Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mercredi 11 avril 2012

Orage de glaces


L'iceberg qui aurait probablement heurté le Titanic, nuit du 15 avril 1912

ORAGE DE GLACES

«Je vis une foule innombrable d’âmes nues qui versaient des larmes amères, et paraissaient condamnées à des supplices différents. Les unes étaient couchées, renversées sur le dos; quelques autres étaient péniblement accroupies et ramassées sur elles-mêmes; d’autres marchaient circulairement sans s’arrêter. Ces dernières étaient plus nombreuses; les damnés, en plus petit nombre, qui ne pouvaient marcher, faisaient entendre des cris plus animés. Sur toute la surface du sol sablonneux, tombaient avec lenteur… doucement des flocons de neige». Dans des profondeurs marines inouïes, des corps, attirés à la fois par la gravitation de la terre et les remous des fonds marins, happés par les deux morceaux de la coque d’acier fracassée, suspendus, dansaient en état d'apesanteur, entourés d’objets de fabrication humaine diversifiés, tournoyant dans un nuage où l’air finissait par s’échapper, les bulles remontant à la surface. Ces âmes nues se seraient-elles doutées de la damnation marine où chacune devait, dans les dernières minutes de conscience qui lui restaient, se demander l’origine d’un tel châtiment?

Comme dans ce genre d’histoire, il faut remonter quatorze années auparavant, lorsque parut, en 1898, un livre passé alors inaperçu d’un écrivain américain, Morgan Robertson.  C’était le récit d’«un paquebot gigantesque, infiniment plus grand que tout ce qu’on avait jamais construit jusque-là. Il embarquait à bord de son navire tout un peuple de passagers riches et pacifiques, et, pendant son premier voyage, le faisait se heurter à un iceberg et couler par une froide nuit d’avril. L’objet du livre était en quelque sorte de montrer la vanité de toute chose: Robertson l’appela du reste Futilité. Les éditions M. G. Mansfield le publièrent la même année» (W. Lord. La nuit du Titanic, Robert Laffont, Col. J’ai lu leur aventure, #A 45, 1958, p. 5). À cinquante ans de distance, le rappel de cette coïncidence n’a pas manqué de suggérer que Robertson avait eu une vision prémonitoire du drame du 15 avril 1912. Car le «mythe du Titanic» n’est pas né sur les lieux mêmes du naufrage, ni au retour, à bord du bateau canadien Carpathia et des autres navires envoyés au secours du paquebot en détresse, chez les rescapés qui, pour le moment, devaient se remettre du traumatisme de leur vie. Ce sont les événements de la Grande Guerre de 1914-1918, la guerre sous-marine à outrance menée par les sous-marins allemands contre les convois de la marine britannique, puis de tous navires naviguant en plein océan, qu’on commença à considérer ces navires surchargés de passagers comme des cercueils flottants capables d’être torpillés en quelques instants inattendus (les radars n’existant pas encore). On a longtemps disputé à savoir si c’était le torpillage du Lusitania le 7 mai 1915 ou le télégramme envoyé par le ministre allemand Zimmermann le 17 janvier 1917 au gouvernement mexicain, leur proposant une association si jamais les États-Unis entraient en guerre du côté de l'Entente avec promesse de rétrocession des terres amputées en 1848, pour justifier le casus belli de l'entrée en guerre des Américains comme «associés» de l'Entente. Il est vrai que le même télégramme annonçait le déclenchement de la guerre sous-marine «à outrance», visant tous les navires circulant dans l’Atlantique nord. Le Lusitania eut longtemps son «mythe». Surtout que sa silhouette évoquait celle du Titanic. Navire transportant des voyageurs civils américains et britanniques, il aurait été torpillé de sang-froid par l'ennemi dépourvu de toute humanité. Or, les Allemands étaient bien informés de ce que les gouvernements anglo-saxons avaient cachés à leurs voyageurs, c'est-à-dire que les flancs du navire étaient remplis de matériel militaire devant servir aux Alliés. Lorsque le journaliste Colin Simpson, dans son livre Lusitania, (éd. France-Empire, 1973) confirma que les passagers du Lusitania avaient ni plus ni moins servi de «boucliers humains» sur le navire bourré de matériel militaire, le mythe perdit pour toujours son «innocence».

Ce n’est que dans les années 1930 qu’on recommença à penser au Titanic. On écrivit des romans, monta des films qui racontaient des intrigues similaires, pas trop imaginatives, sans trop oser prononcer le nom maudit. En pleine guerre mondiale, en 1943, allemands et américains produisirent chacun un film sur le sinistre navire. Dix ans plus tard, Jean Negulesco réalisa un Titanic mettant en vedettes Barbara Stanwyck et Clifton Webb. On en était encore aux maquettes filmées dans une large piscine. De là vient cette image fort répandue du navire piquant du nez dans l’océan glacé. En 1958, le Britannique Roy Baker réalisa A Night to remember, présenté avec l’affreux titre français Atlantique Latitude 41º, librement inspiré du livre de Walter Lord. Le journaliste a succès Walter Lord, historien de Pearl Harbor, venait, en effet, de publier un récit documenté sur le premier - et unique - voyage du paquebot-hôtel. Il interrogea survivants et témoins de la catastrophe et de l’opération de secours qui suivit, donnant ainsi une épaisseur d’intrigues à son récit. Le dimanche soir, 14 avril 1912, à 23 heures sonnait le glas des passagers et de leur fastueux paquebot.

