Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 26 février 2012

Rois avares & rois prodigues

La rencontre au camp du Drap d'Or entre François Ier et Henry VIII, 7 juin 1520.

ROIS AVARES & ROIS PRODIGUES

Le comportement des collectivités suit d'assez près celui des individus, même si la dimension globale des groupes humains oblige ce comportement à s’adapter au grand nombre. L’avarice d’un peuple, d’un État, d’un prince, n’est pas la même que celle d’un paysan ou d’un bourgeois. Mais ce que je veux faire ici ressortir, c’est le rythme qui enchaîne avarice et prodigalité. Souvent, comme chez une personnalité cyclothymique, les collectivités vont se refermer sur elles-mêmes, dépenser pour le stricte nécessaire, accumuler au-delà de l'essentiel, puis, une fois les richesses bien entassées, se lancer dans une euphorie de dépenses extravagantes, opérer des ponctions fiscales exorbitantes afin d’entretenir le nouveau rythme de vie de l’État ou de la nation, enfin pousser la prodigalité jusqu’à la ruine et la faillite.

L’automne du Moyen Âge et la primavera de la Renaissance illustrent assez bien cette cyclothymie collective. Les années qui suivirent 1348, c’est-à-dire au temps de la Peste Noire, l’Europe sombra dans une crise démographique sans précédent. Selon les régions d’Europe, un à deux tiers de la population fut, en quelques années, décimé par une mort aussi horrifiante que soudaine. Un rapide survol aurait pu laisser prévoir que c’en était finit de la Chrétienté médiévale. Or, la dispersion des populations, la désertion complète de certains villages, la baisse drastique démographique des grandes villes eurent des effets économiques imprévisibles. Pour les maîtres artisans qui restaient, les salaires augmentèrent en fonction de la rareté de la main d'œuvre. Il en fut de même des professionnels, des clercs, des corps d’armée de mercenaires. Après des années laissées en friches, des terres se trouvaient revigorées et donnèrent de bonnes récoltes qui repoussaient dans un passé pourtant pas si lointain les famines qui suivirent la peste. Bref, la santé occidentale se rétablit suffisamment rapidement afin de permettre à certaines régions, en particulier la Toscane et le duché franco-bourguignon, d’amorcer cette vaste révolution culturelle que nous appelons la Renaissance.

Jan van Eyck. La Vierge au chancelier Rollin
Dans ces deux cas, le mouvement intellectuel et spirituel bénéficia, en Italie essentiellement, de l’inexistence d’une vieille féodalité terrienne mais surtout la chance d'avoir des principautés aristocratiques liées aux affaires commerciales et financières. Situé entre le royaume des Valois et celui de l’Empire germanique, le duché franco-bourguignon fut également bénéficiaire d’activités commerciales qui lièrent Bruges et Liège à Venise. Entre la Mer du Nord et l’Adriatique, tout un réseau d’échanges suffisait à déverser une abondance économique qui permit à ces régions de devancer rapidement les royaumes plus anciens, féodaux, instables, encore médiévaux par rapport au monde urbain de l’Italie, de la Franche-Comté et du bassin de l’Escaut. L’avarice eut ici pour nom la Grande Peste, la prodigalité, la Renaissance.

Les ducs de Bourgogne et les princes italiens vivaient, les premiers sur un terrain étiré en longueur liant les rivières, de l’Escaut au Rhône; les seconds concentrés dans des cités en perpétuels conflits. La paix de Lodi (1454), négociée par Laurent de Médicis entre Milan, Naples, Rome, Florence et Venise maintint, durant trente ans, le temps qu’il fallait, pour que ces grandes villes se dotent de bâtiments à l’architecture novatrice basée sur la redécouverte de la perspective, de toiles et de fresques de grands maîtres, d’une ingénérie militaire et civile qui perpétuèrent les anciennes voies romaines, de la Campanie aux Alpes. L’importation de l’imprimerie d’Allemagne créa, à Venise surtout, une industrie de l’édition qui vit un Aldo Mannucci entouré des grands maîtres humanistes européens, à commencer par le plus célèbre de tous, Érasme.

Les deux royaumes de France et d’Angleterre, toujours à couteaux tirés avec les interminables sursauts de la Guerre de Cent Ans (1337-1453) ou encore des conflits dynastiques en Angleterre qu'on appelle Guerre des Deux-Roses (1399-1485) et en France la rivalité entre la maison de Valois et celle de Bourgogne, apparaissaient peu propices à l’éclosion d’une telle révolution culturelle. La guerre était quasi constante afin de déposséder un rival ou convoiter des terres de Cocagnes plus riches que les sols ingrats des deux royaumes. De plus, ces conflits étaient de véritables tonneaux de Danaïdes par où s’écoulaient l’or et l’argent accumulés par des emprunts auprès de banquiers juifs ou lombards ou en usant des ponctions de tailles et d’impôts sur de chétifs paysans et des travailleurs urbains crève-la-faim. La guerre, lorsque gagnée, était une promesse d’abondance : plus de sujets signifiait plus d’impôts, en nature ou en monnaie; plus de ressources naturelles à exploiter; plus de routes d’accès à soumettre aux douanes et accises; plus de princes sur lesquels exercer la tutelle de suzeraineté. Mais lorsque les guerres ne s’interrompaient que pour un bref laps de temps, les richesses accumulées se voyaient vite englouties par l’équipement des armées, le coût des mercenaires, les affrontements indécis. On négociait rapidement des trêves que des traités de paix. On soudoyait l’adversaire en lui donnant en argent ce qu’il anticipait en territoires. Les ressources passaient ainsi d’un coffre à l’autre sans enrichir personne. Ce fut le drame du XIVe siècle européen.

