Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

vendredi 14 novembre 2014

Les sept péchés capitaux : Envie

Hyeronimus Bosch. L'envie
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX : ENVIE

«Parce que votre cœur s’attache à une telle sorte de biens que, plus on est d’hommes à les partager, moins on possède, l’envie excite en vous une flamme dévorante», fait dire Dante à son maître Virgile, dans le chant XV du Purgatoire. Comme toutes les passions, l’envie esst assimilée à une flamme, l’une des plus dévorantes. L’envie aussi suscite le plaisir honteux, le schadenfreude des Allemands. Et le poète raconte Sapia, une noble Siennoise aux paupières cousues de manière à la rendre aveugle. Née vers 1210, Sapia était la femme de Chinibaldo Sarrasins, seigneur de Castiglioncello à Monterriggioni, et tante paternelle de Provenzano Salvani rencontré dans un cercle antérieur. Est-ce parce qu’elle détestait la politique de Salvani, chef des gibelins de Sienne, qu’elle doit son exil à Colle. Là, les Florentins ayant été mis en déroute par les Siennois, où fut vaincu Salvani, elle en manifesta une joie exubérante! Après la mort de son mari, elle se fit dame patronnesse en fondant, en 1265, un hospice pour les pèlerins à Santa Maria, situé au pied de Castiglioncello, avant d’être transféré à la République de Sienne. Sapia, selon la tradition, aurait été assassinée par un tireur à Sienne, Via delle Volte, derrière le Palazzo Luci (1278).

C’est elle dont Dante fait exprimer le schadenfreude le plus virulent :
«Je fus Siennoise; j’expie avec ces coupables ma vie criminelle, en pleurant celui que je désire si vivement. Je ne pus pas être sage, quoiqu'on m'appelât Sapia, et je me réjouis plus du malheur des autres que de mon propre bonheur. Pour que tu ne croies pas que je t'en impose, écoute combien je fus insensée. Lorsque je penchais déjà vers le déclin de mes jours, mes concitoyens étaient près de Colle, en présence de leurs ennemis, et je priai Dieu de leur envoyer ce qu'il voulait lui-même. Ils furent battus et jetés dans les pas amers de la fuite; et en apprenant leur déroute, j'en conçus une telle joie, qu'élevant vers Dieu ma face téméraire, je criai : "Maintenant je ne te redoute plus". J'imitai le merle qui se fie au premier beau temps. Sur la fin de ma vie, je voulus me mettre en paix avec Dieu, et je n'aurais pas obtenu même une place dans ce séjour, si Pierre Pettinagnon, qui se dévoua tendrement en ma faveur, n'eut intercédé pour mes fautes dans ses saintes oraisons».
Habitée déjà par l'orgueil, l'envie du mal par vengeance contre les siens finit par forger à Sapia une personnalité qu'elle expia par des œuvres de bienfaisance.

Deux autres personnages dressent un autre aspect de l’envie. Guido del Duca et Fulciéri de’ Calboli, petit-fils de Riniéri de’ Calboli de Forli. C’est le petit-fils de Riniéri qui est au centre de la discussion entre Dante, Guido et Riniéri. Fulciéri était un homme politique qui occupa plusieurs fonctions de podestat à Florence, puis à Bologne. Il était podestat de Florence en 1303 lorsque la ville était en état de crise suite à l’expulsion des guelfes blancs en 1302 qui tentèrent de reprendre la ville alliée aux forces de Bologne et aux gibelins de Scarpetta Ordelaffi, protecteur du poète exilé. Les deux partis s’affrontèrent au nord de Borgo San Lorenzo, dans le bourg de Puliciano où se trouait un château que Florence avait fortifié pour tenir le siège. Dans la nuit du 12 au 13 mars 1303, Fulcieri parvint à mettre en déroute les armées de Ordelaffi, faisant de nombreux prisonniers. Le podestat décida d’user d’une répression féroce en faisant exécuter avec cruauté de nombreux partisans, parmi lesquels sans doute des amis de Dante. C’est l’objet de la conversation entre Guido del Duca et Riniéri de’ Calboli qui compare Fulcieri à une bête sauvage: «Je vois ton fils qui chasse ces loups sur la rive du fleuve cruel, et qui les met en fuite. Il vend leur chair toute vivante, ensuite il les tue comme de vieilles bêtes; il arrache ainsi à beaucoup d’entre eux la vie, et à lui, l’honneur. Il sort, teint de sang, de la triste forêt, et il la laisse telle que d’ici à mille ans elle ne pourra reverdir». Fulcieri continuera sa vie durant à lutter contre les Ordelaffi, lutte qu'il mènera avec son fils, Paolo de' Calboli afin de prendre le contrôle de Forli et des environs. L'année précédant sa mort, enfin, sous la pression de Florence, il finit par se réconcilier avec ses vieux ennemis.

En ce qui a trait à Guido del Duca, Dante lui fait dire: «mon sang fut tellement brûlé par l'envie, que si j'eusse su qu'un homme avait eu lieu de se réjouir, on m'eût vu devenir pâle et livide. Voilà le fruit du grain coupable que j'ai semé. Ô hommes! Pourquoi vous attachez-vous à des biens qui nécessitent un empêchement de bonne intelligence? Celui-ci est Riniéri, l'honneur et la gloire de la maison de Calboli, où personne ne s'est fait héritier de ses vertus. Entre le Pô et la montagne, la mer et le Reno, ses descendants sont non seulement dépourvus de tout ce qui est utile pour bien penser et bien vouloir, mais dans l'intérieur même, ils n'offrent qu'un amas de rejetons vénéneux qu'on ne pourrait extirper qu'avec effort». Dante pensant ici, sûrement, à Fulcieri. Chez Guido comme chez Fulcieri, la même envie dévore les individus appelés à semer le mal et le désastre.

René Descartes (1596-1650) écrit (art. 182. De l'envie) dans Les Passions de l'âme (1649) : «Ce qu'on nomme communément envie est un vice qui consiste en une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres hommes; mais je me sers ici de ce mot pour signifier une passion qui n'est pas toujours vicieuse. L'envie donc, en tant qu'elle est une passion, est une espèce de tristesse mêlée de haine qui vient de ce qu'on voit arriver du bien à ceux qu'on pense en être indignes : ce qu'on ne peut penser avec raison que des biens de fortune; car pour ceux de l'âme ou même du corps, en tant qu'on les a de naissance, c'est assez en être digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu'on fût capable de commettre aucun mal». On le voit, la notion d'envie chez Descartes s'inspire encore de celle qu'employait Dante, mais Descartes y ajoute une valeur morale : le bien accordé à des personnes indignes, ou que l'on juge indigne. Descartes établit un lien entre le (ou les) bien(s) et la dignité (ou l'indignité) de celui à qui il(s) sont attribués par la grâce de Dieu. De là, l'envie semble se dédoubler. D'une part, il y a l'envie - conservons-lui ce sens - qui concerne les avoirs, les biens. De l'autre, il y a ce qu'on appelle la jalousie et qui concerne l'individu et ses qualités propres qui le mettent en mérite ou démérite de recevoir ces biens et qui s'accroche à l'être. Envie et jalousie sont généralement confondus, comme dans l'allégorie de Bosch, mais même s'ils relèvent d'un même «vice», ils se distinguent fondamentalement au niveau ontologique.

Comme le montre Stendhal (1783-1842) dans son essai, De l'amour (1822), le bien reçu transforme la nature de celui qui le reçoit : «Dans cet état la fureur naît facilement; l'on ne se rappelle plus qu'en amour : posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tout; l'on exagère le bonheur du rival, l'on exagère l'insolence que lui donne ce bonheur, et l'on arrive au comble des tourments, c'est-à-dire à l'extrême malheur empoisonné encore d'un reste d'espérance». Pour Stendhal, «la jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu'exposer sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas toutes empoisonnées, et tournant au noir…; l’on peut se figurer quelquefois qu’on tue ce rival». Il y a donc une dialectique de l’envie et de la jalousie, de l’avoir et de l’être, qui active le «vice» et fait le malheur de l’envieux (ou du jaloux, au choix). Du plaisir que l’on prend à voir l’autre humilié, on se sent humilié par le plaisir qu’il reçoit et dont nous sommes privés. De l’envie de ses biens, nous passons à l’envie de son être, de sa capacité de jouissance qui ne peut être partagé.

Si nous regardons mainte-
nant à l’échelle de l’Histoire, nous dé-
couvrons une dia-
lectique semblable dans la modernité à travers le phéno-
mène du colonialisme. La colonisation ancienne, celle en vigueur aux XVIIe-XVIIIe siècles, n’était pas portée par une idéologie comme au XIXe siècle. Elle était une simple entreprise de prédation qui confinait à l’envie de posséder toujours plus de richesses, essentiellement métalliques - or et argent -, et au moindre coût possible. On pouvait ainsi procéder de façons très simples, devant des civilisations déjà fort développées, comme en Inde, en Chine et au Japon, par l’établissement de comptoirs pour faire du trafic commercial. Cette colonisation reposait sur ce qu’on appelle les trois M (Militaires, Missionnaires, Marchands), qui reproduisent les ordres tri-fonctionnels indo-européens. La colonisation devint plus complexe dès qu’il s’agira d’établir des colonies de peuplement, comme dans les Amériques. Les résultats différèrent selon les rapports entre les métropoles et le degré de développement des groupes autochtones. Après les conquêtes ibériques des civilisations mésoaméricaines (Aztèque, Maya, Inca), tout un continent marqué par un haut degré de métissage ethnique, sans pour autant s’épar-
gner des hiérar-
chies sociales et raciales, donna un nouveau type de civilisa-
tion - ni occi-
dentale, ni non-occidentale - qu'aucun colonialisme ultérieur ne parvint à égaler. En Amérique septentrionale, les rapports furent différents. Ils reposèrent sur l’implantation de comptoirs jusqu'à ce que des usurpations de territoires aux autochtones en viennent à amener une guerre de conquête. Le métissage fut restreint et des guerres sanguinaires et exterminatrices suivirent qui «nettoyèrent» ethniquement le territoire pour laisser place aux nouveaux venus. Cette entreprise exterminatrice fut surtout menée par les conquérants anglo-saxons. Les Français, pour leur part, échouèrent à peupler leurs colonies de métropolitains et, par le fait même, préférèrent passer des ententes avec les autochtones. Les conquêtes anglo-saxonnes finirent par confiner les francophones dans leurs «réserves» (Québec, Acadie, Nouvelle-Orléans) à l’image des réserves amérindiennes. Les barrières étanches resteront toujours préférables à l’extermination pure et simple.

À partir du milieu du XIXe siècle, après un temps où la colonisation passa pour être une mauvaise économie aux yeux du libéralisme commercial, l’orgueil des nations se mit à réinvestir dans les invasions de territoires, les conquêtes de peuples incapables de résister à la technologie militaire des envahisseurs, et les exploitations de ressources naturelles toujours plus variées. De là est né le colonia-
lisme, stade primitif de l’impéria-
lisme. En Amérique latine, la colonisa-
tion ibérique fut remplacée par l’impérialisme commercial et financier de la Grande-Bretagne, puis des États-Unis; en Inde, les Anglais fondèrent le British Raj qu’une école d’administration métropolitaine, organisée dans ce but, finit par remplacer l’administration gaffeuse de la Compagnie des Indes orientales. En Chine, la satellisation du pays passa par l’établissement de concessions réservées aux pays européens qui venaient établir des relations commerciales avec l’Empire du Milieu. Au Japon, la modernisation s’effectua par le haut, alors que le gouvernement Meiji envoya ses principaux intellectuels se former dans les différents pays d’Europe afin d’y ramener le savoir-faire, évitant ainsi une colonisation de l’archipel. Les pays du Moyen-Orient étaient, pendant ce temps, sous la férule du régime ottoman et les groupes arabes supportaient de plus en plus difficilement cette tutelle, de sorte que l’empire - l’homme malade de l’Europe - commença à se disloquer et à laisser aux intérêts européens le soin de s’établir sur son territoire. Il en fut ainsi pour la construc-
tion du canal de Suez, de l’établis-
sement des voies ferrées et surtout de la ponc-
tion du pétrole - l'or noir - à partir de la Grande Guerre. Il en fut de même pour l'Iran. Si toutes ces civilisations subisssaient le fardeau de l'homme blanc (sic!), il est difficile de parler de colonisation comme l'avait connue les Amériques. La notion moderne d'impérialisme financier convient davantage à la situation de développement tandis que des gouvernements coloniaux supplantent les régimes locaux convertis au service de l'administration impériale. Le véritable colonialisme, c'est en Afrique que nous le retrouvons; en Afrique blanche, dès la conquête de l'Algérie par les Français à partir de 1830; l'Afrique noire à partir des lendemains de la constitution des régimes stables établis après le printemps des peuples en 1848.

