Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mardi 25 février 2020

Les sept péchés capitaux : Paresse


Hiéronymus Bosch. La paresse
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX : PARESSE


À Marc Collin,

On voit qu'un ami est sûr quand
notre situation ne l'est pas

Cicéron
De l'amitié

Le  mot paresse, ou son synonyme, oisiveté, se retrouve rarement dans les livres d'histoire. Ceux-ci n'en ont que pour la besogne. Qu'il soit exploité ou libre, seul le travail mérite l'attention des historiens. En retour, aucun oisif, aucun fainéant n'est parvenu à inspirer la plume des anecdotiers, sauf peut-être chez quelque biographe traçant le portrait d'un personnage secondaire. À éplucher tous ces livres, on a l'impres-
sion que le signifié du mot n'existe pas ailleurs autrement que dans la rhétori-
que des moralis-
tes, la prédica-
tion religieuse, la poésie, la dramaturgie ou le roman. Comment, en quelques mots, Germaine Guèvrement expédie le portrait d'Amable, le seul fils de la maison Beauchemin, dans  Le Survenant : «Amable? Il repose sur le canapé d'en haut. Apparence qu'il est revenu des champs à moitié éreinté. - Didace se mit à fumer. Amable se révélait de la même trempe molle...» (G. Guèvremont. Le Survenant, Montréal, Fides, Col. Bibliothèque canadienne-française, s.d., p. 33). Mais en historiographie, nenni. Le dicton ne dit-il pas que la paresse est mère de tous les vices? Or chaque page de livres d'histoire raconte les pires vices du monde formaient barrage pour nous empêcher de la voir, de pénétrer son secret. La paresse? La grande oubliée de l'histoire.
 
En Occident, la paresse a longtemps été tenue en dehors des péchés capitaux. On lui préférait la tristesse ou l'humeur chagrin, ainsi le pape Grégoire le Grand. Thomas d'Aquin préféra suivre l'opinion de Jean Damascène pour qui «l'acédie est une "tristesse accablante" qui produit dans l'esprit de l'homme une dépression telle qu'il n'a plus envie de rien faire, à la manière de ces choses qui, étant acides, sont, de surcroît, froides et inertes. Et c'est pourquoi l'acédie implique un certain dégoût de l'action». Pour Thomas d'Aquin encore, l'acédie entraîne le développement d'autres défauts peccamineux : la malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la torpeur vis-à-vis des commandements, le vagabondage de l'esprit autour des choses défendues (on parle aujourd'hui de déficit d'attention) et l'inaction. Mais là encore, l'acédie n'est pas toute la paresse. C'est une forme très particulière de la mélancolie due plus souvent qu'autrement aux déceptions de la vie, à l'usure de l'existence non comblée, à l'amertume... La paresse englobe un domaine de comportements et d'attitudes beaucoup plus large. Ce qui relevait de l'acédie au Moyen Âge, surtout parmi les moines, est devenu un comportement psychologique lié à la mélancolie, l'ennui, la lassitude; une maladie : la dépression.

Mais revenons à la paresse. Celle-ci peut être divisée en trois ordres : la paresse du corps, celle de l'esprit et enfin, la pire de toutes, la paresse du cœur. La paresse du corps, c'est celle de la cigale ayant chanté tout l'été se trouva fort dépourvue lorsque la bise fût venue. À côté de la fourmi besogneuse, son sort est le prix de son insouciance et de son oisiveté, préférant se distraire par le chant plutôt que se résilier au travail. La paresse de l'esprit est celle que l'anti-intellec-
tualisme porte bien haut, dans les sociétés où se cultivent l'irrationnel, l'émotion-
nalisme ou l'intuition contre la raison et l'esprit méthodique. Enfin, la plus dommageable dans ses conséquences, à la fois pour l’individu autant que pour la collectivité, la paresse du cœur, une lâcheté devant la vie propre aux âmes déficitaires, froides et sèches; une absence au monde, un refus d'accorder la liberté - à soi et aux autres - pour la sécurité et les certitudes, ces fanatismes de toujours qui ont souvent fait de la condition humaine, une condition pathétique et misérable telle que décrite dans le petit pamphlet de Jules Lafargue, Le droit à la paresse.

Dante aborde la paresse par le biais d'une réponse que Virgile lui adresse. Celui-là se demande d'où lui vient cette faculté de vouloir connaître, «cet amour à qui tu attribues les actions estimables et celles qui ne le sont pas», et Virgile de répondre : «Élève vers moi..., les facultés de ton intelligence, et vois jusqu'où peut aller l'erreur de ces aveugles qui se font guides. Le cœur qui est créé pour aimer vite, se dirige vers tout ce qui lui plaît, aussitôt qu'il a senti l'attrait du plaisir; votre faculté imaginative vous retrace l'objet réel, et en même temps en développe tellement le charme, que l'esprit est captivé, et se porte tout entier vers cet objet. Ce sentiment est un amour, une nouvelle nature que le plaisir détermine en vous. Ensuite, de même que le feu s'élève en-haut, par sa forme qui tend à monter dans la portion de matière avec laquelle il s'agglomère le plus facilement, de même l'esprit conçoit un désir qui est un continuel mouvement spirituel, et il ne s'arrête plus qu'il n'ait joui de la chose aimée. Tu comprends qu'elle est une chose louable. Peut-être sa substance pourra toujours être bonne, mais toutes les empreintes n'en sont pas exactes, quoique la cire soit d'une qualité propre à les mouler fidèlement». Toute paresse proviendrait de cet amour superficiel et obsessif de posséder la chose désirée. Ne pas savoir attendre. La paresse du cœur précéderait les deux autres en ce qu'elle se laisse séduire plus facilement par des objets attrayants qu'elle ne cultive la profondeur de l'amour. De là proviendrait la seconde, la paresse de l'esprit qui se refuse à discerner les différentes profondeurs. Ainsi, ceux qui ne prennent temps de discerner l'objet de leur amour deviennent-ils vite ses esclaves et perdent-ils le contrôle de leur raison ...et leur liberté. De là, aussi, cette passion moribonde du travail que dénonce Lafargue. Pour le reste de la collectivité, ils deviennent ces borgnes appelés à diriger les aveugles jusqu'au fossé. On a ici toute la conception médiévale de l'acédie, comme le remarque Jean de Boschère dans son étude sur Hiéronymus Bosch : «la paresse qui, dans l'esprit médiéval, désigne surtout la paresse de l'esprit, l'indifférence aux devoirs de la religion, la négligence du soin du salut de l'âme, la scène anecdotique fait place à l'allégorie. Un homme dort, assis devant le feu, ayant fermé et poser le livre saint. Mais la foi lui apparaît et lui tend un chapelet, le rappelle au devoir de la prière» (J. de Boschère. Jérôme Bosch et le fantastique, Paris, Albin Michel, 1962, pp. 65-66). Et c'est exactement ce que répond Virgile à Dante dans l'attente de Béatrice, cette lumière de foi.

Mais la paresse de l'esprit qui délaisse la raison pour des satisfactions impératives risque d'entraîner des effets qui peuvent être amers et conduire au Purgatoire. Virgile reprend : «Toute forme substantielle qui est distincte de la matière, et qui lui est seulement unie, renferme en soi une vertu particulière. On ne la distingue qu'au milieu des opérations; elle ne se démontre que par ses effets, comme une plante vivante est reconnue à la verdure de ses feuilles. L'homme ne sait d'où provient la source de ses premières connaissances, et celle des premières passions qui sont en lui... Mais pour régler cette première volonté innocente, vous avez reçu la raison qui vous conseille et qui vous dirige en gardant la porte de vos pensées. Cette raison régulatrice est la source de vos mérites, selon qu'elle admet ou repousse les amours coupables ou les amours vertueux. Les sages, qui par de profondes méditations sont parvenus à découvrir la nature des choses, ont connu cette liberté innée; ainsi l'ont-ils expliquée au monde dans des livres de philosophie morale. Ainsi, supposons que tout amour qui s'élève en nous s'y allume de nécessité, vous n'en avez pas moins la puissance de le réprimer». Dante suggère ici que la raison est garante de la connaissance du bien et du mal; de nos désirs et de leurs objets, et cette raison seule doit être guide de notre libre-arbitre.

Mais, faut-il croire ces explications top lourdes pour l'esprit de Dante qui s'abandonne au sommeil, comme un retour de la paresse du corps? C'est alors qu'une foule ambulante le réveille (mais, ne serait-ce pas plutôt un cauchemar?), avançant d'un pas incertain. Ce sont ceux qui, provenant de Pietola, ont «pleinement déchargé mon esprit du poids qui l'accablait», car ces âmes sont mues par un repentir de leur paresse terrestre qu'elles sont obligées maintenant de marcher sans pouvoir s'arrêter, compensant ainsi leur négligence. On les entend alors dénoncer Dom Albert, abbé de Saint-Zénon à Vérone sous l'empire de Frédéric Barberousse : «Tel qui a déjà un pied dans la fosse pleurera pour ce monastère, et gémira d'y avoir eu de la puissance. C'est dans ce lieu que cet ambitieux a mis pour pasteur véritable son propre fils, né d'un commerce illégitime, difforme de corps et encore plus difforme d'esprit». Albert della Scala, seigneur de Vérone, en effet, avait forcé les religieux de ce monastère à recevoir pour chef son fils naturel, un être difforme et vicieux. Mais cette paresse de jugement n'est rien devant la terrible leçon que Virgile ascène au peuple juif : »Tourne-toi; écoute ces deux voix qui mordent la Paresse en racontant les tristes effets de ce vice. Elles disaient derrière la foule des âmes : "La nation pour laquelle l'Éternel entrouvrit la mer, s'éteignit avant que le Jourdain eût vu les héritiers que Dieu avait désignés. Ce peuple, qui ne continua pas de partager les périls du fils d'Anchise, se dévoua volontairement à une vie sans gloire"», ce qui est un blâme sévère. Virgile ne ménage pas son mépris en opposant les héritiers de Moïse à ceux d'Énée. Les Juifs sont paresseux car, à l'exemple des moines de Saint-Zénon, ils ne se sont point rebellés contre le diktat de maîtres étrangers arrogants. Ils n'ont ni poursuivi, par paresse militaire, la guerre de libération menée par Judas Macchabée, ni reconnu, par paresse théologique, la Vérité en Christ. Les voilà donc condamnés à déambuler ainsi, non pas en Enfer, mais conformément à l'attente apocalyptique de leur conversion à la Vraye Foi qui leur ouvrira les porte du Purgatoire vers le Paradis.

Est-ce un hasard si avant de rencontrer les avares et les prodigues qui ont échappé à l'Enfer pour se retrouver au Purgatoire, Dante rencontre la Sirène dont le chant enchanta les oreilles d'Ulysse? Étrange rencontre. Mais c'est normal, puisqu'il s'agit d'un songe. Assoupi à nouveau, lui apparaît «une femme bègue, à l'œil louche, boiteuse, manchote, et d'un teint hâve. Je la considérais, et même que l'astre du monde rend de l'activité aux membres engourdis par les glaces de la nuit, de même mon regard déliait la langue de cette femme, en peu de temps redressait sa taille, et colorait sa figure pâlie, de ces teintes que demande l'amour. Aussitôt qu'elle eut recouvré la facilité de parler, elle chanta avec tant de grâce que je ne pouvais cesser de l'écouter. "Je suis, chantait-elle, je suis la douce sirène qui détourne les navigateurs au milieu des mers, tant ils prennent de plaisir à m'entendre. Je fis perdre à Ulysse, par mes doux accents, le chemin véritable, et celui qui s'arrête auprès de moi me fuit rarement, tant est puissante la force des enchantements"». Évidemment, ce n'est pas Virgile qui va intervenir dans le songe. «La sirène n'avait pas cessé de parler, qu'il parut tout à coup près de moi une femme sainte dont la présence couvrit la première de confusion et qui dit fièrement : "Ô Virgile, quelle est cette femme?" Et Virgile ne regardait que la femme sainte. Celle-ci, saisissant la première, dont elle entrouvrit la robe, me montra son sein qui exhalait une puanteur si horrible que je me réveillai tout à coup. Je portai mes yeux autour de moi, et le bon Virgile me disait : "Je t'ai appelé trois fois, lève-toi et viens..."». Dante reprenait sa raison sur la séduction qui n'est que rêve. Pour cela, le poète s'était rappelé le récit de la conversion de son contemporain, Raymond Lulle, mystique et alchimiste. «La légende raconte que Raymond Lulle pendant sa jeunesse était un homme très amoureux qui utilisait la poésie des troubadours pour conquérir les belles dames. Vers 1265, Raymond Lulle, alors marié avec Blanche Picany, poursuivait une dame avec son cheval. La dame identifiée comme Ambroise Castelló, entra dans une église pour fuir, convaincue que le jeune amoureux n'oserait pas entrer dans un lieu sacré. Mais Lulle, plein de passion, éperonna son cheval, monta les marches et entra dans l'église. Quand la dame le vit faire, elle découvrit son sein et le lui montra, déformé par un terrible cancer». Entre la paresse de l'esprit et le pragmatisme de l'accumulation des richesses et des dépenses, il y a ce retour du chant des sirènes que nous appelons, aujourd'hui, publicité.

Et ce fait, auquel je faisais référence au début, que la paresse ne se trouve pas au cœur des récits historiographiques. Même les entrées de l'index des trois tomes publiés sous la direction de Jean Poirier chez Gallimard, Histoire des mœurs, ne portent pas le mot paresse ou oisiveté. Il faut remonter bien avant, il y a près de cent ans, pour trouver une entrée paresse dans le second tome de L'origine et le développement des idées morales de l'anthropologue allemand Edward Westermarck : «L'homme incline naturellement à la paresse; non que l'activité musculaire en soi lui répugne, mais il déteste la monotonie du travail régulier, et la tension d'esprit qui l'accompagne. En général, il n'est poussé au travail que par un motif spécial, qui lui donne à penser que le travail vaut la peine d'être fait» (E. Westermarck. L'origine et le développement des idées morales, t. 2, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1929, p. 257). Pour l'homme naturel, il faudrait donc la nécessité ou la contrainte pour l'engager au travail. Travailler signifierait donc se contraindre, se soumettre à la torture (selon l'étymologie du mot) en vue d'investir des efforts dans une action productive. Mais là où il n'y a aucune nécessité ni contrainte, devrait-on qualifier l'oisiveté de paresse? Et Westermarck de poursuivre : «Les hommes sont paresseux ou industrieux, selon que les objets nécessaires à leur existence sont faciles ou difficiles à se procurer; et ils préfèrent rester oisifs, s'ils peuvent faire travailler à leur place des domestiques ou des esclaves» (ibid. p. 257). 

