Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 29 avril 2012

Sodome & Gomorrhe

John Martin. Destruction de Sodome et Gomorrhe, 1852
SODOME & GOMORRHE

Le récit de la Genèse est bien connu. Voici Abraham, portant dans sa semence l’avenir d’Israël. Il arrive à Sodome et Yahvé lui dit: «Le cri contre Sodome et Gomorrhe est bien grand! Leur péché est bien grave! Je veux descendre et voir s’ils ont fait ou non tout ce qu’indique le cri qui, contre eux, est monté vers moi: je le saurai”». On ne saura rien de plus sur les crimes de Sodome et Gomorrhe, la décision de Yahvé est déjà prise puisqu’Abraham lui demande : «Vas-tu supprimer le juste avec le pécheur? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville. Vas-tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les cinquante justes qui sont dans son sein? Loin de toi de faire cette chose-là! de faire mourir le juste avec le pécheur, en sorte que le juste soit traité comme le pécheur. Loin de toi! Est-ce que le juge de toute la terre ne rendra pas justice?» Et la réponse de Yahvé est fameuse: «Si je trouve à Sodome cinquante justes dans la ville, je pardonnerai à toute la cité à cause d’eux». Et Abraham de se mettre à marchander avec Dieu : et s’il en manque cinq? Yahvé dit que s’il trouve 45 justes, la ville sera sauve. Puis ainsi de suite, 40, 35. 30, 25, 20, 10… Dieu est bon commerçant.

Or Yahvé se transforme en deux anges - c’est ce qu’il faut comprendre entre le «je veux descendre» et la suite du chapitre 19: «Quand les deux Anges arrivèrent à Sodome sur le soir, Lot était assis à la porte de la ville. Dès que Lot les vit, il se leva à leur rencontre et se prosterna, face contre terre. Il dit: “Je vous en prie, Messeigneurs! Veuillez descendre chez votre serviteur pour y passer la nuit et vous laver les pieds, puis au matin vous reprendrez votre route, mais ils répondirent: ‘Non, nous passerons la nuit sur la place’. Il l'est pressa tant qu’ils allèrent chez lui et entrèrent dans sa maison. Il leur prépara un repas, fit cuire des pains sans levain, et ils mangèrent». Cet Yahvé est bien humain. Ces anges, s’ils n’ont pas de sexe comme l’enseignait la scolastique du Moyen Âge, ont des bouches, et par le fait même des trous de cul. Mais, laissons parler la suite du récit: «Ils n’étaient pas encore couchés que la maison fut cernée par les hommes de la ville, les gens de Sodome, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appelèrent Lot et lui dirent: “Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit? Amène-les nous pour que nous en abusions”». Cette version usant du terme «que nous en abusions» est une forme latinisée de l’expression habituelle «que nous les connaissions», au sens charnel du terme, tel qu’employé lorsqu’il est dit qu’Adam «connut» sa femme, Ève, et ainsi, de génération en génération. Le mot hébreu est yädha (connaître) et est généralement interprété dans son sens sexuel. Or, la suite du texte nous montre une sorte de prise d’otages avec négociations entre Lot et les habitants mâles de Sodome.

«Lot sortit vers eux à l’entrée et, ayant fermé la porte derrière lui, il dit: “Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal! Écoutez: j’ai deux filles qui sont encore vierges, je vais vous les amener: faites-leur ce qui vous semble bon, mais, pour ces hommes, ne leur faites rien, puisqu’ils sont entrés sous l’ombre de mon toit.” Mais ils répondirent: “Ôte-toi de là! En voilà un qui est venu en étranger, et il fait le juge! Eh bien, nous te ferons plus de mal qu’à eux!” Ils le pressèrent fort, lui Lot, et s’approchèrent pour briser la porte. Mais les hommes sortirent le bras, firent rentrer Lot auprès d’eux dans la maison et refermèrent la porte. Quant aux hommes qui étaient à l’entrée de la maison, ils les frappèrent de berlue, du plus petit jusqu’au plus grand, et ils n’arrivaient pas à trouver l’ouverture». Texte bien étrange puisque Lot, étant étranger lui-même, ne semble pas avoir été connu charnellement par les habitants mâles de Sodome. Il vit avec sa femme et ses deux filles encore vierges, donc prépubères. Or, on sait l’importance accordée à la défloraison de jeunes vierges parmi les fantasmes sexuels des peuples orientaux.

Les Anges (qui se distinguent alors de Yahvé) disent à Lot de prendre sa femme, ses fils et filles, ses gendres (et donc les autres filles de Lot, mariées) et de s’enfuir, car «Yahvé va détruire la ville». Les fuyards se réfugient à Çoar. C’est là où «au moment que le soleil se levait sur la terre et que Lot entrait à Çoar, Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du souffre et du feu venant de Yahvé, et il renversa ces villes et toute la plaine, avec tous les habitants des villes et la végétation du sol. Or la femme de Lot regarda en arrière (ce que Yahvé avait interdit), et elle devint une colonne de sel». Ce qui est décrit est simple. Dieu fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe «du souffre et du feu venant de Yahvé». C'est-à-dire qu'il péta tout simplement sur la ville et, comme une explosion atomique dans l’imaginaire des bédéistes de science-fiction du XXe siècle, «souffla les villes maudites». Avec ces quelques brides de récits, on fit des habitants mâles de Sodome des sodomites, donc des «antinatures», et, avec plus d’imagination encore, Gomorrhe, une ville de gouines.

Jan Matsys. Lot et ses filles
Devant tout cela, nous sommes relativement confondus. D’une part, le récit commence par une négociation entre Yahvé et Abraham sur le nombre de justes qu’on pourrait trouver en Sodome. Or, qu’est-ce qu’un juste? La chose a relativement peu avoir avec le sexe. Si Lot et tout son clan sont considérés par Yahvé comme des «justes», que dire alors du comportement des deux filles vierges de Lot qui profiteront de son état d'ivresse pour s'accoupler avec lui. Décidément, tout ce clan valait bien moralement les sodomites et Yahvé se montre un très mauvais directeur de conscience morale s'il extermine les sodomites et donne une postérité à des garces incestueuses! Le «juste», nous ne pouvons le comprendre qu'à la manière dont nous le comprenons depuis la Renaissance : l’honnête homme. Par ailleurs, la suite du récit nous ramène à une seconde négociation, cette fois entre Lot et les habitants mâles de Sodome. Ceux-ci veulent violer «l’hospitalité» de sa maison - et l’hospitalité était tenue comme une valeur suprême dans toutes les civilisations du Proche-Orient ancien -, aussi, pour rester fidèle, c’est-à-dire pour rester «juste» envers le droit d’hospitalité, Lot va jusqu’à offrir la virginité de ses plus jeunes filles. Comme ceux-ci refusent, les anges leurs embrouillent la vue, comme Yahvé avait confondu les langues pour mettre fin au projet mégalomane de la tour de Babel. Ceux-ci cherchent les «ouvertures», mais ne les trouvent pas. Puis vient le pète de Yahvé. Bref, l’association Sodome et sodomite est plus suggérée que relatée. La problématique est moins factuelle (du séisme à la bombe atomique) que scripturaire (l’archéologie du texte). Dans les années 1960, Vern L. Bullough s’en remettait à une rédaction tardive du récit: «The sexual aspects of the story seem, however, to be a much later addition, probably inserted, as Derrick Sherwin Bailey has argued, as part of an anti-Greek campaign in Palestine. If this is the case, the sexual connotation coincided with the postexilic period of the Second Commonwealth when Judaism was under stress from outside influences» (Vern L. Bullough. Sexual Variance in Society and History, Chicago, University of Chicago Press, 1976, p. 83).

