle seule a la recette, elle retourna les perversités de Benoît Labre en manifestations de sainteté. C'est au nom de cette élasticité, précisé-ment, que l'Église se donne le droit à elle seule de recon-naître et de légitimer les perversions accomplies par de si grandes âmes et célébrées par les communautés chrétiennes plutôt que de les voir dégénérer en rites collectifs incontrôlables, comme ces troupes itinérantes de flagellants de la chrétienté orthodoxe ou des sectes millénaristes qui proliférèrent dans les cadres de la Réforme protestante. L'Église comprend que le masochisme - ou quelle que soit la façon dont on désignait cette perversion, souvent on la désignait du péché d'orgueil -, échappera toujours aux limites prescrites par l'autorité et qu'il faut la contrôler pour ne pas dévoyer la rectitude du message chrétien. C'était ce que déjà saint Augustin reprochait aux Circoncellions d'Afrique du Nord au tournant du Ve siècle.
Contrairement à l'État qui use volontiers du sadisme de la torture physique ou mentale, l'Église préfère hisser la coercition au niveau moral. Précédant la «castration chimique», ce processus culpabilise l'esprit ou la conscience en faisant de chaque chrétien le gardien responsable du salut de son âme par la maîtrise de son corps. En un sens subtil, cela fait de chaque chrétien le tortionnaire de lui-même. Aux jeûnes excessifs, aux auto-mutilations, aux orteils sucés par la vénérable mère Alacoque et aux poux délectés par le vénérable pèlerin Labre, la saleté physique relaie la saleté morale, le péché : «Chez Tertullien apparaît... un accent mis sur le péché; cette attitude allait marquer l'Occident. Il parle du vicium originis (péché originel), qu'il assimile à la sexualité. Ce faisant, il inaugure une tendance qui se perpétuera dans le christianisme romain; le mépris du sexe et l'idée que le péché se cache partout.» (P. Tillich. Histoire de la pensée chrétienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1970, p. 119.) Mais de quelles manières Tertullien crée le tourment du pécheur! «Tertullien, toujours sévère, excessif même parfois insista sur les rites de cette pénitence. Des mots ne suffiraient plus. Le pénitent devrait se prosterner, s'humilier, se coucher sous la cendre, s'envelopper le corps de haillons, abandonner son âme à la tristesse. "Le pénitent gémit, pleure, mugit jour et nuit vers le ciel, se roule aux pieds des prêtres". La seconde entrée dans l'Église [après le baptême] était moins glorieuse, plus douloureuse que la première. Saint Ambroise (349-397), évêque de Milan, put dire que l'Église proposait l'eau et les larmes; l'eau du baptême et les larmes de la pénitence.» (G. Bechtel. op. cit. pp. 67-68.)
Son contemporain, Antoine, l'initiateur du retrait des ascètes au désert, ressentait le mal moins dans «la chair et au sang» que dans une omniprésence obsédante et indéfinissable : «Nous avons des ennemis terribles et pleins de ressources, les mauvais démons, et c'est contre eux qu'est notre lutte, comme dit l'Apôtre : "car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les Maîtres, les Puissants, les Dominateurs de ce monde des ténèbres, contre les esprits du Mal répandus dans l'espace invisible". Nombreuse est leur troupe dans l'air qui nous entoure, ils ne sont pas loin de nous...» (Cité in H.-I. Marrou. Décadence romaine ou antiquité tardive?, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H29, 1977, pp. 91-92.) Dans cet univers mental où la paranoïa se joint au manichéisme, Augustin a tiré une vision où le Bien est condamné à tenir une position passive : «Le Christ manichéen était par-dessus tout "le Jésus souffrant", "crucifié à travers tout l'univers visible". Le summum de la piété manichéenne consistait à réaliser que la partie bonne de chaque homme était totalement confondue et identifiée avec cette essence divine violée, que chacun devrait identifier totalement sa destinée à un sauveur lui-même sauvé : "Je suis en toute chose, je porte les cieux, je suis le fondement, je suis la vie du monde, je suis le lait qui est dans tous les arbres, je suis l'eau douce qui est au-dessous des fils de la matière." Et cependant à l'extérieur de ce cocon feutré de douceur et d'intimité les forces du Mal se déchaînaient hors de toute atteinte et (de cela Augustin aura plus tard horreur) apparemment de tout contrôle du Bien...» (P. Brown. La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1971, p. 59.)
Cette hantise multiséculaire parano-manichéenne va dominer une tradition iconographique qui se poursuit encore de manière magistrale avec Dalí (sa Tentation de saint Antoine date de 1946). Encore une fois, si on en croit l'historien britannique Peter Brown, il faudrait remonter à la crise spirituelle du Tardoantico pour identifier la source de cette obsession morale du péché et de la présence immanente du Mal métaphy-sique dans le sexe. En 171, un Aelius Aristide ne s'était pas lavé depuis cinq ans et voulait dessécher son corps pour «en faire le véhicule idoine d'une âme libérée de ses lourds éléments "terrestres".» (P. Brown. Genèse de l'Antiquité tardive, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1983, pp. 93-94.) La Réforme et la Contre-Réforme stimulèrent grandement cette pastorale de la peur sur la malpropreté, métaphore de «l'état d'âme» d'une conscience pécheresse et malheureuse, hissant la culpabilité au centre de la prédication pastorale. Pour Luther, le péché était une «dépravation totale», «le conflit de l'homme avec lui-même.» (P. Tillich. op. cit. p. 275.)