Lorsque l'Europe passa au XVe siècle, les choses commencèrent à changer, des personnalités royales parvinrent à juguler les conflits, non sans efforts ni ruses. Louis XI de France et Henry VII Tudor n’avaient pas besoin de lire Machiavel pour savoir comment s’emparer ou comment conserver l’État. Ils l'apprirent par expérience, par empirisme. Or, ces deux personnalités ont laissé dans l’imaginaire historien la perception d’être des avaricieux. Nous pouvons bien en appeler à la célèbre thèse de Marx, assez juste d’ailleurs, de l’accumulation primitive du capital, mais ce n’était pas encore exactement cela. Le crépuscule du Moyen Âge tombait sans que l’aube de la Renaissance ne luise.

Durant la Guerre de Cent Ans, lors du règne de Charles V
Charles VII par Jean Fouquet
(1364-1380), la France avait vécu un sursaut prometteur. Le roi avait le talent d’organiser son royaume et de profiter de la guerre civile anglaise. Mais son passage fut trop bref et la venue d’un successeur atteint soudainement de folie relança la rivalité entre les partis autour de la couronne de France. Le royaume s’enfonça de plus en plus dans la trahison et les tractations alors que l’Angleterre revenait en force. Ce n’est que bien après le passage de l’épisode célèbre de Jeanne d’Arc que Charles VII finira par prendre le dessus. Son fils, le futur Louis XI, lui mènera déjà la vie dure, mais afin de donner une nouvelle chance au royaume, le roi se montrera magnanime face aux ambitions de son fils. Car c’est Louis XI (1423-1483), roi de 1461 à 1483 qui devait amorcer le passage de l’âge médiéval à l’âge moderne. Après le timoré Charles VII, le dynamique Louis XI était bien décidé à mettre aux pas ses adversaires. Il paya une somme substantielle pour circonvenir ses ennemis, à commencer par le prétendant d’Angleterre, Édouard IV, ou à se constituer une armée pour abattre le récalcitrant duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, qui fut tué à la bataille de Nancy en 1476. Dans un cas comme dans l’autre, Louis XI bénéficia de ses grands argentiers pour faire couler l’or et l’argent dans les goussets des hommes d’armes et des grands féodaux. Mais sa «cruauté» (on dit qu’il fit enfermer dans une cage un conseiller, le cardinal La Balue) déparait avec l'indécision de son prédécesseur. Louis s’acquit une réputation de rusée et de lion. Mais il ne s’acquit point la réputation d'un homme cultivé ou éclairé. La culture piétiste du roi en faisait encore un roi médiéval.

D’où les origines de cette réputation que Louis XI, au moment où l’Italie flamboyait de mille feux, était avare de dépenses, et sans goût pour la culture et la civilisation. Les historiens et biographes ont nuancé cette réputation. Durant la grande partie de son règne, Louis fut tenu de résoudre les querelles dynastiques et politiques. Ce qui lui donna une expérience dans le domaine économique et financier. La nécessité de renflouer des coffres que les hommes de guerre vidaient généreusement en fit un des premiers mercantilistes d’Occident. C’est-à-dire que le roi intervenait dans le développement économique du royaume. Malgré la conjonction de crises agraires dues à la rudesse d’hivers rigoureux et les dépenses militaires, il réussit à créer une caisse royale appréciable, comme nous le dit Paul Murray Kendall : «Vers la fin du règne de Louis, l’ensemble du revenu réalisé par les impôts avait plus que doublé par rapport à ce qu’il était à la mort de Charles VII [à la fin du règne de Charles VII, la taille rapportait 1 200 000 livres par an pour un revenu total de 1 800 000 livres. Quelque vingt ans plus tard, Louis XI tirait de son royaume un revenu global de 4 655 000 livres, dont 3 900 000 provenaient de la taille, 655 000 des aides et gabelles et 1 000 0000 du domaine.] Toutefois, cette comparaison est trompeuse, car le roi tirait ses revenus d’un royaume qu’il avait su rendre à la fois plus grand et plus prospère. Louis avait compris que le commerce et l’industrie ne sont pas des éléments fixes dans une société statique, mais bien plutôt des forces dynamiques susceptibles d’accroître la richesse et les ressources de l’État. Conscient de l’importance des spécialistes au service du gouvernement, il convoquait souvent des assemblées de “gens entendus et experts” dans le domaine de l’économie. Il voyait avec satisfaction prospérer l’industrie de la soie qu’il avait implantée à Lyon puis transportée à Tours. Il avait pris sous sa protection le nouveau corps de métier que constituait désormais l’imprimerie. En 1471, pour stimuler l’industrie minière, il nomma un “maître général des mines”, exigea des propriétaires de gisements métallifères d’exploiter leur bien ou de le louer en échange d’un certain pourcentage sur les bénéfices, exempta les ouvriers d’impôts, encouragea enfin les mineurs étrangers, et surtout les Allemands, qui étaient les meilleurs, à s’installer en France. Quoiqu’il s’appliquât à maintenir un juste équilibre dans la balance des paiements, il ouvrit son royaume aux marchands étrangers; grâce à un accord compris dans le traité de Picquigny, il donna à Bordeaux la possibilité de créer avec l’Angleterre un commerce florissant d’échange de vin et de drap» (P. M. Kandall. Louis XI, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche, # 5034, 1974, p. 507). Puisque les effets de la Guerre de Cent Ans avaient annihilé les espoirs de voir la France se relever comme l’Italie de la Peste Noire, c’est en stimulant une économie volontaire et intelligente que le roi parvint à laisser un trésor bien garni à son héritier.

