Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 12 février 2012

Filles d'Ève, filles de Pandore

Lucas Cranach l'Ancien. Adam et Ève, 1531
FILLES D’ÈVE, FILLES DE PANDORE

Les hommes, qui écrivirent les récits mythologiques que les peuples se racontaient, donnèrent généralement une image assez négative des femmes. Elles étaient celles par qui le scandale arrive. La mère Ève et Pandore ouvrant la jarre libérant ainsi tous les maux qui se sont rabattus sur le monde, sont devenues les archétypes négatifs de la personnalité féminine. Dans les années 1950-1960, un psychanalyste d’origine autrichienne, Werner Lederer parlait carrément d’une gynophobie dont les hommes seraient atteints et qui, en Occident, aurait culminé avec le sexocide de la chasse aux sorcières des XVe-XVIIe siècles. Cette peur archaïque qui se transforme en «haine des femmes» n'a jamais trouvé, durant la même époque, meilleure expression que les mots que place Alfred Hitchcock dans la bouche de son oncle Charley dans le film Shadow of a doubt: «Les villes sont remplies de femmes, de veuves entre deux âges dont les maris sont morts, des maris qui ont passé leur vie à édifier des fortunes, en travaillant et en travaillant encore. Et ensuite ils sont morts et ils ont laissé leur argent à leur femme, des femmes sottes. Et qu'est-ce que ces femmes en font, ces femmes inutiles? Vous les voyez dans les hôtels, les meilleurs hôtels, chaque jour par milliers, buvant l'argent, mangeant l'argent, perdant l'argent au bridge, jouant toute la journée et toute la nuit, puant l'argent, fières de leurs bijoux et de rien d'autre. Des femmes horribles, fanées, grosses et cupides. S'agit-il d'êtres humains ou de gros animaux poussifs, hein? Et que fait-on aux animaux lorsqu'ils sont devenus trop gros et trop vieux?» S'adressant ainsi, non sans les inquiéter, aux membres de sa famille, oncle Charley, un gigolo, tue des veuves pour s'emparer de leurs héritages, leurs bijoux et leur argent. L'expression de cette haine porte sur la cupidité, celle des veuves joyeuses reflétée dans le miroir de la mélancolie du gigolo cynique. En fait, depuis les origines du monde, la femme, la femme archaïque va sans dire, serait porteuse de mystères incompréhensibles à la psyché masculine. Les statuettes préhistoriques de la Vénus callypige ou de la Vénus enceinte résumeraient assez bien en quoi pouvait bien consister le premier mystère posé à l’homme. Dans les contes populaires, les dragons étaient parfois doté du sexe femelle; d’étranges créatures féminines étaient associées à un bestiaire inquiétant: la veuve noire, la mante religieuse. Transposée du monde animal en allégories psychiques, la crainte instinctive de l’homme a porté sur elle la cause de tous ses malheurs, et le plus grands de tous, c’est de ne pouvoir s’en passer.

Voilà pourquoi un grand nombre de peuples antiques dressaient des frontières physiques entre le monde des femmes - le gynécée grecque - et celui des hommes, l’ecclésia. Ou encore, la femme disparaissait derrière des fonctions naturelles (la Mater romaine), économiques (le mariage avec dot), religieuses (des vestales aux nonnes) ou superstitieuses (des sage-femmes aux sorcières). Comme l’histoire de l’humanité a été, jusqu’à une période infiniment récente, un monde agreste, rural, surnaturel, rempli de choses merveilleuses, la représentation des femmes s’est partagée entre la compagne salvatrice et fidèle de l’homme (le fil d’Ariane, Pénélope attendant Ulysse, Sarah l’épouse d’Abraham, Marie-Madeleine, etc.) ou la corruptrice démoniaque Gorgone, Lililth déesse de la lune et de la mort chez les anciens Hébreux, la femme-vampire du roman gothique du XIXe siècle occidental. Sorcières, ogresses, vampires ou tout simplement tentatrices, elles rappellent la pulsion érotique qui loge au plus profond de l’homme qui, lui, essaie de se convaincre qu’il est placé au-dessus de sa nature animale. Portant sur la femme les péchés de sa concupiscence, il a inventé, «tissé», une anthropologie fantaisiste où la femme serait plus près de l’animalité et de la bestialité que lui. Les religions judéo-chrétienne et musulmane la tiennent à l’écart, marchant derrière l’époux, parfois soumise à des rites mutilatoires afin de lui enlever les attributs de l’érotisme. Les femmes de tous les temps ont été les victimes coupables de la lubricité masculine. D’où ce besoin qu’a l’homme de regarder la femme autrement que lui-même. De la repousser dans la forêt de l’étrangeté, s’il le faut. De métamorphoser la chaleur féminine en froideur mortelle. Ce faisant, il se soumettait lui-même à sa propre aliénation. En érigeant sa puissance sur la loi et la puissance politique, il se donnait le pouvoir d’en écarter la femme; l’exploitation de l’homme par l’homme, en effet, commençait bien par l’exploitation de la femme par l’homme (G. Dhoquois). Voilà comment le féminisme du XXe siècle, en libérant la femme de cette féminité fantasmée, libéra en même temps la virilité de ses paramètres aliénants. En ce sens, et jusqu’à un certain point, le féminisme aura été l’une des idéologies du XXe siècle à avoir apporté un des plus grands bienfaits à la civilisation.