La dialectique de l'envie et de la jalousie se traduit, au niveau historique, par la dialectique de la colonisation et de la décolonisation. La colonisation dans sa version contemporaine, c'est l'idéologie du colonialisme, c'est-à-dire pratiquée sous un slogan à l'apparence humanitaire tel que le fardeau de l'homme blanc, selon la formule britannique exprimée par Rudyard Kipling (1865-1936), le chantre de la conquête de l'Afrique noire, ou de la mission civilisatrice des Français, qui s'adresse essentiellement au Maghreb, au Levant (la zone du Liban), l'Égypte, le Vietnam, les îles du Pacifique). Les Américains, avec le Manifest Destiny partagent une idéologie colonialiste qui appelle autant au refoulement des Amérindiens que des Mexicains établis sur le territoire acquis après la victoire de 1848, du Texas à la Californie. Les motivations envieuses des puissances occidentales sont simples une fois que l'on soulève la rhétorique des discours et des formules : l'envie. Cette envie décrite par Dante et Descartes, cette passion qui brûle d'une cupidité fiévreuse de tout posséder au monde pour les intérêts des bourgeoisies nationales. Le colonialisme est bien une idéologie de l'avoir, une justification à retirer aux autres leurs richesses pour les empêcher d'en profiter et assumer ainsi sa puissance sur le monde entier.

En même temps que la colonisation se développait, la décolonisation se forgeait. Celle-ci se composa, parmi les peuples colonisés ou même dominés par l'impérialisme, d'une triade que Pascal Bruckner appliquait aux Occidentaux en peine pour leur culpabilité face aux souffrances du Tiers-Monde. Le premier ingrédient de la décolonisation en tant qu'idéologie de libération repose sur une solidarité, moins entre les décolonisés eux-mêmes qu'avec le colonisateur. Ayant été développé et ayant vécu pendant plus d'un siècle sous la gouvernance d'une puissance occidentale, les colonisés, devant la résistance que les métropoles opposaient à leur indépendance, a fait naître une affection puérile à la base d'une «solidarité» naturelle avec celles-ci, de sorte que même sortis de la tutelle internationale de Paris ou de Londres, les nouveaux pays libérés vont continuer d'entretenir des «relations privilégiées» avec leur ancienne métropole. Il ne s'agit pas là seulement du passage du colonialisme à l'impérialisme financier. Il s'agit également d'une attitude psychologique des collectivités d'en appeler à l'aide au développement les anciens tuteurs. Selon le triptyque proposé par Bruckner, la solidarité est le maintien d'un lien organique - la modalité d'être-ensemble - qui peut générer aussi bien une dépendance des dominants du nouvel État usant d'une rhétorique de chantage affectif auprès des anciennes métropoles et de l'audience internationale, qu'une réaction violente des populations qui finit par s'étendre contre toute la race blanche -, mais ce qui est plus grave, dynamiter de l'intérieur les structures du nouveau pays libéré. Tout cela nourrit des haines souvent aveugles et organisées sur des surgeons métissés de traditionalismes et de technologies avant-gardistes.

Le second ingrédient, c'est la compassion, ou la modalité de l'être à la place. C'est la réanimation des castes ou des tribus dirigeantes qui ont longtemps servies de rois-nègres aux colonisateurs. Avec la décolonisation, ces castes ou ces tribus envisagent de se transformer en classes bourgeoises et poursuivre le règne et les privilèges des anciens maîtres. Cette nouvelle bour-
geoisie autochto-
ne prend vite la tête de l'armée, des cadres de l'admi-
nistration, des représentants politiques et hésite à couper tous liens avec les anciennes métropoles puisqu'elle veut, précisément, être à la place des anciens dominants. Elle forme, inconsciemment, un pont entre l'avoir et l'être; entre l'être-ensemble et l'être-comme, entre la solidarité et l'identique. D'où l'importation des formes institutionnelles occidentales - parlements, présidence, sénats, écoles, corporations, etc. - auxquels s'inséreront les anciens colonisés avec l'ambition de remplacer totalement l'ancien dominant et exclure ses gardes-chiourmes qui sont restés après l'indépendance pour assurer la transition d'un régime à l'autre.

Le troisième ingrédient, c'est le mimétisme, ou la modalité de l'être-comme, lorsque l'identité ancienne qui a supporté l'exploitation et la domination se sera transformée en la réplique de l'identité nouvelle, imitée de la personnalité du colonisateur ou du métropolitain. Ce mimétisme à l'identique fait disparaître les traits culturels ancestraux sous un vernis, d'épaisseurs différentes selon les clans ou les cultures, légué par l’occupation coloniale. Ici, l'envie entre de plain-pied dans la sphère ontologique puisqu'il s'agit d'une pure jalousie de l'ancien maître. Les colonisés restent des colonisés, mais s'identifient maintenant à la personnalité de l'ancien maître. Si l'on reprend la dialectique célèbre du maître et de l'esclave de Hegel, ici l'esclave ne s'est pas tant libéré qu'il a parfaitement intériorisé la personnalité du maître sans jamais perdre réellement son état d'esclave. Ou, si vous préférez, la mauvaise foi du garçon de café que l'on retrouve dans L'Être et le Néant de Jean-Paul Sartre. Attablé à un café, Sartre observe le comportement du garçon de café : «Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte: il joue à être garçon de café». On l’aura compris, l’être-comme cherche toujours à en faire plus que l’original. Il cherche à se persuader lui-même qu’il se confond si parfaitement avec le maître qu’il est bien devenu maître, alors que dans la réalité, il est passé sous un nouveau mode d’exploitation occidentale : l’impérialisme financier. Or, pour reprendre la réflexion sartrienne, il n’est pas, par essence, Occidental. En fait, son essence lui échappe. Il ne peut avoir conscience que de son existence en soi, en tant qu’instrument d’un processus de domination, ce surgissement contingent et aléatoire dans le monde des vivants. Ce qu’il est, réellement, l’être pour soi, reste tout autant aliéné et manipulé que sous l’ancien régime colonial. D’où l’échec retentissant de la décolonisation pour les anciens colonisés, plus d’un demi-siècle plus tard.

Le colonialisme trouve sa confirmation au péché de l’envie dans le portrait qu'Albert Memmi (né en 1920), en trace dans son Portrait du colonisateur, lorsqu'il rappelle que ceux qui s’engageaient dans l’expérience coloniale étaient motivés par le fait qu’«on y gagne plus, on y dépense moins. On rejoint la colonie parce que les situations y sont assurées, les traitements élevés, les carrières plus rapides et les affaires plus fructueuses» (A. Memmi. Portrait du colonisé, Montréal, Éditions de l’Étincelle, 1966, p. 30). Ce qui veut dire qu’au-delà des compagnies prédatrices des ressources naturelles et à l’origine de l’exploitation des colonisés, tous, y compris les fonctionnaires (grands et petits), les sous-traitants, les petits commerçants au détail comme au gros, n’ont vu, essentiellement, dans l’expérience coloniale que l’aspect pécunier. Tout le reste ne fut qu’idéologies et justifications a posteriori : «C’est que les têtes pensantes de la bourgeoisie et de la colonie avaient compris que l’essentiel de la colonisation n’était ni le prestige du drapeau, ni l’expansion culturelle, ni même la direction administrative et le salut d’un corps de fonctionnaires. Ils admirent qu’on pût concéder sur tout si le fond, c’est-à-dire les avantages économiques, était sauvé» (A. Memmi. Ibid. p. 31).

Mais s’en tenir à cette évidence ne suffit pas à bien retrouver la nature de l’envie telle que poètes et philosophes nous ont appris à la reconnaître. Il y manque ce schadenfreude qui fait de l’envie un vice majeur. Ce goût du plaisir honteux s’est développé chez le colonisateur par l’expérience même de la colonisation : «Comment pourrait-il longtemps ne pas voir la misère du colonisé et la relation de cette misère à son aisance? Il s’aperçoit que ce profit si facile ne l’est tant que parce qu’il est arraché à l’autre. En bref, il fait deux acquisitions en une : il découvre l’existence du colonisé et du même coup son propre privilège» (A. Memmi. Ibid. pp. 31-32). Ce rapport malsain, la bourgeoisie occidentale avait refusé de le voir à travers l’exploitation industrielle qui permettait aux actionnaires des capitaux de s’enrichir du travail d’une masse prolétarisée, appauvrie et maltraitée. Dans la colonie, le rapport saute immédiatement aux yeux; impossible de le dissimuler. La diversité de races entre colonisateurs et colonisés classifie sans critique l’aspect «naturel» de la répartition des avantages. Ce que Memmi appelle l’usurpation à travers la campagne militaire qui a fait tomber un territoire étranger sous la coupe de la métropole se trouve aussitôt justifié : «Comment l’usurpation peut-elle essayer de passer pour légitimité? Deux démarches semblent possibles : démontrer les mérites éminents de l’usurpateur, si éminents qu’ils appellent une telle récompense; ou insister sur les démérites de l’usurpé, si profonds qu’ils ne peuvent que susciter une telle disgrâce. Et ces deux efforts sont en fait inséparables. Son inquiétude, sa soif de justification exigent à la fois, qu’il se porte lui-même aux nues, et qu’il enfonce l’usurpé plus bas que terne» (A » Memmi. Ibid. p. 64). Ici, l’envie fait le lit de la jalousie du colonisé qui voit dans le colonisateur cet «être supérieur» que ce dernier s’est créé suite à sa réussite colonisatrice. En fait, cette justification est répandue dans l’ensemble de l’Occident, même ceux chez qui on serait amené à penser une vision plus subtile du fait colonial.

Memmi a d’ailleurs raison de considérer que les deux démarches finissent par se rencontrer. C’est ainsi que Marx et Engels justifient le triomphe des États-Unis sur le Mexique dans la guerre de 1848 où une immense portion du territoire mexicain tombe entre les mains du Président Polk :: «…est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire? Est-ce un malheur que les énergi-
ques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu’ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu’il ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l’histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction? (F. Engels. Neue Rheinische Zeitung, janvier-février 1849). Ici, le dénigrement des colonisés (les Mexicains) précède même la mise en valeur des énergiques Yankees.

Contrairement à l’exemple exposé par Hegel dans sa Phénoménologie, dans lequel le maître ignore l'esclave alors que l’esclave tire de sa position d’objet – d’étant – la dialectique qui lui permettra de se reconnaître en tant que sujet, le colonisateur a besoin du colonisé pour se définir positivement et ainsi dominer sa haine de soi, la haine de la médiocrité bourgeoise de son existence, de son aliénation forcée à sa condition face aux métropoliltains :
«En vérité, la distance entre le maître et le serviteur n’est jamais assez grande. Presque toujours, le colonialiste se livre également à la dévalorisation systématique du colonisé.
Ah! là-dessus, il n’est pas nécessaire de le pousser : il est plein de son sujet, qui déchire sa conscience et sa vie. Il cherche à l’écarter de sa pensée, à imaginer la colonie sans le colonisé. Une boutade, plus sérieuse qu’elle n’en a l’air, affirme que “Tout serait parfait… s’il n’y avait pas les indigènes”. Mais le colonialiste se rend compte que, sans le colonisé, la colonie n’aurait plus aucun sens. Cette insupportable contradiction le remplit d’une fureur, d’une haine toujours prête à se déchaîner sur le colonisé, occasion innocente mais fatale de son drame. Et pas seulement s’il est policier ou un spécialiste de l’autorité, dont les habitudes professionnelles trouvent en colonie des possibilités inespérées d’épanouissement. J’ai vu avec stupéfaction de paisibles fonctionnaires, des enseignants, courtois et bien disants par ailleurs, se muer subitement, sous des prétextes futiles, en monstres vociférants. Les accusations les plus absurdes sont portées contre le colonisé. Un vieux médecin m’a confié, avec un mélange de hargne et de gravité, que le “colonisé ne sait pas respirer"; un professeur m’a expliqué doctement que : “Ici, on ne sait pas marcher, on fait de tout petits pas, qui ne font pas avancer”, d’où cette impression de piétinement, caractéristique, paraît-il, des rues en colonie. La dévaluation du colonisé s’étend ainsi à tout ce qui le touche. À son pays. Qui est laid, trop chaud, étonnamment froid, malodorant, au climat vicieux, à la géographie si désespérée qu’elle le condamne au mépris et à la pauvreté, à la dépendance pour l’éternité.
Cet abaissement du colonisé, qui doit expliquer son dénuement, sert en même temps de repoussoir à la positivité du colonialiste. Ces accusations, ces jugements irrémédiablement négatifs sont toujours portés par référence à la métropole, c’est-à-dire, nous avons vu par quel détour, par référence au colonialiste lui-même. Comparaisons morales ou sociologiques, esthétiques ou géographiques, explicites insultantes ou allusives et discrètes, mais toujours en faveur de la métropole et du colonialiste. Ici, les gens d’ici les mœurs de ce pays, sont toujours inférieurs, et de loin, en vertu d’un ordre fatal et préétabli» (A. Memmi. Ibid. pp. 74-75)
Le colonisateur ressemblerait donc davantage au garçon de café décrit par Sartre. Il amplifie son comportement, il surévalue sa présence dans un monde marqué par la déchéance ethnique ou géographique. Il lit Montes-
quieu pour se trouver une expli-
cation des malfor-
mations du colonisé. Il cultivera le racisme pour marquer une essence transcendantale que l’anthropologie «scientifique» et la biologie finiront par accréditer comme des faits objectifs. D’où l’orgueil, l’arrogance, la vanité outrancière des colonisateurs. Même rendus à l’ère du tiers-mondisme, les héritiers de ces préjugés considéreront que la décolonisation ne peut se faire sans l’aide des métropolitains. Après avoir amené la civilisation, la distribution de la liberté se fera en sus, presque comme un cadeau volontaire des métropolitains!