Pour si exceptionnelle donc que soit la vie des saints, elle sert aussi bien les intérêts institutionnels de l'Église que la ferveur affective des communautés pour les personnalités charismatiques, les yeux se laissant dessiller par l'(auto-)avilissement comme forme de perfectionnement transcendant. Et pour les défenseurs de l'Église et du christianisme, cette «débauche» n'est qu'apparente, puisqu'elle a toujours été inscrite dans le programme du christianisme. C'est l'atténuation des désordres religieux par les différents corps médicaux qui, à partir du XIXe siècle, ont fini par discréditer toutes ces exhibitions définitivement jugées de mauvais goûts par une bourgeoisie devenue subitement pudibonde. Ces saints revêches devinrent plus simplement des anormaux qui, désormais, s'attribuaient la plupart de ces fantasmes et de ces actes qu'ont illustrés nos vies de saints, ceux-ci relevant bien de la pathologie liée plus spécifiquement au sexe et à l'érotisme. Problématique sur laquelle se sont penchés successivement Georges Bataille, Pierre Klossowski et Michel Foucault :
«L'émotion éprouvée dans l'expérience de la sainteté est exprimable dans un discours, elle peut être l'objet d'un sermon. L'expérience érotique cependant est peut-être voisine de la sainteté. Je ne veux pas dire que l'érotisme et la sainteté sont de même nature. [...] Je veux dire seulement que l'une et l'autre expériences ont, l'une et l'autre, une intensité extrême. Quand je parle de sainteté, je parle de la vie que détermine la présence en nous d'une réalité sacrée, d'une réalité qui peut nous bouleverser jusqu'au bout. Je me contente maintenant de regarder l'émotion de la sainteté d'une part, l'émotion érotique d'autre part, en tant que leur intensité est extrême. J'ai voulu dire de ces deux émotions que l'une nous rapproche des autres hommes et que l'autre nous en retranche, qu'elle nous laisse dans la solitude.» (G. Bataille. L'érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 279.)
Là où Krafft-Ebing voyait une seule exaltation, Bataille oppose maintenant l'exaltation de la sainteté et l'exaltation de l'érotisme. Et des expériences, on passe aux discours. Les saints n'ont jamais attendu de faire «l'objet de sermons» tant ils étaient très souvent prolixes de leurs visions, de leurs expériences et voulaient témoigner de l'intensité de celles-ci, le tout accompagnées de considérations théologico-morales. C'est le cas, si on s'en souvient, de Pierre Damien, auteur de sermons et de correspondances. Mais ce fut le cas aussi des mystiques les plus folles. Véronica Giuliani, pendant 33 ans, rédige son Journal, Il Tesoro Nascosto, écrit monumental de 22 000 pages manuscrites. L'ensemble des œuvres d'Antoinette Bourignon ne compte pas moins de 19 volumes dans l'édition publiée par le pasteur Pierre Poiret à Amsterdam en 1679. Marguerite-Marie Alacoque a rédigé son autobiographie : Vie écrite par elle-même, tandis que les Dialogues de Catherine de Sienne ont été mis par écrit par cinq secrétaires. Mère Louise du Néant, quant à elle, a rédigé de nombreuses lettres à ses confesseurs et Marie-Madeleine de Pazzi a laissé également de nombreux écrits.
L'expérience mystique de la sainteté trouve devant elle l'expérience érotique des plus grands libertins. Outre Sade qui s'en servait comme delectatio morosa, pensons au récit de cet Anglais anonyme du XIXe siècle intitulé My secret Life et dont Michel Foucault traite dans son premier volume de son Histoire de la sexualité. Cet ouvrage en onze volumes signé «un gentleman victorien», puis couvert sous le pseudonyme de Walter, aux Pays-Bas, a été attribué depuis à Henry Spencer Ashbee. À l'exemple des saintes précitées, l'un des pervers des Cent-vingt journées de Sodome prescrivait à ses historiennes : «Il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus; nous ne pouvons juger ce que la passion que vous contez a de relatif aux mœurs et aux caractères de l'homme, qu'autant que vous ne déguisez aucune circonstance; les moindres circonstances servent d'ailleurs infiniment à ce que nous attendons de vos récits.» (Cité in M. Foucault. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, pp. 30-31.) Un siècle plus tard, l'auteur de My secret Life se soumet à la même prescription. Ses onze volumes racontent le récit d'une vie quasiment entièrement livré à l'activité sexuelle, dans toutes ses fantaisies et toutes ses déviances : «Il a eu l'idée de la doubler du récit le plus méticuleux de chacun de ses épisodes. Il s'en excuse parfois en faisant valoir son souci d'éduquer les jeunes gens.» : «Je raconte les faits, comme ils se sont produits autant que je puisse me les rappeler; c'est tout ce que je puis faire»; «une vie secrète ne doit présenter aucune omission; il n'y a rien dont on doive avoir honte..., on ne peut jamais trop connaître la nature humaine.» (Cité in ibid. p. 32.) Contrairement au saint ou à la sainte dont la sainteté est précisément le caractère exceptionnel, l'auteur de My secret Life justifie qu'il décrive ses expériences parce que «ses plus étranges pratiques étaient partagées certainement par des milliers d'hommes sur la surface de la terre. Mais la plus étrange de ces pratiques qui était de les raconter toutes, et en détail, et au jour le jour, le principe en avait été déposé dans le cœur de l'homme moderne depuis deux bons siècles.» (ibid. pp. 31-32.)