Car si Louis XI avait entrepris un train de mesures de réformes (dont un projet d’unification des poids et mesures qui ne marcha pas), d’un autre côté, il ne poussa pas plus loin la dépense en vue de doter son royaume de la splendeur des cités italiennes. Celles-ci restaient d'ailleurs un rêve ultramontain, moins réel que féérique. Sa cour resta donc assez terne, sans éclat. Charles VII, son père, entretenait une cour plus fastueuse, grâce aux transactions opérées par son financier Jacques Cœur, qu’il n’hésita pas à forcer à l’exil et à saisir sa fortune lorsque celui-ci s’avéra trop puissant. Louis XI lui préféra le confort au luxe, se vêtit sans recherche et plaçait les petites gens avant les princes. Ce sont les grands ducs (Bourgogne, Bretagne, d’Orléans) qui vont faire le faste de son règne, à leurs propres dépens. Louis a plutôt déjà des «goûts petit-bourgeois». C’est en cela que son «avarice», son «mal d’argent», le dessert : «On ne saurait oublier que la rançon du mécénat de Charles V a été son ultime repentir à l’égard des contribuables. Dès lors qu’il doit financer une politique, et surtout une diplomatie, où l’on paie plutôt qu’on ne multiplie les batailles, Louis XI n’a guère d’argent à consacrer aux beaux-arts. Les moyens financiers du roi de France ne sauraient se comparer à ce dont dispose en Bourgogne et aux Pays-Bas un Philippe le Bon dont les finances ont été relativement épargnées par la guerre. Dans une France qui ne se relève que lentement de ses ruines, il n’est pas le seul à devoir modérer les dépenses de prestige. Pour éclairer la parcimonie du roi, il faut se souvenir de tous ces chantiers qui ne sont pas les siens et qui se voient interrompus parfois plus d’un siècle. Dans sa dépense, Louis XI, comme tant d’autres, a dû faire ses choix, et ils ne sont pas en faveur de ce qui n’apporte rien à son propos politique». À ceci, Jean Favier parle des «goûts du roi Louis XI» : «Nous le savons insensible au faste. Les vaticinations des clercs ne sont pas son affaire, et tout ce qui les touche le laisse sceptique. Il n’a que deux passions, la chasse et la dévotion. Les journées qu’il consacre à traquer le sanglier ou à méditer sa foi suffisent à assurer son équilibre. Le refus d’un véritable mécénat est à mettre tout simplement en relation avec celui d’une vie de cour où le roi ne voit qu’occasions d’intrigues et de complots» (J. Favier. Louis XI, Paris, Fayard, 2001, p. 885).

Ses successeurs bénéficieront des coffres bien remplis et de l’intervention politique en matière économique du roi. Charles VIII recevait, à la mort de son père en août 1483, «une armée de soixante mille hommes, la meilleure artillerie du temps, “des villes si bien fortifiées qu’on n’y pouvait mieux pourvoir”» (J.-A. Néret. Charles VIII, Paris, Éditions de Paris, Col. Les Rois de France, 1947, p. 29). Une armée avec laquelle lui, et son successeur Louis XII, par deux fois, envahiront l’Italie et se rendront jusqu’à Naples. En franchissant les Alpes, l’armée française ramènera le goût du luxe italien cultivé par plus d’un siècle de Renaissance. Celle-ci est «à point», prête à se faire cueillir par le reste de l’Europe. Et le successeur de Louis XII, mort sans enfant, le jeune François Ier, va contrebalancer l’avarice de Louis XI par la prodigalité culturelle. Après les rois lourdeaux et trapus qui se sont succédés sous la première branche des Valois, François inaugure la nouvelle branche en présentant une silhouette preste et amène. Si ses aventures militaires, contrairement à ses deux prédécesseurs, ne lui donneront pas la victoire contre son grand rival, l’empereur Charles Quint, son goût du luxe et de la dépense vont vite vider les coffres et obliger, ne serait-ce que pour payer la rançon de ses deux fils détenus en Espagne par son adversaire, à coûter  extrêmement cher aux sujets du royaume.

François Ier (1494-1547), régna de 1515 à 1547. Avec lui s’acheva l’époque de l’équilibre, à la fois politique et économique. «François avait promené son imagination à travers Pavie, Milan et Bologne. Il avait transplanté Léonard de Vinci et il allait ménager une place à Andréa del Sarto. Cela montrait à quel point l’Italie l’avait frappé. Il avait vu ces villes que des hommes d’une sensibilité passionnée avaient édifiées, villes où les pierres parlaient d’une existence à la fois splendidement abondante et parfaitement maîtrisée. Quelque chose en lui y répondait. Il pouvait sentir la pierre. Il comprenait tout le sens de cette beauté que l’Italie lui avait révélée. Ses doigts brûlaient du désir de remodeler la forme du faste royal. Il avait traité avec Rome, où un somptueux amateur d’art était assis sur le trône pontifical; et ce qu’il désirait, en revenant en France, c’était une libération d’énergies demeurées trop longtemps fidèles à une forme de vie. Le changement lui plaisait. Il buvait cette beauté qui avait attiré Charles VIII. Il avait de hardies préférences, un clair amour de la splendeur et le vaste courage de l’inexpérience» (F. Hackett. François Ier, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1937, p. 215). Afin de s’éloigner de Paris, où l’art gothique trônait encore, François choisit la Loire, et Amboise serait son premier monument à la Renaissance française. Ce serait sa Florence. «François chercha des constructeurs, praticiens italiens capables de travailler avec les Italiens. Il avait en tête de grandioses conceptions, et il réclamait des hommes pour leur donner un corps. Mais d’où viendrait l’argent? Il avait enrichi ses Gouffiers et ses Foix. Il donnait à Marguerite le duché de Berry. Issoudun était allé à Sforza. Marie Tudor avait les revenus de Saintonge. Il fallait acheter les Suisses. Les Vénitiens coûtaient de l’argent. Et de même Urbin et Ferrare. Il désirait racheter Tournai. Il lui fallait au moins un quart des revenus nationaux pour ses dépenses. Il devait donner à ses dames des joyaux et des brocarts. Quand les Parisiens poussés par la Sorbonne, affublaient Louise de vilains noms, Mère Sotte [Louise de Savoie était la mère de François], et disaient qu’elle avait pelé tout le monde, c’était une sérieuse indication. François, déjà, édictait des lois somptuaires tout en étonnant le monde en habits de soie. Le coût de la vie s’élevait. Mais il était gentilhomme, et la main droite d’un gentilhomme ignore ce que dépense sa main gauche. Il laissait ce soin à Semblançay» [qui le paiera de sa vie lorsque les revers du Roi le laisseront sur la dèche] (ibid. p. 216). Après Amboise, ce sera Chambord, et d’autres châteaux encore.