Le colonisateur a donc une subjectivité aliénée à une fonction, celle précisément de maintenir la colonie, et surtout les colonisés, dans son statut d’exploitation. L’individu s’absorbe complètement en sa fonction, voilà pourquoi le médecin donne des diagnostics absurdes et le professeur vocifère. Une fois le vernis éclaté, la frustration et les ressentiments sautent au grand jour. Aussi, Memmi pourra dire que les coloniaux sont essentiellement conservateurs et parfois même fascistes. L’équivalent du cabaret du serveur – l’étant – étant l’ensemble des ressources qui font envies et des colonisés qui nuisent au bon ordre des choses. L’éruption des révoltes apparaît comme un retour de la sauvagerie chez les autochtones et, comme l’enseigne l’hygiène de l’époque, il faut exterminer tous les germes qui peuvent causer la débilité, voire la mort de la Civilisation en marche. Nous détenons ici la clé de ce que nous raconte l’histoire du colonialisme.

Le philosophe Bertrand Russell (1872-1970) raconte comment la révolte des Métabélés en Afrique du Sud a été traité de cette façon, mais il raconte aussi comment, contrairement à l’espoir des colonisateurs, les «étants» ont commencé à acquérir une notion de subjectivité à l’issue de cette opération : «En 1896, après que Jameson eût été fait prisonnier par les Boers, les Matabélés firent une tentative désespérée pour recouvrer leur liberté par une rébellion; mais ils furent naturellement vaincus, et à partir de ce moment, ils ne causèrent plus d'ennuis. Un tribut de deux livres par an fut imposé à chaque indigène, qui devait gagner ces livres en travaillant pour un salaire. Ainsi, les deux problèmes du revenu et des salaires furent résolus ensemble. Mais les Matabélés, selon un missionnaire bien connu, Monsieur Carnegie, ne sont pas reconnaissants, et disent : "Nous n'avons plus de pays; nous n'avons plus de bétail; notre peuple est dispersé; nous n'avons aucun but dans la vie; nos femmes nous abandonnent; l'homme blanc en fait ce qu'il veut; nous sommes les esclaves de l'homme blanc; nous ne sommes personne, et n'avons ni droits ni lois d'aucune sorte"» (B. Russell. Histoire des idées au XIXe siècle, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1951, p. 363). On ne pouvait mieux exprimer la table rase ontologique que le colonialisme faisait subir aux peuples vaincus et colonisés, créant ainsi le nid de la jalousie qui devait y croître progressivement et montrer ses effets pervers lors des lendemains de l'Indépendance. 

Si le colonisé est celui qui subit la plus profonde transformation ontologique, le colonisateur, de son côté, subit également une modification de sa personnalité. Une fois que les convoitises en richesses, en propriétés et en commerces sont satisfaites, il y a encore beaucoup de place pour les fantasmes et les jalousies.  L'historien américain Peter Gay rappelle que le XIXe siècle «fut une période de colonisation frénétique; les grandes puissances et celles qui aspiraient à le devenir s'engageant dans une véritable course pour annexer les territoires considérés comme essentiels à leurs ambitions stratégiques ou logistiques. Qu'ils y fussent envoyés en mission officielle ou qu'ils eussent choisi de s'y rendre de leur propre initiative, les aventuriers avaient toute latitude d'y organiser leurs affaires dans une relative impunité. Dans ces régions lointaines qui attiraient peu les visiteurs, ils pouvaient donner libre cours à leurs pulsions agressives. Jusqu'aux missionnaires et aux explorateurs qui confondirent assez souvent agressivité et attirance sexuelle. Les homosexuels ressentirent un trouble profond devant le corps des indigènes mâles et les hétérosexuels s'émerveillèrent de celui de leurs compagnes, chacun, à son retour, rapportant au pays des récits enfiévrés enjolivés de seins, de jambes et de fesses nues. La conduite de ces coloniaux, marquée au minimum par l'arrogance et trop souvent par le sadisme le plus brutal, se justifiait par des raisons éducatives. Certains en étaient même intimement convaincus. La jungle, les climats tropicaux, les villages tribaux n'étaient pas faits pour des marchands timorés et des bourgeois rangés. Ceux qui pouvaient s'adapter à ces régions et à ces conditions étaient des hommes dotés de qualités athlétiques et d'un caractère assez souvent autodestructeur. C'étaient des boucaniers de l'ère industrielle, des gens sans foi ni loi, dotés d'une hypertrophie de l'ego parfaitement authentique ou soigneusement entretenue» (P. Gay. La culture de la haine, Paris, Plon, 1998, p. 97). En fait d'homosexuels pâmés devant le corps des colonisés, on peut penser au maréchal Lyautey, Oscar Wilde et André Gide se donnaient rendez-vous en Algérie; côté hétérosexuel, on pense à Pierre Loti et à Gauguin. Une certaine vision de l'être-ensemble, vision océanique infantile ou cosmopolitique idéaliste, pouvait naître du statut du colonisateur qui dépassait celui de l'aliénation à la fonction, mais cette modalité se pratiquait surtout par des métropolitains qui n'avaient que fort peu, sinon pas d'attache du tout, avec le milieu des affaires coloniales. L'exotisme des colonisations faisait rêver ceux qui vivaient loin de l’enfer colonial. 

On voit très mal l'armée partager une expérience d'être-ensemble avec les indigènes dans le contexte de l'expansion coloniale. Car la conquête - l'usurpation - ne fut pas menée par les marchands ni les missionnaires, mais bien par les militaires. Aussi bien les Anglais en Inde que les Américains dans l'Ouest, c'est l'armée la tête de pont de la conquête coloniale. Pourtant, la modalité de l’être-ensemble surgit lorsque l'historien britannique Theodore Zeldin rappelle la façon dont l’armée assura son établissement en Algérie:
 «L’empire fut conquis par des soldats (ou, dans le cas de l’Indochine, par la marine), aussi l’armée exerça-t-elle pendant longtemps une influence déterminante sur la manière de traiter les indigènes. Son objectif principal était de garder les colonies sous son seul contrôle. Elle s’opposait non seulement aux indigènes mais aussi aux Français qui voulaient s’installer ou faire de l’argent dans le sillage de la conquête : elle prit donc la défense des indigènes qu’il fallait protéger de l’exploitation des colons. […] Bugeaud avait le plus profond mépris pour les colons, en qui il voyait la lie de la société française : il essaya de protéger les Arabes de leurs déprédations, et d’utiliser de préférence l’armée à l’aménagement du territoire : il la transforma en une vaste entreprise de travaux publics, lui faisant construire des routes et défricher la terre : il se fit leur allié contre les spéculateurs de la ville. Il respecta la tradition, et conserva donc le système arabe de l’impôt. Ainsi l’armée devint-elle non seulement celle qui avait conquis les indigènes, mais aussi celle qui les protégeait des capitalistes et des intermédiaires qui essayaient, eux aussi, de les exploiter. Quand les indigènes cessèrent de résister les armes à la main, l’armée devint l’avocate du paternalisme» (T. Zeldin. Histoire des passions française, t. 5: Anxiété et hypocrisie, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H55, 1981, p. 185).
Bugeaud était un homme qui tenait son armée bien en main. Lyautey pouvait faire face aux tracasseries administratives de la métropole et conserver le respect du roi du Maroc. Par contre un Custer était un officier tête brûlée et sa défaite à Little Big Horn (1876) fut le résultat de son outrecuidance et de son mépris des Sioux. Ainsi, lorsqu’une armée se trouvait démunie d’un commandement sachant tenir ses hommes et négocier avec les indigènes, les pires horreurs pouvaient en découler. C’est ce que raconte Joseph Conrad (1857-1924) dans son roman Au cœur des ténèbres (1899). Ce roman s’inspira, en partie, d’un fait dramatique qui se déroulait en Afrique centrale à peu près au même moment, et qui se confond avec son intrigue :
«C’est en mai 1898 que le général Lebon, ministre de la Guerre, confie à deux "brillants officiers" (Gaffarel), la direction de la mission "Afrique centrale" destinée à visiter les pays situés entre le Soudan français et le Tchad, afin d’assurer à la France le contrôle du cœur de l’Afrique. Partisans de la manière forte, Voulet, fils de médecin, et Chanoine, fils du général un instant (septembre-octobre 1898) ministre de la Guerre, réunissent à Sassané-Haoussa, à 100 kilomètres en amont de Say, le 1er janvier 1899, une expédition de près de 2 000 hommes, qui devra, pour une large part, vivre sur le terrain. La moindre résistance de la population se traduit par des exécutions, y compris femmes et enfants; aussi la mission trouve-t-elle, le plus souvent, villages déserts et puits bouchés. L’échec menaçant, Voulet et Chanoine décident, malgré leurs instructions, d’aller au plus court, à travers un territoire attribué à l’Angleterre : ils décident de rompre tout contact avec leurs chefs, et les exactions et atrocités s’amplifient : le 9 mai 1899, la ville de Birni N’Konni (10 000 habitants) est rayée de la carte, tandis qu’en juillet 150 femmes et enfants sont tués à Koran-Halgo.
Pendant ce temps, une description des méthodes employées par la mission vient à la connaissance des ministres des Colonies, par l’intermédiaire d’une lettre adressée à sa fiancée, par le lieutenant Peteau, expulsé de la mission, fin janvier, pour inaptitude et indiscipline. En avril, le gouvernement décide, si ces faits sont prouvés, de déférer Voulet et Chanoine en conseil de guerre, et chargent le colonel Klobb de rechercher la mission et d’en prendre le commandement. Assisté du lieutenant Meynier, Klobb rejoint la mission, qui fonce vers l’est, près du bois de Dankori, le 14 juillet : Voulet fait ouvrir le feu, Klobb est tué et Meynier blessé. Il tient ensuite à ses troupes un discours étrange : "Quant à moi, je suis hors-la-loi, je renie ma famille, mon pays, je ne suis plus Français, je suis un chef noir. L’Afrique est grande, j’ai six cents hommes qui me sont dévoués; pour me prendre, il faudra cinq mille hommes et vingt millions; je ne crains rien. Je ne regrette rien de ce que j’ai fait… En somme, mon action de ce matin n’est autre chose qu’un coup d’État. Si nous étions à Paris, je serais aujourd’hui le maître de la France". Peut-être une "soudanite" aiguë a-t-elle aggravé les choses, mais "il est fort possible que [Voulet et Chavoine] aient cru que leur troupe de spadassins, dévouée corps et âme après un tel acte, leur permettrait d’atteindre le Tchad sans coup férir et de s’y tailler un vaste territoire dont la cession à la France effacerait leurs crimes. Pensées presque normales chez des officiers imbus de leur rôle, sûrs de leurs soutiens à Paris, et n’ayant pas l’impression d’avoir outre-passé leur mission en transformant leur colonne en force infernale". Ce commentaire illustre bien, en effet, la vraie question posée par cette affaire : comment définir les termes d’"exactions" et d’"abus" dans le contexte d’une conquête coloniale?
Voulet et Chanoine comptaient sans leurs tirailleurs qui ne pensaient, eux, qu’au retour au pays; cet espoir leur étant enlevé, Chanoine est tué le 16 juillet, Voulet le 17. Reconstituée, la mission prend Zinder et met la ville à sac, le 29 juillet. Mais devant la révolte qui gronde, Pallier ramène le gros des troupes au Soudan, tandis que Joualland et Meynier, avec 200 tirailleurs, atteignent le lac de Tchad en octobre, où les rejoindra la mission Foureau-Lamy. Puis, ensemble, ils remonteront le Chari, feront leur jonction avec Gentil, à Mandiafa, le 11 avril 1900» (J. Thobie et G. Meynier. Histoire de la France coloniale, t. 2: l’apogée, Paris, Presse Pocket, 1996, pp. 167-169).
Il est incontestable que l’affaire Voulet-Chanoine est une exception dans le livre noir du colonialisme, mais elle représente l’esprit colonialiste poussé à son extrême. Les textes que nous avons des deux officiers expriment la pensée profonde de la civilisation occidentale devant le monde inconnu et inquiétant de l’Afrique. La violence est la mesure de toutes choses selon Voulet : «Au mieux, il pratique l’arrachage des culture de mil, au pire il brûle et tue, n’hésitant pas à détruire et à raser des villages entiers, comme il le signale lui-même dans un rapport au gouverneur du Soudan en 1896 : "Les trois villages de Ouélé, Boré et Gassam qui, au cours de cette marche en pays Samo, nous ont attaqués, ont été entièrement détruits et rasés"» (M. Pierre. «L’affaire Voulet-Chanoine», in L’Histoire : Le temps des colonies, Seuil, Coll. # 11, 2001, p. 18). Chanoine ne fait pas non plus dans la dentelle, mais ses considérations complètent de façon «pratique» ce que les manuels véhiculent de manière purement théorique : « "Trève de diplomatie et de conciliation avec des barbares qui ne comprennent que la force […]". Il ne faut pas hésiter à imposer des corvées aux habitants, à les forcer enfin à travailler. Au demeurant, ce sont là propos courants à une époque où les ouvrages consacrés à l’Afrique confortent cette vision : "Le nègre sauvage et barbare est capable de toutes les turpitudes et, malheureusement, Dieu sait pour quoi, il semble être condamné dans son pays d’origine à la sauvagerie, à la barbarie à perpétuité […]. Le manque de toute idée de progrès, de toute morale ne lui permet pas de se rendre compte de la valeur incalculable, de la puissance infinie du travail, et ses seules lois sont des passions brutales, ses appétits féroces, les caprices de son imagination déréglée" [A. Dubarry]» (M. Pierre. ibid. p. 19).