L'observa-
tion des anthropo-
logues suffit à confirmer ce fait : «Les indigènes d'Australie "sont capables de vigoureux efforts, à la chasse ou à la pêche, à la bataille ou à la danse, dans toutes les circonstances où la récompense est immédiate : mais le travail prolongé, en vue d'un gain éloigné, n'est pas de leur goût". Quand aux Polynésiens, remarque Hale, ils sont indolents et apathiques dans les îles les plus proches de l'équateur, où la chaleur suffit, sans le travail des hommes, à produire des fruits nourrissants : au contraire, un climat plus âpre, un sol plus rude, favorisent l'industrie, la prévoyance, un tempérament résistant. Ces effets opposés se manifestent d'une part à Samoa, Noukahiva, Tahiti, et de l'autre aux îles Sandwich et en Nouvelle-Zélande. Yate établit le même contraste entre l'industrie des Maoris et la proverbiale fainéantise des insulaires des Tonga"; tandis que, "sous le riche climat de îles des Amis, il est à peine besoin de travail pour se procurer non seulement le nécessaire, mais aussi bien du superflu". Les Malais, dit-on, goûtent fort une vie d'aisance indolente, parce que chez eux "un travail assidu n'est pas nécessaire, ou ne donnerait pas de nouvelles jouissances". Les indigènes de Sumatra, note Marsden, "sont insouciants et imprévo-
yants, parce qu'ils ont peu de besoins : pauvres, il ne sont pas nécessiteux, car la nature est singulièrement prodigue de tout ce qu'il leur faut pour subsister". Les Trodas des Monts Nilghiri "ne font aucun travail que n'exigent les circonstances immédiates". L'indolence semble caractériser la plupart des peuplades de l'Inde, bien que cette règle n'aille pas sans exceptions. Burckhardt remarque que ce n'est pas, comme l'imaginait Montesquieu, le soleil du midi, mais la luxuriance du sol méridional, l'abondance des provisions, qui dissuade les habitants d'un effort énergique et cause de leur apathie. "La fertilité de l'Égypte, de la Mésopotamie, de l'Inde, où tout vient presque spontanément, induit les gens au demi-sommeil d'une continuelle indolence, tandis qu'en des pays voisins, d'un climat aussi chaud, telles les montagnes de l'Yémen et de la Syrie, où il faut peiner dur pour obtenir une bonne moisson, nous trouvons une race aussi supérieure à la première, comme activité, que le sont aux Espagnols et aux Italiens les Européens du Nord» (ibid. pp. 258-259).

Ces traits mis en évidence par Westermarck expliqueraient, en partie, le génocide des Taïnos des Caraïbes lors de la Conquista du XVIe siècle.
«Un des traits essentiels de cette première Amérique découle peut-être de la culture du maïs. Ces civilisations compliquées sont des civilisations du loisir. Toute chance à court terme peut être à la longue handicap. Il suffisait aux cultivateurs du maïs d'un effort de 60 à 70 jours par an pour assurer leur subsistance. La riziculture des deltas d'Asie, mince pourvoyeuse en calories mais prolixe en loisirs, exige du paysan de la rizière inondée 120 à 130 jours de travail : c'est peu par rapport au méteil de l'Europe atlantique, c'est beaucoup par rapport aux libéralités du maïs précolombien. Civilisations des loisirs, donc civilisations de contrainte : pour être moins soumises aux choses, ces civilisations l'ont été beaucoup plus aux hommes. Aucun autre système ancien n'a offert une base aussi large pour supporter une aussi lourde pyramide de domination.
Quelques unes des caractéristiques les plus profondes de l'histoire coloniale hispano-américaine découlent de cette structure. Mise au service de l'économie monétaire, l'énorme machine aztèque ou inca supportera un poids de domination supérieur (à nombre d'hommes égal) à tout autre. La saisie par l'Europe des loisirs de 10 millions d'Indiens, paysans du maïs, a été pour l'économie mondiale alors en construction un gain incalculable de puissance, un gain de puissance égal à plusieurs dizaines de millions d'hommes du méteil.
Dans la mesure pourtant où des civilisations prématurément délivrées du travail quotidien de subsistance se sont exprimées dans l'esclavage collectif de monstrueux loisirs dirigés, elles devaient entraîner la fragilité foncière de l'homme américain dont le legs est paradoxalement si menu dans l'histoire de l'Amérique» (P. Chaunu. L'Amérique et les Amériques, Paris, Armand Colin, Col. Destins du monde, 1964, pp. 19-20).
Tenons en réserve le jugement de Chaunu, mais reconnaissons que la conversion de l'économie naturelle en économie monétaire s'est opérée dès la colonisation d'Hispañola (Haïti et République dominicaine) par les naufragés de la Santa-Maria en décembre 1492 : «Le dimanche 16 décembre, à Hispaniola, Colomb prend une décision qui engage l'avenir. Il choisit d'établir à demeure une colonisation fondée sur un établissement permanent. Les Indiens poltrons sont gens vigoureux, "propres à être commandés et à ce qu'on les fasse travailler". On pourrait même les acclimater à la vie citadine et au vêtement. La colonisation se dessine, avec son exploitation d'une main-d'œuvre plus ou moins consentante» (J. Favier. Les Grandes Découvertes, Paris, Fayard, 1991, p. 492). Les caciques des Caraïbes pouvaient apparaître des rois fainéants aux yeux des conquistadores espagnols, mais ils ne régnaient pas sur un peuple physiquement inapte. Les Taïnos ne le furent seulement que pour le travail servile qu'on leur imposât. Comme l'insularité et l'infériorité en armement les empêchaient de fuir ou de résister à l'envahisseur, ils préférèrent le suicide : «Le résultat s'inscrit dans des chiffres accablants. L'estimation la plus courante de la population de l'île à l'arrivée de Colomb, et que rappelle le rapport des dominicains de 1519, la porte à 1,1 million de personnes. En 1507, le trésorier Juan de Pasamonte n'en compte plus que 60 000. En 1520, il ne subsistait plus qu'un millier d'Indiens à Hispaniola, plus aucun à Porto Rico. Le déficit de main-d'œuvre, qui, officiellement, n'est pas esclave, mais qui est traitée comme si elle l'était, devient tel qu'il entraîne des déportations à partir de terres plus ou moins voisines : quarante à cinquante mille des îles Lucayes vers Hispaniola, sans compter un nombre indéterminé d'Indiens pris sur la terre ferme et vendus comme esclaves aux Espagnols de la première colonie d'Amérique. La même catastrophe va s'abattre sur Cuba, où s'étaient réfugiés quelques groupes de Taïnos, et qui fut occupée à partir de 1509-1511, sur la Jamaïque et enfin sur San Juan de Porto Rico. Tel est l'aboutissement de ce régime de travail forcé que l'on peut aujourd'hui qualifier de concentrationnaire. Il allait à l'encontre des traditions, du mode de vie, de toute la culture des Indiens Taïnos. Il détruisait toute leur structure sociale...» (Y. Bénot. «La destruction des Indiens de l'aire caraïbe», in M. Ferro (éd.) Le livre noir du colonialisme, Paris, Hachette Littérature, Col. Pluriel, 2003, pp. 57-58).  En conclusion, «accoutumés par le rythme court de leur agriculture (60 à 70 jours de travail) à des loisirs beaucoup plus étendus, ils ne supportaient pas le surcroît d'effort physique qui leur était imposé. D'où l'effroyable mortalité» (F. Weymüller. Histoire du Mexique, Le Coteau, Horvath, Col. Histoire des nations, 1984, p. 101).

Avec les épidémies qui précédèrent l'occupation territoriale, l'implantation du travail forcé à des sociétés peu employées à la culture du maïs contribua à la dispersion des Indiens d'Amérique. L'oisiveté, comme le travail ailleurs, était la norme de leur existence et ne pouvait être considérée comme vice que vue de l'extérieur, et par une civilisation contrainte à des années quasi-complètes de travail afin de répondre à ses nécessités. Dans cette confron-
tation entre le pot de terre et le pot de fer, la force de l'indolence ne doit pas être sous-estimée, comme le montre l'influence des mœurs autochtones sur la vie des coureurs des bois de la Nouvelle-France : «Confronté en permanence à la société indienne, le coureur de bois s'approprie certaines attitudes de l'Indien et les réinterprète dans son code culturel. Le goût de la chasse, le culte des armes, le sens de l'honneur, le mépris pour l'agriculture - tâche féminine -, le plaisir des longues heures passées à palabrer et à fumer s'identifient à des valeurs nobiliaires. D'ailleurs le Pouvoir ne s'y trompe pas, il établit la filiation directe; lorsque les Français "ont goûté à la vie des bois chez les Sauvages, ils ne veulent plus labourer la terre, ni travailler mais mener une vie noble et libertine» (P. Jacquin. Les Indiens blancs, Montréal, Libre Expression, 1996, p. 137). 

Un tel constat peut également se remarquer par l'attitude des marins anglais lors de l'épisode de la mutinerie du Bounty. Ce thème qui appartient plus au mythistoire qu'à l'historiographie - par le nombre de romans et de films qu'il a inspiré -, raconte comment un navire britannique, le Bounty, dont la mission consistait à ramener des arbres à pain afin de les transplanter aux Antilles où ils étaient inconnus, fut victime d'une mutinerie à Tahiti. «Le jour de Noël 1788, le Bounty alla mouiller dans la baie de Papeete et on commença à embarquer un millier de jeunes arbres à pain et d'autres plantes. Au moment d'appareiller, plusieurs matelots désertèrent, mais furent vite capturés par les Tahitiens auxquels avaient été offertes de fortes primes» (É. Vibart. Tahiti Naissance d'un paradis au siècle des Lumières, Bruxelles, Complexe, Col. La mémoire des siècles, # 202, 1987, p. 119). Quelques semaines plus tard, le 28 avril 1789, la mutinerie se produisit. L'équipe en avait contre la dureté avec laquelle le capitaine Bligh, ancien sous-officier du capitaine Cook, le traitait. Pourtant Bligh «fut sans aucun doute en son temps l'un des meilleurs marins d'Angleterre. Cet excellent exécutant, dénué de toute psychologie, souffrait probablement de paranoïa. Les recherches les plus approfondies menées en Angleterre démontrèrent qu'il n'y eut pas complot, et que la révolte, dirigée par des officiers éclata en quelques heures. Bligh et une partie de l'équipage furent abandonnés en pleine mer dans une mauvaise chaloupe avec quelques vivres. Vingt-cinq matelots parmi les plus capables demeurèrent à bord, dirigés par Fletcher Christian et trois autres midships des meilleures familles d'Angleterre» (ibid. pp. 119-120). Bligh et ses hommes, abandonnés avec seulement cinq jours de vivres, parvinrent à tenir 43 jours, parcourant 6,700 kilomètres dans un canot ouvert à tous vents. Ils finirent par atteindre l'île de Timor (Indonésie). Bligh retourna en Angleterre où il fut accueilli en héros, alors que l'amirauté chargeait le capitaine Edwards de partir à la recherche des mutins à bord du Pandora. D'autre part, «les Tahitiens furent très surpris de voir revenir le Bounty quelques semaines après son départ. Les marins expliquèrent qu'ils avaient rencontré le capitaine Cook, dont le secret de la mort n'avait pas été trahi, et que le capitaine Bligh, resté avec lui, les avait chargés de venir chercher des vivres à Tahiti. Au terme de quatorze jours d'escale, les mutins repartirent avec quantité de vivres et environ vingt-cinq Tahitiens... Une première tentative d'installation ayant échoué dans une des îles Tonga, il fallut revenir à Tahiti. Très vite, Fletcher Christian repartit avec neuf Anglais et dix-neuf Tahitiennes et Tahitiens à la recherche d'une île déserte où les représailles anglaises ne seraient pas à craindre. Le jeune lieutenant qui détenait à bord la relation de Carteret dans l'édition d'Hawkesworth mit cap sur l'île pratiquement inaccessible de Pitcairn. L'île, déserte mais habitable et sans mouillage, offrit un asile sûr aux révoltés et aux Tahitiens qui la peuplèrent. Leurs descendants y vivent encore aujourd'hui» (ibid. p. 120).

Le portrait tracé de Tahiti par les premiers visiteurs occidentaux, comme ceux de Colomb aux Antilles, jadis, reflétait les idées qu'on se faisait du Paradis :
«En bordure du bas-pays, c'est-à-dire sur trois miles de largeur entre la côte et les premiers contreforts de la montagne, une campagne ravissante, ombragée par des arbres à pain et par des cocotiers, est parsemée de maisons autour desquelles jouent de véritables essaims de garçons et de filles. Citons Bligh... : "Il est réjouissant de voir ces ribambelles de petits enfants, partout où il y en a, se livrer à leurs jeux favoris; les uns font planer des cerfs-volants, d'autres se balancent sur des cordes attachées aux branches des arbres, quelques-uns se promènent sur des échasses, certains luttent entre eux, bref, ils s'amusent comme le feraient n'importe quels petits Anglais. Les fillettes ont aussi leurs jeux, mais elle préfèrent les heivahs, c'est-à-dire des danses".
Le commandant rapporte que chaque soir, un peu avant le coucher du soleil, la plage faisant face à son navire était noire de monde : hommes, femmes et enfants se livraient à une véritable débauche de sports et de jeux jusqu'à la tombée de la nuit, heure à laquelle chacun rentrait paisiblement chez soi. Il y avait bien trois ou quatre cents personnes qui se retrouvaient sur le sable fin et s'amusaient joyeusement, dans une bonne humeur inaltérable, en multipliant des gentillesses réciproques; jamais la moindre dispute ne venait troubler l'harmonie qui régnait au sein de ce peuple aimable. Garçons et filles sont, paraît-il, fort beaux et pleins d'entrain.
Il faut dire que les indigènes ne se donnaient pas beaucoup de mal dans leurs plantations, sauf pour l'ava et le mûrier. Les mûriers étaient généralement clôturés par de petits murs de pierre, et entourés d'un fossé. La Nature avait tant fait pour les Tahitiens! Ils n'avaient pas besoin de prendre de l'exercice pour se procurer de quoi se nourrir ou s'habiller. Néanmoins, quand Bligh commença à réunir des plants d'arbres à pain, il trouva de nombreux concours chez les indigènes, tant pour les ramasser que pour émonder, à quoi ils s'entendaient fort bien» (J. Barrow. Les mutins du Bounty, Paris, Robert Laffont, Col. Livre de poche, # 1022-1023, 1961, pp. 78-79).
Ces choses étaient appelées à changer. Les mutins emmenèrent avec eux des Tahitiens peupler l'île de Pitcairn. Ils débarquèrent sur l'île sans donner leur part aux indigènes qui furent sitôt réduits en quasi-esclavage. Des enlèvements de femmes et des rivalités entre mutins débouchèrent sur une guerre d'extermination où les indigènes finirent par tuer les mutins, à l'exception de deux qui parvinrent à organiser une petite société pacifique qui proliféra sur l'île et dont les voyageurs qui abordèrent ultérieurement Pitcairn furent étonnés de l'harmonie et de la vitalité qui y régnaient. Une harmonie entièrement modulée sur les mœurs britanniques va sans dire.