Avec François, toute une cour se lançait également dans le goût du luxe, non seulement pour satisfaire à la gloire de la vanité personnelle, mais pour participer aussi au rayonnement français. «La prospérité relative, les exigences nouvelles des classes dirigeantes, le désir propre aux gentilshommes d’étonner par leur faste, la volonté de la bourgeoisie enrichie de “vivre noblement”, tout contribue à la fièvre bâtisseuse de ce temps» (J. Jacquart. François Ier, Paris, Fayard, 1981, p. 313). Ce sont les grands seigneurs, puis les officiers royaux, les officiers de finances, les notables enfin les riches bourgeois. Tous se font construire, châteaux, hôtels privés, résidences : ornés, flamboyants, marqués d’une touche «à la florentine». La prodigalité de François l’engageait à des courses militaires contre Charles Quint (il paya le plein prix aux grands électeurs pour se faire élire empereur à la place du prétendant Habsbourg qui fut choisit) et contre son alter ego, le roi d’Angleterre Henry VIII. Plutôt porté à la libre pensée, selon les conseils d'Érasme, il laissa sa sœur Marguerite de Navarre nouer des contacts proches avec les milieux luthériens. La fin de son règne annonçait, avec l'affaire des placards, les guerres civiles dites guerres de religions qui marqueront le règne de son fils Henri II et de ses trois successeurs, les derniers représentants de la branche des Valois. Mais pour moi, surtout, François Ier restera le roi de France qui aura envoyé Jacques Cartier explorer le golfe Saint-Laurent, en faisant le «découvreur du Canada», premier touriste européen à admirer le Rocher Percé, à Gaspé, qui en retour ne pourra envoyer, grande déception, que de la pyrite qui passera pour des diamants. Faux comme un diamant du Canada.

Encore une fois, l’Angleterre suivit un modèle de développement semblable à celui de la France. De Henry VII à Henry VIII, même si la succession est directe, nous retrouvons le chemin parcourue par la France de Louis XI à François Ier; de l’avarice à la prodigalité. Sorti vainqueur de la bataille de Bosworth (1457) contre le criminel Richard III, Henry Tudor (1485-1509) reçoit la couronne de son beau-père, lord Stanley qui, en prononçant ces mots au couronnement : «Ainsi nous unirons la Rose Blanche et la Rose Rouge. Puisse le Ciel, qui si longtemps a regardé leurs haines avec courroux, sourire à cette heureuse union. L’Angleterre a  été longtemps folle et s’est mutilée elle-même… Oh! qu’aujourd’hui Richmond et Elisabeth, héritiers légitimes des deux maisons royales, s’unissent par le consentement béni de Dieu» (Cité in A. Maurois. Histoire d’Angleterre, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche Col. Historique, # 455-456, 1937, p. 178), mettait un terme à la Guerre des Deux-Roses. Il n’y avait pas que Shakespeare qui pouvait manifester le sens de la phrase bien sentie, mais lord Stanley ignorait qu’il allait la payer de sa tête, une fois son beau-fils installé sur le trône. Accusé plus tard de trahison, il «fut arrêté sur le champ, il avoua son crime et fut exécuté en février. On dit que le premier motif qui détermina Stanley à vouloir renverser Henry (alors qu’il avait été le premier à lui gagner sa couronne) fut le refus du roi de le nommer comte de Chester, titre qu’il réservait à son fils aîné Arthur. La mort de Stanley rapporta à Henry 40.000 livres (le butin de Bosworth) sans compter de vastes domaines qui avaient jadis appartenu à son vieil ami le duc de Buckingham» (F. York Powell et T. F. Tout. Histoire d’Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1932, p. 412). C’est par des gestes semblables, fort courants dans le passage de la féodalité à la modernité, qu’Henry VII se valut la réputation d’un roi avide d’argent. Bien des historiens décriront Henry comme «un roi avare et méfiant, un Louis XI anglais qui aurait amassé en pressurant la noblesse, d’immenses trésors. Henry VII fut-il vraiment avide d’argent? C’est un fait qu’il laissa une grande fortune, près de deux millions de livres. Il tenait ses registres de comptes minutieusement, comme un bourgeois : “Pour la perte du roi aux cartes : neuf livres… Pour perte de balles au tennis : trois shillings…  À mon fou, pour avoir composé un chant…” Mais si ce sont là des comptes précis, ce ne sont pas ceux d’un avare. Le luxe de sa cour, la beauté de ses joyaux, ses robes de velours violet doublés de drap d’or, étonnaient les ambassadeurs milanais et espagnols. La vérité semble être que le premier des Tudors a aimé l’argent parce que l’argent était devenu, après l’échec de la société féodale, le nouveau signe de la force» (A. Maurois. op. cit. p. 187). Henry suivait ainsi la pensée qui était celle de Louis XI en France. Ce n’était plus le pouvoir suzerain qui désormais dominerait la politique et la diplomatie, mais bien l’argent. Contre les luttes dynastiques, le nouveau roi allait se faire absolutiste.