Comment expliquer cet enfièvrement de violences et de destructions? «Voulet est-il subitement devenu fou? En réalité, tout comme Chanoine, les deux hommes n’ont pas supporté l’éventualité d’être relevés de leurs fonctions par un homme pour lequel ils ont peu d’estime et refusent, après tant d’efforts, de se voir privés de la gloire. Il est aussi possible qu’ils aient cru que leur troupe de spadas-
sins, dévoués corps et âmes après un tel acte, leur permettrait d’atteindre le Tchad sans coup férir et de s’y tailler un vaste territoire dont la cession à la France effacerait leurs crimes. Pourtant, aucun des subalternes blancs, horrifiés par les conséquences du meurtre de Klobb, n’accepte de les suivre dans leur projet insensé. Les tirailleurs ayant compris que les autres officiers désavouent leurs chefs et, devinant l’importance d’un acte qui les met en état de rébellion, sont désorientés. Peu d’entre eux sont tentés par l’aventure et beaucoup deviennent méfiants et hostiles. À l’issue d’un incident violent lors de la défection d’une partie de la troupe, Chanoine est tué. Voulet s’enfuit avec six hommes qui finissent par l’abandonner. Il se présente, seul, le 17 juillet au matin, devant les avant-postes de la colonne rassemblée dans le village de Maygiri. Il y est tué par une sentinelle» (M. Pierre. ibid. p. 21). Au-delà de la violence des deux officiers en rupture de ban, il y a là une sonde plongée au cœur de l’aventure coloniale, comme certains esprits subtiles le réalisèrent dès l’époque: «L’affaire reste d’actualité pendant plusieurs mois, faisant ainsi écrire à Jean Rodes dans La Revue blanche du 1er novembre 1899 : "De tels hommes, lâchés en maîtres dans un pays où les distances et la difficulté des relations rendent impossible tout contrôle, sous un climat qui porte à leur plus haut degré d’exaspération les passions et les vices, deviennent vite de redoutables monstres"» (M. Pierre. ibid. p. 21). Les nations occidentales, de la même manière mais avec plus de lourdeur mais non moins d’efficacité, se voyaient lâchés en maîtres sur l’ensemble de la planète, et s’il n’y avait eu les communications modernes (par navires à vapeur, par chemins de fer, par télégraphe puis par téléphone, ensuite par machines à essences), l’arbitrarité des colonisateurs aurait été encore plus sanglante. Voilà comment les Maoris de Nouvelle-Zélande frôlèrent l’extinction.

Lorsque Voulait lançait : «Je suis un chef noir», il n’exprimait plus une simple envie de richesse ou de possessions territoriales, mais surtout une jalousie profonde à partir de ceux-là mêmes qu’il exterminait pour prendre leur place. Non du roi nègre en lui-même, mais de ce qu’il représen-
tait comme esprit de liberté et pouvoir absolu. Sans doute, Voulet et Chanoine ne compre-
naient rien aux rites tribaux africains, mais ils s’imaginaient que le chef noir était un être absolu et c’était à ce statut ontologique que les deux hommes aspiraient. Ils étaient en passe de devenir des dieux, aussi laissaient-ils libre cours à leurs perversités meurtrières. Ce qui inquiéta les autorités coloniales, c’était que ces extrémistes échappaient au contrôle de la véritable envie motrice du colonialisme. Leurs exactions n’étaient nullement articulées à l’exploitation économique des terres usurpées, contrairement à l’apologétique du travail rédigée par Chanoine. Ils vivaient sous la modalité de l’être à la place du chef noir et non de l’être-ensemble de l’entreprise inscrite par Bugeaud. C’est-à-dire soumis aux objectifs de l’exploitation économique de la colonie. Autrement, les horreurs accomplies pour des fins d’exploitation envieuse passent-elles inaperçues jusqu’à ce qu’elles soient dénoncées sous un flux médiatique, soulevant alors des cris d’indignation qui masquent la cruauté par l’hypocrisie. Tel fut le célèbre cas de la colonie léopoldienne du Congo : «…les atrocités commises dans ce pays avaient soulevé le premier scandale de dimension internationale de l’ère du télégraphe et de la photographie. Scandale au parfum étonnamment plus proche de notre époque qu’il n’y paraît, car s’y mêlent bains de sang à échelle industrielle, royauté, sexe, pouvoir de la célébrité, rivalités entre groupes de pression et campagnes de presse déchaînées dans une demi-douzaine de pays des deux côtés de l’Atlantique. De plus, contrairement à de nombreux autres grands prédateurs de l’histoire, de Gengis Khan aux conquistadores espagnols, le roi Léopold II ne vit jamais une goutte de sang versée sous l’emprise de la fureur. Il ne mit même jamais les pieds au Congo. Ce détail présente également un aspect très moderne, comparable à la situation du pilote de bombardier dans la stratosphère. Par-delà les nuages, il n’entend jamais les cris, pas davantage qu’il ne voit les maisons en ruine ou les chairs lacérées» (A. Hochschild. Les fantômes du roi Léopold, Paris, Tallandier, Col. Texto, 1998, pp. 18-19).

Dans le Congo du roi Léopold, on ne se contentait pas de tuer ou d’exterminer; on torturait pour accroître le rythme de la production. On torturait, s’il le fallait, et ce, dès l’enfance :
«Stanislas Lefranc, catholique fervent et monarchiste, était un procureur belge venu occuper un poste de magistrat au Congo. Un dimanche à Léopoldville, il entendit à une heure matinale les cris désespérés d’un grand nombre d’enfants. 
En découvrant d’où venaient ces hurlements, Lefranc trouva "environ trente gamins, dont plusieurs de sept ou huit ans, alignés et, en attendant leur tour, contemplant, terrorisés, leurs camarades que l’on fustigeait. La plupart de ces gamins […] au paroxysme de la douleur, gigotaient si affreusement que les soldats chargés de les maintenir par les mains et les pieds étaient obligés de les soulever du sol. […] Vingt-cinq fois, la chicotte cingla chacun de ces enfants". La veille au soir, apprit Lefranc, plusieurs enfants avaient ri en présence d’un homme blanc, qui avait alors donné l’ordre d’appliquer cinquante coups de fouet à tous les enfants domestiques de la ville. La seconde série de vingt-cinq coups devait leur être infligée le lendemain matin à 6 heures. Lefranc parvint à les faire supprimer; mais on lui demanda de ne plus émettre de protestations interférant avec la discipline.
Lefranc avait vu en action un instrument essentiel du Congo de Léopold, qui dans l’esprit des populations du territoire serait bientôt assimilé au gouvernement blanc au même titre que le bateau à vapeur ou la carabine. Il s’agissait de la chicotte - un fouet en peau d’hippopotame séchée au soleil, en forme de longue lanière vrillée aux arêtes acérées. En général, la chicotte était appliquée sur les fesses nues de la victime. Ses coups laissaient des cicatrices permanentes; plus de vingt-cinq coups pouvaient faire perdre conscience, et cent coups ou davantage - punition qui n’avait rien de rare - se révélaient souvent fatals.
 
Lefranc allait assister à bien d’autres flagellations à la chicotte. Pourtant, la description qu’il en fit, dans des pamphlets et des articles de journaux publiés en Belgique ne suscita que peu de réactions. "Le chef de la station sélectionne les victimes. […] Tremblants, hagards, ils s’étendent le visage contre le sol […] deux de leurs compagnons, parfois quatre, les saisissent par les pieds et les mains pour leur enlever leurs culottes de coton. […] Chaque fois que le tortionnaire soulève la chicotte, une barre rouge apparaît sur la peau des pitoyables victimes, qui, si fermement soient-elles tenues, se contorsionnent affreusement en sursautant… Aux premiers coups, les malheureuses victimes poussent des hurlements horribles qui se transforment vite en gémissements sourds. […] Combien raffiné de la méchanceté, certains officiers, j’en ai été témoin, exigent que le supplicié, lorsqu’il se relève, haletant, exécute gracieusement le salut militaire"» (A. Hochschild. ibid. pp. 205-206).
Cette cruauté gratuite à l’égard des enfants n’était que la pointe de l’iceberg. L’exploitation coloniale était une torture en soi et plongeait ses racines encore plus profondément dans le monde de l’exploitation du caoutchouc :
«Tandis que la terreur liée au caoutchouc se répandait dans la forêt tropicale, elle imprima dans la mémoire des gens des souvenirs qui saigneraient jusqu’aux restants de leurs jours. Un prêtre catholique qui a noté des histoires orales un demi-siècle plus tard cite un homme, Tswambé, parlant d’un fonctionnaire de l’État particulièrement haï qui s’appelait Léon Fiévez et qui terrorisait un district le long du fleuve, à cinq cents kilomètres au nord du Stanley Pool : "Tous les Noirs considéraient cet homme comme le diable de l’équateur. De tous les cadavres sur le terrain, on devait trancher les mains. Il voulait voir le nombre de mains coupées par chaque soldat, qui devait les apporter dans des paniers. […] Un village qui refusait de fournir le caoutchouc était complètement rasé. Jeune homme, j’ai vu le soldat Molili [de Fiévez], qui gardait à l’époque le village de Boyeka, prendre un grand filet, y mettre dix indigènes qui avaient été arrêtés, attacher de grosses pierres au filet et le faire basculer dans le fleuve. […] Le caoutchouc cause ces tourments; c’est pourquoi nous ne voulons plus entendre prononcer son nom. Les soldats obligeaient les hommes jeunes à tuer ou à violer leurs propres mères et leurs propres sœurs". Un officier de la Force publique qui traversa le poste de Fiévez en 1894 cite la description que fit lui-même Fiévez de ce qu’il faisait quand les villages voisins ne fournissaient pas à ses troupes le poisson et le manioc qu’il avait demandés : "Je leur fais la guerre. Un exemple a suffi : cent têtes tranchées, et depuis lors les vivres abondent dans la station. Mon but est en somme humanitaire. J’ai supprimé cent existences, mais cela permet à cinq cents autres de vivre". En suivant des règles de base "humanitaires" qui comprenaient la section de mains et de têtes, des sadiques comme Fiévez s’en donnaient à cœur joie. Le chef de la station de M’Bima se servait de son revolver pour faire des trous dans les lobes des oreilles des Africains. Raoul de Premorel, un agent travaillant le long de la rivière Kasaï, se plaisait à faire ingurgiter de grosses doses d’huile de castor à ceux qu’il trouvait malingres. Lorsque les villageois, dans une tentative désespérée pour satisfaire au quota de poids, remirent du caoutchouc mélangé avec de la terre ou des cailloux, un agent, Albéric Detiège, les obligea à le manger. Deux porteurs n’ayant pas utilisé les latrines assignées, un commissaire du district, Jean Verdussen, leur donna l’ordre de parader à la tête des troupes, le visage couvert d’excréments» (A. Hochschild. ibid. pp. 279-280).
Tout cela annonçait bien ce que seront les horreurs des camps de concentration nazis. Hannah Arendt a donc tout à fait raison de placer dans le colonialisme aussi bien que dans l’antisémitisme les origines de l’État totalitaire. L’État colonial est déjà un État totalitaire, qu’il soit sous la trique du Colonial Office anglais ou du Ministère des Colonies à Paris. Lorsque les métropoles sentaient naître une pointe de résistance au progrès «de la Civilisation», elles réagissaient avec la barbarie la plus extrême.