Les autres récits contenus dans la Bible disent peu sur la nature des crimes qui entraînèrent la destruction de Sodome et Gomorrhe. Parfois, un passage du Deutéronme fait référence à des chiens et d’hommes prostitués (bestialité et prostitution masculine). Dans le même Deutéronome, à Sodome et Gomorrhe on rajoute les villes d’Admah et Zeboim, sans donner aucune raison. «When the Bible does spell out the sins for which Sodom was destroyed, they are listed as pride, unwillingness to aid the poor and needy, haughtiness, and the doing of abominable things. Though the last might refer to sexual activities, their greatest sin was pride and contentment and ignoring the needy. None of these sins was regarded as unforgivable, for the Lord promised to restore Sodom to its former estate. Not until he Palestinian Pseudepigrapha, the noncanonical Jewish books composed between 200 B.C. and 200 A.D., are the sexual sins of Sodom emphasized. In the Book of Jubilees, written about 135-105 B.C., there are some three references to Sodom. One passage is an ambiguous as the Genesis account toward sex, but the other two introduce a new theme: “…The Lord executed his judgments on Sodom, and Gomorrah, and Zeboin, and all the region of the Jordan, and He burned them with fire and brimstone, and destroyed them until this day, even as I have declared unto thee all their works, that they are wicked and sinneers exceedinglin, and that they defile themselves and commit fornication in their flesh, and work uncleaness on the earth. And in like manner, God will execute judment on the places where they have done according to the uncleanness of the Sodomites, like unto the judgment of Sodom”. And Abraham told his sons and grandsons: "of the judgment of the giants, and judgment of the Sodomites, how been judged on account of their wickedness, and had died on account of their fornication, and uncleanness, and mutual corruption through fornication.
And guard yourself from all fornication and uncleanness,
And from all pollution of sin,
Lest ye make our name a curse
And your whole life a hissing,

And all your sons to be destroyed by the sword,
And ye become accursed like Sodom,
And all your remnant as the sons of Gomorrah.
Here the story of Sodom and Gomorrah clearly has sexual connotations, although, since the judgment of the giants is mentioned and this is also associated, with sexual sins, it is not so much homosexuality as sexual license and promiscuity that is condemned» (V. L. Bullough. ibid. pp. 83-84).

Les écrivains juifs des siècles ultérieurs lurent beaucoup mieux le texte de la Genèse que nombe de leurs cousins chrétiens. Ainsi, Philon d’Alexandrie (12 av - 54 apr. J.-C.) décrit-il les habitants de Sodom: «The land of the Sodomites… was brimful of innumerable iniquities, particularly such as arise from gluttony and lewdness… Not only in their mad lust for women did they violate the marriages of their neighbors, but also men mounted males without respect for the sex nature which the active partner shares with the passive : and so when they tried to beget children the were discovered to be incapable of any but a sterile seed. Yet the discovery availed them not, so much stronger was the force of lust which mastered them. Then as little by little they accustomed those who were by nature men to submit to play the part of women, they saddled them with the formidable curse of a female disease. For not only did they emasculate their bodies by luxury and voluptuousness, but they worked a further degeneration in their souls and, so far as in them lay, were corrupting the whole of mankind». Flavius Josèphe, auteur de La Guerre des Juifs, mort en 96 de notre ère, présente une vision similaire: «But the Sodomites, on seeing these young men (the angels) of remarkably fair appearances… were bent only on violence and outrage to their youthful beauty» (V. L. Bullough. ibid. pp. 181-182). Bref, plus le temps passait, plus l’interprétation sexuelle de Sodome et Gomorrhe se marquait de l’interprétation orthodoxe du texte biblique.

 Il en irait de même de la tradition musulmane : «Technically, no specific punishment for homosexual conduct is mentioned in the Koran, although the story of Lot and the sins of Sodom and Gomorrah, in Islam as in Christianity, is equated with man’s lusting after men instead of women. The Muslim condemnation is not so severe as the Christian, the terms describing the evilness of such conduct inviting ambiguity. For example, the residents of Sodom and Gomorrah are described in one passage as committing excesses, in a second passage as transgressing, and in still another as committing an abominable thing. “Lo! ye come with lust unto men instead of women. Nay, but ye are wanton [musrif] folk. - What! Of all creature do ye come unto the males, and leave the wives your Lord created for you? Nay, but you are people who transgress [ãdũna]. And Lot! (Remember) when he said unto his folk (inhabitants of Sodom): ‘Will ye commit abomination [fahishah] such as no creatures ever did before you’”» (V. L. Bullough. ibid. p. 221). C’est avec les Pères de l’Église orientale, avec Jean Chrysostome (mort en 407), Grégoire de Nysse (mort en 398) que furent tissés, à travers des sermons et des prédications, l'interprétation homosexuelle du récit biblique, dénonçant la sodomie comme l’exemple des péchés immondes de la société romaine orientale. À travers ces proscriptions, les civilisations chrétiennes occidentale et orientale introjectèrent la haine de l’homosexualité (la sodomie) dans leur inconscient collectif. Tout au long du Moyen Âge occidental, le terme de sodomite fut attribué à ceux que l’Église et l’État condamnèrent comme pratiquant des péchés contre-natures (antiphysiques) qui, par le principe de la loi naturelle, devenaient des pratiques offensant directement la volonté divine. Ainsi, le roi d’Angleterre Edward II (1284-1327) avait des gitons plutôt musclés - Galveston, les Despencer -, et lorsque son épouse, la reine Isabelle, fille de Philippe le Bel, s’amouracha d’un noble en révolte, Mortimer, ce fut la fin du roi qui, détrôné, emprisonné, finit empalé par un fer rougi au feu. Ainsi, par le feu, périrent quantités de sodomites jugés et condamnés par les différentes autorités ecclésiastiques et politiques.

L’idée qu’une ville entière s’adonna à des mœurs qui déplurent à Dieu traduisait surtout un stéréotype négatif de peuples considérés ennemis. Pour les Juifs, c’étaient les Grecs qui les avaient conquis et humiliés sans détruire leur État toutefois. Dans la lutte que leur livrèrent Judas Macchabée et ses frères, le fait que les Séleucides, qui s’étaient établis comme dynastie régnante sur le Proche-Orient depuis le passage d’Alexandre le Grand, aient entraîné avec eux les mœurs du moment, suffisait pour ériger des barrières haineuses de part et d'autre. Les Grecs vivaient alors dans un confort «bourgeois», impérialiste, propre à la période hellénistique, et la pédérastie ne se pratiquait plus tant sur le mode pédagogique comme dans la Grèce antique, mais plutôt comme une catégorie des mœurs jugée dissolues par les Grecs eux-mêmes. On voyait certains maîtres s'adonner passivement à leurs esclaves; des gitons se prostituer pour de l'argent ou des faveurs, à l'exemple de Timarque condamné par un célèbre discours d'Eschine, bref, elle n'était plus qu'un dégradé de l’ancien rite d’initiation. offrant aux adversaires les éléments pour meubler l’interprétation, sinon le récit littéraire de la vengeance de Dieu sur Sodome et Gomorrhe. Les Grecs, pour lesquels la notion d’hospitalité était particulièrement chère, trahissaient leurs principes en s'en prenant aux invités de Lot, le juste parmi les justes. Ils pouvaient dominer les corps mais ne pouvaient brimer les vertus. Cette pratique marginale venait occuper le centre des préjugés que pouvait entretenir le commun des Juifs de Palestine au moment de l’occupation grecque. Pour toujours et jusqu’à nos jours, se faire envoyer chez les Grecs signifie aller se faire enculer, et n’est qu’une vulgarité parmi d’autres que les hommes se lancent entre eux.