À côté de ces sociétés dites primitives vivant heureuses dans l'indolence. Westermarck tient à rappeler que «pour les sauvages, l'homme marié a le devoir... de subvenir aux besoins de sa famille; d'où suit qu'il est obligé, la plupart du temps, de faire un certain travail, ...les diverses occupations sont réparties entre les sexes selon des règles fixées par la coutume; d'où suit que l'on ne tolère en général ni chez les hommes, ni chez les femmes, d'oisiveté absolue, bien que celles-ci aient généralement les corvées dans leur lot. Certains peuples sauvages, on nous le dit positivement enjoignent le travail comme un devoir, ou regardent l'activité comme une vertu. Pour les Groenlandais, le goût du travail est la première des vertus, et l'homme industrieux mènera dans l'autre monde une existence fort agréable. Les Aléoutes d'Atkha interdisaient la paresse. Batchelor rapporte une fable Aïno qui encourage le travail et décourage la paresse chez les jeunes gens...» (E. Westermarck. op. cit. p. 260). Il faut noter, toutefois, que ces peuples habitaient des zones circumpolaires et n'avaient le choix que d'enseigner la morale du travail, mais il semblerait que parmi un grand nombre dans un grand nombre de cultures primitives, on ait désobligé la paresse.

Il y avait aussi l'attitude contraire, rapporte notre anthropologue : «...il arrive que l'activité industrielle (même au sens rudimentaire de l'industrie primitive), loin d'être regardée comme un devoir, soit méprisée comme indigne d'un homme libre. C'est surtout le cas pour les nations guerrières, les tribus nomades, les peuples riches en esclaves. Ainsi, dans l'Ouganda, l'existence de l'esclavage "fait que tout travail manuel est considéré comme une dérogation à la dignité d'homme libre". Les Massaï et les Matabélés jugent que la guerre est la seule occupation qui convienne à un homme. Aux yeux des Arabes du désert, il y a humiliation à travailler, quand on n'est pas esclave. Vambéry, parlant des Turcomans, remarque que "dans son cercle domestique, le nomade nous offre le tableau de la plus parfaite indolence. À ses yeux, rien n'est plus honteux pour un homme que de mettre la main aux occupations domestiques". De tous temps, les Chippewas "ont jugé dégradants les travaux agricoles et mécaniques"...» (ibid. p. 261). Cette attitude était celle des Grecs de l'âge classique, comme on l'a vu. D'autre part, nombre de ces peuples d'ailleurs considéraient le travail comme relevant des femmes.

Au travail, c'est la guerre qui apparaît l'activité privilégiée des peuples primitifs ou antiques. C'était le cas de la civilisation inca : «Dans le royaume des Incas péruviens existait une loi interdisant l'oisiveté. "Dès l'âge de cinq ans, les enfants étaient employés à de petites besognes appropriées à leur âge. Certains travaux étaient assignés même aux aveugles et aux boiteux, s'ils n'avaient pas d'autre infirmité. Quant au reste du peuple, chacun, tant qu'il était en bonne santé, avait son occupation propre, et il était infâme et dégradant d'être châtié en public pour sa paresse". Quiconque se montrait indolent, ou dormait le jour, recevait le fouet ou portait la pierre au cou. C'est qu'il appartenait au peuple de couvrir les dépenses du gouvernement, et que, pauvre d'argent, peu riche en biens, il payait les impôts en travail : être oisif, c'était donc, en quelque sorte, frustrer le trésor» (ibid. p. 263). On comprend mieux ce que Chaunu disait lorsqu'il parlait d'une «aussi lourde pyramide de domination»...

Il apparaît donc, que plus une société émerge de la culture vers la civilisation, plus le travail devient une nécessité - oserait-on la qualifier d'obsessionnelle? - qui refoule dans l'interdit la paresse, l'oisiveté et l'indolence. Toute activité qui ne rapporte pas collectivement de la richesse ou n'entretient pas une caste ou l'État au détriment du travail de la grande majorité de la population est rejetée du côté de la paresse ou de la futilité. Il en arriva ainsi dans la Grèce classique lorsqu'elle délaissa les armes pour le commerce. «Voici les paroles que Thucydide met dans la bouche de Périclès : "Chez nous, il n'y a pas de honte à s'avouer pauvre, la honte est de ne rien faire pour l'éviter. Un citoyen athénien ne néglige pas l'État parce qu'il s'occupe de son intérieur; et ceux-là même qui, parmi nous, sont dans les affaires, ont une conception suffisante de la politique". Dans les Mémorables de Xénophon, Socrate recommande l'activité comme moyen de subvenir aux besoins de l'existence, de maintenir le corps en santé et en force, de servir la cause de la tempérance et de l'honnêteté. Pour Platon, l'oisiveté est la mère de la licence; par le travail, au contraire, l'aliment de la passion se trouve détourné en d'autres parties du corps. On prisait fort l'agriculture. C'est la meilleure des occupations et le meilleur des arts par lesquels les hommes se procurent le nécessaire...» (ibid. p. 265), etc.

Enfin, cette association persistante entre la malpropreté et la paresse : «Lord Kames prétend que l'activité est le plus grand adjuvant de la propreté, et que son plus grand ennemi est l'indolence. En Hollande, dit-il, les gens étaient plus propres que tous leurs voisins, parce que plus industrieux à une époque où l'Angleterre était aussi étrangère à l'industrie qu'à la propreté. Kolben dit que la paresse ordinaire des Hottentots est cause qu'ils "sont au point de vue de la nourriture le peuple le plus crasseux du monde". Les Bouriates de Sibérie, dit Georgi, sont "par l'effet de leur paresse, aussi sales que des porcs"; quand aux Kamtchadales, c'est une "race paresseuse et crasseuse". La pauvreté aussi, évidemment, est une cause de malpropreté» (ibid. p. 336). Ce préjugé persiste envers les pauvres et les indigents encore de nos jours dans les grandes métropoles.

Il faut bien le reconnaître, l'accusation de paresse a toujours été associée au mépris de la pauvreté rejetant sur le pauvre la responsa-
bilité de sa condition. Au départ, cette association fut consolidée par le triomphe du christianisme. Si le dimanche succéda au sabbat de la religion israélite comme journée chômée afin de sanctifier le septième jour où Yahweh se reposa à la suite de la Création, il faut bien avoir en tête que le dimanche n'était pas pour autant une journée désœuvrée. Comment aurait-elle pu l'être alors que la quasi-totalité des peuples vivaient en osmose avec les semailles, les récoltes ou la transhumance du bétail? «Continuation du précepte sabbatique, on devait, le dimanche, participer aux assemblées eucharistiques et s'abstenir de toute œuvre servile. Bientôt, pour se démarquer du judaïsme, un canon du concile de Laodicée, en 381, re-
commande de "ne pas rester oisif et d'honorer chrétien-
nement le jour du Seigneur", que l'on soit libre ou esclave. En 401, il est interdit d'y jouer des pièces de théâtre. Le Code théodosien (435) défend tous les travaux le dimanche, sauf si ce sont des travaux agricoles urgents, et les plaids, mais permet de libérer un esclave. Enfin (concile de Bourges, 1031), pour alléger le sort des paysans, sont interdits le dimanche, les travaux ruraux, charrois et corvées, sauf Amore Dei, vel timore hostium, vel propter magnam necessitatem, "pour l'amour de Dieu ou la crainte de l'ennemi ou la nécessité urgente". L'interdiction du travail dominical est étendu aux non-chrétiens, sarrasins ou juifs, qui pourraient en profiter pour donner le mauvais exemple. Ainsi disponible, chaque chrétien se devait d'assister à une messe dominicale "entière"» (L. Molet. «Fêtes et rythmes du temps», in J. Poirier (éd.) Histoire des mœurs, t. 1 : Les coordonnées de l'homme et la culture matérielle, Paris, Gallimard, Col. Encyclopédie de la Pléiade, # 47, 1990, pp. 343-344).

La normalisation mesurée de l'oisiveté du dimanche se dissimule sous l'obligation d'assister à la cérémonie eucharistique hebdomadaire. Le reste de la journée suit les nécessitées de l'heure. Il n'y a donc pas de place pour l'indolence ou la paresse dans la pensée chrétienne : «L'"économie" du salut suppose une distribution des fonctions ou, si l'on veut une "répartition des tâches" au sein de la societas christiana» (B. Geremek. La potence ou la pitié, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1987, p. 30). La guerre menée contre les pauvres n'apparaîtra véritablement comme guerre à la paresse qu'avec l'affirmation de la modernité aux XVe-XVIe siècles. Elle deviendra un péché "bourgeois", dans la mesure où elle contrevient à l'éthique du travail en régime capitaliste. 

L'époque Tudor vit se mettre en place la première loi des Pauvres, promulguée en 1597 par la reine Elizabeth et qui «s'applique à un grand nombre d'Anglais, 100 000 selon Locke en 1697, 1 million et demi à l'occasion et 300 000 en permanence si l'on en croit Lawrence Braddon en 1721; les taxes qu'elle suppose lui valent le véhément reproche de gêner l'in-
vestissement économique et les secours qu'elle distribue celui d'encourager la paresse; depuis la fondation du premier Workhouse à Bristol à la fin du XVIIe siècle, d'autres avaient été mis en place et la loi de 1722 les favorisa en autorisant l'union de plusieurs paroisses pour les subventionner et le droit de refuser tout recours à domicile là où ils existeraient; l'importance des subsides nécessaires continue de paraître anti-démocratique» (R. Marx. La Révolution industrielle en Grande-Bretagne, Paris, Armand Colin, Col. U2. 1970, pp. 28-29).

L'emprisonnement des pauvres commença avec ces fameux «workhouse, ateliers-hospices-prisons, où, en vertu des Poor Laws, on obligeait les pauvres à travailler. On les payait le strict minimum pour leur apprendre les "vertus" du travail et les "méfaits" de la paresse. À Londres, on y faisait travailler gratuitement les enfants abandonnés. Cette organisation carcérale, qui fut une des tentations du XVIIe siècle européen, et à laquelle les classes populaires anglaises identifiaient avec répulsion la manufacture et plus tard l'usine, n'est peut-être pas sans expliquer la dispersion industrielle. Le travailleur à domicile était pratiquement aussi exploité, mais il avait l'impression d'être indépendant» (P. Verley. La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 77, 1997, p. 360). Cette vision restrictive et opportuniste d'interpréter le phénomène de la pauvreté par le refus du travail était suffisant pour mettre les indigents au ban de la société. À travers les Poor Laws, la bourgeoisie capitaliste offrait à la vue des travailleurs l'image de la déchéance qui les attendait s'ils relâchaient de la vaillance au travail. Encore aujourd'hui, la démagogie de nos cités jette sur le pauvre l'accusation méprisante de ne pas contribuer à sa juste valeur aux bénéfices qu'il tire de la société.

C'est ce qu'on retrouve dans les imprécations de Benjamin Franklin tirées de son Advice to a Young Tradesman (1748) :
«Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings.
Souviens-toi que le crédit, c'est de l'argent...
Souviens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique. L'argent engendre l'argent, ses rejetons peuvent en engendrer davantage, et ainsi de suite...
Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le maître de la bourse d'autrui. Celui qui est connu pour payer ponctuellement et exactement à la date promise, peut à tout moment et en toutes circonstances se procurer l'argent que ses amis ont épargné...
Gardes-toi de penser que tout ce que tu possèdes t'appartient et de vivre selon cette pensée. C'est une erreur où tombent beaucoup de gens qui ont du crédit. Pour t'en préserver tiens un compte exact de tes dépenses et de tes revenus...» (Cité in M. Weber. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, Col. Recherches en sciences humaines, 1964, pp. 46 et 47).
Un peu plus tard, le philosophe matérialiste, Helvétius, partageait une tout autre vision des origines de la paresse dans son traité, De l'homme (1773) : «Un prince traite-t-il mal ses sujets? Les accable-t-il d'impôts? Il dépeuple son pays, engourdit l'activité des habitants; parce que l'extrême misère produit nécessairement le découragement, et le découragement la paresse» (Cité in R. Desné. Les matérialistes français de 1750 à 1800, Paris, Buchet-Chastel, Col. Le vrai savoir, 1965, p. 261). La paresse cessait d'être un vice pour devenir un effet psychologique des déficienses de l'organisation du travail.

Autre approche, celle du philosophe de Köningsberg, Emmanuel Kant, à partir d'un oxymoron, celui de l'insociable sociabilité des hommes, «c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru le premier pas, qui de la grossièreté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme» (E. Kant. La phi-
losophie de l'histoire, Paris, Gonthier, Col. Médiations, # 33, 1947, p. 31). La paresse peut être considérée à bon droit comme une inclinaison naturelle de l'individu, mais elle n'est pas exclusive au point de se passer de cet autre besoin naturel, tout aussi impératif, qu'est la socialité. Les cas d'Alexandre le bienheureux sont plutôt rares et font peu de disciples, contrairement à ce que suppose la fin du film de Yves Robert (1968).

On a qu'à penser à ce qu'en disait Charles Fourier dont le socialisme utopique cherchait avant tout à créer cette société parfaite qui reposerait sur l'harmonie des forces sociales et érotiques. Contrairement à la morale religieuse et sociale du capitalisme libéral, Fourier invitait à s'abandonner à ses passions. Ne pas les refréner seulement pour conserver l'avarice, comme le suggérait Mandeville. Ce libertaire plus que libéral considérait que laisser les passions régir le monde conduirait à l'installation d'une harmonie universelle : «Par le fait même que les gens s'abandonneront sans contrainte à leurs passions, l'ordre régnera, l'ordre d'harmonie; et cet ordre tendra naturellement à être prolifique, joyeux et laborieux. Ainsi faisait-il fond sur la bonté native de l'homme, idée chère à Rousseau et à la philosophie des lumières. Les passions libérées et combinées, plus d'amant jaloux, la liberté de l'amour devant guérir les hommes des fureurs monogamiques; plus d'hommes paresseux puisque chacun trouvera à s'occuper ou à bricoler, en fonction de sa nonchalance et de son instabilité. Mais en fait, est-ce qu'il y aura encore des paresseux? En Harmonie, répond Fourier, le régime des récompenses forcera naturellement le paresseux à surmonter son engourdissement, car il ne pourra pas ne pas vouloir participer aux honneurs et aux plaisirs des groupes, cadre du plaisir combiné avec le travail» (M. Leroy. Histoire des idées sociales en France, t. 2 : de Babeuf à Alexis de Tocqueville, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des idées, 1950, p. 267).