Mais encore, l’État pouvait bien financer l’administration et l’armée, pourvoir à l’éducation et au culte, mais les véritables sponsors du colonialisme restaient les agences financières, banques ou entreprises d’exploitation des ressources naturelles, mais aussi dans le but d’élargir le marché à même les colonies. C’est pour le marché étendu des colonies que les institutions travaillaient, même si banques et compagnies débour-saient peu dans l’entre-
prise : «À partir de 1880, l’ex-
pansion coloniale de la France connaît une accélération décisive. En moins de 30 ans, la superficie des territoires contrôlés passe de 900 000 km² à près de 12 millions et leur population de 3 millions à 50 millions d’habitants. Or, dès 1896, quinze ans après le début des conquêtes, l’empire, dans sa totalité, dispute déjà à l’Union économique belgo-luxembourgeoise et à l’Allemagne la place de deuxième partenaire commercial de la France, derrière la Grande-Bretagne. De 1902 à 1904, en 1907 et en 1908, l’empire se hisse au deuxième rang des partenaires commerciaux de la France. De la fin des conquêtes à la veille de la Première Guerre mondiale, il se maintient constamment aux premières places, justifiant ainsi les espoirs de Jules Ferry qui estimait que "la politique coloniale - (était) - fille de la politique industrielle» (J. Marseille. Empire colonial et capitalisme français, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H126, 1984, pp. 40-41).

C’est le marché qui crée les empires comme, un siècle plus tôt, il a créé les nations. La prédation était une caractéristique du premier système colonial sous le mercantilisme des rois absolus des XVIIe-XVIIIe siècles. Le nouveau système colonial est essentiellement commercial. L’envie se multiplie selon les règles du capitalisme : par des intérêts sur la valeur d’échange. Ce marché comprend moins les colonisés (ce qui ne viendra qu’après la Seconde Guerre mondiale, au moment où le système est prêt à s’effon-
drer) que les colons dont les familles sont maintenant nombreuses. On verra ces familles devenir les tristement célèbres Pieds-Noirs lors de la Guerre d’Algérie, quand ils seront tenus pour des parias par les métropolitains mêmes! C’est l’Empire britannique ici qui a créé cet être-ensemble toujours de plus en plus être à la place, car il s’agit bien de substituer à l’empire déjà existant (tout comme en Inde) un empire proprement occidental. Après la prise des Indes, cédées au traité de Paris de 1763 de la France à l’Angleterre, la nouvelle colonie entrait dans l’ère industrielle qui enveloppait la métropole londonienne :
«Le principal objet de ce commerce, depuis la fin du XVIIe siècle, c’étaient alors les luxueuses cotonnades du Bengale, dont l’East India Company était devenue la principale pourvoyeuse en Europe comme en Asie et notamment en Chine. Après 1765, la Compagnie posta ses agents dans tous les meilleurs centres de production textile du Bengale, en tolérant qu’ils usent de méthodes coercitives pour s’assurer l’exclusivité de l’activité des tisserands, transformés du coup en employés à domicile, et mettre hors jeu le négoce indigène. La vraie concurrence, toutefois, vint de l’industrie textile anglaise elle-même. Dès la fin du XVIIIe siècle, elle commença à chasser les calicots du Bengale du marché métropolitain, aidée par la protection douanière obtenue par le lobby textile de Manchester. À partir des années 1820, en apprenant à maîtriser ses coûts pour être compétitive, elle les évinça de leurs autres débouchés européens, puis des marchés asiatiques. Du moins l’autre article majeur du négoce traditionnel de l’EIC, le fil de soie, resta-t-il préservé de toute concurrence métropolitaine. À côté de ces activités anciennes, il en surgit de nouvelles. La plus importante fut l’exportation de l’indigo, que l’EIC achetait chaque année en grande quantité à des planteurs privés européens installés au Bengale et au Bihar, pour le revendre à Londres, d’où il repartait dans toute l’Europe et au-delà : c’était alors la principale de ces marchandises qui lui servaient à transférer ses fonds en métropole. Les planteurs, qui faisaient cultiver l’indigo par les paysans contre des avances en argent liquide avaient souvent recours, surtout dans les premiers temps, à la contrainte physique, voire à la violence, pour que ces cultivateurs acceptent et remplissent les contrats. Un collecteur britannique du district de Faridpur; au Bengale, alla jusqu’à écrire : "Pas une caisse d’indigo n’arrive en Angleterre qui ne soit tachée de sang humain"» (T. Beaufils. «Le colonialisme aux Indes néerlandaises», in M. Ferro. Le livre noir du colonialisme, Paris, Pluriel, 2004, pp. 376-377).
Cette étape qui correspond à tout ce qu'on a vu dans les conquêtes militaires françaises et belges s'acheva plus rapidement pour la colonie britannique des Indes. Les administrateurs de l'EIC agissaient comme tout monopole, bloquant l'entrée des capitaux des spéculateurs métropolitains. En retour, elle seule devait veiller à la gestion et aux pacifications du territoire. Après la longue paralysie occasionnée par les guerres de la Révolu-
tion et de l'Empire français, l'achève-
ment de la conquête du territoi-
re indien coïncida, en 1818, avec l'écrase-
ment définitif des résistants Marathes. C'est alors que l'Inde «commença véritablement à se transformer sous son influence en économie coloniale au sens moderne de l'expression, c'est-à-dire en économie structurellement dépendante, source de matières premières pour une industrie métropolitaine en pleine expansion, et marché non protégé pour les produits de cette industrie, que l'abaissement des coûts de production rendait compétitifs avec les productions locales. Le commerce extérieur fut le principal instrument de cette transformation, même s'il ne représentait qu'une fraction mineure de l'activité économique totale du pays. Entre 1815 et la Grande Rébellion de 1857, les échanges extérieurs du sous-continent firent tout de même plus que quadrupler en valeur comme en volume» (T. Beaufils. in ibid. pp. 380-381). Ici, l'expres-
sion de l'envie est totale par la destruc-
tion même d'une industrie autochtone indienne florissante. La définition du marché impérialiste cède donc de l'être-ensemble en être à la place du colonisé. On brise les capacités de production traditionnelles pour enrôler à leur tour les colonisés dans l'armée de production industrielle. Les produits de la métropole en surnombre arrivent d'abord par dumping, avant que l'on comprenne qu'il est possible de fabriquer directement pour le marché colonial. En ce sens, Ferry avait raison, la politique coloniale est un corollaire indispensable de la politique industrielle. La production industrielle anglaise vit de la destruction de la production indienne, la supplante et finit par se substituer complètement à elle. Producteurs et consommateurs deviennent ainsi des Occidentaux dont le socle demeure l'immense société indienne sur laquelle ils prolifèrent.

La culture du coton indien sera remplacée par une autre culture, celle d'un produit alors licite en Angleterre : l'opium. Les opiacés produits par les champs indiens vont approvisionner le commerce mondial jusqu'à ce qu'une campagne de tempérance vint à dénoncer les effets nocifs dus à la consommation de ce produit. Or, que faire de ces récoltes dont la métropole ne veut plus? Trouver, sinon inventer un nouveau débouché qui ouvrira ses portes au commerce de l'opium. La Chine toute proche ferait un marché idéal si les Chinois se convertissaient à la consommation des opiacés. Dotée d'institutions mandchous partiellement débiles, les Chinois ont résisté au commerce de l'opium en prohibant son utilisation depuis le XVIIIe siècle. Mais la corruption des fonctionnaires chinois rend possible un afflux constant de cette drogue en provenance des Indes, désormais gouvernées par l'EIC. L'approvisionnement des fumeries d'opium est un commerce très lucratif. Dès 1813, une caisse d'opium indien se vend 2 400 roupies. C'est à Lingding oû, de 1821 à 1839, la EIC décide de contourner l'interdiction et augmente ses ventes illégales d'opium en Chine; de 100 tonnes vers 1800 à 2 600 tonnes en 1838, le commerce des Britanniques en Chine devient excédentaire. On trouverait environ 2 millions de fumeurs d'opium en Chine en 1835.

C'est alors que l'empereur Daoguang (1820-1850) prend la décision, après moult conseils, de fermer le commerce étranger de l'opium. Le gouverneur Lin Zexu, des provinces de Hubei et du Hunan, agit avec rigueur. Il s'installe à Canton, établi la liste des fumeurs d'opium, des tenanciers de fumeries et des vendeurs. Pis. Il confisque tous les stocks en ville. Il s'adresse à la reine Victoria pour que cesse le trafic anglais de l'opium en Chine. Le 3 juin 1839, la drogue saisie est détruite, soit 20 291 caisses (1 188 tonnes) et un édit est affiché avertissant que tous les navires entrant au port seront désormais fouillés. À Londres, le Premier ministre, Lord Melbourne, sent sa fibre libérale profondément vexée. Il convainc le Parlement d'envoyer un corps expéditionnaire à Canton, déclenchant du même coup la première Guerre de l'Opium. Au Royaume-Uni même, environ 300 sociétés commerciales sont derrière l'action gouvernementale. En Chine, les navires marchands résistent aux jonques chinoises chargées de faire l'inspection. Lin Zexu décide de fermer pour toujours l'accès du port de Canton aux Britanniques. Une armada britannique arrive en avril 1840. Canton est bombardé et l'archipel voisin de Zhoushan est occupé. C'est alors qu'apparaît la diplomatie de la canonnière que l'amiral américain Perry utilisera pour ouvrir le port de Nagasaki au Japon quelques années plus tard. Le gouvernement chinois cède sous la pression. Lin Zexu tombe en disgrâce et est condamné à l'exil. Le traité du 29 août 1842 imposera la cession de Hong Kong à l'Angleter-
re, l'ouvertu-
re de cinq ports au commerce britanni-
que, des indemnités de guerre de 21 millions de yuans, soit 1/3 des recettes du gouvernement impérial chinois, des droits de douanes négociés entre les deux pays, un droit de juridiction consulaire en cas de litige entre Chinois et Britanniques, c'est une juridiction britannique qui tranchera sur la base des lois britanniques, enfin la célèbre clause de la nation la plus favorisée. Quelques années plus tard, la France et les États-Unis obtiendront les mêmes droits de la part du gouvernement chinois. Un tel conflit de civilisa-
tions entre l'Oc-
cident et l'Extrême-Orient devait accélérer la décom-
position de l'immense Empire du Milieu. L'opium devenait le symbole de la violation de l'espace et des mœurs des Chinois. Une seconde Guerre de l’Opium se déroulera entre 1856 et 1860 opposant la Chine à la France et au Royaume-Uni pour les mêmes raisons commerciales. La défaite de la Chine sera encore plus cuisante et l’on doit mettre sur le compte de cette seconde guerre la montée du mouvement des Taipings qui vont mettre à feu et à sang le sud de la Chine au cours des années à venir.

La progression du colonialisme vers l’impérialisme pur et simple conduit le monde occidental à se substituer au reste du monde non-occidental, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Le discours de la mission civilisa-
trice, qui vise à justifier au nom d’un certain pa-
ternalisme humani-
taire les dépenses douteuses de l’État en matière d’expansion coloniale, maintient toutefois une séparation ethnique et culturelle entre les Occidentaux et les autres peuples. Chaque métropole a son chantre de l’aventure coloniale. En Angleterre, c’est le célèbre Rudyard Kipling, auteur du Livre de la Jungle et de Kim, qui font rêver la jeunesse victorienne : 
Assumez le Fardeau de l’Homme Blanc,
Envoyez les meilleurs de vos enfants,
Condamnez vos fils à l’exil,
Pour qu’ils soient les serviteurs de leurs captifs,
Pour qu’ils veillent, pesamment harnachés,
Sur des peuples agités et sauvages,
Peuples à peine domptés, impatients,
Mi démons, mi-enfants.
Mais, comme le souligne Jacques Chastenet, «déjà dans ces vers, comme dans l’attitude générale des Anglais à l’égard de leurs possessions ultra-marines, se révèle une autocomplaisance et un mépris des "races inférieures" presque inconnues cinquante ans auparavant. Le temps viendra où les indigènes se lasseront de bienfaits tombant de si haut et envisageront de décharger "l’Homme Blanc" de ce "fardeau" qui est aussi, après tout, une besace abondante d’or» (J. Chastenet. Le siècle de Victoria, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1947, p. 293).