J’avais seize ans lorsque je lus le récit de Lord, en 1972. Le mythe était en train de se constituer. L’ésotérisme commençait à s’emparer du récit, précisément à cause de la «prophétie» de Robertson. Dans le célèbre ouvrage gallimardé Le matin des magiciens, Louis Pauwells et Jacques Bergier lançaient le genre «réalisme fantastique» et rappelaient en un paragraphe la célèbre prophétie: «En 1898, un auteur de science-fiction américain, Morgan Robertson, décrivait le naufrage d’un navire géant. Ce navire imaginaire déplaçait 70 000 tonnes, mesurait 800 pieds et transportait 3 000 passagers. Son moteur était équipé de trois hélices. Une nuit d’avril, lors de son premier voyage, il rencontrait, dans la brume, un iceberg et coulait. Son nom était : Le Titan. Le Titanic, qui devait plus tard disparaître dans les mêmes circonstances, déplaçait 66, 000 tonnes, mesurait 828,5 pieds, transportait 3 000 passagers, et possédait trois hélices. La catastrophe eut lieu une nuit d’avril» (L. Pauwells et J. Bergier. Le matin des magiciens, Paris, Gallimard, rééd. Livre de poche, # 1167-1168-1169, 1960, p. 486). Il est étrange que les coïncidences soient plus difficiles à croire que les prémonitions! D’autres prémonitions, d'ailleurs, avaient été relevées : «À Southampton…, un étrange climat aurait régné à bord. Nombre de stewards affichent des visages funèbres. Beaucoup viennent de l’Olympic [le sister-ship du Titanic], victime d’un abordage quelques mois plus tôt. Ils prétendent que les deux géants sont placés sous le signe de la mauvaise chance. Ils n’hésitent pas à les appeler les “bateaux de la mort”. Au moment même de l’appareillage, un incident renforce cette conviction. Alors qu’il vient de quitter le bassin de l’Océan, le Titanic défile devant un vétéran de l’Atlantique, le New York, à couple avec l’Oceanic. Le déplacement de la masse du Titanic, les battements de ses hélices provoquent un effet de succion. Le New York est littéralement aspiré en direction du géant des mers. Il rompt ses amarres qui s’abattent en sifflant sur une foule de curieux qui reflue précipitamment. Une femme est emportée inanimée. Dans un geste dérisoire, un petit remorqueur crachant une épaisse fumée tente de retenir le New York. Au moment où un abordage semble inévitable, le capitaine Smith donne l’ordre d’arrêter les machines» (Philippe Masson. Le drame du Titanic, Paris, Tallandier, rééd. Pocket, # 10501, 1998, p. 175). La série des «signes» inquiétants ne s’arrête pas là. «Un autre incident est considéré comme un signe néfaste. À Queenstown, un chauffeur a l’idée saugrenue de grimper au sommet de la quatrième cheminée postiche par l’échelle métallique intérieure. Il s’agit d’une farce destinée à effrayer les passagers en train d’embarquer. Mais l’apparition inopinée de cet homme, le visage couvert de suie, la tête surmontée du bonnet de gnome des légendes germaniques est interprétée comme une vision diabolique et inquiétante. Au cours de la traversée, le dernier jour en particulier, bien des passagers éprouvent un malaise ranimé ou provoqué par la partition musicale des Contes d’Hoffmann jouée par l’orchestre. Pour ceux qui s’aventurent sur les ponts, la nuit glaciale, ciel constellé d’étoiles et surtout cette mer morte, funèbre, sans une ride, contribuent encore à aggraver un sentiment d’oppression. Dans son lit, une passagère de première classe, Elizabeth W. Shutes, ne peut trouver le sommeil. Une odeur froide, de mort, pénètre sa cabine, qui lui rappelle celle qu’elle a rencontrée quelques années plus tôt dans une grotte d’un glacier de l’Eiger. Cette odeur la hantera jusqu’à la fin de ses jours. Depuis le départ, une autre passagère est assaillie de sombres pressentiments. Elle refuse de se mettre au lit. Un bateau prétendu incoulable ne peut être qu’une injure envers Dieu» (P. Masson. ibid. pp. 176-177). Avouons que tous ces «pressentiments» ont été ressentis a posteriori, une fois qu’il fallut bien raconter comment les choses s’étaient passées aux autorités portuaires de New York, aux journalistes, aux membres des familles. Il en va de même de la légende de l’orchestre qui entonne le Plus près de toi, mon Dieu au moment où le navire sombre.

De plus, Robertson n’était pas le seul hanté par la disparition tragique d’un paquebot-hôtel. Un article de W. Stead, disparu à bord du Titanic, était paru dans le Review of Reviews en décembre 1896 et intitulé Du vieux monde au Nouveau, mettant en scène non pas un bateau imaginaire mais un des plus beaux paquebots alors en service de la White Star [propriétaire du Titanic], le Majestic. Le commandant n’est autre que le capitaine Smith… Lui aussi disparaît après avoir heurté un iceberg. Grâce à la télépathie, un groupe de rescapés finit par être retrouvé sur un bloc de glace. La conclusion de Stead apparaît singulièrement lugubre: “Les océans parcourus par de rapides paquebots sont jonchés des os blanchis de ceux qui ont embarqué comme nous et qui ne sont jamais arrivés à bon port”» (P. Masson. ibid. p. 178). C’est dans ce contexte parapsychologique qu’apparaissent les «héros» du Titanic: les époux Strauss qui meurent enlacés lorsque l’eau de mer envahit leur cabine; John Jacob Astor IV l’un des hommes les plus fortunés du monde, emporté et mutilé par la chute d’une des cheminées, le publiciste Stead qu’on vient de voir «prédire» sa fin. La légende raconte que le premier officier Murdoch se serait suicidé d’une balle dans la tête après la descente du dernier canot. «Le sort du capitaine Smith disparu avec son navire obéit à de singulières variations» d’un récit à l’autre. Enfin, il n’y a pas jusqu’à son fantôme qui ait hanté les premières années qui suivirent son naufrage: «Déjà, en 1913, le commandant du vapeur anglais Lucilius, en route pour Philadelphie, avait été témoin d’une apparition inattendue. Au large des bancs de Terre-Neuve, il avait aperçu la coque d’un grand navire, recouverte d’algues, de végétation aquatique. Mouillé sur ses ancres, ce bâtiment fantôme semblait, en quelque sorte, posé sur une roche sous-marine. Plus étrange encore, en 1935, un autre cargo anglais est victime d’un phénomène particulièrement surprenant. Alors qu’il se dirige sur Halifax, il traverse en pleine nuit le lieu du naufrage du Titanic. Un des veilleurs, Reeve, est alors saisi d’une angoisse épouvantable. Aucun obstacle n’apparaît. Il hésite à actionner la cloche. Soudain, il ne peut s’empêcher de crier: “Obstacle droit devant!” Un énorme iceberg jaillit alors de l’obscurité. Le bateau réussit à stopper à temps, mais se trouve presque immédiatement entouré et bloqué par la banquise. Il ne sera dégagé que par des brise-glaces venus de Saint-Jean Terre-Neuve. Le cargo s’appelait le Titanian et l’homme de veille était né le 15 avril 1912…» (P. Masson. ibid. p. 187). Il ne faut pas négliger la part d’auto-suggestion qui se manifeste derrière ce tissu de coïncidences fortuites. Connaître l’histoire suffit à s’en inspirer lorsqu’on se trouve en présence des lieux où un événement-traumatique a eu lieu. Le reste se fait inconsciemment. Quoi qu’il en soit, le récit du Titanic est doté d’un potentiel riche en mythes impressionnistes. La découverte de l’épave, voilà vingt-cinq ans, en a sûrement rajouté, comme le montre le film à succès de James Cameron, mais il n’en a fait perdre aucun.