Si les socialistes utopiques anticipaient le jour où l'harmonie régnerait sur le monde, c'est qu'ils observaient que leur époque en présentait tout le contraire. La paresse ou le manque de zèle des ouvriers ne dépendaient plus de leurs vices personnels, comme il a été dit, mais de ceux du nouveau régime de production industrielle. En Prusse, «le 1er juin 1819, un rapport du gouvernement de Berlin au président von Heydebreck sur des Propositions pour l'amélioration de la situation des ouvriers d'usine, écrivait, parlant des propriétaires d'usines : "ils se sont habitués à considérer leurs subordonnés, ouvriers et enfants, comme des accessoires accidentels des machines, auxquels il suffit de posséder assez d'esprit pour que le corps ne paresse point et que les mains se meuvent utilement"» (J. Kuczynski. Les origines de la Classe ouvrière, Paris, Hachette, Col. L'univers des connaissances, # 21, 1967, p. 40). Les conditions sociales poussées entre l'extrême richesse des uns et la grande pauvreté des autres ne pouvaient qu'inviter les plus démunis à se réfugier dans une certaine paresse afin de compenser la démoralisation de leurs conditions. Balzac le soulignait dans Le Médecin de campagne : «Pour le peuple le droit de vivre sans travailler constitue un privilège. À ses yeux, qui consomme sans produire est un spoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun compte des productions intellectuelles qui l'enrichissent» (Cité in B. Guyon. La pensée politique et sociale de Balzac, Paris, Armand Colin, 1967, p. 638, n. 2). Balzac manifestait ici son amertume face à une paresse qui passait du corps à l'esprit et dont il se sentait lui-même la victime.

Il faut reconnaître, toutefois - ce que Balzac s'évitait de faire -, que l'esprit des ouvriers était déjà passa-
blement accaparé par le nouveau mode de production industriel. Les théoriciens libéraux n'étaient pas dupes de la manière dont le travail en usine avait d'aliénant pour l'esprit des travailleurs : «la machine ne fait pas qu'assumer les fonctions intellectuelles de l'ouvrier, elle devient le surveillant de celui-ci. Dans son ouvrage sur les machines et les fabriques si longtemps oublié et redécouvert de nos jours seulement, Charles Babbage constate : "Un des avantages les plus recommandables de la machine consiste dans la sécurité qu'elle nous garantit contre l'inattention, la paresse ou la filouterie de l'ouvrier"» (J. Kuczynski. op. cit. p. 42). Toujours cette vision de la paresse inclinaison naturelle des ouvriers que les entrepreneurs capitalistes doivent avoir à l'œil et, sur ce point, la machine pouvait également jouer le rôle d'un excellent chien de garde.

La remarque de Babbage en restait au niveau du jugement moral, les vices de l'ouvrier s'opposant aux vertus (économe, audace, détermination) de l'entrepreneur industriel ou commercial. Dans leur Manifeste du parti communiste de 1848, Karl Marx et Friedrich Engels, flattant la bourgeoisie, la félicitait pour avoir mis fin à la paresse et au gaspillage, non de la classe ouvrière, bien sûr, mais de cette noblesse rentière qu'avait dénoncé l'économiste David Ricardo : «La bourgeoisie a dévoilé que les démonstrations de brutalité du Moyen Âge, tant admirées par la réaction, trouvaient leur juste complément dans la paresse la plus crasse. Elle a été la première à prouver ce que peut accomplir l'activité des hommes. Elle a réalisé bien d'autres merveilles que les pyramides d'Égypte, les aqueducs romains, et les cathédrales gothiques, elle a conduit bien d'autres expéditions que les grandes invasions et les croisades. La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner toujours plus avant les instruments de production, donc les rapports de production, dont l'ensemble des rapports sociaux» (K. Marx et F. Engels. Manifeste du parti communiste - Critique du programme de Gotha, Paris, Librairie Générale française, Col. Livre de poche, # 3462, 1973, pp. 8-9). Et ce développement des rapports sociaux chez les ouvriers, se traduisait par le développe-
ment d'une éthique poussée du travail, de sorte qu'ils ne pouvaient se satisfaire d'entre-
prises comme celles des ateliers nationaux votés par le Gouverne-
ment provisoire installé à l'issue de la Révolution de Février 1848, où l'activité salariée offerte aux chômeurs consistait à des opérations souvent futiles. Pour réponre à une exigence bourgeoise, on en arrivait à imposer aux chômeurs le travail pour le travail. Une telle entreprise mina une solution sociale qui ne serait reprise, avec plus de circonspection, qu'un siècle plus tard, dans le contexte des lendemains du krach d'octobre 1929. En attendant, comme l'avouait, non sans dépit, l'ouvrier communiste Joseph Benoît : «Les ateliers nationaux, il faut bien le reconnaître, étaient une école de paresse et de démoralisation» (Cité in M. Agulhon. Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard/Julliard, Col. Archives, # 61, 1975, p. 150). On ne pouvait plus engager les ouvriers à faire n'importe quoi, même pour un salaire. La paresse condamnée par la «saine» morale bourgeoise demeure jusqu'à nos jours, cette honte que la société aliénée au régime capitaliste projette sur ceux qui considèrent la fausseté du monde - du marché - du travail. Toute marchandise n'est pas, par essence, gratifiée par le fait que des travailleurs y ont livré leur force de production ou abandonné leur plus-value à sa réalisation.





Hé! Dieu, se j'eusse étudié
Ou temps de ma jeunesse folle,
Et à bonne mœurs dedié
J'eusse maison et couche molle
Mais quoi? Je fuyoië l'école,
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole,
À peu que le cœur me fend. 

François Villon
Le Testament, XXVI

J'ai toujours été paresseux de corps et plutôt lent d'esprit. Lorsqu'à l'âge de sept ans j'entrai dans ma seconde année scolaire à l'école publique, je fus émerveillé par mes livres scolaires. Il fallait les recouvrir d'un papier cartonné afin de les protéger des avanies. À mes yeux, cela en faisait des objets précieux. Eh puis, il y avait les petites plaquettes pour enfant des éditions des Deux Coqs d'or que je pouvais emprunter à la bibliothèque de l'école qui n'était qu'une sorte de grand placard où l'on y rangeait n'importe quoi. Mais pour le reste : l'assiduité en classe, la présence des autres élèves, les leçons et les devoirs, tout cela devint vite un fardeau duquel je m'éloignai au fur et à mesure que les exigences s'accumulaient. Bref, j'étais loin d'être un élève doué ou modèle. J'étais paresseux. J'étais médiocre et, avec les livres, par le plus grand des paradoxes, l'école m'offrit la clef en même temps que la porte de ma cellule. 

La paresse de l'esprit est un phénomène beaucoup plus récent que la paresse du corps avec laquelle elle n'entretient aucun lien de nécessité. Il est notable que durant des millénaires où l'esprit critique ne faisait pas partie du mode de penser des civilisations, le travail de l'esprit fabula des mythes extraordinaires, des épopées enlevantes, des systèmes astrobiologiques religieux ou moraux qui occupaient entièrement la pensée des prêtres comme des agriculteurs. L'avènement de l'esprit critique à la Renaissance occidentale, au XVe siècle, ne fit en rien disparaître ces premières activités qui finirent par s'agglutiner avec cette nouvelle pensée, transformant, par exemple, l'humanisme en anthropologie, la science en religion (le scientisme) ou l'histoire en mythistoire. De ces derniers exemples, il ne faudait surtout pas croire qu'il s'agirait-là de perversions ou de subversions de la critique, mais seulement d'un syncrétisme - comme il en existait jadis entre les cultures -, qui fait épouser par le même esprit des approches culturelles totalement antithétiques.

À partir du XVIIe siècle, il est possible de voir naître un anti-intellectualisme occidental qui se manifeste, d'abord, dans les formes les plus radicales, aussi bien du côté du catholicisme que des différentes sectes protestantes. Ce qui allait être dénoncé comme de l'obscurantisme par les philosophes du Siècle des Lumières et surtout par la campagne féroce menée par la pensée voltairienne qui s'étira en France jusqu'aux mesures anticléricales de Jules Ferry et d'Émile Combes, relevait de l'anti-intellectualisme. Le conflit entre la religion et les scientifiques, dès le XVIe siècle, opposa à l'Église des esprits à la limite de l'incroyance; de la découverte de la petite circulation sanguine par Michel Servet aux taches sur l'impeccable soleil entrevues à travers la lunette de Galilée, en passant par la relativité du mouvement posée par l'hérétique Giordano Bruno - Servet et Bruno devant périr sur le bûcher des mains, l'un de Genève, l'autre de Rome -, ce malentendu entre l'Église catholique et la science n'a pas été réparé par le repentir de Jean-Paul II à l'endroit de Galilée ou de Teilhard de Chardin. Au contraire, ces réparations n'ont fait que raffermir l'autorité de l'Église, en matière scientifique, le pardon accordé aux condamnés de jadis n'empêchant nullement la condamnation de nouveaux hérétiques, dont le psychanalyste jungien Drewerman, interdit de parole et de publication, offre l'exemple le plus brutal.

Mais est-il justifiable de parler ici de paresse de l'esprit, ou ne sommes-nous pas en présence d'une crise spirituelle, encore et toujours dans l'Église, liée à la modernité? S'il y a manifestation, de paresse de l'esprit chez nombre de membres du bas-clergé tentés par les superstitions, ceux du haut-clergé sont parfaitement bien informés des activités intellectuelles et critiques de leur époque. On ne peut invoquer leur ignorance collective. Autre chose est l'anti-intellectualisme qui s'est installé en Amérique du Nord depuis la colonisation des territoires, au XVIIIe siècle.

Entre la fascination du savoir et les limites de l'activité intellectuelle, serait-il permis de décanter l'anti-intellectualisme nord-américain comme paresse de l'esprit? Le rêve américain, depuis Christophe Colomb jusqu'à nos modernes self-made men, repose essentiellement sur un songe creux bercé par le chant des sirènes. Les récits des conquistadores, les biographies de grands entrepreneurs : savants et industriels, ingénieurs et bâtisseurs, s'achèvent souvent dans la malchance ou le malheur. Cherchait-on la fontaine de Jouvence en Floride? Ponce de Léon n'y trouva que la mort sous les flèches des autochtones. Explorait-on le Mississippi afin de trouver son embouchure? La Salle y était tué d'une balle à la tête tirée par ses propres hommes. Courait-on après le passage du Nord-Ouest vers l'Orient mystérieux et fabuleux? Henry Hudson et John Franklin s'y perdirent et moururent de faim et de froid, tandis que Humphrey Gilbert sombrait avec tout son équipage à bord du Squirrel. Pour un Benjamin Franklin à qui tout réussissait et en particulier les inventions les plus subtiles; pour un Henry Ford qui automatisa la chaîne de montage; pour un Thomas Alva Edison qui amena l'éclairage des rues et des demeures; pour un Steve Jobs, pionnier de l'ordinateur personnel et artisan de la révolution technolo-
gique du XXIe siècle, qui finirent tous mil-
lionnaires et patrons de leurs entreprises, combien d'échecs, de faillites, de désespoir et de suicides? Si les revues et les chroniques célèbrent ces ingénieux artisans comme représentants du pragmatisme utilitaire, biographes, romanciers, dramaturges et cinéastes présentent plus souvent l'envers de ce songe comme une suite de cauchemars qui trahit, comme le sein puant présenté à Raymond Lulle, la vérité des séducteurs : Henry Ford antisémite et adulateur de Hitler ou Thomas Edison tyran de ses travailleurs à Menlo Park. Le rêve, lui aussi, a son revers puant.

Démenti par de tels succès, comment parler d’anti-intellectualisme des Américains? Sans doute, se souvient-on davantage des rêveurs qui réussissent que de ceux qui échouent. Et donc, le rêve ne prend-t-il sa valeur que s’il est orienté déjà vers des objectifs normés, comme l’enrichissement personnel (pour les capitalistes) ou l’amélioration des conditions sociales (pour les socialistes). Capitalistes et com-
munistes se donneront donc la main pour condamner la philosophie spéculative, la contempla-
tion spiri-
tuelle ou la production artistique étrangère au marché de l'art ou à la propagande. Par le fait même, une double appréciation du rêve se met en place : les rêves gratuits sont considérés comme des pertes de temps et coûteux à la société; les rêves utilitaires, pragmatiques, serviables, par contre, apportant richesses, progrès et bien-être comme bénéfiques à l'espèce humaine. Sans le savoir, nous venons de quitter le champ de l'humanisme pour celui de l'anthropologie. La valeur de l'individu n'y est plus la même. Ni celle de la société d'ailleurs!

Mais, s’il y a un filon continu qui part du rêve de Colomb (dont les Américains célèbrent le départ d’Espagne par une fête chômée en octobre), la façon dont ce rêve a dégénéré en anti-intellectualisme varie d’une culture à l’autre.

Il est difficile pour un historien d'aborder l'anti-intellectualisme d'une société, surtout si c'est la sienne, car l'anti-intellectualisme est la négation de son travail et, par le fait même, entraîne une blessure narcissique qui le déconsidère à ses propres yeux. Ceci conduit l'historien américain Richard Hofstadter à affirmer : «...it will be clear that anti-intellec-
tualism cannot be made the subject of a formal history in quite the same way as the life of a man or the development of an institution or a social movement» (R. Hofstadter. Anti-intellectualism in American life, New York, Vintage Books, 1963, p. 7). Comment - et pourquoi - s'adresser à des gens qui, pour rien au monde, voudraient s'intéresser à votre travail? On a rencontré cette frustration déjà, à propos de l'amertume de Balzac. C'est ainsi que la paresse de l'esprit est contagieuse et désespère ceux qui, à l'origine, s'étaient engagés volontairement, et généralement avec enthousiasme, dans une carrière professorale ou une quête philosophique.