Alors que le ministre au Colonial Office, Joseph Chamberlain faisait l’éloge de la More Great Britain pour parler des liens étroits des colonies avec la métropole anglaise, son vis-à-vis français, Jules Ferry, préférait l’expression de mission civilisatrice héritée directement de l’ancien missionnariat catholique - des catholiques auxquels le même Ferry livrait une guerre par la laïcisation de l’enseignement -, pour justifier sa politique d’expansion, surtout en Indochine. Après la Révolution de 1848 qui abolit l’esclavage dans les colonies, «…l’universalisme républicain a maintenu depuis ses origines un rapport pour le moins ambigu avec la question coloniale. À partir de la IIIe République, celui-ci a pris la forme d’une alliance intime, lorsque le discours public français a fait siens les impératifs coloniaux, en présentant officiellement l’engagement expansionniste du pays comme une mission morale, comme un précieux instrument de diffusion de l’"évangile" révolutionnaire et de réalisation de la vocation à l’universel du pays. Dès lors et jusqu’à l’époque des décolonisations, la "mission civilisatrice" a constitué un chapitre important de la pensée d’État française. Par elle, l’universalisme républicain, contrairement à toute prétention de neutralité ethnico-culturelle, a été le premier vecteur de justification des politiques racialisées que le pays a imposées dans ses colonies» (D. Constantini. Mission civilisatrice, Paris, La Découverte, 2008, p. 14). Ce thème allait se diffuser en Allemagne lorsque les Allemands s’engageront dans la colonisation du Cameroun ou de l’Afrique du Sud-Est.

Jules Ferry (1832-1893) accentuait surtout la différence radicale entre la barbarie et la Civilisation, la civilisation étant le produit du legs hellénique. Les Français, descendants des gallo-romains, avaient déjà livré bien des guerres aux barbares Francs et même si les derniers, les Germains, avaient gagné la récente guerre de 1870, la compensation coloniale s’imposait pour remonter le moral de la République comme l’orgueil des Français. Bismarck, le chancelier allemand, comprenait fort bien la chose qui encourageait les aventures françaises en Afrique noire et en Indochine. Le conflit national se transposait donc en conflit colonial, car «"[…] une guerre contre les ’barbares’ n’est pas une guerre. […] cette guerre n’en est pas une puisqu’elle n’est pas livrée à une nation européenne mais contre un peuple ’non-civilisé’ [observe G. Manceron]. C’est à partir d’une conception semblable du rapport entre peuples colonisateurs et peuples colonisés que la IIIe République a pu concevoir la colonisation comme un "devoir moral", comme une "mission providentielle" accomplie au nom de et pour servir l’universalité des principes républicains : "Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares - dit Jules Ferry au Parlement français -, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser"» (D. Constantini. ibid. p. 59). La République, qui avait établi l’égalité des citoyens devant la loi ne semblait pas prête à exporter sa magnanimité aux peuples sans les avoir «civilisés», c’est-à-dire mis à sa main.

L’idée coloniale devint donc un vernis sensé conserver la légitimité de l’usurpation tout en la justifiant dans le but d’étendre un marché afin d’écouler la surproduction nationale. Cette nécessaire redéfinition du colonialisme marquait un contraste avec celui qui avait accompagné, en 1830, la conquête et la colonisation de l’Algérie. Comme le remarque Dino Constantini :
«L’abolition de l’esclavage ne marque pas la fin de l’exception coloniale, mais sa transformation décisive. La nation ne cesse de se fracturer, mais la ligne de séparation ne se fait plus selon la distinction des couleurs par le biais de l’odieuse et rétrograde institution de l’esclavage, mais sur la base d’une procédure tautologique d’exclusion de la citoyenneté de groupes identifiés à partir de caractéristiques culturelles déclarées inassimilables. Libérée de l’embarras provoqué par la survivance de l’esclavage, la France pense pouvoir être en toute bonne conscience à la fois républicaine et coloniale. L’universalisme républicain pense même pouvoir trouver dans la colonisation un puissant vecteur d’exportation de ses propres principes dans le monde entier. C’est alors que naît, dans son sens historique le plus décisif, l’utopie d’une "République coloniale". Dans une semblable utopie la colonisation, loin de représenter une offense à l’unité du genre humain, apparaît comme un instrument décisif de l’universalisation des principes républicains. Si la République est l’unique communauté légitime, car la seule capable de fournir une protection efficace aux droits de l’homme et la seule en mesure de réaliser l’égalité naturelle entre les hommes, le colonialisme devient l’instrument par lequel le projet républicain peut être étendu au monde entier. Le monopole de l’universel, auquel la République prétend, trouve dans le colonialisme la modalité de sa propre application. La symbiose entre colonialisme et universalisme apparaît ainsi non seulement historique mais théorique. Si l’on veut bien prendre au sérieux cette symbiose, le régime d’exception sur lequel s’appuie la colonisation doit être considéré comme une redéfinition de la notion d’humanité obtenue par une réduction des droits humains à des droits du citoyens» (D. Constantini. ibid. p. 67).
Le colonialisme s’engageait dans la voie du discours sur le progrès, progrès signifiant civilisation. C’était avant tout les sciences et les techniques qui imposaient cette expansion. L’expansion des industries chimiques, les besoins grossissants en métaux de diverses natures, l’explosion démographique des villes et la migration des ruraux vers les cités pour s’enfourner dans les usines, commandaient tous, comme Ferry le concevait, le marché colonial : «Seuls les pays les plus avancés, ceux scientifiquement et techniquement plus développés, organisés socialement de la façon la plus rationnelle, en pratique seuls les États occidentaux - ou ceux qui ont adopté les "traits essentiels" de l’Occident, parmi lesquels la capacité de se faire l’acteur d’une expansion de type colonial est certainement décisive - participent, selon cette définition, de la véritable civilisation et peuvent donc se dire  civilisés. Seuls les pays occidentaux doivent ainsi être pensés comme capables de colonisation en tant qu’expansion civilisée. Ils détiennent donc le monopole à la fois de la civilisation et de la colonisation. Selon A. Girault, la capacité de coloniser est en effet le signe distinctif permettant de reconnaître les sociétés humaines les plus accomplies : "Il semble que les nations supérieures en civilisation ont colonisé comme poussées par une force naturelle"» (D. Constantini. ibid. p. 84) Le paradoxe est que la modalité de l’être à la place finissait par refermer sur elle-même l’ontologie du sujet occidental, du maître du monde; le tout avec l’innocence d’esprit la plus pure qui soit : «La colonisation en tant qu’expansion civilisée est l’acte politique par lequel un peuple évolué prend en charge la civilisation du monde. Selon G. Hardy, la colonisation est "avant tout le principal organe de transmission des acquisitions de l’esprit humain aux parties de la planète que leur situation géographique ou leur volonté d’isolement tenaient à l’écart des courants de civilisation"» (D. Constantini. ibid. p. 87). Les colonisés n’avaient plus qu’à se joindre au credo scientifique et technique du progrès pour devenir comme, mais jamais à la place des civilisés; cependant ils pouvaient faire un pas vers le progrès en sortant de la sauvagerie et de la barbarie. Cette vision, les colonisés les plus proches des agents coloniaux vont y souscrire. Ils vont même participer volontiers, avec sincérité, à ce credo républicain, mais sans en saisir la différence de sens. Ils vont même jouer à devenir des bourgeois, revêtant les attributs symboliques de l’Occidental - la toge et la perruque des avocats; le sarrau blanc des médecins; la trique pour les enseignants; le complet-cravate et l’attaché-caisse pour les affairistes. Aussi, y aura-t-il beaucoup de déception, lorsqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les métropoles se refuseront à lâcher leur emprise sur leurs colonies.

Les colonisés, en effet, pensèrent renverser à leur profit la situation qu'avait fait naître le colonialisme, mais les dommages qu'ils avaient subits étaient psychologiquement plus graves que chez les colonisateurs. Comment n'aurait-il pas été normal que les colonisés ne suivent pas le modèle de l'être à la place du colonisateur, ce que la modalité mythique du l'être-ensemble leur ouvrait? «Leur ambition constante, et combien justifiée, est d'é-
chapper à leur condition de colonisé, charge supplé-
mentaire dans un bilan déjà lourd. Pour cela, ils s'efforcent de ressembler au colonisateur, dans l'espoir avoué qu'il cesse de les reconnaître différents de lui. D'où leurs efforts pour oublier le passé, pour changer d'habitudes collectives, leur adoption enthousiaste de la langue, de la culture et des mœurs occidentales. Mais si le colonisateur ne décourage pas toujours ouvertement ces candidats à sa ressemblance, il ne leur a jamais permis non plus de la réussir. Ils vivent ainsi une pénible et constante ambiguïté; refusés par le colonisateur, ils partagent en partie la situation concrète du colonisé, ont avec lui des solidarités de fait; par ailleurs, ils refusent les faveurs du colonisé comme appartenant à un monde déchu, auquel ils espèrent échapper avec le temps» (A. Memmi. op. cit. p. 37). Mais très vite, l’être à la place exige d’atteindre l’étape ontologique supérieure de l’être-comme. Ce qui veut dire non seulement l’émancipation de la tutelle coloniale, la création d’un pays ou d’une nation à l’imitation des paroisses nationales européen-
nes, mais de devenir des sujets identiques au statut des colonisateurs. Bref, la jalousie accompagne les retombées des colonisations dans la poche des colonisés de la couche supérieure de la société, car l’envie de posséder la liberté et leur pays ne suffit pas: «Les assimilés de fraîche date se situent généralement bien au-delà du colonisateur moyen. Ils pratiquent une surenchère colonisatrice ; étalent un mépris orgueilleux du colonisé et rappellent avec insistance leur noblesse d’emprunt, que vient démentir souvent une brutalité roturière et leur avidité. Trop étonnés encore de leurs privilèges, ils les savourent et les défendent avec inquiétude et âpreté. Et lorsque la colonisation vient à être en péril, ils lui fournissent ses défenseurs les plus dynamiques, ses troupes de choc, et quelquefois ses provocateurs» (A. Memmi. ibid. p. 37). C’est tout cela qui finira pas ne plus passer après la Seconde Guerre mondiale.