Mais, on ne se libère pas d’enchaînements multiséculaires en deux ou trois générations. Des caractères profondément inscrits dans la psyché collective perdurent. On en est toujours à discuter du masochisme féminin sans savoir s’il est inné ou culturel, ou si à force d’être culturel, de génération en génération, il ne se serait pas inscrit en traits psychiques sexués, or il y a des hommes masochistes comme il y a des femmes sadiques. La se meut la part entre l’universel et le singulier. De même, la séduction est-elle une prérogative essentiellement féminine? Là aussi, les paramètres culturels sont déroutants. L’histoire du costume masculin, à la Renaissance particulièrement où il soulignait les attributs de la virilité, ou même encore depuis la rigueur puritaine puis victorienne du costume noir qui a la charge de les dissimuler, indique qu’il y a un code vestimentaire séducteur qui s’adresse aussi bien aux hommes qu’aux femmes. L’hypersualisation du second XXe siècle, au lieu d’abolir la différence entre la femme séductrice et l’homme séduit, a fait des membres des deux sexes des spéculateurs sur «le marché de la séduction». Comme l’invention de la pilule contraceptive a libéré la sexualité féminine de la reproduction biologique, elle a également séparée le désir sexuel de l’amour. Cette déviation des revendications de l’égalité homme/femme sur le marché du travail ou dans le droit civil, tout en élevant certains aspects de la condition des membres de la société les ont également réduits au degré zéro de leur identité individuelle. Toute bonne pièce a son mauvais revers.