Chaque intellectuel a la propension à croire que son peuple est le plus anti-intellectuel qui soit. Leonard Woolf soupirait : «no people has ever despised and distrusted the intellect and intellectuals more than the British» (cité in ibid. p. 20). Il y a, sans doute, bien des comptes à régler entre les intellectuels et leur peuple d'origine, encore faut-il bien définir qui prêche l'anti-intellectualisme. Hofstadter pose et répond à cette question fondamentale : «In any case, anti-intellectualism is not the creation of people who are categorically hostile to ideas. Quite the contrary : just as the most effective enemy of the educated man may be the half-educated man, so the leading anti-intellectuals are usually men deeply engaged with ideas, often obsessively engaged with this or that outworn or rejected idea. Few intellectuals are without moments of anti-intellectualism; few anti-intellectuals without single-minded intellectual passions. In so far as anti-intellectualism becomes articulate enough to be traced historically or widespread enough to make itself felt in contemporary controversy, it has to have spokesmen who are at least to some degree competent. These spokesmen are in the main neither the uneducated nor the unintellectual, but rather the marginal intellectuals, would-be intellectuals, unfrocked or embittered intellectuals, the literate leaders of the semi-literate, full of seriousness and high purpose about the causes that bring them to the attention of the world. I have found anti-intellectual leaders who were evangelical ministers, many of them highly intelligent and some even learned; fundamentalists, articulate about their theology; politicians, includeing some of the shrewdest; businessmen or other spokesmen of the practical demands of American culture; right-wing editors of strong intellectual pretensions and convictions, various marginal writers (vide the anti-intellectualism of the Beatniks); anti-Communist pundits, offended by the past heresies of a large segment of the intellectual community; and, for that matter, Communist leaders, who had much use for intel-
lectuals when they could use them, but the utmost contempt for what intellec-
tuals are concerned with. The hostility so prominent in the temper of these men is not directed against ideas as such, not even in every case against intellectuals as such. The spokesmen of anti-intellectualism are almost always devoted to some ideas, and much as they may hate the regnant intellectuals among their living contemporaries, they may be devotees of some intellectual long dead - Adam Smith perhaps, or Thomas Aquinas, or John Calvin, of even Karl Marx» (ibid. pp. 21-22). Cette observation, je la confirme. Avec la démocratisation de l'éducation (ou de l'instruction), l'anti-intellectualisme s'est développé comme jamais auparavant. C'est parmi ceux qui prétendaient à l'intelligence que j'ai trouvé l'anti-intellectualisme le plus forcené, privilégiant le dogme sur la critique, les mythes sur le réel ou se satisfaisant d'un demi-savoir mondain. Plus l'éducation s'est démocratisée, plus il a fallu réduire les exigences d'anciens programmes forgés pour l'élite, et plus un certain anti-intellectualisme grégaire s'est développé parmi ces demi-portions où la paresse de l'esprit a trouvé se loger.

Cette évolution détraquée est toute récente. Au départ, l'anti-intellectualisme reposait sur des critères pragmatiques et étroits. «One reason why anti-intellectualism has changed in our time is that our sense of the impracticality of intellect has been transformed. During the nineteenth century, when business criteria dominated American culture almost without challenge, and when most business and pro-
fessional men attained eminence without much formal education, academic schooling was often said to be useless. It was assumed that schooling existed not to cultivate certain distinctive qualities of mind but to make personal advancement possible. For this purpose, an immediate engagement with the practical tasks of life was held to be more usefully educative, whereas intellectual and cultural pursuits were called unworldly, unmasculine, and impractical. In spite of the coarse and philistine rhetoric in which this contention was very often stated, it had a certain rude correspondance to the realities and demands of American life. This skepticism about formally cultivated intellect lived on into the twentieth century» (ibid. pp. 33-34). Cet esprit sévissait encore chez les Québécois au début des années soixante du XXe siècle, avec le dicton : Qui s'instruit, s'enrichit! Autant dire que l'anti-intellectualisme québécois était près d'un siècle en retard sur celui des Américains de la même époque.

Comme les catholiques de la Nouvelle-Espagne ou de la Nouvelle-France, les Puritains de la Nouvelle-Angleterre se méfiaient des idées nouvelles, même (et surtout) dans le domaine religieux. Si les premiers Dissenters fuyant lAngleterre au moment de la guerre civile et religieuse amenèrent avec eux une interpréta-
tion dog-
matique des Saintes-Écritures, la génération suivante cultiva plutôt une certaine libéralité qui amena la fondation des premières universités américaines (Harvard, 1636; William and Mary, 1693; Yale, 1701...). Par contre, de nouveaux groupes venant s'établir au XVIIIe siècle ramenèrent des positions plus anti-intellectuelles encore. C'était l'effet du travers même des sociétés protestantes qui faisait que, depuis leur apparition durant la Réforme, elles étaient structurées à l'éclatement. De cela sortit un cycle de fermetures et d'ouvertures d'esprit qui devait se maintenir. «Since there need be only a shadow of confessional unity in the denominations, the rational discussion of theo-
logical issues - in the past a great source of intellec-
tual discipline in the churches - came to be regarded as a distrac-
tion, as a divisive force. Therefore, althought it was not abandoned, it was subordinated to practical objectives which were conceived to be far more important» (ibid. pp. 83-84). L'anti-intellectualisme, au XIXe siècle, commeça à se modifier lorsqu'aux arguments religieux succédèrent des arguments séculiers : «Long before pragmatism became a philosophical creed, it was formulated, albeit in a crude way, by the evangelists. For the layman the pragmatic test in religion was the experience of conversion; for the clergyman, it was the ability to induce this experience. The minister's success in winning souls was taken as the decisive evidence that he preached the truth» (ibid. p. 85).

Certes, on ne gagne pas des âmes avec de longs argumentaires théologiques. Des congrégations comme les Presbytériens, les Baptistes et les Méthodistes se montrèfent ouverts aux spéculations intellectuelles, mais elles demeuraient centrées sur la théologie. Doctrinaires, elles n'en laissaient pas moins leurs membres s'engager dans des professions libérales où il était important de développer un esprit critique. Il fallu alors une rhé-
torique religieuse qui s'adressa à la sensibilité de gens instruits qui étaient, en même temps, l'élite de la société américaine. Les méthodistes ouvrirent des Biblical Institutes où il était possible de mesurer sa foi à l'aune des réflexions d'une théologie critique mieux adaptée à la modernité. La démocratisation de l'éducation religieuse se concrétisa au XIXe siècle avec les sunday schools venues d'Angleterre, séparant ainsi l'instruction religieuse de l'instruction publique, à l'image de la séparation de l'Église et de l'État. Le prédicateur Dwight L. Moody, qui apparut durant la décennie qui précéda la guerre civile, offre l'exemple de l'anti-intellectualisme lié au revival religieux du milieu du siècle : «Moody's message was broad and nondenominational - it is significant that he had the endorsement at one time or another by practically every denomination except the Roman Catholics, the Unitarians, and the Universalists - and he cared not a whit for the formal discussion of theological issues ("My theology! I didn't know I had any. I wish you sould tell me what my theology is".) The knowledge, the culture, the science of his time meant nothing to him, and when he touched upon them at all, it was with a note as acid as he was ever likely to strike. In this respect, he held true to the dominant evangelical tradition. [...] He denigrated all education that did not serve the purposes of religion - for secular education, he said, instead of telling men what a bad lot they are, flatters them and tells them "how angelic they are because they have some education. An educated rascal is the meanest kind of rascal". Aside from the Bible, he read almost nothing. "I have one rule about books. I do not read any book, unless it will help me to undersand the book. Novels? The were "flashy... I have no taste for them, no desire to read them; but if I did I would not do it". The theater? "You say it is part of one's education to see good plays. Let that kind of education go to the four winds". Culture? It is "all right in its place," but to speak of it before a man is born of God is "the height of madness". Learning? An encumbrance to the man of spirit : "I would rather have zeal without knowledge; and there is a good deal of knowledge without zeal". Science? It had become, by Moody's time, a threat to religion rather than a means for the discovery and glorification of God. "It is a great deal easier to believe that man was made after the image of God than to believe, as some young men and women are being taught now, that he is the offspring of a monkey"» (ibid. pp. 108-109). Si une telle position, et Hofstadter le dit clairement, reposait en partie sur la crainte de la modernité intellectuelle, elle comptait aussi sur une bonne dose de paresse crasse à ne vouloir se compliquer l'esprit.

L'anti-intellectualisme a toujours été une dimension de l'anti-modernisme. Plus encore que l'obscurantisme protestant, la sensibilité du conservatisme américain s'est toujours rebutée aux découvertes qui heurtaient brutalement ses certitudes morales : «The feeling that rationalism and modernism could no longer be answered in debate led to frantic efforts to overwhelm them by sheer violence of rhetoric and finally by efforts at suppression and intimidation which reached a climax in the anti-evolution crusade of the 1920's [...] The 1920's proved to be the focal decade in the Kulturkampf of American Protestantism. Advertising, radio, the mass magazines, the advance of popular education, threw the old mentality into a direct and unavoidable conflit with the new. the older, rural and small-town America, now fully embattled against the encroachments of modern life, made its most determined stand against cosmopolitanism, Romanism, and the skepticism and moral experimentalism of the intelligentsia. In the Ku Klux Klan movement, the rigid defense of Prohibition, the Scopes evolution trial, and the campaign against Al Smith [candidat démo-
crate à l'élection présiden-
tielle] in 1928, the older America tried vainly to ressert its authority; but its only victory was the defeat of Smith, and even that was tarnished by his success in reshaping the Democratic Party as an urban and cosmopolitan force, a success that laid the groudwork for subsequent Democratic victories» (ibid. p. 123). Au-delà des crises, tel le procès Scopes tenu contre un professeur de collège qui enseignait la loi de l'évolution à ses élèves, l'anti-intellectualisme américain commença à reculer seulement au milieu du XXe siècle, bénéficiant régulièrement d'apport de fausses sciences pondues dans les cénacles d'autres sectes protestantes (l'invention du Créationisme).

L'un des facteurs de cette évolution régressive reposerait, selon Hofstadter, sur la disparition d'une classe d'hommes instruits d'où étaient sortis les Founding Fathers fils du Siècle des Lumières. Benjamin Franklin, Alexander Hamilton, Thomas Jefferson, James Madison, George Mason, James Wilson et George Wythe appartenaient, sans doute, aux classes dominantes de la bourgeoisie yankee comme de l'aristo-
cratie sudiste, mais c'était des hommes fascinés par les découver-
tes scientifi-
ques et leurs ap-
plications techniques auxquelles ils ajoutèrent leur contribution. La Constitution américaine, avec sa complexité légendaire, reposait sur la division des pouvoirs mettant à profit les leçons de Locke et de Montesquieu. La disparition de cette génération laissa donc la place à une tendance populiste qui appela vite les généraux (Jackson, Harrison, Taylor...) à succéder aux avocats et aux planteurs qui avaient bâti la nation. C'est lors de l'élection présidentielle de 1828 que l'on vit s'affronter les deux générations lorsqu'on distingua
John Quincy Adams who can write
And Andrew Jackson who can fight.
Le sort en fut définitivement jeté. «For American society it was tragic that the interests of higher education and those of the ordinary citizen should thus be allowed to appear to be in conflict» (ibid. p. 164).

La société qui sortit de la guerre civile s'engagea immédiatement dans son take-off industriel alors que l'État atteignait la maturité d'un État moderne. L'une des conséquences de cette modernisation fut l'apparition d'une classe de fonctionnaires comparable à celle développée par les Britanniques depuis le début du siècle et stimulée par l'extension impériale en Inde. «The central idea of the reformers - the idea which they all agreed upon and which excited their deepest concern - was the improvement of the civil service, without which they believed no other reform could be successfully carried out. The ideal of civil-service reform brought into direct opposition the credo of the professionnal politicians, who put their faith in party organization and party rewards and the practice of rotation in office, and the ideals of the reformers, who wanted competence, efficiency, and economy in the public service, open competition for jobs on the basis of merit, and security of tenure. The reformers looked to various models for their proposals - to the American military services, to bureaucratic systems in Prussia or even China; but principally this English-oriented intellectual class looked for inspiration to England, where civil-service reorganization had been under way since the publication of the Northcote-Trevelyan Report in 1854» (ibid. p. 179).

Jusqu'alors, les fonctionnaires se recrutaient parmi les militants de partis, confondant corruption et incompétence. L'issue tragique de cette confusion survint le 2 juillet 1881, lorsque le président récemment élu, James A. Garfield, fut assassiné par un républi-
cain déséquili-
bré, Charles Guiteau, qui attendait un retour de poste du nouveau gouverne-
ment. Une telle incartade conduisit à établir a scholastic test préalable à l'engagement des fonctionnaires. Cette précaution entraîna à plus long terme un conflit entre les politiciens et la haute administration publique : «In the attacks made by the reformers on the professional politicians, one finds a few essential words recurring : ignorant, vulgar, selfish, corrupt. To counter such language, the politicians had to have an adequate and appealing answer. It was not merely the conduct of the public debate which was at stake but also their need to salve their own genuine feelings of outrage. Where rapport with the public was concerned, the politicians, of course, had a signal advantage. But if the debate itself were to be accepted in the terms set by the reformes, the politicians would suffer conside-
rably. Like all men living at the fringes of politics, and thus freed of the burdens of decision and responsibility, the reformers found it much easier than the professionals to keep their boasted purity. Most of the reform leaders were men from established families, with at least moderate wealth and secure independant vocations of their own, and not directly dependant upon politics for their livelihood; it was easier for them than for the professionals to maintain the atmosphere of desinterestedness that the felt vital to the public service. Besides, they were in fact better educated and more cultivated men» (ibid. pp. 185-186).

À la corruption des politiciens, les hauts-fonctionnaires prétendirent à une gestion plus sage et indépendante des différents ministères. Les premiers réagirent en discréditant l'instruction. «Invoking a well-established preconception of the American male, the politicians argued that culture is imprac-
tical and men of culture are ineffectual, that culture is feminine and cultivated men tend to be effeminate. Secretly hungry for office and power themselves, and yet lacking in the requisite understanding of practical necessities, the reformer took out their resentment upon those who had succeded. They were no better than carping and hypocritical censors of office-holders and power-wielders. They were, as James G. Blaine once put it, "conceited, foolish, vain, without knowledge... of men... They are noisy but nos numerous, pharisaical but nos practical, ambitious but not wise, pretentious but not powerful". The clash between reformers and politicians created in the minds of the professionals a stereotype of the educated man in politics that has never died. It is charmingly illustrated in the saying, recorded (and perhaps dressed up) by a reporter around the turn of the century, of a candid practitioner of metropolitan politics, George Washington Plunkitt of Tammany Hall...» (ibid. pp. 186-187). 