La vieille noblesse d’Angleterre était morte sur les champs de bataille durant la guerre dynastique. Il fallait donc que la Chambre étoilée qui gouverne l’économie domestique du royaume trouve un autre moyen de se renflouer les coffres, car Henry avait de nombreux projets en tête. Les rois absolus «sont riches, moins par les impôts qu’ils prélèvent généralement avec ménagement que par les confiscations, les amendes, les économies, et Henry VII possède près de 2 millions de livres à la fin de sa vie. Mais ils aident le pays à s’enrichir». Comme Louis XI, Henry VII mise sur les artisans et le commerce plutôt que sur les instables conquêtes militaires. «Le Magnus Intercursus, le traité de commerce que Philippe de Bourgogne, jeté par les hasards d’un naufrage sur les côtes d’Angleterre, est contraint de signer, en supprimant tous droits de douane, toutes entraves au commerce, favorise les exportations de laine, de cette laine qu’on échange à Venise contre des épices, en Irlande contre du poisson fumé et qui pénètre jusque dans les ports de la Baltique, malgré le monopole de la Hanse. Les “Navigation Acts”, ces lois en sommeil qui réservaient aux seuls navires britanniques tout le commerce extérieur, sont remis en vigueur, le frêt s’élève, et avec lui le prix de la vie, mais la flotte se développe, et c’est un bateau anglais, armé par les marchands de Bristol qui, le premier -
Sarah Dunkerton. Voyage de John Cabot
conduit il est vrai par des Vénitiens, les Cabot - touche l’Amérique du Nord, cinq ans après que Christophe Colomb eut atteint l’Amérique Centrale (1497)» (J. Allary. Nouvelle histoire d’Angleterre, Paris, Hachette, Col. L’Histoire racontée à tous, 1948, p. 95). Pour les Canadiens anglais, ce sont ces Cabot-là qui sont les véritables découvreurs du Canada, servant de prétexte à refouler la présence française en Amérique derrière la primauté anglophone - Cabot avant Cartier -, pourtant, et le mot usuel est resté, les Vénitiens ne firent que «caboter» le long des bancs de Terre-Neuve et des îles du Golfe Saint-Laurent sans jamais réellement prendre possession du territoire. À tout bien, tout honneur.

Il est vrai que toute une tradition historiographique tend à assimiler l’avarice à l’accumulation de l’argent, à condition toutefois que cette accumulation serve à accumuler encore plus d’argent sans que celui-ci ne soit dépensé par pure prodigalité. Il est aussi vrai qu’Henry avait l’habitude fâcheuse d'envoyer ses agents de recouvrement qui pouvaient imposer des amendes douteuses. «Ils forçaient les gens à acheter très cher le privilège d’être jugés avant d’être condamnés, extorquaient de grossessommes pour les lettres de grâce, mettaient les jurés à l’amende pour leurs sentences, et chargeaient des hommes (surnommés par le peuple “marchands de querelles”) de rechercher ceux qui avaient commis d’insignifiants délits tombant sous le coup de la loi, afin de les forcer à verser de fortes sommes s’ils voulaient être relâchés et ne pas être condamnés sans merci à des amendes excessives; ils obligeaient les corporations et les guildes à payer des prix énormes pour faire reconnaître leurs privilèges et leurs statuts. Ces procédés injustes avaient rapporté au roi, quand il mourut, plus de 1.800.000 livres, amassés en des endroits secrets dont il avait la clé. À deux reprises, quand il se sentit malade et près de sa fin, il montra qu’il savait par quels moyens coupables ses serviteurs avaient accumulé de l’argent pour lui, car il ordonna de relâcher les menus débiteurs qui emplissaient les prisons et permit aux juges d’écouter les plaintes déposées contre ses conseillers. À son lit de mort, il manifesta le désir de rendre ce qu’il avait injustement acquis, mais tant qu’il avait été en bonne santé, il n’avait pas empêché les fautes commises en son nom. Le 22 avril 1509, il mourut à Richmond, dans le palais qu’il s’était fait construire. Il est enterré dans la belle chapelle édifiée par lui pour être son tombeau à l’abbaye de Westminster» (F. York Powell et T. F. Tout. op. cit. pp. 417-418). Mais ne vaudrait-il pas mieux considérer l’idée que «Henri aimait l’argent comme un homme d’affaires qui ne veut pas le dépenser, mais le faire fructifier par des placements judicieux. Son règne avait commencé par des dettes; il en avait contracté d’autres pendant son exil, pour préparer son retour; il les avait rapidement remboursées; bientôt, il mettait de côté une petite fortune qui grossissait constamment et toujours plus vite, jusqu’à ce que l’on sût dans le monde qu’il était riche, le plus riche d’entre les monarques régnants, et qu’il pouvait accordeer des prêts. Les demandes d’emprunt ne manquèrent pas. L’Empereur Maximilien toujours à court d’argent, vint quémander un prêt que le Roi Henri lui consentit à un taux d’intérêt considérable. Il commença ainsi à reprendre le bien de ceux qui avaient été ses adversaires et l’avaient combattu, et à en constituer un trésor royal. Puis il promulgua de nouvelles lois pour perfectionner son système de peines et d’amendes…» (Felix Grayeff. Henri VIII, Paris, Robert Laffont, 1963, pp. 12-13).

Henry était bien un prédateur d’argent, bien qu’il eut à soutenir moins de guerres que Louis XI sur le continent. Une fois les rebelles féodaux soumis ou tués, il pouvait s’intéresser au commerce, à la navigation et à tout autres moyens de faire des bénéfices pour renflouer les coffres de l’État, ce qui le rendait indépendant à la fois des financiers et des hommes d’armes. Contrairement aux aventuriers de la chevalerie, Henry partageait l’esprit «petit-bourgeois» de Louis. Il prisait plus la sûreté que la rébellion : «Henri n’était pas de ceux qui pouvaient tuer des enfants dans la Tour et ensuite se confier à des alliés jaloux [allusion à Richard III]. Il n’eut confiance en personne et ne commit que des meurtres légaux. L’adversité de ses débuts l’avait durci. Il considérait le monde, conscient de son hostilité, avec ce regard amer d’un homme ambitieux qui a subi de nombreux revers dans sa jeunesse, qui a été persécuté et obligé de recourir aux plus mesquines extrémités pendant la misère de son exil. Il n’avait pas besoin de se pénétrer de la justesse du secret dynastique qui dit que l’argent constitue le pouvoir. Cette conviction s’était accrue en lui avec la faim et la soif insatiable d’une fortune qu’il ne pouvait atteindre. Il était donc un homme de proie à l’esprit rusé. Ses yeux scrutaient chaque personne, étudiaient chaque situation pour y découvrir un reflet d’or. Il était un de ces rois peu nombreux qui profitent de toutes les possibilités qu’ont les monarques de pratiquer l’extorsion, le monopole, le pillage et le chantage. Stanley lui avait donné la couronne, mais il brisa Stanley sur une simple insinuation de trahison et s’appropria ses richesses. Il dévora les ressources des Warwicks. Il vendit la justice et mettait un prix à chaque pardon, faisant même la chasse aux marks et aux florins. Il était prudent comme un brocanteur, informé comme un banquier, alerte comme le fondateur d’un trust et patient comme l’organisation d’une série de coopératives d’épicerie. En sa qualité de directeur de ce nouveau genre d’affaires - une monarchie nationale -, il alla droit son chemin, sans admettre aucun associé.  Il voulait bien recevoir les conseils mais se refusait à partager le pouvoir. Il se passa pratiquement de Parlement. Il mit un anneau dans le nez de la loi et la conduisit au tribunal secret. Les archevêques lui servirent d’instruments…» (F. Hackett. Henri VIII, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1930, pp. 17-18). On ne saurait mieux décrire le rapport de Henry avec l’argent.