Quelle que soit la mansuétude avec laquelle les colonisateurs regardaient leurs rois-nègres, il y avait un a priori qu’ils ne pouvaient effacer de leur esprit : les colonisés sont paresseux comparés à leur propre dynamisme de développeurs :
«Lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggère par là que cette déficience appelle la protection. D’où, sans rire - je l’ai entendu souvent - la notion de protectorat. Il est dans l’intérêt même du colonisé qu’il soit exclu des fonctions de direction; et que ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur. Lorsque le colonisateur ajoute, pervers, aux instincts mauvais, voleur, un peu sadique, il légitime ainsi sa police et sa juste sévérité. Il faut bien se défendre contre les dangereuses sottises d’un irresponsable; et aussi, souci méritoire, le défendre contre lui-même! De même pour l’absence de besoins du colonisé, son inaptitude au confort, à la technique, au progrès, son étonnante familiarité avec la misère; pourquoi le colonisateur se préoccuperait-il de ce qui n’inquiète guère l’intéressé? Ce serait, ajoute-t-il avec une sombre et audacieuse philosophie, lui rendre un mauvais service que de l’obliger aux servitudes de la civilisation. Allons! Rappelons-nous que la sagesse est orientale, acceptons, comme lui, la misère du colonisé. De même encore, les auteurs dits sérieux : elle appelle à la fois tout ce que le colonisé doit au colonisateur, que tous ces bienfaits sont perdus, et qu’il est vain de prétendre amender le colonisé» (A. Memmi. ibid. p. 85).
Les déboires actuels de l’Afrique semblent confirmer cette «sagesse» et la réhabilitation de la colonisation est en voie de s’imposer parmi la plus grande majorité de la population occidentale. Le retour à l’état de colonie serait un bienfait, même si les anciens «protectorats» sont toujours sous la coupe de l’économie occidentale. La «vision négative» «provient de l’irresponsabilité, de la prodigalité du colonisé, qui n’a pas le sens de la prévision, de l’éco-
nomie. Du notable au fellah, les fêtes sont belles et généreu-
ses, en effet, mais non la suite! Le colonisé se ruine, emprunte et finalement paye avec l’argent des autres! Parle-t-on, au contraire, de la modestie de la vie du colonisé? de la non moins fameuse absence de besoins? Ce n’est pas davantage une preuve de sagesse, mais de stupidité. Comme si, enfin, tout trait reconnu ou inventé devait être l’indice d’une négativité» (A. Memmi. ibid. p. 86). C’est oublier que dans le premier cas, le colonisé resserre la chaîne qui l’étouffe avec les dettes qu’on lui fabrique pour mieux l’appauvrir, tandis que dans le second cas, son aliénation l’empêche de bien comprendre tous les rouages techniques et financiers qui font son malheur. Le colonisé n’est guère mieux que le plateau de service du garçon de café dans la fable de Sartre :
«Le colonisé, lui, ne se sent ni responsable ni coupable, ni sceptique, il est hors de jeu. En aucune manière il n’est plus sujet de l’histoire; bien entendu il en subit le poids, souvent plus cruellement que les autres, mais toujours comme objet. Il a fini par perdre l’habitude de toute participation active à l’histoire et ne la réclame même plus. Pour peu que dure la colonisation, il perd jusqu’au souvenir de sa liberté; il oublie ce qu’elle coûte ou n’ose plus en payer le prix. Sinon, comment expliquer qu’une garnison de quelques hommes puissent tenir dans un poste de montagne? Qu’une poignée de colonisateurs souvent arrogants puissent vivre au milieu d’une foule de colonisés? Les colonisateurs eux-mêmes s’en étonnent, et de là vient qu’ils accusent le colonisé de lâcheté. L’accusation est trop désinvolte, en vérité; ils savent bien que s’ils étaient menacés, leur solitude serait vite rompue : toutes les ressources de la technique, téléphone, télégramme, avion, mettraient à leur disposition, en quelques minutes, des moyens effroyables de défense et de destruction. Pour un colonisateur tué, des centaines, des milliers de colonisés ont été, ou seront exterminés. L’expérience a été assez souvent renouvelée - peut-être provoquée - pour avoir convaincu le colonisé de l’inévitable et terrible sanction. Tout a été mis en œuvre pour effacer en lui le courage de mourir et d’affronter la vue du sang» (A. Memmi. ibid. p. 93).

La fragilité du colonisé équivaut à celle du pot de terre. Aussi, sont-ils bien, comme le chantait L’Internationale, ces damnés de la terre - ce qui sera le titre du célèbre manifeste de Frantz Fanon. Alors, il ne restera plus, pour eux, ce que Memmi appellent «les valeurs-refuges», c’est-à-dire la famille, les fêtes communautaires et la religion. Refoulé du progrès libéral et capitaliste, le colonisé tend à se replier vers son passé primitif. Les idéologues de la décolonisation, libéraux comme marxistes, auront beau jeter les cendres de leur idéologie sur ces braises arriérées, cela n’empêchera pas les flammes de ressortir, dès la fin du XXe siècle, pour pallier aux échecs de la transition «à l’occidentale» des nouveaux pays indépendants. Ce repli «stratégique» était, pour l’époque, un moyen de résistance : «Tant qu’il supporte la colonisation, la seule alternative possible pour le colonisé est l’assimilation ou la pétrification», remarquait justement Memmi (ibid. p. 99). Et pour le tirer de sa pétrification tout en lui interdisant l’assimilation, les institutions coloniales travailleront à extirper de lui toutes ses références historiques. D’où que, selon le même auteur, «le colonisé semble condamné à perdre progressivement la mémoire» (ibid. p. 99).

Le colonisateur applique, à sa façon, cette autre strophe de L’Internationale : du passé, faisons table rase. Ou plus exactement, «coloni-
sons l'Histoire» : «La cité se met-elle en fête? Ce sont les fêtes du colo-
nisateur, même re-
ligieuses, qui sont célébrées avec éclat : Noël et Jeanne d'Arc, le Carnaval et le Quatorze Juillet…, ce sont les armées du colonisateur qui défilent, celles-là mêmes qui ont écrasé le colonisé, et le maintiennent en place et l’écraseront encore s’il le faut (A. Memmi. ibid. p. 100). Triste tropique. Ce sera l’une des tâches spécifiques de l’Éducation que la République donnera à ses coloniaux de substituer à leurs héros nationaux, les héros des métro-
politains : «…la mémoire qu’on lui constitue n’est sûrement pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khaznadar; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui; son pays et lui-même sont en l’air, ou n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, à la Marne; par référence à ce qu’il n’est pas, au christianisme, alors qu’il n’est pas chrétien, à l’Occident qui s’arrête devant son nez, sur une ligne d’autant plus infranchissable qu’elle est imaginaire. Les livres l’entretiennent d’un univers qui ne rappelle en rien le sien…» (A. Memmi. ibid. p. 101).

D’autre part, et c’est peut-être là l’aliénation suprême, «le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique. S’il a cette chance» (A. Memmi. ibid. p. 102) :
«La possession de deux langues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est la participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or ici, les deux univers symbolisés, portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux du colonisateur et du colonisé.
En outre, la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien. De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur. En bref, le bilinguisme colonial n’est ni une diglossie, où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte qui bénéficie d’un clavier supplémentaire mais relativement neutre; c’est un drame linguistique» (A. Memmi. ibid. pp. 102-103).
Il n’est donc pas sans signification que l’amour du colonisateur soit payé en retour par la haine du colonisé envers lui-même. C’est dans le terreau de cette haine que s’enracine l’être-comme qui va conduire à l’indépendance et à la décolonisation. Contrairement à ce que suppose la dialectique de Hegel, l’esclave ne prendra conscience de lui-même qu’en s’identifiant au maître :
«Cet emportement vers les valeurs colonisatrices ne serait pas tant suspect, cependant, s’il ne comportait un tel envers. Le colonisé ne cherche pas seulement à s’enrichir des vertus du colonisateur. Au nom de ce qu’il souhaite devenir, il s’acharne à s’appauvrir, à s’arracher de lui-même. Nous retrouvons, sous une autre forme, un trait déjà signalé. L’écrasement du colonisé est compris dans les valeurs colonisatrices. Lorsque le colonisé adopte ces valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation. Pour se libérer, du moins le croit-il, il accepte de se détruire. Le phénomène est comparable à la négrophobie du nègre, ou à l’antisémitisme du juif. Des négresses se désespèrent à se défriser les cheveux, qui refrisent toujours, et se torturent la peau pour la blanchir un peu. Beaucoup de juifs, s’ils le pouvaient, s’arracheraient l’âme; cette âme dont on leur dit qu’elle est mauvaise irrémédiablement. On a déclaré au colonisé que sa musique, c’est des miaulements de chat; sa peinture du sirop de sucre. Il répète que sa musique est vulgaire et sa  peinture écœurante. Et si cette musique le remue tout de même, l’émeut plus que les subtils exercices occidentaux qu’il trouve froids et compliqués, si cet unisson des couleurs changeantes et légèrement ivres lui réjouissent l’œil, c’est malgré sa volonté. Il s’en indigne contre lui-même, s’en cache aux yeux des étrangers, ou affirme des répugnances si fortes qu’elles en sont comiques. Les femmes de la bourgeoisie préfèrent le bijou médiocre en provenance d’Europe au joyau le plus pur de leur tradition. Et ce sont les touristes qui s’émerveillent devant les produits de l’artisanat séculaire. Enfin, nègre, juif ou colonisé, il faut ressembler de plus en plus au blanc, au non-juif, au colonisateur. De même que beaucoup de gens évitent de promener leur parenté pauvre, le colonisé en mal d’assimilation cache son passé, ses traditions, toutes ses racines enfin, devenues infamantes» (A. Memmi. ibid. p. 113).

Nous ne sommes plus dans l’envie la plus vulgaire, celle du colonisateur, dont le cœur est dévoré par l’or et par l’argent, par les profits et la rentabilité des investissements. Nous sommes passés au niveau ontologique de l’Être. Et, «dans le cadre colonial, l’assimilation [se] révèle impossible», car «consentirait-il à tout, [le colonisé] n’en serait pas sauvé. Pour s’assimiler, il ne suffit pas de donner congé à son groupe, il faut en pénétrer un autre : or il rencontre le refus du colonisa-
teur» (A. Memmi. ibid. p. 114). Car il est impossible pour le colonisateur, sans endommager sa propre subjectivité, de se reconnaître l’égal du colonisé. Pour cette raison, il a inventé des idéologies nourries d’une anthropologie biaisée qui énonce des thèses racistes. Le colonisé est d’une autre nature que la sienne, une nature qui plus est, s’est démontrée, aux yeux de l’histoire, inférieure. D’où que, dans sa quête de parvenir à un statut paritaire avec l’occupant, avec l’usurpateur, «c’est le colonisé qui, le premier souhaite l’assimilation, et c’est le colonisateur qui la lui refuse» (A. Memmi. ibid. p. 115). Et c’est l’assimilation refusée qui va faire entrer le colonisé dans le statut d’esclave, conscience de son asservissement, et lui faire développer des idéologies où, de l’être-comme, il en viendra à se considé-
rer, par pure compen-
sation, comme être su-
périeur aux co-
lonisateurs, ce qu’une foule de tiers-mondistes occidentaux accepteront comme une évidence indiscutable. Pour être tout à fait légitime dans la mouvance dialectique de la colonisation, le dépassement de l’envie du colonisateur par la jalousie du colonisé a été l’une des causes internes majeures de l’échec des indépendances. Certes, on a beaucoup insisté sur les facteurs exogènes : les conflits internationaux dans le cadre de la Guerre Froide; la rivalité des impérialismes financiers occidentaux; le paternalisme des organismes d’aide au développement; l’action occulte des faiseurs de rois-nègres (la C.I.A. comme le K.G.B.)… et bien d’autres choses encore. Mais l’échec des Indépendances est avant tout intérieur et lié au processus même de la décolonisation.