Les Romains des Ve et VIe siècle de notre ère dégagèrent des stéréotypes semblables pour certains peuples qui frappaient à la porte de la civilisation au moment où l’Empire chancelait sur ses fondations. Parmi les Goths qui se promenaient le long des limes en provenance de la Germanie orientale, il y avait deux peuples, les Hérules et les Taïfales. Ces derniers seraient venus de Suède pour s'établir à l'embouchure de la Vistule. Au milieu du IIe siècle, ils parvinrent, à travers un immense mouvement vers le sud-est, à s'établir entre le Don, la mer Noire et les Carpathes. En voie de romanisation un siècle plus tard, les Taïfales furent bousculés à leur tour par l'arrivée des Huns qui les chassèrent vers le cœur de l'Empire romain. Ils pillèrent les Balkans, l'Illyrie et le nord de l'Italie. Ammien Marcellin, chroniqueur de ces mouvements de peuples barbares, donne un récit qui fut longtemps le seul témoignages sur les Taïfales : «Nous avons appris que les Taïfales sont un peuple honteux, tellement scandaleux par leur vie obscène faite de libertinage que chez eux les adolescents sont liés à des hommes adultes dans une union d'un genre indicible, cela, pour consumer la fleur de la jeunesse dans les pratiques répugnantes qu'ils ont chez eux. Ajoutons que lorsque l'un d'entre eux, devenu adulte, est capable de capturer seul un sanglier, ou de terrasser un ours énorme, il est libéré de cette union de débauche» (Cité in Bernard Sergent. L'homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1986, p. 150). C'est cette opinion d'Ammien qui devait condamner, pour les siècles à venir, les mœurs des Taïfales. Encore, en 1884, le co-fondateur du «matérialisme scientifique», Friederich Engels, les stigmatisait. Pour l’orgueil germanique du XIXe siècle, au moment où la sodomie était en train de devenir chez les autres peuples européens, le vice allemand, il y avait là exagération : «Au XIXe siècle, l'opposition est générale: Ammien [Marcellin] ne dit pas la vérité; il projette d'anciennes calomnies, son assertion est “une généralisation abusive de quelques faits particuliers”; ou encore Friederich Engels dans son ouvrage fameux sur L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, assure que “dans leurs migrations, notamment vers le Sud-Est, chez les nomades des steppes qui bordent la mer Noire, les Germains s'étaient profondément dépravés; ils avaient pris à ces peuples, en plus de leurs prouesses équestres, leurs vices contre nature, comme l'attestent expressément Ammien pour les Taïfales et Procope pour les Hérules”. Pour Meier, “l'imputation est contredite par tout ce que nous savons de la chasteté des Allemands”. […] À ces dénégations du XIXe siècle succède au XXe siècle une autre politique; sans doute parce que le respect des documents a crû, et que les parallèles ethnographiques éclairaient d'un jour révélateur les textes sur les Taïfales et les Hérules, il est devenu impossible de nier l'archaïsme de l'institution dans ces peuples. Et le résultat est stupéfiant : les auteurs se taisent purement et simplement sur le problème!… Seule parmi les auteurs allemands importants de la première moitié du siècle, Lily Weiser a pointé le texte d'Ammien, qu'elle compare au texte de Procope sur les Hérules, et, percevant nettement l'institution, elle rapproche les travaux de Bethe sur la pédérastie dorienne. Seul un auteur féminin pouvait-il donc assumer l'idée d'une homosexualité généralisée dans l'ancienne société germanique?… Tortueux sont les détours de l'honneur masculin» (B. Sergent. ibid.  pp. 168-169, 170). Quoi qu’il en soit, nous n’en saurons guère plus au XXe siècle, sinon que, toujours poussés par les Huns qui les talonnaient, les Taïfales traversèrent l'Europe, gravitèrent autour du royaume franc et, selon le Cambridge Medieval History (1913), les derniers éléments de ce peuple «is found in the Poitivin district of Tiffauges, were for long distinctly military colonies whose numbers took the field at the first alarm of war» (J. B. Bury (éd.) The Cambridge Medieval History, t. 2, New York, McMillan & Cie, 1913, ce qui laisse croire, en effet, qu'ils avaient perdu beaucoup de leur vertu guerrière dans leurs pérégrinations. Pour sa part, Ferdinand Lot (1948) rappelle qu'aux temps mérovingiens, «à l'ouest du Poitou, les Taïfales subsistaient. On les voit, peu après 561, se révolter contre les exactions du duc Austrapius. Ils étaient certainement en petit nombre et on n'entend plus, par la suite, parler d'eux. Ils ont laissé leur nom aux pays de Tiffauges» (Ferdinand Lot. Naissance de la France, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1948, p. 56). C’est dans son château de Tiffauges que six cents ans plus tard, le pédophtore le plus célèbre, Gilles de Rais, allait pratiquer ses rituels sataniques en torturant, sodomisant et tuant des enfants mâles pour satisfaire ses passions et ses obsessions. Pour Bernard Sergent, par contre, les textes d’Ammien et de Procope confirmerait sa thèse indo-européenne de l'homosexualité initiatique partagée par la civilisation productrices de peuples nomades qui jaillissaient perpétuellement, depuis des millénaires, du Caucase (Ultima Thulé). Dante, pour sa part, désigne du doigt les peuples venus de Fiésole «et qui conserve encore de la dureté et de l’âpreté de ses montagnes, [celui qui] te déclarera une guerre cruelle, parce que tu seras vertueux. Il est juste que la figue savoureuse ne porte pas ses fruits parmi les épines sauvages. Une ancienne tradition dit que ce peuple est aveugle : c’est une race avare, envieuse et superbe. Évite de te salir de leurs impuretés. […] Que ces bêtes de Fiesole se dévorent entre elles, et ne détruisent pas la plante, si quelqu’une peut croître innocemment au milieu de leur fumier empoisonné, surtout si, dans cette plante on voit revivre l’antique semence de ces Romains qui ne s’éloignèrent pas, quand on éleva ce nid de malice et de perversité»… (La Divine Comédie, chant quinzième) Qui ne reconnaîtrait pas là l’exacte reprise du récit de Sodome et Gomorrhe? C’est ainsi que la sodomie sera tour à tour le vice napolitain, le vice français, le vice anglais, le vice allemand, le vice russe… comme pour Henri-Irénée Marrou, historien de l’éducation dans l’Antiquité, jugeait la pédérastie comme une des «monstruosités aberrantes» de l’histoire qu’il ne parvenait pas à s’expliquer (Henri-Irénée Marrou. Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, Col. L’Univers historique, 1971, p. 67). Il n’est donc pas étonnant que dans le cercle où sont condamnés les sodomites, la fameuse pluie de feux et de soufre qui détruisit Sodome et Gomorrhe poursuive les damnés.

Pourtant, c’est dans ce cercle vilain que Dante recueille les conseils de celui qui fut son maître en grammaire, Brunetto Latini (1220-1284), chancelier de Florence et l’un des premiers latinistes de la Renaissance. Déjà Latini annonce ce que seront les humanistes des XVe et XVIe siècles, d’abord en Italie, puis dans le reste de l’Europe. C’est d’ailleurs sans doute cela qui étonne le plus les esprits attirés à décrier le vice napolitain ou le vice français : comment une pratique jugée aussi immonde peut-elle cohabiter chez des individus, parmi des peuples, à la culture si brillante, si raffinée, si délicate? Freud lui-même en est tout imbu lorsqu’il analyse le célèbre rêve de Léonard de Vinci, tel que rapporté en quelques lignes de ses carnets volumineux : «Au plus lointain souvenir de mon enfance, je me souviens qu’étant encore au berceau un milan vint à moi, m’ouvrit la bouche avec sa queue et plusieurs fois me frappa entre les lèvres avec cette queue», puis il ajoute, «probablement plus tard : “tel était mon destin”». Mais aussitôt évoqué, le rêve de Vinci se perd dans une querelle de traductions - le milan est traduit par vautour -, et l’a priori esthétique - Freud s’obstine à voir le vautour inconsciemment dessiné dans le contour de la robe de la Vierge du tableau de Vinci Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant -, ou la défense préventive contre tout sous-entendu concernant l’homosexualité de Vinci. Marcel Brion expédie l’affaire: «…je laisse donc de côté ce qui touche à la prétendue homosexualité de Léonard; qu’il ait été homosexuel ou non cela ne nous intéresse pas du tout». (M. Brion. Léonard de Vinci, Paris, Albin Michel, 1952, pp. 151-152). Il ajoute même, sans rire, que Vinci «ne s’est jamais marié, mais Michel-Ange non plus, et si on ne connaît pas les noms de ses maîtresses, c’est parce que ce siècle ne se délectait pas à tramer autour de la vie des grands artistes ce savoureux tissu de scandale dont se régalent les hommes d’aujourd’hui…» (M. Brion. ibid. p. 152). Ceci évoque la pudeur scrupuleuse que manifestait Marrou pour l’éducation pédérastique. Pourtant, si une époque s’est bien régalée en matières de scandales sexuelles, c’est bien la Renaissance! Partout, on sent que l’idéalisme platonicien des auteurs se sent heurté par des désirs qui n’osent dire leur nom.