Dans sa vie privée, Henry était mu par «un désir d’intimité et de prestige», ce qui conduisit «vers 1495 le distant Henry VII à séparer de la Chambre, toujours vouée au cérémonial, une Chambre privée accessible seulement à une poignée de serviteurs dévoués de moyenne origine» (G. Boquet et É. Gruter. Les îles britanniques au XVIe siècle, Paris, Armand Colin, Col. U histoire moderne, 1994, p. 16). Ce goût de préférer des gens plus humbles à la noblesse rappelle ce même goût qu’avait Louis XI. Pourtant, ces mêmes auteurs nous disent, aujourd’hui, que «le “trésor” de £ 1 800 000 qu’aurait laissé Henry VII n’est qu’un mythe forgé par Bacon un siècle après : de 1491 à 1509, Henry a beaucoup construit et a investi de £ 200 000 à £ 300 000 en bijoux et vaisselle plate» (ibid. p. 31). Alors? Henry VII, prince de la Renaissance anglaise?

«Malgré son austérité», tiennent à préciser Boquet et Gruter, Henry VII reprit les spectacles héroïques de ses prédécesseurs, souvent accompagnés de danses, d’entrées de chars allégoriques, de «déguisements» et de tournois. Ces spectacles étaient courants dans la France de Charles V et de Charles VI sans pour autant qu’ils en appelassent à l’esprit de la Renaissance. Henry les reprit donc «avec des pageants de William Cornysshe sur modèle bourguignon, ajoute de longues galeries aux palais de Windsor et de Wetminster, les ornes de roses tudor, de herses, de dragons et de léopards, et rebâtit de 1495 à 1501 le vieux palais de Sheen pour en faire un “Richmond” de “riches heures” à 14 tourelles, fenêtres à vitraux colorés et murs couverts de somptueuses tapisseries flammandes et y confier au bibliophile flamand Quentin Poulet une bibliothèque riche en manuscrits enluminés de Froissart, Alain Chartier ou Christine de Pisan. Henry VII protège aussi les poètes anglais en renom, Stephan Hawes, aux pénibles allégories didactiques, Alexander Barclay, passable traducteur de la Nef des Fous ou John Skelton, satiriste cinglant et bouffon, raillant bientôt Wolsey» (G. Boquet et É. Gruter. ibid. p.37). Le goût artistique d’Henry, semble-t-il plus développé que celui de Louis XI, réside toutefois dans le gothique et la littérature de l’automne du Moyen Âge. Ce que confirme, somme toute, le portrait qu’en tracent les historiens : «Exilé ou prisonnier depuis l’âge de cinq ans jusqu’au jour où il conquit sa couronne, Henry devint sérieux, silencieux, réservé et soupçonneux, sans haine, comme sans affection, se servant de ses semblables pour des buts qui ne dépassaient pas son propre bien-être, sans religion plus profonde que l’intérêt de son âme. On le décrit comme de taille moyenne, maigre, avec le visage long et pâle, les yeux gris, les cheveux châtains foncés et une verrue rouge à la joue droite. Il aimait les beaux vêtements et les cortèges éblouissants. Il est à remarquer, qu’assoiffé de richesses, il risqua un peu d’argent pour envoyer Sébastien Caboto vers le Nouveau Monde» (F. York Powell et T. F. Tout. op. cit. p. 418). Roi avare? Plutôt roi économie, mais sûrement pas roi prodigue.