Le «jusqu’à un certain point» mis en italiques plus haut concerne le pouvoir politique. À cause précisément de l’inquiétude viscérale que dégageait le mystère des femmes, l’homme, mû ou non par une angoisse de castration, a toujours voulu lui soutirer le pouvoir politique sur la communauté. Ce que les féministes appellent le patriarcat. Tout au long des siècles, cet impératif a été jusqu’à retirer le pouvoir que la femme pouvait exercer sur elle-même, réduisant son esprit puis son corps aux interdits et aux tabous des symboles phalliques associés au pouvoir. Et comme dans toutes règles il y eut des exceptions, des transgressions. Les poètes, les romanciers, les dramaturges et tragédiens ont exposé au public le ridicule de concéder le pouvoir aux femmes. Ainsi, Aristophane (Ve siècle av. J.-C.) avec L’Assemblée des femmes, dans laquelle, à l'instigation de l'une des leurs, Praxagora, les femmes se rassemblent à l'aube sur l'agora pour prendre à la place des hommes les mesures qui s'imposent pour sauver la cité. Les mesures votées par les femmes - qui évoquent le communisme primitif des biens et des «hommes» - sont présentées comme un véritable non-sens. Dans Lysistrata, le dramaturge utilise le même effet. Le pouvoir consiste ici à une grève du sexe par les femmes pour ramener leurs maris à de meilleurs sentiments et finissent de s’entretuer dans la guerre civile [la guerre du Péloponnèse]. Dans un cas comme dans l’autre - le communisme sexuel et la grève du sexe -, les décisions politiques des femmes équivalent à des sottises, ou encore à une éventuelle malédiction qui s’abattrait sur la cité si, à la suite d’une guerre civile exterminatrice, des
Andrea Célesti. La reine Jézabel punie par Jehu
femmes devaient était appelées à gouverner la cité. On le constate, cette malédiction met toujours en relation la lubricité sexuelle et la soif inextinguible de la domination maritale des femmes. Celles-ci exercent déjà un pouvoir nocif dans le ménage, on ne peut qu’anticiper l’anarchie dans laquelle elles précipiteraient la res publica si elles se mêlaient de politique! Dans la mythologie biblique, c’est le personnage de la femme de Putiphar, c’est Jézabel l’épouse phénicienne du roi juif Achab, qui finira dévorée par les chiens, confirmant la prophétie d’Élie, et il n’y a pas jusqu’à la brave Judith, qui en décapitant le général Holopherne pour en appeler à la libération d’Israël, qui ne rappelle pas le gênant fantasme de castration. L’Évangile marquera un progrès en ne donnant pas le rôle du traître nécessaire à l’intrigue à une femme, bien que des légendes ultérieures n’hésiteront pas à dire que Judas a trahi le Christ pour se payer une prostituée. Dès lors que la femme manipule son mari qui est roi ou empereur du domaine, il est certain que la fatalité va s’abattre sur le royaume si c’est elle qui règne. Pour cette raison, on invita, en vain, Périclès à se débarrasser de son hétaïre, Aspasie (Ve siècle av. J.-C.).

Que dire alors quand cette femme s’approprie elle-même la couronne? Ce ne pourra être que par la luxure suivie par le meurtre, comme le veut l’hypothèse
Christian Köhler, Semiramis, 1852
consacrée. Sémiramis, reine de Babylone qui mena des guerres prodigieuses, fit construire la ville de Babylone et ne serait en fait que les noms de deux reines assyro-babyloniennes fondues dans un seul que rapporte le traité d’histoire de Diodore de Sicile. Didon qui, après avoir ravagé l’île de Chypre, se rendit en Afrique du Nord où elle fonda Carthage, la cité des sacrifices d’enfants. Cléopâtre VII qui fut la séductrice de César puis de Marc Antoine avant d’échouer auprès d’Octave qui la ramena enchaînée à son triomphe à Rome. Femmes guerrières, femmes violentes, femmes incestueuses et perverses. Il y a encore Hélène de Troie, épouse de Ménélas et qui suscita tant d’envies aussi bien du côté de Pâris le Troyen que de celui des alliés grecs. Cette Vénus faite chair hante toutes les tragédies guerrières. Par elles toutes coule le sang des mâles.

Eh puis, les modernes y ont ajouté leurs découvertes. Hatshepsout (± 1484 av. J.C.), la reine d’Égypte qui usurpa le trône de son jeune neveu Thoutmosis qu’elle écarta après avoir assumé la régence, le reléguant auprès du clergé d’Amon. Durant les vingt-deux années de son règne, elle institua pourtant la paix aux frontières, veilla à la bonne administration du trésor et garantit la prospérité à l’Égypte. Elle fit construire de somptueux palais dans la Vallée des Rois, à Memphis, à Thèbes, à Karnak. Partout les sculpteurs la représentèrent munies des symboles pharaoniques, y compris une barbe potiche, preuve qu’Hatshepsout était bien «roi» d’Égypte. Zénobie, la reine de Palmyre, princesse de Mésopotamie (275 apr. J.-C.) qui fit exécuter le fils de son époux Odenath afin de gouverner les tribus nomades. Contrairement à Hatshepsout, elle étendit la guerre contre Rome jusqu’à conquérir l’Égypte, la Mésopotamie, la Syrie et faire de Palmyre une riche capitale hellénique d’Orient. Elle fut finalement vaincue par l’empereur Aurélien qui, comme Cléopâtre jadis, l’attacha à son triomphe, mais la fit installer dans une magnifique villa où, contrairement à la précédente, elle ne se suicida pas. La première impératrice de Byzance, Eudoxie († 404), épouse de l’empereur Arcadius par une manigance de l’eunuque Eutrope, une fois au pouvoir, manipula le faible empereur, fit exécuter Eutrope et gouverna dans le luxe et le faste qui lui attirèrent la haine des chrétiens, en particulier de Jean Chrysostome. Ne renonçant pas à user du crime pour évincer des rivaux, elle fit massacrer par la foule les soldats du remuant général goth Gainas en 400, ce qui provoqua la fuite de ce dernier. Les courtisanes sont devenues un personnage important de toutes les cours depuis l’Antiquité tardive. L’impératrice Théodora (500-548) de Constantinople, épouse de l'empereur législateur Justinien, était fille d’un montreur d’ours, orpheline très jeune, elle devint courtisane avant d’épouser le roi et devenir impératrice du grand empire romain d’Orient.