Encore, ce désir s’exprime-t-il dans le thème de l’enlèvement de Ganymède par un aigle. À propos de Vinci, Fred Bérence rappelle que «l’histoire de Ganymède est surtout, ne l’oublions pas, l’un des nombreux mythes qui…, expliquent l’union de l’âme et de Dieu. Léonard, à l’époque où il écrivit l’événement du grand oiseau le touchant de sa queue, ne l’ignorait point. En vérité, dès son enfance, Léonard se considérait comme un être d’exception. L’oiseau, messager de Jupiter, l’oiseau sacré du Christ qui dicte la révélation à saint Jean sur l’île de Patmos, en effleurant le petit enfant de son aile l’avait sacré disciple de la Sagesse» (Fred Bérence. Léonard de Vinci, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1938, p. 16), Jupiter, c’est-à-dire Zeus, l’auteur du rapt sexuel de Ganymède. Ou, encore, chez Marcel Brion: «Dans bien des religions antiques, l’“ouverture de la bouche” est une cérémonie sacrée, qui se rapporte à la création de la vie et à la résurrection; cette opération était un des moments importants du rituel funéraire égyptien. On comprend que ce souvenir, auquel les psychanalystes attachent une signification particulière ait fait une forte impression sur l’esprit de l’enfant, puis de l’homme: comment ne pas voir dans cet événement extraordinaire le signe d’une élection spéciale? Comment cet artiste, si sensible à la valeur symbolique des faits et des formes, n’aurait-il pas décelé dans cette visite, le “passage d’un dieu”? Ganymède emporté par un aigle, c’est l’homme ravi par Dieu, possédé par Dieu, et il est intéressant de retrouver chez sainte Thérèse d’Avila, le récit d’une vision dans laquelle elle s’est vue emportée par un aigle». (M. Brion. op. cit. p. 217. La fellation ne fait sûrement pas partie des rêves avouables pour nos historiens humanistes et imbus de platonisme. C’est le sujet tabou de l’interprétation, d’où l’empressement à dissimuler la perversion sous une référence mythologique classique, ce que Freud ne peut ignorer, mais qu’il développe, d’une manière plutôt maladroite, dans son essai Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). Car, peut-on se demander, pourquoi les artistes se sont-ils plus à illustrer ce mythe précisément et non un autre? «…Platon précise l’attitude même des amants: “Les marques de tendresse, d’union et d’attachement que l’amant donnera à son aimé seront de même nature que celles de père à fils… Ainsi donc la théorie platonicienne du pur amour confirmait à Léonard le présage de l’aigle qui au berceau même l’avait sacré élu» (F. Bérence. op. cit. p. 103). Un rêve pervers peut facilement susciter une explication subversive, surtout si un premier désir en entraîne autre, tel l'inimaginable désir d’inceste paternel.

Laissons Platon, le platonisme et l’amour platonique de côté. Si le but des historiens est de répéter les justifications que les hommes du passé ont voulu laisser de leurs fantasmes troublants et inavouables, ils ne se montrent alors guère utiles pour la compréhension des époques passées. Maurice Lever rappelle qu’«avec la Renaissance, l’homosexualité devient un fait de culture. Elle apparaît comme un raffinement indispensable, ou peu s’en faut, à quiconque aspire à l’univers de la création littéraire ou artistique. Comme s’il suffisait de la pratiquer pour acquérir le sens esthétique. Comme s’il existait une sorte d’intelligence secrète et nécessaire entre le génie de l’artiste et la pratique des amours interdites» (Maurice Lever. Les bûchers de Sodome, Paris, Fayard, 1985, p. 67). Jean Delumeau souligne en passant : «sur le plan des mœurs, un lien a sans doute existé entre le retour en force des valeurs antiques et la diffusion nouvelle du “vice grec” qui semble avoir été assez répandu dans les milieux lettrés de la péninsule au temps de la Renaissance» (Jean Delumeau. L’Italie, de Botticelli à Bonaparte, Paris, Armand Colin, Col. U,  1974, p. 147). On voit venir assez vite l’idée d’un «commerce amoureux mais chaste tel celui de Marsile Ficin pour Giovanni Cavalcanti» qui censure l’expresion du désir physique que cela suppose. L’idée est exportée pour qualifier les relations de Léonard avec Salaï son jeune protégé, et de Michel-Ange avec Tomasso Cavalieri (au nom si approprié!). Le maître fait ici des cadeaux, tels ces dessins de Titos et de Ganymède qu’accepte, avec reconnaissance émue, le jeune homme. Voici la thèse qu’il s’agit de conserver. Les échanges charnelles, par contre, resteraient le lot des tyrans cruels qui ne connaissent aucun frein à leurs pulsions. Voici les sodomites à la relève des bâtards - et ce sont souvent les mêmes d’ailleurs! -, tels Sigismond Malatesta, Filippo-Maria Visconti, Galéas-Maria Sforza: ces non-conformistes villipendés par le bainvillien Lucas-Dubreton. Chez Galéas-Maria Sforza, «au milieu des splendeurs, il est volontiers plaisantin, familier et aux repas se divertit parfois en faisant venir des garçons “qui à découvert pratiquent l’acte de sodomie”…» (Jean Lucas-Dubreton. La Renaissance italienne, Paris, Amiot-Dumont, 1953, p. 166). Son prédécesseur à la tête du duché de Milan, Filippo-Maria Visconti, pour sa part, «entretient de jolis pages que parfois il élève aux plus hautes dignités: c’est une coutume qui ne scandalise plus personne…» (J. Lucas-Dubreton. ibid. p. 160). Lucas-Dubreton déplore, puisque «l’Église était presque parvenue à extirper “cette peste” sous la menace de peines sévères, mais au début du XVe siècle, l’humanisme aidant, elle reparait plus prospère que jamais à Naples, Venise, Florence, Sienne…» (J. Lucas-Dubreton. ibid. p. 68). Effectivement, tout au long de ce siècle, les prédicateurs ne cesseront jamais de lutter contre la sodomie. L’historien écrit encore : «L’invasion non-conformiste s’étend. À Milan, Galéas-Maria Sforza laissera une réputation bien établie de bougrerie; à Rome, Achille Tace sera convaincu de pratiquer, en vrai Grec qu’il est, les amours à la grecque, mais n’en recevra pas moins la mitre; à Venise, en 1455, le Conseil des Dix, considérant la multiplication dans la cité de l’abominable et détestable vice de sodomie, nomme dans chaque quartier deux délégués chargés de poursuivre les coupables, et les courtisanes se plaignent de ne plus pouvoir vivre, étant donné la concurrence. À Sienne, la république prend des mesures contre le célibat des hommes, et saint Bernardin dénonce cette plaie renouvelée de l’Ancien Testament, du péché de Gomorrhe. Mais, dira l’Arétin, si le feu du ciel devait frapper comme autrefois ceux qui se délectent en ce péché, bientôt le monde se viderait de seigneurs et de grands hommes. Il y a tant de non-conformistes célèbres parmi les patriciens, les érudits, les prélats : Antonio Loredano ambassadeur, Politien humaniste, Sanuto historien… et ce Paul Jove, autre historien hermaphrodite, “ce qui signifie en vulgaire femme et mari”. À Mantoue, beaucoup de courtisans sont faits à l’image de Jove et d’autres cours s’ornent de Ganymèdes qui, non contents de crêper leur chevelure comme les femmes, répandent mille parfums sur leurs joues» (J. Lucas-Dubreton. ibid. p. 70).