Les Anglais semblent l’avoir senti à sa mort, seulement en regardant la silhouette du jeune roi qui lui succédait. Henry VIII (1491-1547) «avait dix huit ans quand il devint roi. “La nature”, a déclaré un ambassadeur vénitien enthousiaste, “n’aurait pu faire davantage pour lui”. Dès son âge, son intelligence et sa précocité avaient vivement frappé le grand savant Érasme. Jeune homme, il était le souverain le plus beau et le plus capable de la chrétienté. Grand et bien proportionné, il avait le teint blanc et éclatant, les cheveux châtains peignés raides et courts à la mode française et une figure ronde qui aurait fort bien convenu à une jolie femme. “Il était accompli en tous points, bon musicien et compositeur, excellent cavalier et jouteur habile. Il parlait le français, le latin et l’espagnol; il était très pieux, entendait trois messes par jour quand il chassait, et cinq les autres jours.” Il aimait beaucoup la chasse et ne s’adonnait jamais à ce divertissement sans fatiguer huit ou dix chevaux. Il avait une passion pour la paume “et c’était le plus beau spectacle du monde que de le voir jouer à ce jeu, sa peau claire brillant à travers une chemise du tissu le plus fin”. D’une imposante corpulence, il aimait à s’exhiber, vêtu de riches vêtements, resplendissant d’or et de pierres précieuses. Aucun monarque ne sut jamais mieux que lui s’acquitter du cérémonial de la royauté. Son gracieux sourire, ses manières bienveillantes et franches cachaient son profond égoïsme et gagnaient les cœurs de tous, riches et pauvres; mais il avait un sens très vif de sa dignité et sa colère était terrible
Holbein. Henry VIII
à affronter. Le fait qu’il ne perdit jamais l’affection de ses sujets, même plus tard, quand la maladie et l’échec de ses ambitions eurent aigri son caractère et irrité son humeur, témoigne en faveur de ses plus nobles qualités. Il jugeait avec pénétration les hommes et choisissait bien ses ministres, s’en servant, d’ailleurs, comme de simples instruments et les renvoyant sans remords quand ils avaient achevé leur œuvre ou qu’ils s’étaient risqués à contrarier ses volontés. Il était anglais jusqu’au fond de l’âme; il connaissait les besoins de ses sujets, mais il ne s’efforça jamais de leur plaire; il les mena par la seule force le long du chemin qu’il avait lui-même tracé et écrasa brutalement toute opposition. Violent, énergique, impérieux et sans scrupules, il n’y avait pas trace de pitié ou de douceur dans son caractère. Maître toujours dur, cruel et impitoyable, il devint, à la fin de sa vie, un tyran détesté. Pourtant il ne perdit jamais la grandeur et la volonté qui font de lui l’un des plus puissants et des plus capables parmi les rois d’Angleterre. S’il travailla pour lui, il travailla aussi pour son pays, et, s’il causa beaucoup des maux de son temps, les bienfaits venant des grands principes de sa politique survécurent» (F. York Powell et T. F. Tout. op. cit. pp. 438-439) Et la Renaissance trouvait par lui son prince en Angleterre.

L’accession d’Henry VIII apaisa l’inquiétude que la mort de son père pouvait entraîner la reprise des luttes dynastiques. «La première confusion passée, ce qui subsiste, c’est une grande détente, le sentiment général de la libération : le vieux Roi, de ses mains rigides, avait arrêté l’évolution. Bien que le calme et la paix régnassent et que les finances fussent dans un ordre parfait - ce qui, d’ailleurs, depuis longtemps semblait normal -, on voulait enfin sortir des sentiers battus et aller de l’avant. Le temps est passé de l’économie, de l’austérité et des restrictions. On peut vaquer à ses affaires sans craindre la malveillance des fonctionnaires qui vous espionnent, conclure des marchés commerciaux plus hardis, contracter des emprunts, se permettre pour soi-même l’achat d’objets de luxe, exhiber la richesse de son train de vie, le nouveau Gouvernement accordant à chacun le maximum. Le changement de règne a provoqué une sorte de climat de grande tension, et l’Angleterre atttend de son brillant jeune Roi ce qu’aucun pays ne peut espérer d’un pouvoir nouveau. […] La lésinerie a été chassée du pays, écrit Mountjoy à Érasme. Le pays regorge de lait et de miel. L’Angleterre est devenue un monde. Et, parmi tant d’aristocrates et de riches citoyens, Henri est, de loin, le plus riche. Son père a acquis, collectionné, amassé - et le Trésor de l’État est le trésor royal, la propriété du Roi, qu’il doit employer de la façon qu’il juge la meilleure. Il en est l’héritier et veut utiliser cette richesse, ayant lui-même souffert de l’avarice de son père. On lui a imposé des restrictions pour tout; il n’a pas eu sa propre Cour, et, en dernier lieu, a vécu complètement isolé, presque captif. Maintenant, il désire s’accorder ce qu’il juge mérité; paraître celui qu’il pense être : le premier souverain du monde entier! Sa Cour doit être la plus brillante de toutes, lui-même, le Roi le plus richement vêtu de tous les Rois. Il veut émerveiller chaque étranger qui arrive en Angleterre par son faste - et il y arrive […] : «Notre vie est une suite de fêtes. Nous passons notre temps dans des banquets” - écrit Catherine [d’Aragon, son épouse] à son père après le couronnement. Les solennités ne cessent pas. Le banquet du couronnement est suivi de tournois, les tournois de mascarades et les mascarades de nouveaux banquets. Le jeune Roi désire que tous les repas surpassent tous ceux connus jusque là en Europe. On y offre cent services différents : des pâtés de gibier en forme d’éléphants et de sangliers, des pâtés de pigeons et de perdrix en forme de cygnes et de paons, des desserts semblables à des forteresses entourées de douves, et, avec tout cela, des vins capiteux. Des airs de flûte et de luth accompagnent le repas, et, ensuite, ont lieu des mascarades et des danses, tandis que, dans plus d’une des petites salles, on joue aux cartes pour des sommes d’or considérables». (F. Grayeff. op. cit. pp. 63 à 65). Mais ces fêtes rappellent celles que donnaient surtout les duc de Bourgogne, tel le célèbre Banquet du Faisan tenu à Lille par Philippe le Bon le 17 février 1454. Henry célébra six mariages, tous plus fastueux les uns que les autres, avec cadeaux et prodigalités pour les épouses du moment. Mais, plus que les démonstrations de richesses et de pouvoir, c’était l’atmosphère du royaume qui venait de changer avec l’accession d’Henry  au trône.