De part et d'autre, l'expérience, qu'elle soit érotique ou contemplative, ouvre au même désir de l'aveu. Il s'agit ici et là d'éduquer. L'empirisme factuel condamne à décrire en long et en large et dans les menus détails les expériences vécues - car il ne s'agit que de cela : du vécu des sensations intimes, on ne peut plus difficiles à partager puisqu'il faut des milliers de pages pour les relater dans leurs moindres détails. Les deux pornographes - Sade et Ashbee - écrivent ainsi pour leur propre plaisir de se remémorer, mêlant soigneusement la rédaction et la relecture à des scènes érotiques dont elles sont à la fois la répétition, le prolongement et le stimulant. «Mais après tout, remarque Foucault, la pastorale chrétienne, elle aussi, cherchait à produire des effets spécifiques sur le désir, par le seul fait de le mettre, intégralement et avec application, en discours : effets de maîtrise et de détachement sans doute, mais aussi effet de reconversion spirituelle, de retournement vers Dieu, effet physique de bienheureuse douleur à sentir dans son corps les morsures de la tentation et l'amour qui lui résiste. L'essentiel est bien là». (ibid. pp. 32-33.) Mais au XIXe siècle, la pastorale de la peur passe des mains du clergé à celles des médecins. Les pornographes n'ont fait qu'entrouvrir la porte par laquelle médecins et psychiatres se sont engouffrés : «L'essentiel n'est pas dans tous ces scrupules, dans le "moralisme" qu'ils trahissent, ou l'hypocrisie dont on peut les soupçonner. Du sexe, on doit parler, on doit parler publiquement et d'une manière qui ne soit pas ordonnée au partage du licite ou de l'illicite, même si le locuteur en maintient pour lui la distinction...; on doit en parler comme d'une chose qu'on n'a pas simplement à condamner ou à tolérer, mais à gérer, à insérer dans des systèmes d'utilité, à régler pour le plus grand bien de tous, à faire fonctionner selon un optimum. Le sexe, ça ne se juge pas seulement, ça s'administre.» (ibid. pp. 34-35.) Autant dire qu'en passant à la sciencia sexualis - comme l'appelle Foucault -, l'exaltation déserte la contemplation morbide pour passer entièrement du côté de la prescription hédoniste.
Là où Bataille situe la rupture, c'est dans l'opposition des deux situations conjoncturelles. Celle qui sert de fond de scène à Benoît Labre était d'origine rurale, communautaire, charismatique; celle qui sert de fond de scène à Sade et à Ashbee est le monde du capitalisme industriel émergeant, du matérialisme, de l'athéisme, et surtout de la spécialité liée à productivité et à l'efficacité. C'est dans ce monde que les onze tomes de My secret Life peuvent servir de pédagogie utilitaire : «La sainteté, par rapport à l'effort spécialisé, est d'abord du côté du caprice. Le saint n'est pas en quête de l'efficacité. C'est le désir et le désir seul qui l'anime : il est en cela semblable à l'homme de l'érotisme. Il s'agit de savoir en un point si le désir répond mieux que la spécialisation du projet, mieux que la spécialisation qui assure l'efficacité du projet, à l'essence de la philosophie, si celle-ci, comme je l'ai dit, est d'abord la somme des possibles, envisagée comme une opération synthétique. En d'autres termes : en un sens l'opération est-elle imaginable dans le simple mouvement calculé qui aboutit à la spécialisation? ou, dans l'autre sens, la somme des possibles est-elle imaginable, dans la prédominance de l'intérêt sur le caprice, qui est l'autre nom du désir?» (G. Bataille. op. cit. pp. 282-283.)
Le saint est entièrement voué au désir. Un désir d'infini, de perfection, de vertu, de Dieu, dont la réalisation en plaisir n'est pas pour ce monde-ci mais promise pour le Royaume des Cieux. Cela suffit à abolir la frontière entre la normalité et l'anormalité. Interdit, transgression, châtiments sont emportés par le désir, ou la sublimation du plaisir différé est ramenée aux expériences avilissantes, comme l'artiste ramène la sublimation de son plaisir dans ses œuvres créatrices. Il faut rappeler que «le domaine de l'érotisme est celui de la transgression de ces interdits. Le désir de l'érotisme est le désir qui triomphe de l'interdit. Il suppose l'opposition de l'homme à lui-même. Les interdits qui s'opposent à la sexualité humaine ont en principe des formes particulières, ils touchent par exemple l'inceste, ou le sang menstruel, mais nous pouvons encore les envisager sous l'aspect général, par exemple sous un aspect qui n'était certainement pas donné dans les temps les plus anciens (dans le passage de l'animal à l'homme) : qui d'ailleurs est aujourd'hui en question, sous l'aspect de la nudité. En effet, l'interdit de la nudité est aujourd'hui, dans le même temps, fort et en question. Il n'est personne qui ne se rende compte de l'absurdité relative, du caractère gratuit historiquement conditionnée, de l'interdit de la nudité et la transgression de l'interdit de la nudité donnent le thème général de l'érotisme, j'entends de la sexualité devenue l'érotisme (la sexualité propre de l'homme, la sexualité d'un être doué de langage). Dans les complications dites maladives, dans les vices, ce thème a toujours un sens. Le vice pourrait être donné comme l'art de se donner d'une manière plus ou moins maniaque, le sentiment de la transgression.» (ibid. p. 283.)