Les reine occidentales illustrent également le principe du pouvoir féminin comme éminemment sordide. Si Marguerite de Bourgogne trompa son mari, Louis X le Hutin avec des damoiseaux de la cour de France, sa belle-sœur, Isabelle (1294-1358) prit un amant, Mortimer et fit tuer son mari, le roi Edward II d’Angleterre. Catherine de Médicis (1519-1589) est présentée comme la marraine de la Saint-Barthélemy (1572). Mary Tudor d’Angleterre  (1516-1558) fait torturer et tuer les protestants comme sa sœur Elizabeth (1533-1603) fera exécuter sa cousine Mary Stuart reine d’Écosse, qui elle-même avait fait assassiner son mari De plus, Elizabeth, par dépit, fera aussi décapiter son jeune et ambitieux favori, le comte d’Essex. Christine de Suède (1626-1689) fera mettre à mort son amant Monaldeschi sous ses propres yeux, au château de Fontainebleau en 1657. Des princesses se sont montrées pas moins cruelles que les reines. Béatrice Cenci (1577-1599), après avoir été violée par son père, sera exécutée pour parricide commis avec la complicité de sa belle-mère et deux de ses frères. S’il est douteux que Lucrèce Borgia ait commandé quelque meurtre que ce soit, elle vit son frère César, qui éprouvait des sentiments ambigüs à son égard, tuer et son frère Juan et son époux Alphonse d’Aragon, duc de Biseglia. Catherina Sforza (1463-1509), pour sa part, mena une lutte à l’image de n’importe quel condottieri italien de la Renaissance. Quittant ses six enfants alors qu’elle était détenue par ses ennemis à la forteresse de San Pietro, elle se réfugia à Forli où elle monta une armée. Lorsqu’on lui apprit que si elle ne se rendait pas ses enfants seraient tués, elle se frappa le ventre en répondant: «J’ai le moule pour en faire d’autres». Comme rarement dans les histoires de rois, les anecdotes de reines sont remplies de sexe et de sang, fantasmes des historiens et des chroniqueurs, sans doute, davantage que distinction structurelle.

On peut toujours citer encore des noms d’impératrices russes, des tsarines aux mains aussi couvertes de sperme et de sang que celles de Lady Macbeth. La liberté sexuelle que les tsarines se donnèrent souleva l’ire des peuples russes. Élisabeth Petrovna, fille de Pierre le Grand (1709-1762), qui fit entrer la culture française par la grande porte de Saint-Pétersbourg, ne se maria pas et eut de nombreux favoris. Catherine II (1729-1796), d’origine allemande convertie à la foi orthodoxe, fut plus prolixe encore. Elle participa au meurtre de son époux, le tsar Pierre III, fut surnommée la Sémiramis du Nord, et aurait disposé d’un véritable haras d’officiers afin d’apaiser la fureur de ses sens: «Parmi la vingtaine d’amants qu’on lui prête - le favori du jour étant confiné à l’“Appartement” -, il faut distinguer le premier Soltikov  sans doute le père du futur Paul Ier - puis ses conseillers: Stanislas Poniatowski, qu’elle fit roi de Pologne, Nikita Panine, le feldmarechal Souvorov, le métropolite Platon, enfin le légendaire Potemkine. Ce géant borgne, qu’elle appelait drôlement son “bonbon de profession”, son “Moscovite”, son “tigre d’or”, resta en grâce, passé leur liaison, jusqu’à la fin de ses jours en 1791» (L. Mazenod et G. Schoeller. Dictionnaire des femmes célèbres, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 1992, p. 158). Des privilèges qui n’étaient pas ceux de Diderot et de d’Alembert.