De cette caste de fonctionnaires devait surgir le fameux expert, «a man who takes more words than are necessary to tell more than he knows» (ibid. p. 10). Sa présence dans les différents média, et encore plus depuis le développement de la télévision et des réseaux sociaux, amplifie sa pertinence dans l'opinion publique : «What used to be a jocular and usually benigh ridicule of intellect and formal training has turned into a malign resentment of the intellectual in his capacity as expert. The old idea of the woolly-minded intellectual, so aptly caught in the stereotype of the absent-minded professor, still survives, of course; but today it is increasingly a wishful and rather wistful defense against a deep and important fear. Once the intellectual was gently ridiculed because he was not needed; now he is fiercely resented because he is needed too much. He has become all too pratical, all too effective. He is the object of resentment because of an improvement, not a decline, in his fortunes. It is not his abstractness, futility, or helplessness that makes him prominent enough to inspire virulent attacks, but his achievements, his influence, his real comfort and imagined luxury, as well as the dependance fo the community upon his skills. Intellect is resented as a form of power or privilege» (ibid. p. 34). Cette caste d'experts perça surtout à l'époque de la présidence de Kennedy; ils étaient ceux qu'on appelait «the best and the brightest» et qui sont restés attachés au parti démocrate.

Les intellectuels américains n'ont jamais été une caste politiquement efficace. Là où Voltaire et Zola réussirent à faire réviser les procès de Calas et de Dreyfus, les intellectuels américains échouèrent à la révision des procès de Sacco et Vanzetti comme des Rosenberg. Peu après l'affaire Dreyfus, le psychologue et philosophe William James «wrote, in a letter referring to the role of the French intellectuals in the Dreyfus affair : "We intellectuals" in America must all work to keep our precious birthright of individualism, and freedom from these institutions [church, army, aristocracy, royalty]. Every great institution is perforce a means of corruption - whatever good it may also do. Only in the free personal relation is full ideality to be found". It is significant in our own history that his early use of the term - the first in America of which I am aware - should have been made in the contexte of just such a "radical", utopian, and anti-institutional statement of purpose» (ibid. p. 39).

Pour cause, lorsque les Américains ne voient pas l'expert a la prétention d'en savoir plus que le common man, ils subodorent plutôt en l'intellectuel l'idéologue, objet de suspicion, de ressentiment et de méfiance. «The expert appears as a threat to dominate of destroy the ordinary individual, but the ideologist is widely believed to have already destroyed a cherished American society. To understand the background of this belief, it is necessary to recall how consistently the intellectual has found himself ranged in politics against the right-wing mind. This is, of course, no peculiarity of American politics. The modern idea of the intellectuals as constituting a class, as separate social force, even the term intellectual itself, is identified with the idea of political and moral protest» (ibid. p. 38). À cela, il faudrait ajouter cette brutalité avec laquelle les idéologues ont souvent voulu transformer la société sans tenir compte des résistances populaires : «The intellectual as ideologist, having had a leading role in purveying to the country each innovation and having frequently hastened the country into the acceptance of change, is naturally felt to have played an important part in breaking the mold in which America was cast, and in consequence he gets more than his share of the blame. In earlier days, after all, it had been our fate as a nation not to have ideologies but to be one. As European antagonisms withered and lost their meaning of American soil in the eighteenth and nineteeth centuries, the new nation came to be conceived not as sharing the ideologies which had grown out of these antagonisms but as offering an alternative to them, as demonstrating that a gift for compromise and plain dealing, a preference for hard work and common sense, were better and more practical than commitments to broad and divisive convictions, resulted in the Civil War; and this had the effect of confirming the belief that it was better to live without too much faith in political abstractions and ideological generalities. Americans continued to congratulate themselves on their ability to get on without the benefit of what are commonly called "foreign isms", just as they had always congratulated themselves on their ability to steer clear of European "corruption" and "décadence" (ibid. p. 43).

Il est clair que l'anti-intellectualisme américain ne procède pas uniquement - ni même principalement - de la paresse de l'esprit d'une société satisfaite de ses traditions - propriété, liberté individuelle, non-intervention de l'État, méfiance paranoïaque des idéologues -, mais on ne peut nier qu'elle en fut encouragée à travers le poids écrasant que le fanatisme des dissenters a mis à lutter contre la liberté de conscience. Cette méfiance s'est développée avec le populisme politique (de Jackson à Trump) aussi bien qu'avec la rivalité qui opposa les experts aux politiciens corrompus (du Tammany Hall à l'influence indue du président Trump sur le processus judiciaire, violant le principe sacré de la séparation des pouvoirs inscrit dans la Constitution par ces gentlemen-philosophes que furent les Founding Fathers). Enfin, comment ignorer la paranoïa qui marque le conformisme américain contre toute innovation sociale ou idéologique? Il est évident que la dégradation des qualités intellectuelles se maintient, alternant avec des poussées d'ouverture, laissant la période 1760-1829 marquée comme celle de l'affirmation de l'auto-détermination de la nation américaine.

L'anti-intellectualisme québécois partage la plupart des traits de l'anti-intellectualisme américain mais avec un retard effrayant. Le fanatisme catholique ne s'est pas manifesté tant sous la Régime français (1608-1760) qu'aux lendemains de la répression violente par le gouvernement colonial britannique des rebelles de 1837-1838. L'Église catholique ultra-montaine a récupéré dans le ruisseau la politique nationale qu'elle a tout de suite associé à l'anti-moder-
nisme virulent venant de Rome. Le populisme politique s'est développé parallèlement avec cette propagande régressive, et ce dès l'Acte d'Union de 1840 et jusqu'aux beaux jours où Gouin, Taschereau et Duplessis se permirent de faire la pluie et le beau temps dans la vie politique québécoise. Enfin, depuis la Révolution tranquille (1960), il est clair que les idéologies se sont associées aux partis de même qu'aux syndicats et aux mouvements sociaux ou communautaires, s'appuyant sur des experts dont les faiblesses, voire l'incompétence, sautent aux yeux dès qu'ils doivent faire face à des événements qui les dépassent. Ce mélange de partisans et d'experts-payrolls des réseaux d'information accentue la dégradation de l'intelligence québécoise. 

Bien avant même les rébellions de 1837 et de 1838, l'organisation scolaire avait été une pomme de discorde entre les forces politiques du Québec : d'un côté, une petite-bourgeoisie professionnelle agressive; de l'autre, un clergé catholique dont l'organisation n'était pas encore parvenue à cette formidable machine qu'elle sera aux lendemains de 1840. En 1801, le Bas-Canada se dota d'une première loi sur l'instruction publique censée convenir à toute la population, c'était l'Institution royale qui évolua en direction d'une séparation selon les confessions religieuses. Dans ce contexte fut votée, en 1824, la loi des Écoles de Fabriques, autorisant «ces cor-
porations à posséder les biens meubles et immeubles nécessaires à la fondation et au soutien d'écoles élémentaires dans les limites de leur territoire respectif. Elle permettait d'établir une école dans chaque paroisse de moins de 200 familles, avec faculté d'en ajouter une par surplus de 100 familles. Les Fabriques devaient en avoir la direction absolue; le curé et les marguilliers étaient autorisés à utiliser, pour financer ces écoles, un quart des revenus paroissiaux de l'année. Cette disposition de la loi exigeait un budget assez important et l'assentiment de l'évêque ne fit jamais défaut» (L.-P. Audet. Histoire de l'enseignement au Québec, t. 1, s.v., Holt, Rinehart et Winston Limitée, 1971, p. 360).

Les Écoles de Fabriques ne donnèrent pas le résultat escompté. D'autant que la petite-bourgeoisie bas-canadienne voyait d'un mauvais œil ces écoles où les curés étaient décideurs. Son choix allait aussi du côté d'un authentique maître d'école, laïque, libéral et progressiste. C'est en ce sens que l'Assemblée législative vota, en 1829, la loi des Écoles de Syndics. C'était une innovation par rapport même aux pays européens de l'époque qui ne possédaient rien de comparable. «La nouvelle loi prévoit l'élection, par les proprié-
taires fonciers, dans chaque munici-
palité, de cinq syndics, indépen-
damment de leur langue et de leur religion. Ces syndics, précurseurs des commissaires scolaires, se voient confier la responsabilité de créer et d'administrer localement un système d'écoles primaires bénéficiant d'un financement public et rattachées à un comité permanent de l'éducation et du Parlement. En partie par anticléricalisme, en partie par crainte que la loi ne soit rejetée par le pouvoir britannique, les écoles sont déclarées neutres. La loi précise aussi les règlements, le régime d'inspection et le code scolaire à respecter» (P. Graveline. Une histoire de l'éducation au Québec, Montréal, Fides, Col. Bibliothèque québécoise, 2007, pp. 32-33). Le succès des Écoles de Syndics fut encore plus fort que celui des Écoles de Fabriques. Autant dire que le système scolaire québécois était sur sa lancée et Dieu sait avec quelle vitesse il se serait développé si les malheurs de 1837-1838 et surtout de 1840 n'étaient pas survenus.

Aux lendemains des Troubles, deux visions culturelles encore plus radicalisées s'affrontent : d'une part, côté jardin, l'Institut canadien, groupe d'intellectuels montréalais libéraux; d'autre part, côté court, l'évêque de Montréal, Ignace Bourget, entièrement imbu de l'ultramontanisme réactionnaire développé sous le pontificat de Pie IX. Lutte épique. L'Institut doit céder devant l'intolérance de l'évêque. Tout le système scolaire allait s'en ressentir pour plus d'un siècle. En 1841 est votée, au gouvernement de l'Union, une première loi sur l'éducation qui concerne tout le Canada-Uni. Un surintendant est désigné en la personne du docteur Jean-Baptiste Meilleur, un esprit libéral. En 1845 sont fondées les commissions scolaires confessionnelles. Le grand problème est alors la perception des taxes scolaires nécessaires à l'entretien des écoles : «Il nous semble aujourd'hui que cette législation tout à fait libérale eût dû être accueillie avec grande ferveur. Il n'en fut rien cependant et les populations se montrèrent antipathiques à tout système d'écoles officielles. Les habitants ne virent plus dans le pouvoir central ou dans les organismes qu'il voulait créer que des machines plus ou moins déguisées pour lever des impôts. Ce soulèvement contre la législation scolaire est connu dans l'histoire sous le nom de guerre des éteignoirs. Les régions où cette lutte fut la plus violente furent les régions de Trois-Rivières, de Nicolet, de l'Île Bizard, de Lanoraie, de Berthier, de Beaumont; il faut y ajouter ces milieux mixtes où les Irlandais se montrèrent les pires agitateurs, particulièrement à Valcartier, à Sainte-Catherine, à Saint-Raymond et Saint-Basile de Portneuf, à Saint-Sylvestre et à Saint-Gilles de Lotbinière. Il fallut tout le zèle et le dévouement du clergé et l'activité débordante du Dr Meilleur pour calmer l'opinion publique et faire comprendre la sagesse de la nouvelle loi. L'opposition fut assez vive jusqu'en 1850, alors que les "éteignoirs" commencèrent à revenir à la raison. En 1855, on note encore sept municipalités réfractaires; seuls les "brûlots" de Saint-Michel d'Yamaska resteront entêtés jusqu'en 1876! (L.-P. Audet. Histoire de l'enseignement au Québec, t. 2, s.v., Holt, Rinehart et Winston Limitée, 1971, p. 58). 

La guerre des éteignoirs creusa l'anti-intellectualisme des payeurs de taxe qui ne voulaient pas subvenir aux écoles. «Le Bas-Canada tout entier est secoué par un affrontement entre partisans et adversaires de cette taxe. Le débat monopolise tant les élections scolaires de 1846 que les élections législatives de 1847. Défaits à ces deux consultations, les adversaires de la taxe, appelés "Éteignoirs", n'hésitent pas à recourir à la violence. Des émeutes éclatent en plusieurs endroits. Dans certaines localités, on incendie les propriétés des commissaires et on va même jusqu'à brûler les écoles» (P. Graveline. op. cit. p. 40). Ces conflits resurgirent jusqu'à la proclamation de la Confédération en 1867. Tant que le système scolaire restait sous la supervision du Surintendant, on pouvait avoir confiance qu'il poursuivrait dans la voie engagée avant les Troubles par les Écoles de Syndic. Mais, en 1867, avec le partage des pouvoirs et l'article 93 qui fait de l'éducation une juridiction exclusivement provinciale, la donne était changée. Au début, le jeune État québécois créa bien un ministère de l'Instruction publique dont le Premier ministre, P.-J.-O. Chauveau, en tant que dernier Surintendant, s'attribua le fauteuil. Ce dernier résista jusqu'en 1875 aux efforts des évêques; enfin, le ministère fut finalement supprimé et les évêques devinrent membres d'office du comité catholique qui, avec le comité protestant, restèrent pour longtemps l'instance suprême en matière d'éducation.

L'intention du clergé catholique était de faire des écoles une tête de pont contre la pénétration du modernisme dans la cité canadienne. Bourget recruta en France des communautés religieuses d'hommes pour venir faire l'école aux petits canadiens-français. Ces communautés subissaient alors la persécution de la République laïque et anti-
cléricale. Ils arrivè-
rent donc au Cana-
da, papo-
lâtres, inquisiteurs et dévorés de ressen-
timents, avec du matériel pé-
dagogique des plus réactionnaires. D'autre part, la «"cléricalisation" du personnel enseignant est favorisé surtout par la progression extraordinaire des communautés religieuses féminines, dont le nombre passera, entre 1901 et 1931, de 36 communautés regroupant 6000 religieuses à 73 communautés rassemblant près de 20 000 religieuses; au début des années 1960, on recensera pas moins de 128 communautés comprenant environ 35 000 religieuses» (ibid. p. 51). Ces femmes, souvent moins bien formées didactiquement, étaient sous-payées et vivaient dans des conditions de pauvresses, surtout en milieu rural, ce qui annihilait toute possibilité d'améliorer le service aux élèves.