Mais l'Église est une société de fidèles dont l'autorité vient de l'appareil romain, comme la société civile est celle des citoyens pour qui l'autorité vient de l'État. Dans les questions morales, surtout depuis que l'Église est passée en état d'infériorité, la discipline romaine et les lois édictées par l'État vont généralement main dans la main. «Pour le christianisme, l'interdit est absolument affirmé et la transgression, quelle qu'elle soit, est définitivement condamnable. Pourtant la condamnation est levée en conséquence même de la faute la plus condamnable, de la transgression la plus profonde qui pouvait être envisagée. Le passage de l'érotisme à la sainteté a beaucoup de sens. C'est le passage de ce qui est maudit et rejeté, à ce qui est faste et béni. D'un côté, l'érotisme est la faute solitaire, ce qui ne nous sauve qu'en nous opposant à tous les autres, ce qui ne nous sauve que dans l'euphorie d'une illusion. puisqu'en définitive, ce qui dans l'érotisme nous a portés à l'extrême degré de l'intensité nous frappe en même temps de la malédiction de la solitude. D'un autre côté, la sainteté nous sort de la solitude, mais à la condition d'accepter ce paradoxe - Felix culpa! l'heureuse faute! - dont l'excès même nous rachète. Seule une dérobade nous permet dans ces conditions de retourner à nos semblables. Cette dérobade sans doute mérite le nom de renoncement, puisque, dans le christianisme, nous ne pouvons à la fois opérer la transgression et en jouir, seuls d'autres en peuvent jouir dans la condamnation de la solitude! L'accord de ses semblables n'est retrouvé par le chrétien qu'à la condition de ne plus jouir de ce qui le délivre, de ce qui cependant n'est jamais que la transgression, que la violation des interdits sur lesquels repose la civilisation.» (ibid. p. 290.)
Voilà comment les autorités ecclésiastiques sont constamment
troublées par ces aveux d'expériences de sainteté et que les procès de béatifications peuvent s'étirer sur des siècles. Sont-elles en présence d'un saint authentique par lequel s'exprime le divin,
ou ne sont-elles pas devant un individu pervers qui recouvre ses
turpitudes d'un discours mystique? Saint ou pervers ou saint et pervers? Les
récits de vies de saints racontent des transgressions devant lesquelles sont suspendues les châtiments. Mais pour la conscience du saint, il sait qu'il a commis des transgressions de l'ordre moral. Pour
autant que la faute soit heureuse - felix culpa -, elle demeure une faute qui doit
être expiée. Et l'on rentre dans ce cercle vicieux (au sens propre
du terme) que pour expier la faute, il faut la redoubler. Les starets russes - tel que Raspoutine -, expliquaient clairement de quoi il en retournait. Les premières intensités sexuelles se doublent de l'intensité de la douleur
...qui a son tour devient une nouvelle excitation érotique. Le saint
n'en finit jamais de subir passivement une douleur qu'il active en
sous-main par le fouet ou le cilice. Ce qu'explique Élisabeth
Roudinesco : «À une époque où la médecine ne soignait ni ne
guérissait, et où la vie et la mort appartenaient à Dieu, les
pratiques de souillure, de destruction de soi, de flagellation ou
d'ascétisme – qui seront identifiées plus tard comme autant de
perversions – n'étaient que les différentes manières pour les
mystiques de s'identifier à la passion du Christ. Il s'agissait,
pour ceux qui voulaient accéder à la véritable sainteté, de se
métamorphoser en victimes consentantes des tourments de la chair :
vivre sans nourriture, sans évacuation, sans sommeil, regarder le
corps sexué comme un tas d'ordures, le mutiler, le couvrir
d'excréments, etc. Toutes ces pratiques conduisaient celui qui les
mettait en scène à exercer sur lui-même la souveraineté d'une
jouissance qu'il destinait à Dieu.» (Roudinesco. op. cit. p.
30.)
Pour
illustrer sa thèse, Roudinesco en appelle à la vie de sainte
Lydwine de Schiedam (1380-1453), une mystique hollandaise qui vécut grabataire et fut canonisée en 1890 par le même pape qui canonisa
Benoît Labre, Léon XIII. Sa vie a été écrite d'abord par Thomas
à Kempis, l'auteur présumé de L'Imitation de Jésus-Christ,
puis, au XIXe siècle, par Joris-Karl Huysmans qui en
tira, selon la psychanalyste, une «curieuse biographie».