Car les papes ne sont pas épargnés. Si Portigliotti souligne que les préférences d’Alexandre VI Borgia allaient aux femmes, il en était autrement de son prédécesseur, Sixte IV (1471-1484), le Franciscain qui «autorisa» la conjuration des Pazzi contre les Médicis et qui devait entraîner la mort du beau Julien dans la cathédrale de Florence: Sixte IV, «appelé par Infessura “puerorum amator” aima à la manière grecque, non seulement ses neveux Pierre et Jérôme Riario mais encore un jeune et beau camerlingue, appelé par Pasquier un “nouvel Antinoüs” qui monta dans la suite, grâce à sa lubrique complaisance, sur le siège épiscopal de Parme et fut même revêtu de la pourpre» (G. Portigliotti. Les Borgia, Paris, Payot, 1953, pp. 65-66). Même le martial Jules II fit preuve d’une douleur démesurée lorsque fut assassiné son compagnon d’une vie, Francisco Alidosi, qu’il avait élevé au cardinalat (1551), et Alidosi n’était pas le seul à vivre dans la proximité de l’entourage du pape : le jeune Frédéric de Gonzague avait joui également du statut de favori officiel, «ayant seul le droit de prendre place à ses côtés sur l’estrade où le pontife écoute comédies et concerts, et, pour immortaliser la beauté de l’adolescent, Raphaël se verra commander de le faire figurer parmi les personnages de L’École d’Athènes…» (Didier Godard. L’autre Faust, Montblanc, H&O, 2001, p. 78). Pour sa part, Maurice Lever écrit: «Quelle époque, en effet, que celle où Giovanni della Casa pouvait dédier son éloge en vers de la sodomie (In laudem Sodomiæ) au pape Jules III! Où Sixte IV, dont les débauches avec les garçons alimentaient la chronique, recevant un jour une requête de la famille du cardinal de Sainte-Lucie
Raphaël. Épicure et Frédéric de Gonzague
afin qu’il leur fût permis de pratiquer la sodomie pendant les trois mois les plus chauds de l’année - juin, juillet, août - apposa son auguste signature au bas du placet avec la mention: “soit fait ainsi qu’il est requis”! Le chef spirituel de la chrétienté autorisant un clan de notables à se livrer à ses plaisirs favoris pendant la saison des amours! On croit rêver» (M. Lever. op. cit. p. 73). Le comble est atteint par Sigismond Malatesta: «On reconnaît l’amour inné du mal chez Sigismond Malatesta, le tyran de Rimini…; ce n’est pas seulement la curie romaine, mais c’est aussi la voix de l’histoire qui l’accuse de meurtre, de viol, d’adultère, d’inceste, de sacrilège, de parjure et de trahison; mais son crime le plus horrible, la tentative de viol qu’il fit sur son propre fils Robert, et que ce jeune homme repoussa en menaçant son père du poignard, pourrait bien être moins le résultat de sa dépravation que l’effet d’une superstition astrologique ou magique…» (Jacob Burckhardt. Civilisation de la Renaissance en Italie t. 3, Paris, Plon, rééd. Livre de poche, Col. Art, # 2003, 1958, p. 56)

Il est difficile de ne pas y reconnaître plus ouvertement le complexe de Ganymède, celui que les artistes ne cessent de sublimer dans poèmes et tableaux. Le Malatesta, qui essaie de violer son propre fils (qui n’était pas un ange non plus), reste le modèle honni de père dévoyé. Cette barbarie, c’est la face obscure du mécénat (on doit à Sigismond le palais Schifanoïa et le Tempio Malatestiano). La cruauté va ici de pair avec l’élégance. Mais personne ne pense à mettre en lien le comportement saturnien du Père avec sa propre bâtardise! Père-bâtard et fils-violé. C’est le renversement du mythe ganymédien, et, pourquoi pas, le roman familial de la Bâtardise? L’alternative à l’avortement. Les mêmes chroniqueurs qui font leurs délices de ces récits outranciers, tel ce Infessura qui parlait de la pratique du «vice grec» chez les papes, parlent des pratiques abortives et racontent comment «on brûla aussi la sorcière Finicella, parce qu’elle avait usé de moyens diaboliques pour faire mourir beaucoup d’enfants et ensorceler nombre de personnes; toute la ville de Rome alla voir ce spectacle» (J. Burckhardt. ibid. p. 81). C’était lors d’un bûcher de vanités animé par saint Bernardin de Sienne en 1424. Le fait des avortements dans les couvents de religieuses est confirmé par le nouvelliste Massuccio: «Moi-même, dit l’auteur, j’ai assisté à la chose, non pas une fois, mais plusieurs; je l’ai vue et touchée du doigt. Les nonnes ainsi accouplées mettent au monde de gentils moinillons, ou bien elles se font avorter. Et si quelqu’un était tenté de soutenir que cela n’est pas vrai, il n’a qu’à fouiller dans les cloaques des couvents de nonnes, et il y trouvera quantité d’ossements d’enfants, à peu près comme à Bethléem, au temps d’Hérode» (Cité in J. Burckhardt. ibid. p. 65). Ici, l’auteur fait référence au massacre des Saints Innocents ordonné par le roi juif.

Bâtardise, sodomie et avortement font partie de la panoplie des symboles des dérèglements, à la fois attrayants et répugnants, que conservent notre inconscient collectif de la Renaissance. «Le fait frappant demeure, pour l’instant, le jeu sur la différence/indifférence des sexes, des générations et des rapports de parenté qui semble l’essentiel du travail symbolique confié aux héros dans le mythe. L’androgynie, l’instabilité sexuelle ou l’homosexualité, la gémellité, l’inceste et l’indistinction première des générations somatiques constituent autant de thèmes qui concernent, dans des proportions variables, l’histoire des héros culturels […]» (Marc Augé. Génie du Paganisme, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des sciences humaines, 1982, p. 151). La métaphore de la Renaissance, son langage symbolique de la résurrection de la vie, sa sublimation platonicienne et son appétît insatiable de joie comme stratégies libidinales, en appelle jusqu’à l’agressivité. Les instruments utilisés par l’Éros pour parvenir à ses fins sont longtemps apparus comme des instruments tarés: princes cruels, artistes «invertis», philosophes impuissants, tous laissent quand même leurs marques en tant que génies. Ce paradoxe annonce ce que sera l’oxymoron baroque : aux débauches du Sodoma (Giovanni Antonio Bazzi) s’opposera le travail de «calçonneur» du Braghettone (Daniele da Volterra). Or tout se tient.
 