Le politique reste le politique et la politique se joue de la même façon tant par les hommes que par les femmes puisque son objectif est asexuel : le pouvoir sur les corps et les consciences. Pour y parvenir, il faut savoir se départir de sa nature profondément animale, comme le firent les dictateurs du XXe siècle. Si les historiettes entourant la vie amoureuse de Mussolini se racontent sur le mode félinien, il n’en va pas de même du Führer. La petite Eva Braun, dont on se demande quelle rôle politique elle aurait pu bien jouer auprès de Hitler, n’était qu’une groopie, fan-à-vie. Lénine vécu auprès de sa femme Kroupskaïa, même si on lui prête une idylle avec la jeune Inès Armand. Staline eut deux épouses, dont la première se suicida. Et si Pétain fut un coureur de jupes, à l’heure de Vichy le climat de décadence baignait son État français de Père Lapudeur borgne. Lorsqu’on accepte que son ministre de l’Éducation, Abel Bonnard, homosexuel notoire, soit surnommé ouvertement par certains «la Belle Bonnard», ou par le chroniqueur Jean Galtier-Boissière «Gestapette», autant dire que les femmes ne jouèrent aucun rôle notoire dans Vichy. Les totalitarismes sont masculinistes plutôt que machistes, apothéose d’une virilité aliénante, sanglante comme aucun règne féminin ne l’a été par le passé.

L’erreur petite-bourgeoise du féminisme est de croire qu’il y a «un pouvoir femme» différent du «pouvoir homme», machiste, violent, opportuniste et machiavélique. Or, les femmes au pouvoir n’agissent pas différemment que les hommes, ce qu’on leur reproche hypocritement. Les premières années de la colonie française en Amérique du Nord furent des années dominées par des femmes : religieuses, institutrices, infirmières, épouses de colons, elles se montraient souvent capables de fonder et de diriger un couvent, une école, un hôpital. De Marie de l’Incarnation à Jeanne Mance, la donnée de l’épopée mystique de Montréal, elles agirent moins en tant que femmes qu’en tant que fonctions liées à la maternité. Elles n’en assumèrent pas moins des tâches «politiques». La correspondance de Marie de l’Incarnation est une véritable chronique des débuts de la colonie; Jeanne Mance fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, fit rien de moins que Mère Teresa de Calcutta de nos jours, en allant pomper de l’argent dans la poche des mécènes jansénistes. Marie Rollet, l’épouse de Louis Hébert, esquissa le modèle des mères canadiennes jusqu’au milieu du XXe siècle. Elles n’ont pas l’image sadique de l'Américaine Hannah Duston, qui, après avoir été capturée avec ses neuf enfants par des Amérindiens, profita de la nuit pour les tuer et les scalper avant de s’enfuir avec sa portée. Les femmes de la Nouvelle-France, même lorsqu’elles s’appelle Madeleine de Verchères, munie d’un fusil pour chasser l’Iroquois, reste essentiellement une femme-mère attendrie, à l’ordre de son mari ou du gouverneur de la cité. Est-ce pour cela qu’au temps où Margaret Thatcher et Indira Gandhi donnaient l’image de la dame de fer et de l'intraitable fille de Nehru, l’historien québécois Michel Brunet (1917-1985) - celui qui criait dans le triumvirat du département d’histoire de l’Université de Montréal -, dénonçait le pouvoir politique tenu par des femmes? Celles-ci n’auraient pas été faites pour gouverner et n’useraient du pouvoir que de façons inconsidérées. Puis, il reprenait des exemples parmi ceux déjà cités plus haut. Il est vrai qu’à une époque où, pour passer comme spécialiste de l’histoire des États-Unis à l’Université de Montréal, il suffisait d’épouser une Américaine et de faire une thèse de doctorat sur la Convention constitutionnelle du Massachusetts de 1853 (!), la pensée historienne ne dépassait pas tellement la dimension idéologique nationaliste. Théoriser n’était pas le fort de Brunet. Il voyait dans le pouvoir la manifestation d’un régime et non l’essence même du pouvoir. Un régime, tenu par un homme ou par une femme, reste le potestas. Ce qui veut dire que tout dépend de la constitution qui forme ce régime et ses institutions d’une part et le membership politique qui le gouverne de l'autre. Un bon-vivant ou une face de plâtre risquent de donner des styles de gouvernement fort différents. Mais l’auctoritas, l’autorité d’où émerge ce régime et qui y est fortement inscrit, en quoi pourrait-il être modifié par un assaut d’Amazones? Si les régimes ont le sexe de ceux ou celles qui les gouvernent, l’autorité demeure imperméable : l’ordre social, les principes à la base de la vie sociale, les mœurs se meuvent lentement. Si les mœurs changent, rendant possible aux femmes d’accéder en majorité au pouvoir, le fait d’y parvenir ne changera rien au fonds puisque les mœurs se seront déjà modifiées.