«Situant l'histoire de la sainte dans le contexte historique de
la fin du XIXe siècle et du début du XVe,
l'auteur dresse le tableau apocalyptique d'une époque ravagée par
la démence et la cruauté des souverains européens et menacée
autant par les épidémies que par le Grand Schisme ou les hérésies
les plus extravagantes. Fasciné par ce monde médiéval, et
convaincu de la suprématie de la puissance divine sur les
classifications de la science médicale de son temps, il retrace, en
s'appuyant sur les meilleures sources, l'itinéraire de cette
mystique hollandaise qui voulut sauver l'âme de l'Église et de ses
fidèles en transformant son corps en un amas d'ordures.» (ibid.
pp. 30-31.) Il
s'agit, bien entendu, du Huysmans converti au catholicisme et non
plus du Huysmans déjanté auteur de À rebours et de Là-bas.
Mais, l'auteur a beau se convertir à une religion en réaction
conservatrice, il n'en conserve pas moins certains goûts morbides
qu'il retrouve dans cette Lydwine :
«Quand
son père voulut la marier, Lydwine expliqua qu'elle préférait se
rendre laide plutôt que de subir un tel destin. Et c'est ainsi qu'à
partir de l'âge de quinze ans, horrifiée par la perspective d'un
acte sexuel, et après avoir été victime d'une chute sur une
rivière gelée, elle sombra dans la maladie. Puisque Dieu ne peut
s'attacher qu'à des chairs immondes, elle voulait, disait-elle,
obéir à ce maître et servir son idéal, en devenant le bourreau
d'elle-même et en substituant au charme de son beau visage l'horreur
d'une face boursouflée. Pendant trente-huit ans, elle mena donc la
vie d'une grabataire, imposant à son corps d'effroyables souffrances
: gangrène, ulcères, épilepsie, peste dislocation des membres. Plus
les médecins se pressaient à son chevet pour extirper le mal,
examiner ses organes, et parfois les détacher du corps pour les
nettoyer, plus le mal empirait – sans pour autant conduire à la
mort. Aussi la bienheureuse considérait-elle son état comme un don
de Dieu. Après la mort de sa mère, elle se dépouilla de tous ses
biens, y compris de son lit. Tel Job, elle vécut sur une planche
recouverte de fumier, entourée d'une ceinture de crin qui
métamorphosait sa peau en une plaie purulente.» (ibid. p. 32.)
Le
cercle vicieux décrit plus haut à maintes reprises se reproduisait chez Lydwine : «Après avoir
été soupçonnée d'hérésie, du fait de sa résistance à la mort,
Lydwine fut frappée des stigmates : de ses mains s'échappait
l'odeur des aromates de l'Inde et des épices du Levant. Magistrats,
prêtres ou patients incurables se pressaient à ses pieds pour
recevoir sa grâce. elle eut des extases et des apparitions. Mais, la
nuit parfois, elle sanglotait, défiant son maître pour ensuite lui
réclamer plus de souffrances encore. Au moment de sa mort, Jésus la
visita et lui parla des horreurs du temps présent : rois corrompus
et fous, pillages, sabats, messes noires. Mais, alors qu'elle se
désespérait de l'inutilité de ses supplices, il lui fit entrevoir
l'envers sublime de ce siècle abject : l'armée des saints en marche
pour la reconquête du salut.» (ibid. pp. 32-33.)
Huysmans
annonçait ainsi ce que Daniel-Rops dira plus tard de Benoît Labre :
les manifestations perverses exhibées par le ou la sainte renvoyaient
aux dévoiements de l'époque selon l'effet miroir du socius à
la psyché : «Quand elle eut cessé de vivre, les témoins
voulurent savoir si, comme elle l'avait prédit, ses mains se
rejoindraient. Ce fut un cri de joie : la bienheureuse était
redevenue "ce qu'elle était avant ses maladies, fraîche et
blonde, jeune et potelée [...]. De la fente du front qui l'avait
tant défigurée, il ne subsistait nulle couture; les ulcères, les
plaies avaient disparu".» (ibid. p. 33.) Libéré de la vie et de ses délices, le corps de Lydwine retrouvait son objet d'érotisme. Il redevenait désirable. La mort seule peut
effacer les traces des saintes perversions qui ont accablé le ou la malheureuse - l'odeur de sainteté -, comme elle exposera les traces du péché des libertins :
la syphilis, la gonorrhée, le sida, sans leur rendre leur beauté de jeunesse. «Lydwine fut
canonisée en 1890, puis glorifiée par Huysmans dix ans plus tard,
au moment où la médecine mentale rangeait les comportements
transgressifs des femmes exaltées dans la catégorie des perversions
: jouissance de la saleté, de la pollution, des excréments, de
l'urine, de la boue.» (ibid. p. 33.)
Roudinesco
place en incipit de son livre une phrase de Bataille : «Plus
grande est la beauté, plus profonde est la souillure»
(Roudinesco. ibid. p. 7; Bataille. op. cit. p. 161.) Mieux que
Bataille, peut-être parce qu'il est lui-même catholique, c'est à
Pierre Klossowski qu'il faut maintenant s'adresser pour mieux
comprendre le paradoxe de la sainteté et de l'érotisme. Il
rappelle, pour commencer son étude sur Sade, que le Marquis «grandit
dans une société qui, consciente de reposer sur l'arbitraire, ne
peut se maintenir qu'en cultivant une hypocrisie raffinée. Le
malaise moral de cette société qui a tout à craindre du cynisme
outrancier de quelques-uns de ses représentants est à l'origine des
préoccupations philosophiques de Sade. Ces dernières traduisaient
d'abord un état de mauvaise conscience : la mauvaise conscience du
grand seigneur libertin, d'autant plus exigeante chez Sade qu'elle
subit la poussée des forces irrationnelles de sa personnalité. Un
profond besoin de justification amène donc Sade à chercher des
arguments de défense dans la philosophie d'un La Mettrie et d'un
d'Holbach.» (P. Klossowski. op. cit. pp. 51-52.) Il faut bien
garder en tête que ce monde où «l'hypocrisie est un vice à la
mode», pour citer Don Juan, était également celui de
Benoît Labre.