Le vice des uns devient la grâce esthétique des autres, et le rapt de Ganymède ouvre sur une représentation douce de la violence débridée d’un Malatesta. Ici, comme au temps des Grecs, le platonisme apparaît comme le moyen de surmonter la violence des passions par la grâce et la volupté tendre. Les amants écrivent des lettres suaves et pleines de douces considérations à leurs aimés: «Le lecteur se demande peut-être si des personnes de chair et d’os ont vraiment écrit de cette façon-là. Un procès jugé par le tribunal de Rome en 1595 montre que oui : certains suivaient réellement les modèles de ces traités et pratiquaient leurs recommandations. Il s’agit d’une affaire de sodomie : un prêtre de Subiaco était accusé d’avoir fait des avances à un enfant, apparemment son organiste. Pièces à conviction essentielles du dossier : les lettres d’amour non signées qui étaient en possession du garçon. Rédigées dans un style vaguement pétrarquéen, elles l’appellent “mon seul espoir” (unica mia esperanza), évoquent “mon service le plus fidèle” (mio fidelissimo servire); leur auteur se plaint d’avoir été abandonné, “mauvaise fortune”, “grande douleur”, “cœur arraché” (sviscerato core), et se présente comme “celui qui t’a aimé plus que lui-même” (quel che vi ha amate più che se stesso). Qu’aurait pensé Pétrarque de cette appropriation de sa langue?» (Peter Burke. La Renaissance européenne, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H310, 2000, p. 238). Consciemment ou inconsciemment, artistes et philosophes entendaient leur désir des jeunes gens selon «l’interprétation néo-platonicienne que le mythe de Ganymède inspirait aux humanistes florentins : pour eux, l’enlèvement du jeune homme indiquait la furor amatorius, l’essor de l’intellect jusqu’aux transports de la contemplation. Les moralistes chrétiens, d’ailleurs, étaient encore plus ingénieux : Ganymède passa pour une préfiguration de saint Jean l’Évangéliste, ravi au ciel par l’Aigle-Christ. On arriva même à justifier le coup de force de Jupiter en citant le verset fameux: “Sinite parvuli ad me veniant”! Un passage d’une lettre de Sebastiano del Piombo à Michel-Ange montre bien que cette idéalisation du mythe érotique était assez répandue à leur époque, mais qu’elle servait déjà à mystifier les sots sur la vraie signification du rapt. Comme sujet de fresque à peindre sur la coupole de la Chapelle Médicis, Sebastiano suggère à son ami, le 7 juillet 1533, l’histoire de Ganymède: “Il me semble que le Ganymède ferait bien à cet endroit; tu pourrais lui donner un hallo et il passerait pour saint Jean de l’Apocalypse transporté au ciel.” La plaisanterie ne fait ici aucun doute, une plaisanterie double, qui porte à la fois sur les mœurs de Michel-Ange et sur les impostures de la christianisation» (Dominique Fernandez. L’arbre jusqu’aux racines, Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 4163, 1972, pp. 176-178). La relation orageuse de Léonard et de son serviteur indiscipliné Salaï ou celle, toute empreinte de tendresse, de Michel-Ange avec son disciple bien-aimé Tomasso, relèvent de cette douceur où l’éraste prend figure de Père et l’éromène celle du Fils. Père et Fils unis, comme dans le christianisme, ou dans le néo-platonisme asceptisé, mais les motivations érotiques n’échappaient à personne. Cette relation, socialement acceptée au prix de la sublimation, désexualisait le rapport entre les deux amants et le transcendait en piété filiale. L’entreprise artistique devenait alors une divinisation de l’Éros par la création artistique et permet aujourd’hui aux historiens et biographes d’affirmer la chasteté de ces liens amoureux opposée à la crudité, sinon à la cruauté des mœurs dissolues des princes et pontifes de l’époque. Ainsi, Emil Ludwig peut-il aborder le cadeau du dessin de Ganymède par Michel-Ange à Tomasso Cavalieri comme un présent amoureux en pleine phase euphorique de l’amour sans perdre de vue la chasteté des intentions, car Michel-Ange, «désireux sans doute d’appeler Ganymède celui qu’il aimait, il ajoutait: “Il serait juste de désigner par leur nom les choses à qui les reçoit; mais, pour la bienséance, mieux vaut ne le point faire ici”. Enfin, il notait la date comme un jouvenceau en délire: “En ce premier jour de janvier, si beau pour moi.” Après quoi, pris de scrupule, il relut la lettre et supprima les derniers mots» (Emil Ludwig. Trois Titans, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1952, pp. 72 et 74). Il fallait que les apparences soient sauves. Toute une bigotterie de la Renaissance en appelle à une auto-censure de l’historiographie postérieure.

Francesco Melzi. Autoportrait
Nous demeurons perplexe devant les listes que les historiens de l’homosexualité dressent maintenant de ces artistes bi- ou homosexuels de la Renaissance italienne. On ne sait plus trop distinguer entre la part fantasmatique des peintres eux-mêmes - et surtout de leurs commanditaires - et l’évocation qui titille la sensibilité de ces historiens. D’où qu’il devient difficile de bien saisir le rôle manifeste ou latent de ces amants de Léonard et de Michel-Ange. Pour le premier, Maurice Lever note que «Jacopo Saltorelli ne fut pas son unique expérience homosexuelle. Parmi les favoris qui lui succédèrent figurent notamment Andrea Salcino, d’abord garçon d’atelier, puis l’un des meilleurs élèves de Vinci, Francesco Melzi, également élève de Vinci et son exécuteur testamentaire, Cesare da Sesto et Giuliano Boltraffio, tous deux de l’atelier du maître» (M. Lever. op. cit. p. 72). Didier Godard rappelle les mots de Vasari pour décrire le jeune Giaccomo Caprotti, âgé de dix ans, qui devint la flamme de Vinci «à cause de sa beauté parfaite, de sa grâce, de ses longs cheveux ondoyants et bouclés» (Cité in D. Godard. op. cit. p. 101). Véritable petite peste, «menteur, voleur, têtu, glouton» selon les mots mêmes de Vinci, il le rebaptisa Salaï, mot d’origine arabe qui désigne un esprit malin. À l’opposé le jeune et talentueux Francesco Melzi - il a alors quinze ans - est décrit par Godard comme ayant de longs cheveux tombant sur ses épaules. Salai, Melzi et Léonard apparaissent comme ayant vécus un véritable ménage à trois. Ailleurs, Dominique Fernandez énumère les aimés de Michel-Ange: «Nous avons une liste officielle, en quelque sorte, des garçons aimés de Michel-Ange, Giovanni da Pistoia à l’époque des travaux au plafond de la Sixtine, Gherardo Perini rencontré en 1522, Tommaso Cavalieri en 1532, dix ans plus tard le beau Cecchino Bracci, qui mourut à quinze ans et en l’honneur de qui le poète écrivit une cinquantaine d’épitaphes. Mais nous ne savons pas si cette liste est complète ni si les passions de Michel-Ange se bornèrent toujours à l’admiration exaltée qu’il affiche dans ses poèmes. Peut-être à la liste “noble” des amitiés “platoniques” devrait s’en ajouter une autre, où figureraient les nombreux “garzoni” employés dans l’atelier où ce Febo di Poggio, un genre de voyou, dont on ignore à peu près tout, sauf qu’aux missives enflammées de son adorateur qui le comparait en jouant sur son nom à Phébus, il répondit par de cyniques demandes d’argent» (D. Fernandez. op. cit. pp. 169-170). Yves Bonnefoy écrit: «Je pense aux Esclaves de Michel-Ange, prisonniers d’une matière, mais prisonniers surtout des fatalités psychologiques, paralysés par la mystérieuse faiblesse d’un moi qui n’ose plus réaliser son désir (Y. Bonnefoy. Rimbaud par lui-même, Paris, Seuil, Col. Écrivains de toujours, # 54, 1981, p. 148).  Pour Fred Bérence, le biographe de Michelagniolo, cette compulsion sexuelle et cette sublimation, insatisfaisante par la seule projection artistique, causèrent les pires souffrances au malheureux et n’étaient pas étrangères à son caractère bourru : «Dans une heure de désespoir, comme il en aura tant, il doute de la victoire, parce que, malgré ses lauriers, il se sent brisé. Et il se sent brisé parce qu’il aime. Il aime éperdument et malheureusement. Ses poèmes, écrits sur les dessins de soldats et de chevaux, études pour les Baigneurs, nous le disent clairement. Mais ils nous révèlent encore autre chose: Michel-Ange, le sculpteur de la virilité, Michel-Ange, cet homme violent, emporté, dominateur, aimait des hommes. Il n’était pas le seul et il le savait, mais il n’en souffrait pas moins. Il en souffrait d’autant plus qu’il finissait toujours par découvrir que l’être aimé n’était pas digne de son amour, ou qu’il aimait sans espoir. La beauté d’un beau visage “le liait et le garottait”, le livrait sans défense, du moins pour quelque temps, car généralement il se reprenait, se repliait sur lui-même et sculptait ou peignait ces beaux jeunes esclaves qui, à eux seuls, sont une confession. […] “Qu’est-ce donc cette chose, amour, qui par les yeux pénètre jusqu’au cœur, et, une fois dans cet intime espace, semble s’accroître jusqu’à ce qu’elle en déborde?'"» (Fred Bérence. Michel-Ange, Paris, La Colombe, 1947, p. 170).