C’est donc dans le courant des années 1960-1970 que le «mythe du Titanic» s’est inscrit dans les œuvres d’art, les caricatures politiques, les drames chantés, les sociétés savantes ou littéraires dévolues au naufrage. On y retrouve la Société Historique du Titanic, dans un petit village du Massachussetts, avec son journal, le Titanic Commutator qui paraît quatre fois l’an et produits des «souvenirs», maquettes, illustrations, brochures sur le navire célèbre. Puis, en avril 1972, on commença à fêter la date anniversaire du naufrage. Puis en avril 1982, avec encore plus de cérémonies… «La société historique compte aujourd’hui plus de 2 700 membres au lieu de 45 du début. Elle ne cesse d’augmenter ses effectifs et la redécouverte du Titanic en 1985 s’est traduite par 500 inscriptions nouvelles…» (P. Masson. op. cit. p. 201). Ses membres sont de toutes nationalités. Maintenant, ce sont des artefacts ramenés à la surface qui font office de «souvenirs», à des prix dont la cote vaut celle d’un chef-d’œuvre de grand-maître. Des objets usagés : caisses de vaisselles, soupières, instruments de navigation, bibelots à moitié intacts, boiseries, morceaux de la coque même; on se presse en ce moment pour les enchères. Là où la prophétie invitait le démon à s’installer à bord du navire, aujourd’hui des fétiches promèneront-ils sa malédiction dans les salons des grands bourgeois nord-américains ou britanniques, ou des lieux publics où ils illustreront la marque de commerce?

La passagère qui refusait de se mettre au lit, angoissée à la seule idée qu’«un bateau prétendu incoulable ne peut être qu’une injure envers Dieu», qu’elle ait existé ou non, sert d’allégorie à la pesanteur que le «mythe du Titanic» exerce sur la conscience occidentale. C’est à Sylvia Caldwell, l’une des passagères, qu’un membre de l’équipage aurait baptisé le Titanic d’un blasphème. À Southampton, Mme Caldwell avait demandé à l’un des hommes qui embarquaient les bagages à bord: “Est-ce que ce navire ne peut vraiment pas couler?” - “Non, madame, lui répondit-il. Dieu  lui-même ne pourrait pas faire couler ce navire» (W. Lord. op. cit. p. 44). Incontestablement, ce blasphème était l’insulte que le progrès ajoutait à l’outrage. La White Star, propriétaire et constructeur du navire, n’était pas peu fière de lancer, malgré les grèves de chantiers et de charbonniers, ce colosse des mers construit à Belfast, en Irlande. À son voyage d’essai, il n’avait pas encore la sûreté de voguer à une vitesse de course, ce qu’on lui reprocha en un temps où on cherchait des responsables pour la catastrophe. Mais l’orgueil manifesté par le steward en disait pas mal sur l’état d’esprit des armateurs et de l’équipage.

Dans la Bible, qui était malgré le matérialisme en vogue, une référence que tous avaient en tête, Dieu punissait sévèrement le péché d’orgueil. N’est-il pas dit que «Dieu résiste aux orgueilleux» (Jacques 4 : 6 ; 1 Pierre 5 : 5); que «l’arrogance précède la ruine, et l’orgueil précède la chute» (Proverbes 16 : 18)? La déclaration qui affirmait que Dieu ne pourrait abattre œuvre humaine apparaissait bien à la passagère pour ce qu’elle était : un défi lancé à la Face de Dieu, et sûrement plus d’un l’ont dit, sinon pensé.

Les récits du naufrage nous montrent d’abord des passagers insouciants. Ils croient à l’affirmation blasphématoire. En plus, le Titanic est doté de l’invention de Marconi, une T.S.F. Le navire n’est donc pas totalement isolé des autres navires qui sont également munis de cette nouveauté électronique, et de fait, c’est par la T.S.F. que les naufragés parviendront à être secourus sur leurs embarcations de sauvetage par les autres navires à proximité. Cette insouciance fait partie intégrante du mythe. Puis, il y a la structure même du navire. Au sommet de la «pyramide sociale» du Titanic, nous retrouvons le capitaine Edward Smith et son état-major (l’État). C’est lui qui sera le premier informé de l’état catastrophique dans lequel se trouve le navire une fois qu’il aura raclé l’iceberg. L’eau pénètre à flots dans les deux premiers compartiments, chassant l’air avec violence. […] Dans la chaufferie 6, une cloison a cédé, laissant passer une trombe d’eau. Un chauffeur a été enfoui sous une avalanche de charbon. Deux autres ne doivent leur salut qu’à une échelle de fer escaladée rapidement. Une voie d’eau du débit d’une manche à incendie commence à envahir la chaufferie 5. Des infiltrations se produisent dans les postes de mécaniciens et dans les cabines de troisième classe. Réveillés en sursaut, leurs occupants s’habillent à la hâte et s’enfuient par les coursives, les pieds dans l’eau jusqu’à la cheville. L’ingénieur remonte sur la passerelle, le visage sombre. Le capitaine Smith l’interroge du regard. “Le navire est perdu”» (P. Masson. op. cit. p. 55). Le même historien souligne que «Smith passe pour un homme heureux. Au cours d’une longue carrière, un seul accident. L’année précédente, le 20 septembre, alors qu’il se trouvait sur la passerelle de l’Olympic, il n’a pu éviter dans le Solent, au large de l’île de Wight, un abordage avec le croiseur léger Hawke. Avec une brèche sur tribord, le paquebot a dû subir une longue réparation. La chance abandonnerait-elle Smith? Certains se le demandent. En tout cas, au départ de Southampton, l’homme semble débordant d’assurance. À une passagère l’interrogeant sur un éventuel naufrage, il explique : “Avec un navire tel que le Titanic, c’est un problème qui ne se pose pas”» (P. Masson. ibid. pp. 41-42). On le constate, le blasphème revient régulièrement dans les récits du Titanic; assez pour penser qu’il fut proférer à maintes reprises pour revenir à la mémoire de ceux qui ne l’entendirent pas prononcer AVANT la catastrophe.