De
part et d'autre de la frontière qui, chez Bataille, sépare
l'érotisme de la sainteté, existe une mauvaise conscience liée au
sentiment d'effondrement des valeurs de la société : «La
mauvaise conscience du débauché libertin représente – dans
l'œuvre sadiste – un état d'esprit transitoire entre celui de
l'homme social et la conscience athée du philosophe de la Nature.
Son comportement présente à la fois des éléments négatifs que la
pensée sadiste, dans son mouvement dialectique, s'efforcera
d'éliminer, et des éléments positifs qui permettront de dépasser
cet état d'esprit intermédiaire pour parvenir à la philosophie
athée et asociale de la Nature, à la morale du mouvement
perpétuel.» (ibid. p. 59.) De
cette mauvaise conscience commune, deux théologies se dressent l'une
face à l'autre, selon un partage manichéen pour l'une comme pour
l'autre. Mais la dynamique est similaire. Chez le libertin
– ou plus exactement le sadien -, «l'impunité ajoute...
à la délectation de cette conscience : plus le châtiment mérité
est grand et plus le délit a de valeur à ses yeux.» C'est ainsi que Sade reprend en l'inversant le topos de Beccaria «du délit et des peines» : «En elle le
remords agit toujours et semble le mobile du crime. Pour le débauché
libertin, c'est le Mal, et non pas une action indifférente parce que
déterminée par le mouvement perpétuel comme pour le philosophe
athée, qui sera le but essentiel de l'extension de la sphère des
jouissances : "Ce n'est pas
l'objet du libertinage, qui nous anime, c'est l'idée du mal"...»
(ibid. pp. 60-61.)
L'idée
du mal agit chez Sade comme celle du bien chez Labre. Chez ce
dernier aussi l'impunité ajoutait à la délectation de
la mauvaise conscience, puisque le châtiment de l'annihilation lui faisait paraître son délit toujours plus grand. Plus
il souffrait, plus sa faute devenait lourde à porter. S'avilir à se
nourrir sur des tas d'ordures, disons-le,
sur la merde, portait le délit à des hauteurs transcendantes. Transportons maintenant ce cercle vicieux chez le libertin sadien; comment «cette conscience est susceptible d'élaborer tout une
théologie destructrice telle que la religion de l'Être suprême en méchanceté, la seule que veuille professer
Saint-Fond, type parfait du grand seigneur libertin et débauché.
Cette religion du mal ne consiste pas encore à nier le crime comme
la philosophie du mouvement perpétuel, mais à l'admettre comme
découlant de l'existence d'un Dieu infernal.»
(ibid. p. 61.) C'est, chez Sade, la projection d'une divinité
d'une absolue cruauté, maîtresse de tous les actes criminels de
l'humanité; ce que la seconde version de Justine ou
les malheurs de la vertu élabore
comme une vie de saint pour catholiques. Érotisme et sentiment
religieux se rejoignent donc dans cette exaltation que Krafft-Ebing percevait comme une. Pour Sade, ce ne
peut être que la théologie propre à un Dieu infernal, mais
Benoît Labre goûtait déjà à cette divinité ici bas,
dans ce monde où les délits et les transgressions sont
incalculables.
Alors
que le libertin, «"...loin de nier Dieu comme l'athée ou de le
laver de ses torts comme le déiste" la conscience du
débauché libertin consent à admettre Dieu avec tous ses vices.
L'existence du mal dans le monde lui donne le moyen de faire chanter
Dieu, le Coupable éternel parce que l'Agresseur originel, et dans ce
but même elle a toujours recours aux catégories morales comme à un
pacte que Dieu aurait violé. La souf-france devient une lettre de
change sur Dieu.» (ibid. pp.
64-65.) C'est ici que saint et libertin se rejoignent. À quel Dieu présenter cette lettre de change? Un Dieu bon, Père,
créateur du Ciel et de la Terre, ou bien un Être suprême
en méchanceté qui a créé la
Nature et l'homme afin de les détruire après d'horribles tourments
qu'Il pratiquerait comme un enfant - tout ce qu'il y a de plus normal - abandonné à ses pulsions destructrices?
«Cette
maîtrise perpétuellement en mouvement, qui tressaille de plaisir et
ne procure de jouissance que dans la dissolution et la destruction,
est-elle vraiment aveugle et sans volonté?»