Holbein, Thomas More
Ce qui restait de médiéval dans la culture du jeune Henry allait s’évanouir avec ses lectures. Son père, à l'exemple de Louis XI, avait favorisé l'importation de l’imprimerie et par elle, la nouvelle culture entrait en Angleterre. Mais aussi suivait l’esprit réformateur en religion. Il cultiva l’amitié de Thomas More, un proche ami d’Érasme ainsi que de l’helléniste John Colet. «Ce prince bien-aimé savait le latin, jouait de tous les instruments connus, de la harpe à la viole, cultivait également la poésie et la théologie, dépensait au milieu d’une cour fastueuse l’héritage amassé par son père, et laissait travailler ceux à qui il avait donné sa confiance» (J. Allary. op. cit. p. 97). Pourtant, si sa prodigalité avait dû faire tourner le fantôme de son père dans son cercueil de Westminster Abbey, Henry VIII conservait une image de lui-même en tant que roi d’Angleterre, empereur en son royaume, comme il le rappellera le temps venu : «Pendant les premières années de son règne, Henry, aux yeux d’observateurs superficiels, semblait absorbé par le flot des plaisirs et des distractions où il s’était plongé avec toute l’impétuosité de sa nature. En réalité, il aimait la gloire plus que les joutes et la paume, et il aimait encore plus à faire sa volonté. Il exerça un rigoureux contrôle sur ses ministres; non seulement il garda pour lui les principales affaires politiques, mais il s’occupa aussi, avec un plaisir croissant, des moindres détails administratifs. Il avait le goût de la théologie à l’ancienne mode et montrait de la sympathie pour la Renaissance, si bien que les savants conçurent de lui les plus brillantes espérances. Cependant, aucun idéal chimérique et impossible à atteindre n’obscurcissait la sagacité pratique de ses desseins. Arrivant au pouvoir avec un titre incontesté, héritant des coffres bien remplis de son père, profitant des résultats de sa politique industrieuse et laborieuse, il sentit qu’il était assez fort pour jouer un grand rôle dans le monde. Réduire les derniers représentants de l’opposition, soumettre le reste de la vieille noblesse et les hauts dignitaires de l’Église les plus obstinés à son despotisme impérieux, tels furent les buts principaux de son gouvernement à l’intérieur; d’autre part, à l’étranger, il visait à reprendre la position maîtresse que l’Angleterre avait tenue dans les conseils d’Europe au XVe siècle. Avec le jeune roi, l’esprit nouveau s’établissait sur le trône» (F. York Powell et T. F. Tout. op. cit. pp. 439-440). Les Médicis, les Sforza, les Aragon de Naples, les Este et surtout les papes n’avaient aucune autre ambition que celles manifestée par Henry. S’il fit exécuter successivement le catholique Thomas More et le réformé Thomas Cromwell qui furent tour à tour ses conseillers, s’il persécuta d’abord la Réforme, puis le catholicisme, s’il fit trancher la tête de deux de ses épouses, Ann Boleyn (la mère de la future reine Elizabeth) et Catherine Howard, placée au cœur d'intrigues; s’il mena une guerre et une répression impitoyables contre les paysans du nord, jadis ses meilleurs soutiens, révoltés contre des impôts toujours plus élevés, Henry ne s’en comportait pas plus différemment que les autres princes européens du temps. Lui attribuer la paternité de Barbe-Bleue est une erreur et l'image colle davantage à la réputation de Gilles de Rais.

Mais, tout comme chez son «cousin» François Ier de France, c’est par le style architectural que la Renaissance fit grande impression sur le peuple anglais. Les constructions ordonnées par Henry VIII visèrent à dépasser ce qu’avait pu ordonner son chiche paternel à ses bâtisseurs. «Henry VIII s’ouvre davantage à un certain italianisme. Sans prêter attention aux harpistes gallois, il rassemble les meilleurs joueurs de luth, de rebec et de viole d’Angleterre et recrute des Flandres à Venise des musiciens pour ses bois, ses cuivres et ses orgues, afin que la Musique du roi forme le meilleur ensemble instrumental profane d’Europe occidentale. Il confie l’exécution du tombeau de ses parents au Florentin Torrigiano, la décoration de fêtes de Cour à un élève de Ghirlandajo et les peintures héraldiques de la Flotte au Napolitain Volpe, sans pouvoir obtenir le concours de Benvenuto Cellini. Mais c’est Thomas More qui fait venir Hans Holbein durant l’été 1528 pour faire, parmi d’autres, le portrait de son hôte. Si Henry VIII remeuble les palais d’Eltham et de Greenwich et bâtit Bridewell à Londres et New Hall à Chelmsford, le grand bâtisseur est [le cardinal] Wolsey [son premier ministre]. Il agrandit York Place à Westminster pour y tenir audience au bout de huit salles ornées de tapis damascènes et bâtit Hampton Court, qui éclipse Richmond par ses égouts de brique, ses adductions d’eau et son décor à l’italienne, des médaillons de terre cuite, ornant les portes monumentales d’effigies d’empereurs romains sous les armoiries du cardinal encadrées de putti, aux panneaux de l’histoire d’Hercule sculptés sur les oriels du portrait et aux frises de dauphins et de sirènes sous les roses tudor des plafonds; mais les jardins ne sont encore qu’une suite d’enclos parsemés de rosiers et d’arbres fruitiers sur un tapis d’herbes autour d’une fontaine avec des bancs gazonnés le long des murs comme dans le Roman de la Rose» (G. Boquet et É. Gruter. op. cit. p. 38). Lorsque, à son tour, Henry VIII ira retrouver ses ancêtres (1547) et laissera place au faible Edward VI, puis à sa fille aînée Mary Tudor (Bloody Mary), l’Europe, elle, sera passée de la Renaissance au Baroque, et c’est une cour essentiellement baroque que présidera le dernier rejeton de la dynastie, la reine Elizabeth, fille de l’adultérine Ann Boleyn.

Certes, il n’est pas toujours possible de découper des séquences historiques aussi comparables, passant de l’avarice d’un aïeul à la prodigalité d’un descendant proche. Pourtant la terrible Guerre de Trente Ans (1615-1645) qui dévasta l’Allemagne jusqu’à l’épuiser démographiquement, fut suivie de la flamboyante période baroque allemande, tant du côté catholique (dans la Vienne de Marie-Thérèse et de Joseph II), que du côté protestant (grâce à la protections de princes tels les Hohenzollern de Brandebourg). Au Québec même, sans le règne austère et puritain de Maurice Duplessis, les largesses et la prodigalité des gouvernements successifs sur plus de vingt ans n’auraient pu être dispensées. N’y aurait-il donc pas de prodigalité sans avarice préalable? Des «plans d’austérité» sans gaspillage à l’autre bout du boyau?⌛

Montréal
26 février 2012

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