Autour de l’heureux capitaine, les happy few de première classe : les Astor, Benjamin Guggenheim le magnat du cuivre, J. Bruce Ismay, président de la White Star, donc propriétaire du Titanic, le conseiller militaire du président Taft, Archie Butt, Clarence Moore, l’organisateur de chasses à courre, George Widener, magnat de l’automobile de Philadelphie et son fils Harry, Charles H. Hays, président du Grand Trunk Railroad canadien. Bref, toute la grande bourgeoisie occidentale, britannique et américaine, gravitaient autour du capitaine Smith (à qui les Widener avaient offert un dîner en son honneur). Puis, les passagers des autres classes appartenaient à une bourgeoisie moins élevée dans l’échelle sociale. On y trouvait des Français, des Hollandais, des Canadiens, des Américains de retour d'Europe. Beaucoup voyageaient avec leur famille, femme, enfants et domestiques. Enfin, dans les cales du navire, des milliers de passagers, en fait des immigrants, qui pensaient faire fortune au Nouveau Monde. Enfermés derrière des grillages, ils seront les premiers à mourir noyés comme des rats. Bref, le Titanic était la métaphore sociale de la civilisation bourgeoise. Et cela aussi a nourri le mythe au moment de la catastrophe.

Avec le naufrage du Titanic, prenait fin la confiance optimiste dans l’ère du progrès que représentait l'ère édouardienne, la Belle Époque en France, la paix des Empires aristocratiques. Comme pour l’historienne Modris Eksteins pour qui Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinski, présenté pour la première fois en 1913, le naufrage du Titanic pourrait être perçu, deux ans avant l’attentat de Sarajevo, comme le signe annonciateur de la fin de «la douceur de vivre». Comme Talleyrand employant cette expression après la Révolution française et l’Empire napoléonien, ce n’est qu’après l’armistice de 1918 et les heures sombres du début des années 1920 qu’il sera permis de penser que la période avant 1914 fut une période calme, paisible et sans conflits. Or, les passagers du Titanic avaient tenu à savourer «la douceur de vivre» du paquebot urbain. La compagnie rivale française, qui s’apprêtait à mettre le France en navigation, voyait son directeur Charles Roux, affirmer: «Je tiens à ce que ce paquebot soit très confortable, de bon goût, raisonnablement luxueux, coquet par endroits. Mais, je ne veux pas verser dans l’excès de décoration et de ce que l’on est convenu d’appeler le luxe, car alors la dépense n’a plus de limites alors que les ressources en ont. D’autant plus que ce ne sont pas les Gobelins qui attireront les Américains à notre bord; c’est le confort, un service soigné et une bonne table complétée par une bonne cave…» (Cité in P. Masson. ibid. p. 16).

Gustave Doré La Tour de Babel
L’accident fatidique du Titanic venait confirmer la «mesure» de M. Roux. En sombrant, c’était «la chronique d’une mort annoncée», celle de la civilisation technique, que semblait «prophétiser» le naufrage. Et en ce sens, le «mythe du «Titanic» sert de pont à d’autres mythes de la même typologie. Le mythe fondateur, incontestablement, c’est le récit de la tour de Babel. Le plus gros et, éventuellement, le plus vite des navires d’acier reprenait le blasphème des ingénieurs de la tour antique; le défi lancé à l’espace et au temps personnifiés par Yahweh: «Allons, bâtissons-nous une ville et une tour… Faisons-nous un nom. La ville, la Tour, c’est l’univers façonné par le travail de l’homme; le nom, nous le savons, c’est l’Histoire. Dans leur conscience, aurorale encore, les Babéliens ressentent l’Histoire et l’univers comme une convergence et une concentration progressives: l’univers possède sa mémoire propre, au sein de laquelle s’inscrit notre histoire mais dont la richesse dépasse infiniment celle-ci. Cette mémoire cosmique véhicule les grands thèmes, les directives archétypales qui, parfois, transpercent l’événement, affleurent un instant à l’évidence, trahissant l’effort de toute matière vers l’intelligibilité. Les hommes qui stoppèrent à Shinéar leur errance y vécurent un tel instant. Ceux qui refusèrent de faire halte (le texte n’en parle pas - mais ils sont les auteurs du texte!) ignorèrent cette illumination, ou la rejetèrent. Face à la Tour qui sortait du sol de la plaine, ils se voulaient les Autres, abandonnaient leurs frères babéliens à leur nouvel autocentrisme; ils assumaient envers eux le rôle du “primitif”, du “sauvage”, du “Tiers-Monde” ou toute autre désignation parmi celles que nous avons inventées pour signifier ce que nous ne sommes pas. Autres du dehors, puisqu’ils ne participaient pas à l’entreprise; du dedans, puisqu’ils en racontaient l’histoire: ils étaient les doubles des constructeurs, s’offraient à leurs yeux comme un miroir où se reflétait l’envers de leur œuvre». (Paul Zumthor. Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, Col. La couleur des idées, 1997, pp. 134-135).

C’est qu’il y avait déjà beaucoup de monde, en Occident, pour refuser l’optimisme du progrès et la foi en la technique comme nouvelle magie de la religion profane du marché. Non tant pour défendre les audaces de la grande bourgeoisie mais parce qu’ils étaient «infectés» par la mélancolie de la fin-de-siècle et de la hantise du gigantisme qui devait se confirmer avec la Grande Guerre. On ne compte pas les écrivains qui pestèrent contre la Tour Eiffel et, en son genre, le Titanic était une Tour Eiffel flottante. Ces esprits chagrins représentaient tout ce qui, dans la société de la Belle Époque, témoignaient des fêlures de la Cité : les anarchistes, les socialistes (on ne parlait pas encore de «communistes»), les monarchistes et les fanatiques d'archaïsmes. Pour symbole, encore, il n'y avait pas d'art moderne dans l'ornementation ampoulée du paquebot : «La décoration en apporte la preuve. Elle est d'ailleurs conforme au goût de l'époque : le Modern Style ne trouve pas sa place sur les géants des mers et le classicisme règne en maître» (P. Masson. op. cit. pp. 29-30). Ce n'est pas le XXe siècle annoncé qui coule avec les boiseries du Titanic, mais bien l'esprit du XIXe.