L’art tourmenté de Michel-Ange s’accommode fort mal d’un eudémonisme qui s’apparenterait mieux à la vie d’un Raphaël. Ce qu’on peut supposer toutefois, c’est que, comme pour les peintres latins de la romanité, le pénis érigé (le fascinum) suggérait un effroi identique à nos peintres de la Renaissance. Léonard de Vinci, dans ses carnets, porte un regard d’anatomiste plutôt que d’esthétique sur la verge. Il n’y a pas de nudité mâle chez Vinci qui nous soit parvenue, et les nus masculins peints par Michel-Ange sont dotés de pénis flasques qui contrastent avec la musculature développée du buste et des membres. On a été même jusqu’à parler d’intersexualité dans son cas : «Dans une remarquable thèse, L’intersexualité dans l’Art et chez Michel-Ange en particulier (1936), M. Pierre Langeard fait observer chez les hommes de l’artiste une adiposité généralisée des membres et du tronc; les saillies musculaires sont, en outre, effacées, estompées, cotonnées. En revanche, les femmes ont des signes virils: forte charpente osseuse, carrure d’épaules, musculature des bras et du cou (Surtout à propos des fresques de la Sixtine)» (F. Bérence. ibid. p. 248, n. 58). Il y a, en tout cas, apparence de conflit entre l’identité et l’orientation sexuelle de l’artiste renaissant dans la façon de présenter le nu; conflit qui oppose le désir d’objet à la célébration esthétique sublimée du corps. Un conflit que révèlent ces femmes hommasses auxquelles Michel-Ange oppose des hommes aux pénis flasques. Depuis la restauration des fresques de la chapelle Brancacci, la verge de l’Adam chassé du Paradis peint par Masaccio (1425) s’avère beaucoup plus celle d’un homme capable d’érection que la verge de l’Adam éveillé par Dieu peint au plafond de la Sixtine par Michel-Ange (1511). De là peut-on se rallier aux fines observations de Dominique Fernandez? «Seule une pédérastie née de l’instinct trouve son paradis dans l’accomplissement. Celle qui a son origine dans un trauma infantile est forcément une pédérastie malheureuse, elle se prépare forcément un enfer. La violence de l’éphèbe sur l’éphèbe est la conséquence de l’abandon du fils par la mère. Michel-Ange n’aurait pu avec plus de génie suggérer tant de choses à la fois : qu’il était homosexuel par réaction névrotique à une blessure d’enfance, qu’il l’était dans le malheur et dans la honte, que la seule homosexualité heureuse est celle qui est choisie librement, qu’on ne saurait appeler goût une inhibition compensée» (D. Fernandez. op. cit. p. 116). Quoi qu’il en soit, nous avons tendance à oublier que ces bâtards - ou ces orphelins - étaient presque toujours élevés par le père, ou des figures de Père (maîtres d’ateliers, pédagogues personnels, etc.); que la mère décédait souvent durant la prime jeunessse ou, lorsqu’elle survivait, qu’elle était forcée de pratiquer des métiers d’homme et de jouer davantage le rôle du Père que celui de la Mère (la famille monoparentale n’est pas une invention du XXe siècle) auprès du fils. Il y a là des pistes privilégiées pour la psychohistoire qui permettent de tenir compte du rapport entre la bâtardise et les errances psycho-sexuelles des grands protagonistes de la Renaissance.
 
Botticelli. Julien de Médicis
L’enthousiasme amoureux explique encore plus de choses. «Il m’attendait comme on attend une femme aimée», disait Julien Benda à propos de Péguy (Cité in Louis-Albert Revah. Julien Benda, Paris, Plon, 1991, p. 117), et ce n’était sûrement pas parce que les deux hommes étaient liés par une liaison homosexuelle! Cette métaphore a nourrie ce vieux préjugé «adressé aux intellectuels… de n’être pas comme les autres hommes, d’avoir une intelligence compliquée, une sentimentalité tortueuse, bref d’être efféminés…» (Louis Bodin. Les intellectuels, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 1001, 1962, p. 53). (Duplessis, on le sait, les appelait des joueux de piano.) Mais pour la Renaissance, la relation était particulièrement ambiguë, car tous ces rapports entre la joie et la jeunesse, la bâtardise et l’homosexualité, la cruauté enfin, se déroulaient dans des tourments propres à une intelligence compliquée. «C’est à partir des années 1480 une exigence diffuse de sentimentalité (surtout amoureuse) semblait s’être emparée de l’Italie des lettres et des cours princières, laquelle allait s’épancher dans la renaissance d’une poésie lyrique pétrarquisante et dans un roman exemplaire comme l’Arcadie de Sannazzaro. Les jeunes étaient, par inclination naturelle, les victimes désignées de cette épidémie, et c’est incontestablement la jeunesse qui avait mis la main sur cette littérature facile», écrit Giovanni Romano. Puis, il ajoute: «Cette imposante apparition de jeunes gens victimes de l’amour est un cas presque unique dans l’histoire de l’art européen, et il est clair qu’elle n’est pas seulement due aux artistes : c’est la découverte et la promotion d’une faculté à laquelle l’homme ne saurait renoncer qui ouvre le passage à un groupe social jusque-là laissé dans l’ombre, et qui bien vite y retournera, dès que la société traditionnelle se sera rendu compte de la sourde puissance subversive de la prédominance des sentiments dans la vie sociale. Au fur et à mesure que le siècle avance, les portraits de jeunes gens rentrent progressivement dans une catégorie qui ne relève plus de l’âge, mais de la caste à laquelle ils appartiennent» (G. Romano, «Images de la jeunesse à l’époque moderne», in G. Levi et J.-C. Schmitt. Histoire des jeunes en Occident, t. 2: l’époque contemporaine, Paris, Seuil, Col. Univers historique, 1996, pp. 8-9). Relations propres à une catégorie d’âge, mais aussi à une catégorie sociale: aristocratique, urbaine, commerciale. Dans le portrait de Giorgione, dit Ludovisi, du Palazzo Venezia à Rome, «la mélancolie amoureuse se révèle dans l’orange amère que le jeune homme tient dans sa main gauche», or la figure qui se tient derrière lui est celle d’un autre jeune homme. L’ambiguité sexuelle, à la fois manifeste et latente (entendre symbolique), serait une réponse apte à satisfaire notre compréhension de l’œuvre; l’ambiguité amoureuse - et ce n’est pas ici la même chose -, serait plutôt la réponse de l’homme (cultivé) de la Renaissance aux défis lancés par l’époque.