Il n'existe donc pas une «manière femme de faire de la politique». Ce qui existe, ce sont des caractères qui, selon l'importance qu'y joue la sexualité, dans sa nature et dans son orientation, marqueront la personnalité qui assume le pouvoir en régime démocratique. Les côtés pervers du féminisme, le 50/50 de la représentation auquel s'attache un Jean Charest, premier ministre du Québec, ou la discrimination positive dans l'emploi (la discrimination est, par essence, négative : il ne peut exister un négatif-positif de principe; celui de saint Augustin [du mal peut naître le bien] supposait le mal comme un effet contingent de l'interférence de la divinité dans le cours de l'Histoire), sont des miroirs aux alouettes. Dans le sens du 50/50, c'est une distribution symbolique et non effective des sièges de la représentation accordée aux femmes dans un régime parlementaire; dans le sens de la soi-disant discrimination positive où à compétence égale, engager une femme doit être préféré à engager un homme, elle ne fait que privilégier un aspect (mâle ou femelle) au détriment de tous les autres. La revendication universelle «à travail égal salaire égal» n'étant pas respectée, démontre que le fait de promouvoir les femmes dans l'emploi fut une bonne affaire pour le patronat qui se découvrit soudainement féministe! Le féminisme, par ses mots d'ordre idéologiques, se tirait dans le pied des droits à l'égalité même des femmes! Le patriarcat occidental (en autant qu'il a existé par le passé et n'existe plus aujourd'hui qu'en terme d'un fantasme anxiogène) n'y est pour rien parmi les obstacles dans l'amélioration de la condition féminine. Madame le juge, madame le ministre, madame le gouverneur-général, madame le lieutenant-gouverneur, ont toutes défilées devant nos yeux au cours des dernières années et ont fait leurs les lois «patriarcales», la politique «paternaliste», le régime «machiste», et les prérogatives données à la richesse de la minorité dominante. Ce faisant, elles ont discrédité, mieux que n'importe quel discours «masculiniste», le féminisme; en termes symboliques, la revue La Vie en rose a été tuée par la revue Châtelaine. La constitution de la société de masse, la démocratisation de l'éducation, l'accès des femmes mariées au marché du travail, le passage de l'emploi du secteur secondaire au secteur tertiaire des professions et des services, ont davantage fait la place aux femmes dans la civilisation occidentale que toutes les manifestations féministes. Le suffrage féminin s'est imposé par la conscription des hommes sur le champ de bataille en 1914-1918 et en 1939-1945, les droits civils par l'inadaptation de la tradition aux changements des mœurs, le triomphe définitif du discours «féminin» sur le discours «féministe» a été assuré par le consumérisme comme palliatif aux frustrations existentielles (d'abord chez les femmes insérées sur le  marché du travail, puis chez les hommes qui y souffraient déjà). La modification des rôles et des fonctions sociales des individus a d'ailleurs été plus grande, avec des effets plus traumatisants, parmi la partie masculine des populations que parmi la partie féminine, d'où la croissance de la gynophobie identifiée par Lederer, qui va du massacre des étudiantes de l'École polytechnique à Montréal en 1989 jusqu'à ces crimes sordides «d'honneur» portés contre des femmes qui ne veulent plus «se soumettre» aux vieilles traditions patriarcales des cultures et des civilisations non-occidentales importées au cœur de l'Occident (l'affaire Shafia, 2012). Non, ce que nous devons de bénéfique au discours féministe, c'est d'avoir éveiller les femmes à leur propre conscience individuelle, libérée des influences «autres», c'est-à-dire du contrôle social, via leurs pères, frères, époux, fils et même patrons, qui, par le droit civil, exerçaient une aliénation de la condition des femmes, les privant de leur autodétermination au prétexte de leurs fonctions  sociales, familiales, domestiques, économiques. La réification sexuelle, toutefois, n'a pas été abattue par le discours ni par le mouvement féministe, qui a promu, par ruse de la raison, l'homme-objet afin d'équilibrer l'importance de la femme-objet en tant que pivot de la société de consommation. La publicité se servant de l'homme glamour «en bobettes» pour un parfum, n'a fait que refermir celle de la fille «en bikini» sur le capot de la voiture. Mais, comme du mal peut naître le bien, l'aliénation de l'homme à son propre corps nécessite aussi une conscience émancipatrice de la virilité des fonctions sociales, familiales, domestiques et économiques.