L'ultramontanisme condamnait la liberté de conscience et encore plus la liberté d'expression. Comme pour les sectes protestantes américaines, il se méfiait de l'instruction, perçue alors comme une menace. Au Canada, il s'agissait de préserver les valeurs traditionnelles liées à la ruralité, présentant la vie urbaine et le travail industriel comme dégradants et sources de vices. Seuls les garçons de la bourgeoisie pouvait anticiper fréquenter les collèges classiques et accéder aux secteurs professionnels traditionnels - prêtrise, médecine, droit -, alors que les enfants des classes populaires avaient peu de chance de dépasser l'école publique, rendue obligatoire seulement en 1943. En dehors de collèges classiques gérés par des communautés religieuses, les différents ministères se doteront progressivement d'écoles techniques aptes à former le personnel manquant à la mise en valeur des richesses naturelles du territoire :
«Pourtant, cet effort gouvernemental pour adapter le système d'éducation du Québec aux nouvelles réalités économiques et sociales se fera sans que soit remise en question la domination de l'Église catholique sur l'éducation. Et surtout, cet effort, insuffisant, fragmentaire et mal coordonné, ne permettra pas de rétrécir l'écart grandissant qui se creuse sur le plan de l'éducation entre les anglophones et les francophones ni de préparer ces derniers à relever les défis de l'industrialisation. Les Canadiens français du Québec deviendront en grand nombre de bons ouvriers et de bons techniciens, mais ils n'accéderont que très rarement aux postes de commande dans les entreprises alors en plein essor.
En fait, le taux de scolarisation des Canadiens français du Québec demeurera peu élevé tout au long des décennies qui s'échelonnent de la Confédération à la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1920, la vaste majorité des élèves du secteur franco-catholique ne parviendra toujours pas à terminer le cours primaire. La situation s'améliorera un peu dans les années 1930, mais, même au lendemain de la guerre 1939-1945, à peine 25% de ces élèves accéderont à la huitième année, comparativement à 80% des élèves du secteur protestant.
Le règne d'airain de l'Église catholique sur l'éducation se traduira par un dramatique retard historique des jeunes Québécois de langue française. Ils subiront pendant longtemps les lourdes conséquences de ce règne qui se perpétuera jusqu'à la fin des années 1950. Il faudra alors entreprendre rien de moins qu'une "révolution tranquille" pour s'en libérer» (ibid. pp. 64-65).
Si l'on doit reconnaître que l'Église québécoise menait deux combats de front; celui contre la modernité qui défiait les structures sociales, dogmatiques et morales de la catholicité d'une part, et celui contre l'emprise anglo-protestante du Canada qui s'étendait sur l'ensemble de la population catholique du pays, cela justifie-t-il l'attitude d'éteignoir qu'elle a tenue entre 1840 et 1960? À la longue, ces prétextes deviennent injustifiables, ce que prouve la façon avec laquelle l'anti-intellectualisme y trouva son nid. Mathieu Bélisle soulève ce «paradoxe d'une société aussi religieuse que celle du Québec d'antan est que la religion y a été si dominante et si puissamment instituée qu'elle a pu se passer de l'adhésion véritable des individus qui la professaient. Et si les Québécois ont pu croire en Dieu et se dévouer pour la cause de l'Église, ainsi que je ne doute pas que plusieurs l'ont fait, leur expérience me semble s'être surtout inscrite dans l'ordre du monde fini. C'est pourquoi il est plus à propos de décrire la religion catholique telle qu'elle a été vécue et conçue ici comme une religion prosaïque, une religion qui, si elle a de tout temps reconnu la valeur du sacré et le sens du mystère, ne s'est jamais vraiment cru autorisée à s'en saisir et s'est pour l'essentiel investie dans la vie concrète, dans le proche plutôt que dans le lointain, une religion en somme, qui s'est tout entière placée au service de la vie ordinaire» (M. Bélisle. Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Montréal, Léméac, 2017, pp. 121-122). Bref, une religion prosaîque.

Cette religion prosaïque rejoignait le pragmatisme américain, consacrant cette sottise qui clamait qui s'instruit s'enrichit. D'abord, comme si c'était un automatisme exempt de toute contrainte sociale. Mais surtout dans le fait que la vie intellec-
tuelle ne sert pas à se renta-
biliser sur les marchés. Elle ne se justifie pas comme 
marchan-
dise ou par une application pratique à produire des biens et services. De cette subversion de l'instruction qui la brimait de sa nécessité spirituelle, le vice s'insérait, la détournant de son but premier : la formation de l'individu sacrifiée à sa fonction sociale. La vocation  pseudo-humaniste attribuée à l'éducation, qu'elle soit cléricale ou laïque, n'avait rien d'humaniste, mais correspondait en tous points avec n'importe quelle approche anthropologique

Ce point est toujours actuel, comme le souligne encore Bélisle : «Quelle place occupent les livres dans la culture québécoise? Quel pouvoir, quelle autorité leur accorde-t-elle? Ce n’est pas une culture sans livres ou édifiée contre les livres, cela va de soi, mais je pense qu’elle est très certainement habitée par le désir plus ou moins inavouable de se passer d’eux. [...] Les livres représentent-ils un danger? À l’époque où les sermons des curés formaient l’opinion, on s’inquiétait de l’influence des “mauvais livres”, qui risquaient à tout moment d’entraîner les âmes fragiles sur la voie du péché. Aujourd’hui, ce n’est évidemment pas dans le monde du péché que nous craignons d’entrer, mais peut-être dans le domaine de la culture entendue comme un appel à l’exigence et au dépassement, que nous associons à l’inauthenticité à une sorte de caprice ou de luxe. C’est quand nous entrons dans le domaine de la culture que la nature reconnaît ses insuffisances, où nous acceptons que les livres nous forment et nous transforment, qu’ils rompent avec l’existence habitudinaire, nous tient hors du domaine de la vie ordinaire et nous permettent d’envisager la possibilité d’une autre vie, qu’ils nous dépouillent de l’homme ancien, comme dirait saint Paul… et laissent naître l’homme nouveau, accompli et mature, qui, peut-être, aurait perdu de sa naïveté et de sa fraîcheur, son côté bon enfant, mais qui en revanche gagnerait en profondeur et en largeur de vue. Or une telle expérience nous fait peur. Nous craignons de perdre pied. C’est pourquoi nous continuons de nous méfier des livres, du moins : de nous méfier du pouvoir, de la force qu’ils contiennent, comme si nous sentions confusément qu’ils menaçaient de nous arracher à notre condition» (ibid. pp. 156-157). Notre condition? Sans doute, mais bien davantage à l'angoisse de la vie, lui préférant l'attente de la mort ou la stagnation qui demeure l'option la plus souhaitable, l'entre-deux le plus convenable en tout cas.

C'est précisément dans cet entre-deux que la paresse de l'esprit s'est imposée dans la psyché québécoise et canadienne-française au cours du XXe siècle. Cette paresse justifiée par un ministre de Duplessis, Antoine Rivard - fils d'Adjutor Rivard, juge et linguiste -, qui, en 1942, déclarait tout de go : «L'instruction? Pas trop! Nos ancêtres nous ont légué un héritage de pauvreté et d'ignorance, et ce serait une trahison que d'instruire les nôtres». C'est ainsi que l'anti-intellectualisme a pu conduire un peuple à sa tragédie. Si les Américains ont pu dépasser les limites de leur anti-intellectualisme, c'était parce qu'ils profitaient d'une démographie d'où pouvait naître une caste de clercs capable d'occuper toutes les disciplines, et de ressources nationales leur garantissant une croissance rapide et une expansion mondiale irrépressible. Le Québec, pour ne s'en tenir qu'à lui, ne disposait pas de pareils avantages. Lorsque des demi-portions d'intellectuels se mirent à accaparer tous les postes disponibles aux lendemains de la Révolution tranquille; qu'ils se profilèrent comme experts dans le but de bénéficier d'avantages forfaitaires, le sort en était jeté. Le paradoxe voulut que le Rapport de la Commission Parent de 1963-1964, réformant le système d'Éducation du Québec sur un modèle humaniste, fût saboté avant même que l'encre n'en soit séchée. Dans ce panier de crabes, il convenait que plus personne ne pouvait faire confiance à son semblable : «Voilà pourquoi nous n'ac-
cordons aucune autorité parti-
culière aux auteurs - et plus encore aux auteurs d'ici -, nous ne leur reconnaissons aucune capacité de vision ou d'élucidation, nous ne prenons guère au sérieux ce qu'ils nous disent (si tant est, bien sûr, qu'ils prennent eux-mêmes au sérieux ce qu'ils disent), nous ne voyons pas en eux des êtres capables de nous précéder sur la voie de la sagesse ou seulement de nous enseigner quelque chose que nous ne sachions déjà, et souvent même mieux qu'eux. Il est extrêmement rare, y compris dans les quelques média qui continuent de s'intéresser à la vie littéraire, que le contenu d'une œuvre fasse l'objet d'une discussion approfondie, d'une analyse patiente, exigeante, qui permette de faire voir une vérité qui bouleverse. La discussion se déroule le plus souvent autour des livres, elle sert de prétexte pour parler d'autre chose, de l'actualité, de la cause politique du moment, de sa propre vie, elle est un simple moyen de distraction, elle disperse plutôt que de concentrer. Il est si rare qu'une œuvre soit considérée comme un véritable objet de pensée, il est si inhabituel que le débat porte sur la charge existentielle, sur la valeur d'expérience qu'elle contient, sur son pouvoir de transformation, qu'on peut se demander si les livres ne constituent pas encore aujourd'hui pour notre culture un monde extérieur ou mal assimilé» (ibid. pp. 157-158).

 

Enfin, la pire de toutes, ne serait-elle pas la paresse du cœur? La paresse du cœur n'est pas un manque de volonté d'éprouver de l'amour. On peut être inapte à l'amour mais tout à fait volontaire à la haine. La paresse du cœur, c'est l'incapacité d'éprouver toute pulsion psychique qui lierait l'individu aux objets, au monde, mais surtout aux individus. L'amour, l'amitié, l'empathie valent sûrement mieux que la haine, l'inimitié et l'antipathie. Tant que la relation d'objet demeure, tous les espoirs sont permis. Mais lorsque l'acédie s'insinue au point d'épuiser toute énergie contenue chez un individu (voire une collectivité!), alors, vraiment, il y a un problème?

Le grand théoricien de l'acédie est Jean Cassien (Cassianus) (360-435), Père de l'Église pour qui la vie du moine est particulièrement sujette à ce mal et le définit ainsi dans son traité De institutis coenobicum : «Ce démon, dès lors qu'il entreprend d'obséder l'esprit de quelques malheureux, lui inspire de l'horreur pour le lieu où il se trouve, de l'aversion pour sa cellule et du dégoût pour les frères qui vivent avec lui et qui lui semblent à présent négligents et grossiers. Il lui fait paraître au-dessus de ses forces toute activité qui s'exerce entre les parois de sa cellule, il lui interdit d'y demeurer en paix et de s'appliquer à la lecture; et voici le malheureux qui se lamente de ne retirer aucun profit de la vie monacale; avec force soupirs il se plaint que son esprit restera stérile tant qu'il demeurera où il est; d'un ton geignard il se proclame inapte à assumer la moindre activité spirituelle et s'afflige de demeurer toujours au même endroit, immobile et sans force, lui qui aurait pu être utile aux autres et les guider, il n'a rien réalisé ni aidé personne. Il se lance dans un éloge hyperbolique de monastères lointains et introuvables et évoque les lieux où il pourrait, en pleine santé, couler des jours heureux; il décrit des communautés délicieusement fraternelles, imagine des entretiens d'une ardente spiritualité; inversement, tout ce qu'il trouve à portée de sa main lui semble âpre et difficile, ses frères lui paraissent dépourvus de toute qualité, et même la nourriture lui paraît exiger beaucoup d'efforts. Finalement il se convainc de ne pouvoir recouvrer la santé s'il ne quitte sa cellule, et de devoir mourir s'il y demeure. Puis, vers la cinquième ou sixième heure, il se sent tout affaibli et furieusement affamé, comme s'il était épuisé par un long voyage ou un dur labeur, ou alors la tête de droite et de gauche, entre et sort plusieurs fois de sa cellule en fixant des yeux le soleil comme s'il pouvait en ralentir la course; pour finir, une confusion mentale s'abat sur l'insensé, pareille au brouillard qui enveloppe la terre, et le laisse inerte et comme vidé» (Cité in G. Agamben. Stanze, Paris, Rivages, Col. poche, # 257, 1998, pp. 22-23).

Cette approche de l'acédie est demeurée la même tout au long du Moyen Âge et s'est prolongée jusqu'à l'époque baroque : «Ainsi s'exprime saint Jean de la Croix dans la Montée au Carmel : "Si, en effet, l'âme constate qu'elle ne peut discourir sur les choses de Dieu ni y penser et que de plus, elle n'a pas envie de s'occuper de choses différentes, cet état pourrait procéder de la mélancolie ou de quelque autre humeur provenant de la tête ou du cœur; cette humeur, en effet, cause ordinairement dans nos sens une sorte d'enivrement (empapamiento) ou suspension des facultés, de telle sorte que l'on nepense à rien, que l'on ne veut rien, que l'on n'a envie de penser à rien; on ne songe qu'à goûter les charmes de cet assoupissement (embelesamiento sabroso)". Ce qui nous instruit sur la différence entre la "sécheresse purgative" envoyée par Dieu et la mélancolie, fruit d'une humeur maligne, c'est que, malgré le dégoût et la prostration qui les accompagnent l'une et l'autre, il subsiste, pour la premier, au sein de l'expérience spirituelle, une sollicitude constante pour la gloire de Dieu, jointe à l'affliction de son inutilité manifeste» (Cité in M.-C. Lambotte. Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, Col. Présence et pensée, 1984, p. 36).

Toute une psychologie s'est élaborée avec les siècles, associée à la célèbre théorie des humeurs héritée de la médecine hellénique. Saint Grégoire le Grand (mort en 604) n'hésitait pas à même lui attribuer cinq filles : «D'acedia procèdent en premier lieu malitia, amour-haine ambigu et irrépressible pour le bien comme tel, et rancor, révolte de la mauvaise conscience contre ceux qui exhortent au bien; pusillanimitas, "petitesse d'âme", effacement scrupuleux devant les difficultés et les exigences de la vie spirituelle; desperatio, obscure et présomptueuse certitude d'être condamné d'avance, tendance complaisante à s'abîmer dans sa ruine, comme si rien, pas même la grâce divine, ne pouvait assurer le salut; torpor, obtuse et somnolente stupeur qui paralyse tout geste susceptible d'amener la guérison; et enfin evagatio mentis, fuite de l'âme en avant, course inquiète de rêverie en rêverie qui se traduit par la verbositas, verbiage proliférant vainement sur lui-même, par la curiositas, soif insatiable de voir pour voir qui se perd en possibilités toujours renouvelées, par l'instabilitas loci vel propositi et par l'importunitas mentis, pétulante incapacité de la pensée à se fixer un ordre et un rythme» (G. Agamben. op. cit. pp. 23-24). Le Dante avait ces catégories bien en tête lorsqu'il reprochait aux moines de Saint-Zénon de s'être laissé circonvenir de même qu'il y reconnaissait le trait de caractère des Hébreux dans leur soumission nationale aux conquérants grecs puis romains.