Le 8 juin 1768, dans une chambre d’hôtel de Trieste, on trouva le corps sans vie de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768). Le meurtrier, Francesco Arcangeli, repris de justice séjournant dans la même auberge, fut condamné à l’issu d’un procès qu’on dirait aujourd’hui «médiatisé». La raison officielle du crime serait qu’il aurait vu des médailles antiques que lui aurait montré Winckelmann et que l’impératrice Marie-Thérèse lui avait offertes. Arcangeli fut condamné au supplice de la roue. Associé à l’assassinat du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1975), le meurtre de Winckelmann passe aujourd'hui pour un crime homosexuel. Archangeli - le voyou angélique des films de Pasolini - inspirant par son nom la complexité séduction/maraudage qui s’accorde aussi bien à l’un qu’à l’autre. Dans l'idée que nous nous faisons d'Archangeli, c'est Pelosi, l'assassin du cinéaste, que nous rétroprojetons. Winckelmann n'était certes pas un cinéaste, mais ses travaux 
Pino Pelosi, assassin de Pasolini
en histoire de l’art et en mythologie ancienne laissent supposer une fin tragique. En effet, Winckelmann n’est ni plus ni moins que le fondateur de l’histoire de l’art dans son écriture moderne. L’Italie le nourrissait d’œuvres que les archéologues ne cessaient de découvrir sur la péninsule, auxquelles appartiennent les premières fouilles de Pompéï. La découverte de l’Apollon du Belvédère fut considérée comme une véritable révolution esthétique à l’origine du néo-classicisme où se sont illustrés les peintres Louis David et Ingres. Le meurtre sordide de Winckelmann précédait d’un siècle le célèbre procès d’Oscar Wilde, et la sensation que fit ce procès, malgré la condamnation du romancier et poète, ouvrit une nouvelle ère où l'amour homosexuel allait enfin dire son nom. Comme durant la Renaissance, au tournant des XIXe et XXe siècles, il était possible de retrouver des homosexuels dans tous les milieux. Cecil Rhodes, le conquérant de l’Afrique centrale; lord Kitchener héros des guerres britanniques, disparu en mer avec son amant, Montgomery, en 1916; le prince Youssoupov qui assassina froidement Raspoutine; en Allemagne, von Moltke fit partie du scandale Eulenberg comprenant divers princes proches de Guillaume II. Clemenceau aura ce méchant mot pour «Lyautey? Ah, oui… un type qui a des couilles au cul. Dommage que ce ne soit pas les siennes!» (Cité in A. Teyssier. Lyautey, Paris, Perrin, Col. Tempus, #290, 2004, p. 290, n. 1). Lawrence d’Arabie gênera ses amis les plus proches, dont le romancier Robert Graves, pour ses relations, en particulier avec le jeune prince Dahoum. La modernité avait aussi ses princes de la Renaissance qui s’abandonnaient à leurs vices d'antiphysiques. Mais ces aristocrates sont fort différents des condottieri de la Renaissance. Ils sont dominés par l’esprit bourgeois d’une sexualité honteuse qui se cache dans les cercles étroits. Pour la plupart, ils appartiennent à de «bonnes familles», partagent publiquement l’«étiquette victorien», sont politiquement réactionnaires et loin d’être des humanistes puisqu’ils sont animés de sentiments jingoïstes, bellicistes, impérialistes sans aucune contre-partie humanistes ou littéraires. L’affaire Eulenberg fit se délier des langues dont les témoignages furent rapidement diffusés par la presse allemande : «Une autorité, Mr. Manchester, rapporte que paradoxalement le délit eut en Allemagne “la plus large publicité… parmi les accusés il y avait trois comtes, tous aides de camp du Kaiser; le secrétaire privé de la Kaiserin, le comte Chamberlain, et le meilleur ami de sa majesté, le prince Philippe zu Eulenburg, qui couchait avec le général Kuno von Moltke, commandant militaire de Berlin. Le roi du Wurtemberg était amoureux d’un mécanicien, le roi de Bavière d’un cocher et l’archiduc Ludwig Viktor - frère de l’empereur François-Joseph - d’un masseur viennois… parmi les accusations on trouvait des rapports mettant en cause la fameuse “garde du corps”. Lors d’une fête malheureuse, à laquelle le Kaiser se trouvait présent, un vieux général chef du cabinet militaire dansa accoutré en ballerine devant tous les gens rassemblés; trop serré dans son corset, il eut une crise cardiaque et tomba mort aux pieds de Sa Majesté. Celle-ci dut prendre la poudre d’escampette en catastrophe, mais sa présence avait été remarquée. Les préférences du Kaiser sont inconnues, même si tous ces gens faisaient partie de ses amis, on sait qu’il n’approuvait guère l’“oncle Bertie”, le père d’Édouard VII, qui parcourait toute l’Europe escorté d’une suite de femmes» (A. L. Rowse. Les homosexuels célèbres, Paris, Albin Michel, 1980, p. 196). Cette parodie décadente des grands fauves italiens - les Sforza, les Visconti, les Borgia - nous apparaît pathétique.

Plus pitoyable encore, l’obsession morbide qui s’attachait au désir homosexuel. Soumis aux médicastres, affublés de noms méprisants, les nouveaux «homosexuels» ne représentaient plus que les tantes, humant l’odeur des latrines et se mouvant dans leurs excréments. Adonnés à toutes les perversités inimaginables, c’étaient des êtres qui polarisaient sur eux des haines inouïes. Des psychiatres de toutes écoles pratiquaient sur eux des thérapies qui se ramenaient souvent à des tortures physiques et morales incroyables. Si des prédicateurs pudibonds fanatiques comme Bernardin de Sienne (1380-1444) ou Jérôme Savonarole (1452-1498) prêchaient violemment contre les sodomites durant la Renaissance, il n’y eut jamais de pogrome à l’image de ce qui arrivait régulièrement aux Juifs. Les accusations de bougreries adressées aux Cathares et aux Templiers étaient liés à des intérêts politiques, économiques et religieux. Par contre, au XIXe siècle, une fois classifié «homosexuel», le sodomite, ce rebut de la société, aurait était appelé à vivre dans un souterrain d’ordures si une réaction artistique et littéraire n’avait pas accompagné cette séquence de l’histoire. Les aveux d’André Gide, «sorti du placard» avec son livre autobiograhique, Si le grain ne meurt, donna aux «invertis» une voix d’élite. Les descriptions impressionnistes de Marcel Proust dans Sodome et Gomorrhe et Le Temps retrouvé projettent à l’avant-scène la grandeur et la misère - la misère surtout - des Charlus, Jupien et autres. Des auteurs à succès, affirmés comme hétérosexuels, comme Thomas Mann et Stefan Zweig se sentaient attirés par le mystère homosexuel joint à la création artistique et aux découvertes freudiennes. Certains passages du journal de Klaus Mann, le fils de Thomas, laisse planer des doutes sur l’intimité ambivalente avec son père. Privé de sa nationalité par les nazis, en fuite chez les Tchèques puis chez les Américains, dépressif, il finira par se suicider en 1949. En Angleterre, le cercle de Bloomsbury rassemblé autour du couple Leonard et Virginia Woolf contenait comme homosexuel notoire l’historien Lytton Strachey et l’économiste John Maynard Keynes. En France, Jean Cocteau vivait ouvertement son amour avec le comédien Jean Marais; Marcel Jouhandeau découvrait les plaisirs de la sodomie bien après ses premières expériences homosexuelles, tandis que le poète René Crevel, boudé par la pontification morale d’un André Breton, dépressif, finit par se suicider au gaz. Le saphisme devint plus ouvert que sous la Renaissance: «Chez les femmes, les lesbiennes de renom, telle Radclyffe-Hall, auteur du best-seller Le Puits de solitude (1928), poussent à son paroxysme la mode garçonne. Elles se rasent les cheveux, portent des costumes d’hommes, fument le cigare et adoptent des poses viriles, pieds écartés et mains dans les poches. Les “Butch” (lesbiennes masculines) ne représentent cependant qu’une tendance. Les “amazones” parisiennes, regroupées autour du salon de l’Américaine Natalie Clifford Barney, leur opposent une féminité exacerbée, aristocratique et dilettante. Le culte de la “muse aux violettes”, la poétesse Renée Vivien, égérie décadente, morte d’abus de toutes sortes à trente-deux ans, reste longtemps vivace dans la communauté lesbienne de Paris, qui réunit alors nombre de personnalités comme Romaine Brooks, Colette, Lucie Delarue-Mardrus, Gertrude Stein, Marguerite Yourcenar, Sylvia Beach ou Adrienne Monnier» (Florence Tamagne. «Homosexuels: la fin d’un tabou», in L’Histoire. L’amour et la sexualité, Paris, Seuil, Col. Les Collections de l'Histoire, # 5, juin 1999, p. 101).

Alors que l’homosexualité de la Renaissance était une condition par laquelle se célébraient la vie, la virilité, le désir de la beauté du corps masculin, la jeunesse; l’homosexualité de la première phase de la régression occidentale se perd dans les dédales des perversités polymorphes dont l’orientation sexuelle, hétéro ou homosexuelle, signifie peu de choses. Ce n'est plus la mélancolie qu'elle suscite, mais l'amertume. Là où l’humanisme naissait avec les désirs interdits, ici l’eudémonisme, voire  l’hédonisme fait du plaisir sans honte une fin en soi. Il n’a plus pour but d’éduquer, de dépasser la solitude de la chair, de remplir de «joi» cet animal post-orgasmique tristatur. La fierté gaie des parades colorées et carnavalesques célèbre moins une «libération» qu’un transfert d’aliénation nouvelle à sa propre sexualité, aliénation que les Michel-Ange ou Christopher Marlowe, dont la phrase célèbre : «Quiconque n'aime pas le tabac ou les garçons est un imbécile», permet de mesurer toute la distance entre les deux époque. Ces sodomites savaient se libérer sans nier ce qu’ils étaient profondément, alors que les gais nient ce qu'ils sont profondément pour se libérer dans et par l'apparence. Sans façon. Pour les sodomites devenus homosexuels, depuis deux siècles, ils n’auront été que d’un enfer l’autre⌛

Montréal
28 avril 2012

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