La bénéfique «manière femme» de faire de la politique est une mythologie de l’idéologie féministe. Elle inquiétait les Brunet de l'ancien temps et les inquiète toujours. La disgrâce et la corruption, elles, n’ont pas de sexe. Car les femmes au pouvoir pourraient-elles modifier les dimensions de l’espace et du temps au point de créer un monde nouveau, où seraient, par exemple, abolies les frontières, nivelés les statuts, réorganisé le droit? Peut-être. En ce qui concerne le temps, je ne le pense pas, car il y a un précédent notoire. Les prophéties de Cassandre, c’étaient les récits du passé. Comme les centuries de
Les Grecs traînant Cassandre hors du temple
Nostradamus adressées à Catherine de Médicis ou les appels des prophètes de la Torah contre Jézabel; ce qui était inscrit dans l’avenir avait déjà été écrit par le passé, et le savoir de Cassandre n’était lui-même qu’illusion. Aucun dieu, aucune déesse ne livrerait le secret de ses fantaisies. Apollon, dieu de la raison et de la mesure savait que les Troyens étaient intoxiqués par les dix années de résistance qu’ils tenaient devant les Grecs de Mycènes afin de conserver la femme la plus belle de l’Hellade, Hélène. Ils pensaient qu’il suffisait de ne pas voir flotter à l’horizon une voile de navire pour croire que les Grecs étaient suffisamment loin pour ne plus inquiéter Troie. Le vieil Homère s’en est tenu au récit. Et la même ironie avec laquelle Apollon avait rendu sourds les Troyens aux appels de Cassandre, de même il a rendu le poète muet en nous soustrayant l’épilogue de la destruction de la cité, de sorte qu’il fallut attendre des siècles avant qu’un poète romain, Virgile, s’inspirant des légendes courantes issues d’Athènes et de la Nouvelle Grèce en Sicile, ose l’écrire au début de son Énéide. La poésie épique a enveloppé le mystère de la fin de Troie, et aujourd’hui, les historiens, suivant des méthodes d’enquêtes archéologiques informatisées aptes à reconstituer les passages des anciens peuples, supposent que ce ne furent pas les Grecs mais des Lydiens indo-européens qui auraient finalement jeté les murs de Troie par terre. L’Iliade peut rester ce qu’elle raconte : la mort de Patrocle, la vengeance d’Achille, le combat contre Hector, la lâcheté de Pâris, la supplique de Priam. Tout cela n’est plus que légende pour qui doit s’incliner devant les nouvelles trouvailles. Pensant révéler la vérité, la connaissance de l’histoire souffre toujours de la malédiction d’Apollon. Elle est «un savoir inutile», mais pour autant, elle ne nous laisse pas indifférent. Le pouvoir-femme sur le temps? Pas mieux que celui de l’homme à vrai dire, et en ce sens, dans la mesure où les dimensions qui encadrent l’esprit humain sont au-delà des genres et des nombres, l’essentiel réside dans une jointure secrète entre les sexes, qui font des hommes et des femmes des partenaires égaux dans la marche de l’humanité et non des ambitieux en compétition pour assouvir sa rapacité, ses convoitises, ses outrances et ses dérèglements⌛

Montréal
16 février 2012

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