Giorgio Agamben n'hésite pa à faire un rapprochement entre l'interprétation de Grégoire et la philosophie de Heidegger lorsqu'il écrit : «...bien peu auront reconnu, dans l'évocation patristique des filiæ acedia, les catégories mêmes dont se sert Heidegger dans sa célèbre analyse de la banalité quotidienne, et de la chute dans l'anonymat et l'inauthenticité du on; analyse qui a servi de référence (point toujours justifiée à dire vrai) à d'innombrables descriptions sociologiques de notre existence dans les sociétés dites de masse. Et pourtant, les termes mêmes concordent. Evagatio mentis devient la fuite dans le di-vertissement des possibilités plus authentiques de l'être-là; verbositas est le "bavardage", qui partout et toujours dissimule ce qu'il devrait révéler, maintenant ainsi l'être-là dans l'équivoque; curiositas est la "curiosité", qui "ne cherche ce qui est neuf que pour sauter derechef vers ce qui est encore plus neuf" et qui, incapable de prendre véritablement en charge ce qui s'offre à elle, se procure par cette "impossibilité où elle est de s'arrêter" (l'instabilitas des Pères) la constante disponibilité de la distraction». (ibid. pp. 24-25). La chose n'a rien d'étonnant considérant que le jeune Heidegger avait produit une thèse philosophique sur le Moyen Âge.

Avec la progression des temps, la conception médiévale de l'acédie se transforma en notre conception moderne de la mélancolie. Thomas d'Aquin (mort en 1274), écrivait dans sa Summa theologica, que «l'acedia consiste précisément en un vertigineux et craintif retrait (recessus) devant l'obligation faite à l'homme de se tenir en face de Dieu. C'est pourquoi l'acedia, fuite horrifiée devant ce qui ne peut être éludé, est un mal mortel. [...] Le sens de ce recessus a bono divino, de la fuite de l'homme devant la richesse de ses possibilités spirituelles, recèle cependant une fondamentale ambiguïté, dont le repérage compte parmi les résultats les plus surprenants de la science psychologique médiévale. Que l'acidiosus s'écarte de sa fin divine ne signifie nullement qu'il parvienne à l'oublier ou qu'il cesse, en réalité, de la désirer. Si, en termes théologiques, ce qui lui fait défaut n'est pas le salut mais la voie qui y conduit, en termes psychologiques le recessus traduit moins une éclipse du désir que la mise hors d'atteinte de son objet : il s'agit d'une perversion de la volonté qui veut l'objet, mais non la voie qui y conduit, et qui tout à la fois dérive et barre la route à son propre désir» (ibid. pp. 25 et 26). Face au réalisme du dominicain, les nominalistes «du côté franciscain, le célèbre prédicateur Jacques de Vitry compose vers 1220 une Historia occidentalis dans laquelle il explique que l'acédie et la tristesse tiennent une grande part dans la multiplication des hérésies, schismes et disputes au sein de l'Église au XIIe siècle : "Les hommes perdaient toute cohésion sous l'emprise de la tristesse et de l'acédie." Les esprits inquiets sont facteurs de division, de discorde, d'anxiété et de désespoir. Face à cette situation, des réformateurs, créateurs de nouveaux ordres, se sont levés, restaurant joie spirituelle et dévotion. Parmi eux, bien sûr, François d'Assise : il ne voulait voir de tristesse sur les visages, car elle reflète souvent l'indifférence, la mauvaise disposition d'esprit et le frein du corps à toutes bonnes œuvres...» (G. Minois. Histoire du mal de vivre, Paris, La Martinière, 2003, p. 62). Face à la limite de la psychanalyse chez Thomas d'Aquin, les Franciscains répondaient encore par une béatitude dérisoire. 

Dans un sermon prononcé par un mystique rhénan, le jésuite Suso (XVIIe siècle) énonçait qu'«il y a quatre souffrance différentes qui sont les plus graves que le cœur humain puisse endurer sur terre; elles sont si grandes que personne ne croît en celui qui les a, sauf celui qui les a éprouvées lui-même... Ces quatre souffrances sont les suivantes : doute sur la foi, doute en la miséricorde de Dieu, pensées de révolte contre Dieu et ses saints et tentation de se retirer la vie» (Cité in T. K. Oesterreich. Les possédés, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1927, p. 106). Toutes ces souffrances provenaient de l'acédie qui frappait le monde clos des monastères où se réfugiaient ceux qui se refusaient à la vie pour la donner au Seigneur : «Abîmé dans la scandaleuse contemplation d'un but que lui désigne l'impossibilité même de l'atteindre, et qui l'obsède d'autant plus qu'il est hors de portée, l'acidiosus se trouve ainsi dans une situation paradoxale avec, comme dans l'aphorisme de Kafka, "un point d'arrivée, mais aucune voie d'accès", et sans issue, puisque l'on ne peut fuir ce que l'on ne peut pas non plus atteindre. C'est cette plongée dans l'abîme ouvert entre le désir et son insaisissable objet que l'iconographie médiévale a fixée dans le type de l'acedia, représentée comme une femme désolée qui baisse les yeux à terre en se soutenant la tête d'une main, à moins que ce ne soit comme un bourgeois ou un religieux qui appuie sa détresse sur le coussin que lui tend le démon. Ce que, dans une intention mnémotechnique, le Moyen Âge proposait ainsi à une contemplation édifiante n'était nullement la représentation naturaliste du "coupable sommeil" du paresseux, mais l'exemplaire abaissement du regard et de la tête, symbole du désespoir et de la paralysie de l'âme confrontée à une situation sans issue» (G. Agamben. op. cit. p. 27).


Pour Georges Minois, l'acédie est «une "tristesse accablante", paralysante, qui se traduit par un état de torpeur et un incommensurable ennui. Mauvaise tristesse, bien entendu, par opposition à la tristesse légitime provoquée par un mal. C'est "une tristesse par rapport au bien spirituel", et ce dégoût des choses spirituelles cause un mal-être. L'esprit disponible pour d'autres actions : l'acédiaque devient inerte; son esprit n'est plus capable de réagir; il s'ennuie...» (op. cit. p. 24), ce qui montre assez bien comment, à force de tourner à vide sans s'accomplir, le désir en vient à s'épuiser jusqu'à rapetisser l'esprit de qui en est atteint. Il n'était pas rare que l'acédique trouve issu à son mal par le suicide : «Au XIIe et au XIIIe siècle, la manie du suicide se ranima dans toutes les classes de la société comme un souvenir des temps antiques. [...] Là encore, les monastères furent les théâtres de fréquents suicides. Bourquelot parle d'un désespoir qui paraît surtout avoir affecté l'âme des moines, une sorte de maladie qui souvent cherchait son remède dans la mort. Il arrivait souvent, dit-il, "que ces prisonniers volontaires, vivant dans le silence, privés du commerce des autres hommes, de distractions, de jouissances que donne le monde, obligés à la pratique des vertus les plus difficiles, soient pris d'une mélancolie profonde et par dégoût de la vie en finissent avec l'existence. Cette obsession du suicide chez les moines persistera encore au XIVe et XVe siècle. Les morts volontaires devinrent tellement nombreuses que les écrivains ecclésiastiques se préoccupèrent ardemment de cette folie suicidaire qu'ils nommèrent Acedia. Même les grands seigneurs de l'Église en furent atteints, comme l'évêque de Strasbourg qui se pendit en 1484, ou celui de Metz qui s'empoisonna à peu près à la même époque. Excommuniés, on fit descendre leur corps sur le Rhin, enfermés dans un tonneau» (M. Monestier. Le suicide, Paris, J.-C. Simoen, 1976, p. 278).

Avec la Renaissance, on cessa peu à peu de parler d'acédie pour lui préférer le terme de mélancolie. N'étant plus des moines, les intellectuels humanistes et renaissants tournèrent leur regard ailleurs, vers «un texte fameux attribué à Aristote, le Problème XXX, 1 [qui] affirme clairement : "Tous les hommes qui furent exception-
nels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient [...] mani-
festement mélanco-
liques." Belléro-
phon, Ajax aussi bien que des person-
nages histo-
riques comme Empédocle, Socrate, Platon et, à des degrés divers tous les grands hommes sont des mélancoliques par nature. Ces êtres exceptionnels, atypiques, "sont condamnés à être malheureux", confirme Aristote au début de sa Métaphysique...» (G. Minois. op. cit. pp. 19-20). La mélancolie n'était pas inconnue des Romains non plus, et Lucrèce, dans De natura rerum a légué «dans ce superbe témoignage sur l'ennui et le mal de vivre qui frappent les riches Romains [...] comment "chacun cherche à se fuir"; mais, ajoute-t-il, "l'homme est à soi-même un compagnon inséparable et auquel il reste attaché tout en le détestant". Si l'homme éprouve le dégoût de lui-même, c'est qu'il ignore le sens de son existence et le sort qui lui est réservé après la mort. "L'homme est un malade qui ne sait pas la cause de son mal..."» (Cité in ibid. p. 24). Ce texte, particulièrement goûté des humanistes, suscita chez eux de nombreuses interrogations anxieuses au point de voir se manifester des symptômes psycho-somatiques les forçant à ne cesser de faire le bilan médical de leur piètre état de santé. 

Agamben a dressé «une liste remise à jour des mélancoliques, depuis ceux que cite Aristote dans le problème XXX (Héraklès, Bellérophon, Héraclite, Démocrite, Maracus) [et qui] risquerait d'être fort longue. Après cette première résurgence dans la poésie d'amour du XIIIe siècle, le grand retour de la mélancolie s'effectue à partir de l'humanisme. Demeurent exemplaires, parmi les artistes, les cas de Michel-Ange, de Dürer, de Pontormo. Une seconde épidémie se manifeste dans l'Angleterre élisabéthaine : cas exemplaire, celui de J. Donne. Le troisième âge de la mélancolie se situe au XIXe siècle; figurent parmi les victimes Baudelaire, Nerval, De Quincey, Coleridge, Strindberg, Huysmans. Au cours de ces trois époques, une audacieuse polarisation fit de la mélancolie une valeur à la fois positive et négative» (G. Agamben. op. cit. pp. 39-40, n. 3). N'empêche, acédie ou mélancolie, ou si l'on préfère leurs avatars actuels que sont la dépression, l'ennui ou la cyclothymie, considérées comme maladies mentales, sont à l'origine des manifestations de la paresse du cœur qui finissent par se prolonger dans les paresses du corps et de l'esprit.

Mais la paresse du cœur est-elle toujours la source des deux autres? La paresse du cœur ne pourrait-elle provenir de facteurs sociaux ou institutionnels? Certes, comme tous les vices, on fait surgir la paresse de la psychologie de l'individu, puisque c'est là qu'elle se manifeste le plus ostensiblement, là où on peut l'observer et la suivre dans son développement. Cela ne veut pas nécessairement dire que ses sources résident dans la psyché de l'individu. Elle peut s'être développée à la suite d'un trauma ou d'un deuil comme l'affirme Freud. Elle peut provenir aussi bien du milieu naturel que du milieu social. Les mélancoliques du XIXe siècle ne se sont pas laissés abuser sur ce point : «Ce n'est certes pas une pure coïncidence si, à mesure que la bourgeoisie travestit l'acedia en paresse, les artistes opposent emblématiquement celle-ci  (tout comme la stérilité, idéalement incarnée par la lesbienne) à l'éthique capitaliste de la productivité et de l'utile. La poésie de Baudelaire est régie d'un bout à l'autre par l'idée que la "paresse" est le chiffre de la beauté. Un des principaux effets que Moreau cherchait à produire dans sa peinture était "la belle inertie". On ne peut comprendre le retour obsessionnel, dans son œuvre, d'une figure féminine emblématique telle que sa hiératique Salomé si l'on oublie qu'il concevait la féminité comme cryptographie de l'ennui improductif et de l'inertie : "Cette femme ennuyée, fantasque", écrit-il, "à nature animale, se donnant le plaisir, très peu vif pour elle, de voir son ennemi à terre, tant elle est dégoûtée de toute satisfaction de ses désirs. Cette femme se promenant nonchalamment d'une façon végétale..." Il est remarquable que dans les Chimères, le grand tableau inachevé où Moreau voulait représenter les péchés et toutes les tentations de l'homme, apparaisse une figure qui correspond singulièrement à la représentation traditionnelle de l'acedia-melancholia» (G. Agamben. op. cit. pp. 31-32, n. 7).





De ce que nous venons de voir, demandons-nous si le fameux droit à la paresse de Paul Lafargue (1883) ne serait-il pas tout à fait légitime? Après tout, que dit Lafargue? Que «dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique» (P. Lafargue. Le droit à la paresse, Paris, Mille et une nuits, # 30, p. 11). Bref, que la paresse est causée par le travail. Comment en sommes-nous venus à mépriser la paresse alors que «les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était permis de travailler : l'homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence» (ibid. p. 12), et le Christ, «dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse : "Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon dans toute sa gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu"» (ibid. p. 13). Qui, en régime capitaliste, finit le plus par souffrir de la paresse sinon le bourgeois? «Une fois accroupie dans la paresse absolue et démoralisée par la jouissance forcée, la bourgeoisie, malgré le mal qu'elle en eut, s'accommoda de son nouveau genre de vie. Avec horreur elle envisagea tout changement. La vue des misérables conditions d'existence acceptées avec résignation par la classe ouvrière et celle de la dégradation organique engendrée par la passion dépravée du travail augmentaient encore sa répulsion pour toute imposition de travail et pour toute restriction de jouissances» (ibid. p. 37). En renversant le jugement moral chrétien et bourgeois, Lafargue déculpabilise la paresse et fait du travail même un vice de qui découlent tous les autres. Sans doute, trouve-t-on certains sophismes dans l'argumen-
taire de Lafargue, mais, au bout du compte, sa critique du régime captialiste et de l'industrialisation du XIXe siècle, de leurs effets pervers psychologiques et moraux, si acerbe soit-elle, demeure douloureusement juste. Avec les acquis de la technologie et de la syndicalisation, les travailleurs d'aujourd'hui peuvent, en bon nombre, s'adonner à un travail paresseux, mais dégrade-t-il moins que le travail abrutissant des factories du XIXe siècle? Les moralistes de la fin du Moyen Âge - dont Dante -, ne voyaient pas la paresse comme nous la voyons depuis l'âge du capitalisme marchand au XVIe siècle. Pour eux, la paresse n'était pas la mère de tous les vices, bien au contraire, et, comme le dit Boschère, d'«une traînée visqueuse de vices, ...le moindre est la paresse» (op. cit. p. 167)



Sherbrooke,
le 25 février 2020






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