Breughel. La Tour de Babel, détail
Le projet Titanic avait également pour mandat idéologique de présenter la symbiose des facteurs centripètes de la société. N'était-ce pas également le but des constructeurs de la Tour de Babel, l'unité humaine consolidée contre l'unicité divine? «Les constructeurs le comprirent. Ils flairèrent une grave menace, et réagirent aussitôt. Leur réaction fut leur entreprise même. La menace était qu’éclatât leur communauté, et elle paraissait provenir de Shinéar même, de leur contact avec ce lieu. Ils y répondaient en tirant de Shinéar le matériau dont édifier la ville et la Tour, plantées sur la terre comme un emblème d’éternelle unité. Ils cumulaient les assurances, collaient à la nature ambiante, les pieds bien à plat sur le sol poudreux; ils vivaient de et dans ce terroir, se pliaient à ses exigences géologiques… Toutefois, le bitume et l’argile ne faisaient (dit le texte) que leur “tenir lieu” d’autre chose. Quant à la main-d’œuvre, pas de danger apparemment qu’elle fît défaut. Pourtant, le grand nombre et la concentration importent moins par la somme des énergies mécaniques qu’ils rassemblent que par le ressort existentiel qu’ils déclenchent. À l’heure, parmi tant d’incertitudes, où s’ouvrait le chantier, rien n’était joué encore» (P. Zumthor. ibid. p. 135). Nous avons parlé des conflits ouvriers qui se déroulaient dans les différents centres portuaires du Royaume-Uni au moment de la construction du Titanic. La réalité sociale déplaisait beaucoup à la haute bourgeoisie qui se construisait son palais flottant avec ses capitaux et les bras de ses hommes de chantier. En fait, comme pour tout touriste moderne, la peur du dépaysement et de l’étranger hantait ces voyageurs soudain isolés en pleine mer. Aussi, rien sur le navire ne semblait évoquer le monde marin, sinon les chaises longues que l’on retrouverait sur la plage de n’importe quelle station balnéaire d’Angleterre, de France ou d’Italie. Tout, à l’intérieur du Titanic, était fait pour que les passagers oublient qu’ils voyageaient sur l’eau, comme s’ils marchaient sur la terre ferme. Sur un menu que nous rapporte Philippe Masson, nous voyons les fruits de mer, bien modestes, perdus entre la nourriture bovine et la nourriture ovine :
Hors-d’œuvre variés et huîtres
Consommé Olga et crème d’orge
Saumon à la sauce mousseline et concombres
Filet mignon Lili
Sauté de poulet à la lyonnaise
Légumes à la moelle farcie
Agneau sauce menthe
Caneton rôti aux pommes
Selle de bœuf garnie pommes de terre
Crème de pois et de carottes
Riz créole et pommes Parmentier
Punch à la romaine
Pigeonneau rôti au cresson
Asperges vinaigrette
Pâté de foie gras avec céleris

Waldorf Pudding
Pèches en gelée
Éclairs au chocolat et vanille
Glaces à la française.
C’est ce qu’un médecin, qui aurait pratiqué une autopsie, aurait trouvé dans l’estomac des convives morts noyés en cette soirée du 14 avril 1912.


Mais comme pour les bâtisseurs de Babel, ce sont là des estomacs qui digéraient mal. «Deux caractères s’opposent ainsi structurellement dans cet être partagé qu’est dorénavant l’homme. Leur portée inégale promet pour l’avenir une série de conflits : d’une part, l’enracinement dans une condition donnée, ici et maintenant; de l’autre, un état de crainte et d’espoir concernant à la fois cet enracinement même et son possible - probable - bouleversement. L’homme sait qu’il y a de l’imprévisible dans le monde. Le monde, cependant, ignore le drame, et sa croissance vitale obéit à des rythmes assurés. Mais, à l’harmonie de ce mouvement universel, l’homme ne participe pas d’un cœur entier…» (P. Zumthor. ibid. p. 135). Ce n’est sûrement pas en pensant au Titanic que Paul Zumthor écrivait ces lignes, pourtant, elles se rattachent bien à l’état d’esprit que nous connaissons des passagers du navire. La formidable «cohésion sociale», dont le Titanic est la métaphore, risque de se heurter à l’imprévisible. Ici, l’iceberg n’est pas ce morceau de glace dont une émission de la B.B.C. présente comme ayant été «conçu» voilà plus de 11 000 ans dans l’unique but de se détacher en 1909, pour venir heurter le fleuron de la vanité bourgeoise britannique, comme un produit d’une quelconque «volonté» anthropomorphique (Dieu) ou abstraite (métaphysique), mais ce qu’on tenait pour incapable de renverser la structure sociale établie. L’anomie de Durkheim d’un côté, ou le Dasein heideggerien si vous préférez, de l’autre l’angoisse paranoïde qui se déchaîne périodiquement depuis 1789 dans l’Europe politique. 1905 a sonné le glas de l’autocratie russe; 1917 entraînera des mutineries dans les armées aussi bien alliées que dans la marine allemande; la Révolution russe, suivie un an et demie plus tard en Allemagne, Bavière, Hongrie; des sursauts aux États-Unis et même au Canada (grève de Winnipeg de 1919) : la douceur de vivre bourgeoise semble toujours sur le point de heurter un mur qui la désarçonnerait. Ceux qui survivront au naufrage durent y penser les années ultérieures.

Le Titanic, comme la Tour de Babel, était un échantillon des nationalités qui constituent la civilisation occidentale; ses langues, ses cultures, ses weltanschauungen diverses. Mais le développement du mythe du Titanic a unifié tout cela dans une représentation sociale que les différentes cultures se sont partagées. Il en a été de même avec la Tour de Babel qui rejoint notre mythe à travers le film de Fritz Lang. Metropolis, en effet, film de 1927, est une allégorie qui illustre exactement la métaphore titanesque. Ainsi, la machine à laquelle sont aliénés les travailleurs aurait très bien se trouver à bord du Titanic. Ici, la tête (la bourgeoisie et l’État) et les bras (ouvriers) sont unis par le cœur (l’amour entre membres représentants des deux extrêmes) en vue du salut de la Cité. Les eaux, qui inondent la ville souterraine suite à une manœuvre du représentant du Mal, refluent sur les «prolétaires» comme les voies d’eau qui se frayaient un chemin entre les compartiments du Titanic. Là aussi il faut monter à la surface tandis que le maître de la Cité doit y descendre pour retrouver son fils. Comme sur le pont du Titanic, si tout le monde est disponible au salut, tous n’y participeront pas. Il y aura, à Métropolis aussi, des damnés car le blasphème est trop grave pour que la conscience multiséculaire occidentale puisse le supporter. Un orage de glaçons s'abat sur le pont en provenant de l'iceberg, ce qui fait encore rire alors que le navire s’incline déjà dangereusement : «On affecte l’insouciance; on échange des futilités, des plaisanteries. Certains ne résistent pas à l’envie de monter le cheval d’arçon ou de s’entraîner aux avirons» (P. Masson. op. cit. p. 63). Le blasphème, toujours, même au moment où s'affiche le plus grave péril.