Et voilà peut-être ce qui séparait Sade des autres libertins de son
temps qui, comme Laclos ou Mercier furent prompts à le condamner. Les
supplices et les viols décrits dans les romans de Sade, pire que
témoigner de l'athéisme, témoignaient de l'existence d'un Dieu
vicieux, pervers, créé à l'image du libertin comme Labre croyait
qu'en tant qu'homme, il avait été créé à l'image de Dieu : «N'y
a-t-il pas une intention dans cet agent universel? Et l'on assiste
alors à cet étrange spectacle : Sade insultant la Nature comme il
insultait Dieu créait le plus grand nombre d'hommes dans le but de
leur faire encourir les supplices éternels, "alors
qu'il eût été plus conforme à la bonté, à la raison, à
l'équité de ne créer que des pierres et des plantes, que de former
des hommes dont la conduite pourrait attirer des châtiments sans
fin". Mais dans quelle situation affreuse nous met la
Nature" puisque le dégoût
de la vie devient tel en votre âme qu'il n'est pas un seul homme qui
voulût recommencer à vivre, si on le lui offrait le jour de sa
mort...» (ibid. p. 71.)
Dans
un essai délirant, le Système du Pape Pie VI, dans
lequel Sade accuse la Nature de chercher «à récupérer
des forces en faisant périr de temps en temps des populations
entières par la maladie, le cataclysme, la guerre, la discorde ou le
crime des scélérats» (ibid.
p. 79), il nous montre «deux forces en concurrence :
l'aspiration de la Nature à retrouver sa plus active puissance, et
le principe de vie et de mort des trois règnes [végétal,
animal et minéral], principe du mouvement perpétuel
amenant les créations successives; mais elles ne sont en réalité
que le même phénomène : le mouvement perpétuel est aveugle, mais
l'aspiration à échapper aux lois
de ce mouvement (par les bouleversements et les crimes),
n'est que la prise de conscience de ce mouvement. La conscience
sadiste va découvrir dans cette dualité son propre conflit et
peut-être y entrevoir sa solution finale. Le problème de la
création-destruction des
créatures qui se pose à la Nature se créant des obstacles par sa
volonté de création, la conscience sadiste ne créait-elle pas le
prochain dans sa volonté de se créer elle-même? Cela même par la
nécessité de détruire autrui?»
(ibid. pp. 84-85.) Le sadiste nous ramène aux origines du christianisme, en particulier à la gnose manichéenne. Les longs monologues remplis de sophismes chez les libertins sadiens équivalent à des gnoses où il importe peu de croire ou non à l'Être suprême en méchanceté, il suffit d'en saisir la portée philosophique, en particulier son sens moral qui se fait le miroir inversé du christianisme.
Klossowski
rapporte alors l'image de la Vierge. La Sainte-Vierge chez Labre trouve-t-elle son revers chez Justine l'innocente chez Sade? «Pour Sade l'image de la vierge,
par la réaction qu'elle suscite en lui, est donc déjà une image de
sa propre cruauté – qu'elle annonce et provoque. On se trouve ici
devant une réplique de l'ascèse religieuse : dans cette dernière,
l'image de la pureté originale
exalte la virilité au delà de l'instinct de procréation et
l'associe à l'amour de Dieu; dans l'expérience sadiste,
l'image non tant de la pureté virginale que de la vierge comme
créature paradoxale porte la virilité à l'exaspération et
retourne cette exaspération contre l'instinct de procréation au
lieu de l'exalter au delà de cet instinct. Ainsi, elle associe la
virilité à la cruauté. La virilité n'étant plus éprouvée que
comme motif de la perte de son
objet, le seul moyen de cacher la
virilité maudite, de voiler et de compenser la malédiction
de la virilité est précisément dans la saveur de la
cruauté. Si, pour la
virilité exaltée de l'âme religieuse, l'association se fait avec
l'amour de Dieu, en sorte que la pureté virginale devient l'élément
médiateur de l'adoration... pour la virilité exaspérée,
l'association se fait avec la cruauté, de sorte que l'image
paradoxale de la vierge, objet de possession qui exclut la
possession devient le propre
objet de la cruauté.» (ibid. pp. 106-107.) Klossowski ajoute à la thèse de Bataille ce pivot qui repose ici sur
ces deux termes : l'exaltation et l'exaspération. L'exaltation qui renvoie à la passivité masochiste d'un Benoît Labre est poussée un cran de plus jusqu'à l'exaspération sadique du Divin Marquis.
Labre
est un exalté et ses macérations qui l'avilissent sont des cruautés
masochistes servant de médiation à l'adoration de Dieu. Chez Sade,
l'exaspération, à travers les crimes qui avilissent les victimes, sont bien des cruautés sadiques prescrits par la Nature ou - et c'est la même chose - l'Être suprême en méchanceté. La procréation
est une punition de la Nature marâtre pour ne pas avoir pratiqué le
sexe anal. Si la mère et l'enfant meurent en couche, ce sera le double châtiment que la Nature applique, conformément à la violence destructrice de
l'Être suprême en méchanceté. Mais
il y a une différence ontologique qui s'insinue ici. L'exaltation de
Labre qui le conduit à l'avilissement quitte le fantasme pour se
concrétiser dans le réel; l'exaspération de Sade ne va jamais
jusqu'à commettre les crimes qu'il fantasme. La seule fois où il
aurait pu assouvir son goût de la rancune instinctive se présenta lors des massacres des prisonniers à Paris en septembre 1792. Sorti de prison, il se trouva juge au tribunal improvisé devant lequel parut sa belle-mère, celle-là même qui, par lettre de cachet, l'avait fait interner à la Bastille. Or, plutôt que de l'envoyer à la pique, comme les autres prisonniers, il la fit relâcher. Tout au mieux, ses fantasmes criminels ne sont que les produits d'une
virilité impuissante : «La délection morose consiste
dans ce mouvement de l'âme par lequel elle se porte volontairement
vers les images d'actes charnels ou spirituels prohibés pour
s'attarder à leur contemplation; ces images de la tentation ou du
péché déjà accompli appartiennent à la rêverie spontanée et
leur apparition en elle-même ne constitue pas encore un état
peccamineux du point de vue de la théologie morale; pas plus que la
tentation du péché ne constitue le péché lui-même. Ce n'est qu'à
partir du moment où l'âme s'applique à fixer ces images
lorsqu'elle se présentent au gré de la rêverie, ou bien dans le
sentiment de leur présence cachée, à les évoquer lorsqu'elles se
sont apparemment évanouies dans la zone obscure de la conscience,
comme des moyens de plaisir que l'âme tiendrait en réserve dans ses
souterrains que, la volonté intervenant, l'âme se livre à une
occupation nécessairement coupable.»