Si Babel marque le mythe fondateur d’une typologie à laquelle appartient celui du Titanic, nous pouvons dire que l’explosion de la navette Challenger au moment de son décollage à la base de Cap Canaveral le 28 janvier 1986, est ce qui ressemble le plus à la tragédie maritime. Pourtant, ce n’était ni son vol inaugural, contrairement au Titanic, et la navette n’avait rien de particulièrement évocatrice du côté «douceur de vivre», mais pour la première fois, elle emmenait avec elle une institutrice, une civile, dont les cours à ses élèves devaient venir de l’espace, en direct! Si le Titanic coula en une quinzaine de minutes, il a suffi seulement de 73 secondes pour voir, après son décollage, la navette explosée en plein vol, devant les témoins dont les élèves de l’institutrice et les caméras des média. L’accident provoqua «la mort des sept astronautes de l'équipage de la mission STS-51-L. La défaillance d'un joint du propulseur d'appoint à poudre droit — adjacent au réservoir externe de la navette — en raison du froid, provoqua un départ de flammes. En quelques secondes, le feu endommagea le réservoir principal rempli d'hydrogène ; la structure céda sous la chaleur ; le dôme inférieur du réservoir se sépara et les forces aérodynamiques dévièrent la trajectoire de la navette entraînant sa destruction. Le poste d'équipage et de nombreux fragments de la navette furent retrouvés au fond de l'océan, lors des opérations de recherche menées au cours des mois suivants» (Wikipedia). Si l’insolence restait la marque des stewards et des marins à bord du Titanic, c’est la négligence de l’entretien des navettes spatiales qui fut pointée du doigt par la Commission Rogers. Celle-ci conclua «que la culture d'entreprise de la National Aeronautics and Space Administration (NASA) et les processus de décision avaient été l'un des principaux facteurs ayant conduit à l'accident. Les dirigeants de la NASA savaient que la conception du propulseur d'appoint à poudre par la société Morton Thiokol présentait une faille potentiellement catastrophique dans les joints toriques depuis 1977, mais ils n'ont pas su régler ce problème correctement. Ils n'ont pas davantage été attentifs aux avertissements des ingénieurs sur les dangers de lancer la navette un jour aussi froid, et n'avaient pas remonté de manière adéquate ces problèmes techniques à leurs supérieurs. La Commission Rogers a fait neuf recommandations à la NASA, à mettre en œuvre avant la reprise des vols de navette» (Wikipedia).

Le fait que la catastrophe se produisit en direct sur les différents écrans de télévision, vue partout dans le monde, donnait aux spectateurs l’impression d’en être collectivement témoins immédiats et de partager les sentiments qui furent ceux des survivants du Titanic. Le fait, surtout, que des écoliers assistaient directement sur le terrain au départ de la fusée qui emportait Christa McAuliffe, choisie par le projet «Teacher in Space», accentua la crise dépressionnaire que le monde scientifique et les téléspectateurs éprouvèrent après la catastrophe. Il faudra attendre les attentats contre le World Trade Center, le 11 septembre 2001, pour revivre un événement traumatique comparable à l'échelle planétaire. Catastrophe dont l’absurdité ne tient pas ici à un blasphème, mais à une compétition entre clans impérialistes pour le contrôle du marché pétrolier des pays arabes, le tout enveloppé dans des feuilles souillées de sang des pages du Saint Coran!

Avant l'arrivée des rescapés…

Mais, au fait, qu’en fût-il des survivants du Titanic? S’étonnera-t-on si nous apprenons que beaucoup de ceux-ci souffrirent de ce qui n’était pas encore appelé «le syndrome du survivant»? Ce terme, inventé après la libération des prisonniers des camps de concentration et surtout d’extermination nazis en 1945, servait à indiquer différents troubles psychologiques dont souffraient ces rescapés de la haine et leur difficulté à se réintégrer dans une société civile dite «normale». Les épreuves endurées avaient été telles qu’ils ne pouvaient plus vivre une existence comparable à celle qui prévalait avant le début de l’horreur nazie. Comme l’écrit encore notre guide historien Philippe Masson: «En marge de la légende, il n’en reste pas moins vrai que les survivants du Titanic - ils sont les premiers à le reconnaître - constituent maintenant un groupe à part. Ils se sentent en quelque sorte étrangers au reste du monde. En arrivant à New York à bord du Carpathia, L. Beesley
Chaloupes de sauvetage, insuffisantes, sur le Titanic
constate qu’il n’est plus le même. La semaine qui s’est écoulée depuis le départ de Southampton marque une cassure définitive dans son existence. Après une étude minutieuse du naufrage et l’interview d’un nombre considérable de rescapés, Walter Lord, l’auteur de la Nuit du Titanic, aboutira à la même constatation: “Le Titanic a jeté un charme sur tous ceux qui l’ont construit ou qui ont navigué avec lui. Plus les années passent, plus son image devient fabuleuse dans le souvenir. Les survivants, ce sont des pauvres, ce sont des riches, des passagers, des hommes d’équipage. Tous, ils possèdent deux qualités en commun : d’abord, ils donnent une merveilleuse impression d’équilibre, comme si le fait d’avoir traversé cette épreuve étonnante leur avait facilité l’approche de tous les problèmes de l’existence. Leur vieillesse est empreinte d’une sorte d’élégance et de paix tranquille. Ensuite, ils sont tous d’un remarquable désintéressement, comme si après avoir été témoins des plus grands dévouements et des plus grands renoncements, ils avaient passé le reste de leur vie à chasser d’eux-mêmes toutes traces d’égoïsmes”» (P. Masson. ibid. pp. 183-184). Mais ce qui paraît calme et serein cache de grands cauchemars qui reviennent hanter leurs nuits. Cela n’infirme en rien la thèse du «syndrome du survivant», comme le rappelle tout de suite après Philippe Masson.

«Le drame du Titanic compte cependant d’autres victimes que les 1 500 disparus. Le désastre accélère la fin du financier John P. Morgan déjà malade. Le bailleur de fonds de la White Star s’éteint en mars 1913. Le naufrage brise la carrière de Bruce Ismay. L’homme va payer très cher un moment de faiblesse. À bord du Carpathia, le président de la compagnie avait déjà eu le pressentiment du calvaire qu’il allait connaître à New York. Pendant toute la durée de la commission d’enquête, la presse fait de “Brute Ismay” le bouc émissaire de la perte du Titanic. Ismay ne réussira jamais à se laver d’une accusation d’ingérence inadmissible dans la marche du navire et d’une réputation de lâcheté, même si en sautant au dernier moment dans une embarcation, il n’avait pris la place de personne. Il se retira dans une magnifique propriété achetée sur la côte occidentale de l’Irlande où il vivra en reclus, totalement coupé du monde extérieur, jusqu’à sa mort en 1937. […] Avant de disparaître en 1931, Sir Cosmo Duff Gordon vivra en solitaire en Écosse ou à l’étranger, au Caire, en particulier. En dépit de son titre de baronet, l’homme, redoutable joueur de bridge et champion d’escrime, vivait surtout à l’ombre de sa femme Lucy, qui possédait plusieurs magasins de haute couture à Londres, à Paris et à New York. […] La White Star sera également une des victimes de l’affaire. Indépendamment de la perte du bâtiment assuré aux trois quarts seulement de sa valeur, elle doit débourser 600 000 livres en faveur des victimes. La disparition du Titanic met fin à l’espoir de reconquérir la maîtrise de l’Atlantique, avec l’Olympic et le Gigantic. […] Au lendemain de la guerre, la White Star se heurtera à des difficultés économiques constantes, aggravées en 1927 par la défection des banques américaines et par la crise des années 30. Sous la pression du gouvernement britannique, la compagnie devra accepter en 1933 une fusion, au profit de sa vieille rivale, la Cunard. […] En dépit de la sérénité dont ils font preuve, le destin semble s’acharner sur certains survivants. À la veille de son mariage, en 1939, le pasteur Cook se suicide. Il avait été sauvé du désastre alors qu’il n’avait que quatorze ans. depuis, il avait toujours eu le sentiment d’être poursuivi par le malheur. Cette malchance paraît encore s’attaquer aux proches d’illustres disparus. La femme du capitaine Smith [Sarah Eleanore Pennington] fut renversée par un autobus, et mourut sur le coup. Son gendre se suicida, puis sa fille perdit successivement ses deux fils, l’un de maladie, l’autre tué au cours de la Seconde Guerre mondiale. Toujours à l’affût de ces arrêts du destin, la presse anglo-américaine signale en 1965 un nouveau coup du sort. Fred Fleet, un des veilleurs du Titanic, le premier à avoir aperçu l’iceberg, vient de se pendre dans sa maison de Southampton» (P. Masson. ibid. pp. 183 à 188).

«L’agonie du Titanic commence. L’eau monte à l’assaut de la passerelle après avoir submergé la plage avant. La mer a envahi tous les ponts et affleure le premier palier de la grande descente. Des détonations sourdes se font entendre, rupture de cloisons, à n’en pas douter. Le géant des mers est alors saisi de convulsions. L’avant plonge dans la mer. L’arrière se soulève, laissant apparaître les hélices et le gouvernail. Une énorme lame balaye le dessus de la passerelle. Par grappes, les survivants se cramponnent aux bastingages, à des câbles ou se trouvent plaqués contre les murs des salons, des vérandas ou des fumoirs. D’autres n’hésitent pas comme le major Gracie à plonger dans l’eau noire et glacée. Certains sont enlevés par la lame. Ainsi Lightoller pourra-t-il dire qu’il n’a pas quitté le bateau, mais que c’est le navire qui l’a quitté. L’inclinaison s’accentue; l’arrière émerge à 45º, tandis que le bâtiment se couche fortement sur tribord. Des centaines de passagers refluent vers l’arrière, s’accrochent aux rambardes, aux rampes des escaliers, aux bossoirs tragiquement vides. La cheminée avant fait entendre de lugubres craquements. Les câbles de soutien se brisent et elle s’abat brutalement à l’avant droit de la passerelle écrasant l’abri de l’aileron de manœuvre, assommant des dizaines de naufragés. On retrouvera ainsi dix jours plus tard le corps de John Astor horriblement mutilé. Par un hasard étonnant, la cheminée rejette au loin les deux derniers radeaux arrachés enfin à leur bâti. Ceux-ci pourront servir de refuge à quelques dizaines de rescapés. Depuis les embarcations qui font cercle autour du Titanic, des centaines d’hommes et de femmes assistent horrifiés à la fin du géant. Des grondements se font entendre comme un roulement de tonnerre lointain. Les machines, les chaudières se détachent de leur socle et viennent crever la coque et les cloisons. Les lumières vacillent, s’éteignent, se rallument à nouveau pour prendre une teinte rougeâtre avant de disparaître tout à fait. La coque est maintenant à la verticale. Elle se dresse comme un immense menhir qui se découpe à la perfection sur un ciel constellé de milliers d’étoiles. Certains ne peuvent soutenir le spectacle. Ils détournent la tête ou se cachent le visage dans les mains. Après quelques minutes interminables, le Titanic s’enfonce et disparaît dans les profondeurs. Il n’y a pas le moindre remous, la moindre succion. Il est 2 h 20» (P. Masson. ibid. pp. 73-74).

À quel moment le navire s’est-il brisé en deux comme nous l’ont appris les découvertes des années 1980-1990? «Contrairement à l’idée admise jusque-là, poursuit Masson, l’épave impressionnante du géant des mers, qui repose par près de 4 000 mètres de fond, n’est pas intacte. Le Titanic s’est cassé en deux. Si la partie avant conserve toute sa majesté, l’arrière se trouve à plus de 600 mètres dans le même axe, mais inversé, après avoir pivoté de 180 degrés. Quant à la partie centrale, elle est totalement démantelée, “théâtre d’un véritable carnage” confirmé par tout ce qui jonche le fond entre les deux moitiés du navire. D’un avis unanime, cette cassure n’a pu intervenir lors de l’arrivée au fond après une descente impressionnante dans les abysses. La distance entre les deux parties de l’épave s’y oppose. Pour certains, la fracture se serait produite vers 300 mètres, sous la pression de l’eau, donnant naissance à la formidable “implosion” qui a ravagé le centre du navire» (P. Masson. ibid. p. 228). James Cameron, dans son film, on le sait, a préféré l’autre version, moins pour sa solidité scientifique que pour l’enchaînement d’effets spéciaux qu’elle lui procurait : «En marge de ces spéculations, un fait n’en semble pas moins acquis. Préparée ou non par la fragilité de la carène ou une particularité des acieries de l’époque, la rupture se serait produite au moment même du naufrage, à l’instant où le Titanic allait entamer sa descente dans les profondeurs, même si sur ce point, les témoignages des survivants offrent de sérieuses divergences. Certains, comme le colonel Gracie ou Lightoller, ont toujours affirmé que le bâtiment avait disparu avec une coque parfaitement intacte, lorsqu’ils avaient été obligés de se jeter à la mer. En revanche, bien d’autres témoins qui se trouvaient à proximité dans les canots et qui ont pu observer avec une attention passionnée le terrible spectacle, ont prétendu, avec la même force de conviction, que le Titanic s’était cassé en deux au moment où l’arrière avait commencé à se dresser à la verticale. Témoignages confirmés par des dessins effectués à bord même du Carpathia. L’un des plus révélateurs est celui de John B. Thayer complété par Skidmore. D’après cet ensemble de croquis, publié aussitôt après le naufrage par le New York Times et l’Illustration, le bâtiment se serait brisé par le milieu vers 1 h 50. Après avoir brutalement réapparu, l’avant aurait disparu presque immédiatement, tandis que l’arrière, après avoir pivoté complètement sur lui-même, se serait enfoncé à son tour, après être resté pendant plus de cinq minutes à la verticale. Cette version coïncide étrangement avec les constatations des campagnes d’exploration de 1986-1987. Au total, c’est l’énorme contrainte exercée sur la quille au moment où l’avant s’enfonçait dans l’eau et que l’arrière se dressait de plus en plus qui aurait entraîné la rupture au point le plus faible de la coque entre la troisième et la quatrième cheminée, à hauteur de la salle des machines alternatives. À cet endroit, la faiblesse de la carène était encore aggravée par de vastes espaces vides sous les ponts, par l’emplacement d’une des grandes descentes et par la fosse d’évacuation des fumées de la salle des machines» (P. Masson. ibid. pp. 232-233).