(ibid. pp. 120-121.) Labre, lui, n'avait pas à se masturber devant
des images puisqu'il avait la virilité active de qui accomplit les
crimes de destruction qu'il retournait contre sa personne même.
Comment,
ce qui crée la solitude pour le libertin - selon la thèse de Bataille - peut-il, chez le saint, ouvrir à
l'altérité? Pour
Klossowski, l'analyse de Bataille demeure un produit de son époque
en étroite communion avec le monde décadent de la fin du XVIIIe
siècle : «Ce n'était point pour participer à l'ambiance
suffisamment malsaine de notre époque que Bataille et sa génération
s'étaient singulièrement attardés devant l'inquiétante figure du
Marquis de Sade : mais parce qu'ils découvraient dans les
circonstances de son destin la pré-figuration de ce que l'on voyait
alors autour de soi, sous une forme infiniment vulgarisée : la
position limite que cherche à s'assurer un homme, déclassé ou
inclassable, pendant une période de décomposition sociale.» (ibid.
p. 169.) Sans doute. Mais par sa volonté de créer une mystique
athée ou laïque, Georges Bataille se confrontait à l'homme comme «animal post-coïtum tristatur». Cette solitude, prolongement de la tristesse post-orgasmique, séparait ce que l'invention du mariage avait pour fonction de maintenir uni. L'association à la Vierge permettait de justifier cette séparation chez le saint, sublimant l'oraison en chant d'amour ouvrant sur le joi des anciens troubadours. Par contre, l'association à l'innocence, à la vierge victime du libertin sadien, n'ajoutait qu'à la jubilation de la profaner, de la violer, de la tuer. Dans les deux cas, le post-coïtum tristatur met la virilité face à son impuissance. L'innocente se fait ouvrir le ventre et retirer son fœtus; la Vierge, honorée par Benoît Labre, finit, elle, un demi-siècle plus tard, en Immaculée Conception, une Sainte-Vierge plantée-là, debout, sans plus d'enfant dans ses bras. De la Vierge qui étendait son grand manteau pour y englober le monde, sous la Renaissance, devient une Vierge stérile à l'ère de la Grande Industrie et du Commerce!
Sans le sacré - le sacer -, l'érotisme se ramène à cette profanation vulgaire de la sciencia sexualis dont parle Foucault. Faisant partie d'un même monde occidental déjanté. pour ne pas dire décadent, Benoît Labre et Donatien-François de Sade partageaient une même psyché primitive travaillée par un socius en état de schisme, cumulation de crises socio-économiques, politiques et morales. L'avilissement, l'abjection de soi comme de l'Autre offraient une médiation commune, chez le premier tournée vers lui-même dans une relation à une divinité bonne; chez le second, portée vers l'objet à détruire conformément à la loi de l'Être suprême en méchanceté. Le second resta beaucoup plus inhibé quant à l'acte destructeur que le premier qui, n'ayant que son corps à détruire, pouvait s'y adonner librement. Si Sade se détacha de tout sentiment de culpabilité, comme un narcissique toxique, Benoît Labre réinvestissait sa culpabilité dans son propre cercle de désirs et de renoncements vicieux. Les actes pervers restent pour ce qu'ils sont, pour l'un comme pour l'autre, indépendamment des intentions et des justifications, des résidus de la sexualité polymorphe de la petite enfance. Être tout à tous, chez Labre (selon la maxime de Paul de Tarse); avoir tous à soi chez Sade. Ce qui devient spirituel, propre au sentiment religieux chez le saint, ne porte fruit seulement si la communauté chrétienne succombe au charme charismatique du saint. Chez Sade, le sentiment religieux n'est plus qu'une fascination morbide qu'une poignée d'intellectuels du XXe siècle ont hissée sur les autels universitaires. Rien ne peut correspondre à ce sentiment dans l'univers sadien où le nihilisme, le narcissisme et l'hédonisme se sont imposés après la mort annoncée de Dieu comme une nouvelle Trinité du Diable. Les fantasmes d'auto-destruction et d'avilissement de Labre se sont transférés vers la débilité du commerce sexuel, légalisé ou non. La contemplation mystique contenait malgré tout une forme d'ars erotica que le positivisme de la sciencia sexualis transforma en ars erotica négatif d'où est exclue toute portée spirituelle⌛
Jean-Paul Coupal
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