Aujourd’hui, 10 avril 2012, au moment où j’écris ces lignes, deux navires sont partis en direction du lieu du naufrage du Titanic, l’un de Southampton, lieu de départ du Titanic, et un autre de New York, lieu qui devait être le port d’arrivé du navire. Sans doute ne reste-t-il plus de survivants du naufrage. Seuls des enfants, des petits-enfants, des arrières-petits-enfants peuvent se rendre sur ces lieux qu’ils n’ont connu que par ouï-dire de leurs aïeux. Ce besoin de se remémorer un événement-traumatique à un siècle de distance prend des allures «d’exotisme historique», comme si le temps avait remplacé l’espace comme lieu de dépaysement et de confrontation entre une humanité toujours la même, c’est-à-dire faustéenne, prométhéenne - par envie, par ambition -, et une humanité toujours changeante, surgissant de l'inattendu, de l'imprévisible, en quête d'un sursaut d'adrénaline qui la forcerait à rompre avec une vie quotidienne sublunaire, ennuyeuse, monotone; confortable certes mais où l'on n'éprouve plus le moindre goût pour cette «douceur de vivre». Comme ses ancêtres embarqués à bord du Titanic, la foule fascinée par le «Destin» incarné dans le navire mythique, dévorée qu’elle est par les angoisses, les anxiétés de différents ordres : domestiques, financiers, politiques, sociaux, familiaux, jette des couronnes à la mer; à Southampton ou dans l’Atlantique nord. Ce geste ne peut pourtant plus signifier la même chose que lorsque les survivants mêmes du drame l'accomplissaient. Pour ceux-ci, la commémoration agissait comme une catharsis afin de soulager l'épreuve qu'ils ressentaient du «syndrome du survivant». Ils participaient à une expiation de «groupe à part», comme ils le reconnaissaient eux-mêmes, pour avoir participé à un blasphème collectif inavouable. Le fait d'avoir chassé en eux tout égoïsme, comme le reconnaissent Walter Lord et Philippe Masson, provient du sentiment même de culpabilité associé au fait d'avoir survécu là où tant d'autres ont payé leur tribut au péché.

Nous demeurons toujours intoxiqués par le sentiment de supériorités techniques et scientifiques. Personne ne reproduira, à l'identique, l'historical reenactment du drame de 1912 au point de mettre sa propre vie en jeu afin de savoir si, à un siècle de distance, il survivrait ou ne survivrait pas à la rencontre de l’iceberg et du Titanic, tant personne n’est particulièrement pressé de repasser par la trajectoire des victimes du naufrage. Nous nous sentons attirés par les grands drames de l'histoire, comme aux batailles célèbres où s'illustrèrent (ou pas) nos ancêtres, à Waterloo ou à Gettysburg, bientôt à la Marne ou à Passchendaele, parce que nous réactualisons le passé «en toute sécurité», sans le moindre risque pour notre santé ou notre vie, ce que les participants historiques, eux, ignoraient. L'Amérique est friande de living history, ce défi de ramener l'histoire passée en vie pour le grand publique. Dans une continuité honorable de recherches historiques, de reproduire le plus fidèlement possible les faits et gestes des acteurs d'un événement historique connu, se servant de jeux de théâtre ou de spectacles à grands déploiements, dans le but tout aussi bien de divertir que d'instruire, il ne faut quand même pas se leurrer. Si un riche armateur d'Afrique du Sud s'est donné pour mandat de reconstruire «à l'identique», le Titanic, ira-t-il lancer l'imitation, avec ses acteurs costumés à son bord ou ses participants qui auront payé le fort prix pour figurer dans cette «reconstitution historique», sur un véritable iceberg? Si certains considèrent que l'Histoire «bégaie» ou qu'elle peut même être soumise à une loi de répétition, elle ne se représente jamais deux fois à l'identique. Il y aurait mille reproductions de l'original du Titanic, elles appartiendraient toutes au mythe unique du «crash» de la nuit du 15 avril 1912, lorsqu'un navire proclamé insubmersible racla un iceberg géant qui dérivait depuis le Groenland, et personne n'est suffisamment suicidaire pour reprendre la même voie qui entraîna nos âmes maudites vers les abysses de l'océan.

Car, nos âmes maudites, comment ont-elles finies par se retrouver dansant sur le fond de sable marin? «L’arrière semble avoir effectué une chute de près de 4 000 mètres à la verticale tout en tournant sur lui-même. Si la poupe, ainsi que la passerelle de manœuvre qui la surmonte, apparaissent assez bien préservées, elle n’en est pas moins enfoncée, elle aussi d’une douzaine de mètres dans le sol. En revanche, à proximité de la fracture, les dégâts sont énormes. Par suite de la pénétration de l’eau dans des compartiments restés remplis d’air, une formidable implosion a dévasté les ponts, recourbés vers l’extérieur comme par une main géante». L’image n’en est pas moins suggestive de la rétribution du blasphème lancé par un steward frivole à une madame Caldwell légèrement angoissée⌛
Montréal
11 avril 2012

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