Était-il nécessaire, pour décoloniser l’histoire - pour reprendre le titre d’une étude de Mohamed C. Sahli -, de passer par une amplification démesurée de l’histoire pré-coloniale? Sans doute, dira-t-on qu’il s’agissait-là d’une nécessité psycho-
logique après tant de siècles «d’ensauva-
gement» (Aimé Césaire) des peuples colonisés. Cette com-
pensation culturelle faisait sûrement bien s’étaler de nombreuses queues de paons, mais elle couvrait une fausse assurance qui n’échappait pas aux observateurs occidentaux. Le concept de négritude devenait un racisme positif qui faisait contre-poids au fardeau de l’homme blanc. Léopold Senghor, député français du Sénégal, «exposa ses vues dans une revue d’un niveau culturel élevé, Présence africaine, fondée en 1947 avec la collaboration d’Alioune Diop en réaction contre les traditions assimilationnistes de la France il y exaltait l’africanisme et la philosophie de la "négritude". Dans cette revue les élites africaines s’attachèrent aussi à réfuter le vieux préjugé de "l’Afrique continent barbare"; ils rappelèrent les aspects brillants de son passé pré-colonial, les empires médiévaux du Soudan, la floraison des arts plastiques, de la poésie, les institutions sociales remarquablement équilibrées. Par-dessus tout, ils cherchèrent à donner leur véritable sens aux événements africains des luttes coloniales déformés par les Européans, car disait Cheik Anta Diop : "L’histoire est le levain de la conscience nationale"» (H. Grimal. La Décolonisation 1919-1963, Paris, Armand Colin, Col. U, 1965, p. 345). L’anthropologue Cheikh Anta Diop (1923-1986), dont les travaux et les con-
clusions sont toujours contestés, supposait qu’étant le berceau de l’huma-
nité, les Africains avaient découvert, bien avant les Occidentaux, les plus grands systèmes révélés par les arts et la science ultérieure. Par leur diffusion dans l'ensemble du bassin méditerranéen et du Proche-Orient, les Noirs auraient apporté la civilisation au monde. Bien que ses théories eurent un écho davantage dans le monde intellectuel occidental que dans l’ensemble des peuples colonisés, une certaine classe de la société se laissa emporter par ces amplifications culturelles. La négritude devenait une valeur positive contre toutes les valeurs négatives véhiculées par les colonisateurs. Cette valorisation eut ses correspondants en Extrême-Orient, en particulier en Chine, où le maoïsme, outre son action politique, stimula une «révolution culturelle» qui avait pour but d’apprêter le marxisme à l’orientale tout en fermant les frontières aux influences, même soviétiques. De la compensation culturelle à l’engagement militant pour l’indépendance d’abord, puis pour ériger des sociétés civiles libres dont beaucoup s’inspiraient des thèses socialistes, voire communistes développées dans les collèges métropolitains, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi. Après la libération de l’Indochine de la tutelle française; après la sanglante guerre d’Algérie qui eut ses répercussions de violence jusque dans la métropole, après l’indépendance accordée à l’Inde et au Pakistan, les anciennes colonies échappèrent les unes après les autres aux mains de leurs oppresseurs. Tout cela aurait été conforme aux vœux des indépendantistes de toutes fibres s’il n’y avait eu l’immense gâchis laissé par les colonisateurs en prenant leur billet de retour pour la métropole:
«Voyez, indiscrète jeunesse, où l’incontinence porte ceux qui suivent ses étendards, et comme les voluptés de la chair et du sang traînent à leur suite des carnages de chair et des ruisseaux de sang. Quelle horrible boucherie, quelle montagne eût-on fait de tant de corps! Que de choses à considérer sur ce sanglant théâtre! L’envie d’un frère qui joue le principal ressort de tous ces désastres, l’aveuglement d’une fille, l’inconsidération d’un jeune homme, l’infidélité d’un serviteur, la force de la volupté, la cruauté d’un père, la nonchalance d’une gouvernante, la témérité d’un frère voulant venger le déshonneur de sa sœur, et en somme la rage et la fureur du désespéré… Que de morts entassés, que de personnages amoncelés sur cette scène! Qui ne voit qu’à étendre cette occurrence tragique un juste volume serait étroit! Je laisse au lecteur à méditer sur la variété de ces horribles succès, et admoneste ceux qui se laissent emporter à la volupté de se faire sages par cet exemple».
Ainsi écrivait le moraliste Jean-Pierre Camus (1584-1652) dans ses Occurrences remarquables de Monseigneur de Belley en 1628. Cette admonestation convient assez bien à l’ensemble des horreurs qui marquèrent les pays «libérés» de la colonisation et des luttes de pouvoir entre partis civils et partis militaires; entre tribus; entre compagnies privées et États qui s’en suivirent. L’incontinence des rapaces et des cupides trouvèrent bientôt dans l’impérialisme une source d’extorsion de matières premières et du maintien du salariat à un niveau proche de l’esclava-
ge, et ce, sans plus recourir aux dépenses des métro-
poles : les Français au Tchad et au Sénégal; les Por-
tugais en Angola; les Britanniques en Asie centrale et les Américains partout ne cessent depuis d’intervenir dans les affaires intérieures des États indépendants, libres et souverains! Viennent en tête les ethnocides dus à la faim ou à la guerre. Le Biafra, État sécessionniste du Nigeria entre 1967 et 1970, fut réduit par la famine. Les pays d’Amérique latine, tour à tour sous la férule de compagnies comme General Food ou Monsanto sans oublier les minières du monde entier. Les diamants du Congo, qui favorisèrent le règne de cette brute immonde de Mobutu Sese Seko toujours entouré de ses agents de sécurité belges. L’affreux génocide rwandais où, du 7 avril 1994 à juillet de la même année, 800 000 personnes, en majorité de la tribu Tutsi, furent sauvagement massacrées par les Hutus qui formaient le gouvernement du Rwanda, gouvernement soudaine-
ment déstabilisé par l’assas-
sinat de son président. Derrière le «géno-
cide», c’était donc une guerre civile pour l’occupation du pouvoir d’un État qui n’avait cessé d’être le jouet des anciens colonisateurs belges et des tribus ou clans pour la possession du pouvoir… et des richesses. Le massacre d’hommes de femmes, de vieillards et d’enfants se déroula devant les yeux horrifiés des Casques bleus de l’O.N.U., gelés sur place par les ordres de New York, et des journalistes secoués par la rapidité avec laquelle les horreurs se déchaînèrent. À côté, les festins cannibalesques d’Idi Amin Dada en Ouganda (1971-1979) et les farandoles grotesques et sanglantes de Jean-Bedel Bokassa en République centrafricaine (1966-1976), étaient rabaissées au niveau de Guignol. La description que donne ainsi Wikipedia du sacre de l’empereur Bokassa Ier est tout simplement surréaliste :
«Bokassa se couronna finalement empereur le 4 décembre 1977, soit deux jours après la date anniversaire de celui de Napoléon Bonaparte, 173 ans auparavant (Napoléon Ier  a été sacré empereur le 2 décembre 1804). La cérémonie eut lieu au palais des sports de Bangui. Le sacre se déroula au cours d’une cérémonie à laquelle assistèrent 5 000 invités, dont le ministre français de la Coopération Robert Galley. Aucun chef d’État ne s’y rendit, excepté le Premier ministre de l’Île Maurice. Pour marquer l’événement, Bokassa revêtit une réplique du costume que portait Napoléon Ier lors de son sacre, une épaisse cape écarlate doublée de fourrure d’hermine blanche et d’une robe incrustée de perles sur laquelle étaient brodés en fils d’or des soleils et des abeilles. La cérémonie fut très fastueuse : 10 000 pièces d’orfèvrerie, 200 uniformes d’apparat, 600 smokings et pas moins de 60 000 bouteilles de Champagne et de Bourgogne. De nombreux artisans et créateurs français furent mis à contribution par l’intermédiaire de Jean-Pierre Dupont. Un trône monumental fut créé par le sculpteur Olivier Brice, empruntant le symbole de l’aigle à Napoléon. La garde-robe impériale fut conçue par Pierre Cardin. La couronne en or pur, confectionnée par le joaillier Claude Arthus-Bertrand, comportait 7 000 carats de diamants, dont l’un de 60 carats était estimée à près de cinq millions de dollars quand le salaire moyen en Centrafarique était d’environ 100 dollars! À la fin de la cérémonie, le nouvel empereur remonta les rues de Bangui à bord d’un carrosse de bronze et d’or tiré péniblement par huit chevaux importés du haras national du Pin, situé en Normandie, envoyés par l’Élysée. Deux chevaux moururent lors du trajet ce qui contraignit la famille impériale à parcourir les derniers mètres en limousine. On chiffra la cérémonie à quelque 100 millions de francs, financés en partie par le “cher cousin” Mouammar Kadhafi. Son titre complet était “Empereur de Centrafrique par la volonté du peuple centrafricain, uni au sein du parti politique national : le MESAN” (Mouvement pour l’évolution sociale de l’Afrique noire). Ce dernier épisode lui valut une réputation de mégalomane. Bokassa justifiait ses actions en déclarant que la création d’une monarchie aiderait la Centrafrique à se distinguer des autres pays africains à gagner le respect des autres pays du monde. Il prétendit mettre en place une monarchie constitutionnelle, mais son régime demeura une dictature redoutable et violente.
Un film de son couronnement a été réalisé par le service cinématographique de l’Armée française sur commande de la France pour les archives personnelles de Bokassa. Des bobines de ce film furent stockées avec précaution dans les archives de l’ECPAD car le générique présente l’annonce de son sacre sous forme de lettres roses pailletées de diamants. Le service d’animation de l’ECPAD voulait en effet montrer sa capacité à créer de nouvelles techniques d’effets spéciaux et ainsi annoncer le faste de la cérémonie. L’affaire des diamants incita les dirigeants de l’ECPAD à placer le film au coffre sous la mention “diffusion restreinte” jusqu’à sa déclassification en juin 2008».
Bokassa se voulait comme Napoléon, aussi agit-il tout comme l’empereur. Il réprima dans le sang des manifestations d’étudiants; il participa au massacre de cent enfants dans la prison de Bangui, lesquels avaient été arrêtés pour avoir protesté contre le coût trop élevé des uniformes scolaires imposés par l’empereur. Dans la nuit du 29 septembre suivant, comme l’empereur Bokassa se trouvait en Libye, un coup d’État le renversa. Le 10 octobre suivant, le journal Le Canard enchaîné révéla l’affaire des diamants qui contribua à la défaite du Président français Giscard d’Estaing, tandis que Bokassa se réfugiait en Côte d’Ivoire, avant de venir habiter son château d’Hardricourt en France. Bokassa retourna en République Centrafrique en 1986 où il fut arrêté, jugé pour trahison, meurtres, cannibalisme et détournement de fonds. Un an plus tard, condamné à la peine capitale, sa sentence fut commuée en prison à vie, puis à 10 ans de réclusion, enfin amnistié par André Kolingba en 1993. Il mourut trois ans plus tard d’une crise cardiaque. L’aspect guignolesque des «règnes» d’Amin Dada, de Khadafi et de Bokassa ne doit pas nous faire oublier que le rôle de l’envie dans la décolonisation ne se limite pas à eux. L’envie tient toute entière dans le processus même de la décolonisation qui se révèle désormais moins comme une émancipation des métropoles occidentales, comme on pouvait encore le penser au cours des années 1960-1970, mais bien comme une mutation de l’impérialisme même. Entre le mimétisme des institutions occidentales, encouragé par la pression de l’aide au développement par les corporations financières issues de Bretton Woods et le rapetissement du refoulé à l’intérieur des rites de clans, de religion et de fêtes ostentatoires, les nouveaux dirigeants des pays issus des partages coloniaux n’avaient aucune tradition semblable à celles de l’Europe auxquelles ils pouvaient se rattacher. Aussi, n’eurent-ils guère d’autres choix que d’essayer de les plagier.

Prenons le cas de la Syrie, aujourd’hui pays arabe déchiré par une guerre civile dont un aspect se transforme en véritable mouvement millénariste avec un «califat» islamique génocidaire et fondamentaliste. Découpé par les accords Sykes-Picot en mai 1916 dans l’homme malade de l’Europe, c’est-à-dire l’empire ottoman maintenant devenu la Turquie et figurant parmi les vaincus de la Grande Guerre de 1914-1918, la Syrie tomba, selon le mandat de la Société des Nations, sous la tutelle de la France qui en fit un protec-
torat. L’Irak et la Palestine allèrent de même à l’Angleterre. Durant toute la période de l’Entre-deux-Guerres et encore sous la Seconde Guerre mondiale, la Syrie resta une «colonie» de la France. Elle défia même Vichy et se rallia à De Gaulle et à la France Libre. Après la guerre, la faiblesse de la France et la sympathie de De Gaulle pour les colonies qui lui ont été d’un grand secours durant les heures sombres de l’Occupation, rendent l’indépendance à un pays qui n’avait jamais existé mais qui était l’héritier des anciens grands empires assyro-babyloniens. La première phase de l'indépendance n’est pas un simple transfert de pouvoirs comme on peut se l’imaginer :
«En avril 1946, l’heure est à la liesse populaire dans une Syrie qui célèbre une indépendance tant attendue après des siècles de domination étrangère. Cette indépendance apparaît même beaucoup plus réelle que celle des pays arabes voisins, car, à l’exception du Liban, la présence britannique demeure très forte dans la région. Les Syriens doivent donc organiser leur vie politique, choisir leurs dirigeants et leur mode de gouvernement, décider de leurs alliances puisqu’ils vivent un moment où une rupture irréversible avec le passé oblige à tout imaginer et édifier. Pendant quinze années, la jeune république indépendante connaît hésitations, brusques changements d’orientation, coups d’État et accès périodiques de violence. Ces quelques années sont toutefois la seule période où elle connaît une vie démocratique parlementaire, même si elle est imparfaite. En 1963, un système de gouvernement durable sera mis en place, mais ce sera alors un régime autoritaire et répressif dominé par le parti Baas.
L’accession à l’indépendance n’apporte pas de changement immédiat dans la classe au pouvoir. Les grandes figures du Bloc national, principal artisan de l’indépendance, demeurent à la tête de l’État. Leurs mérites sont reconnus mais ils sont bien peu préparés à la tâche qui les attend dans un pays en pleine transformation sociale et politique et marqué par des années d’agitation. Ils représentent les classes aisées et ils héritent d’une démocratie parlementaire inspirée par la IIIe République française, parfaitement inadaptée à un pays du tiers-monde. Ces hommes, bien qu’artisans de la libération nationale, n’ont pas de compétences pour gérer un État. Il leur manque les connaissances économiques indispensables et il leur faudrait un programme social répondant aux aspirations de la population. En outre, ils sont bien souvent rivaux.
Première manifestation de ces tiraillements, le Bloc national éclate en deux partis en 1947. Il laisse place au Parti national animé par le président Choukri Kouatly, implanté surtout à Damas, qui manifeste à ses débuts un conservatisme plutôt orienté vers l’Égypte. L’autre émanation du Bloc national, le Parti du peuple, répond aux préoccupations de la bourgeoisie d’affaires d’Alep, tournée vers Bagdad et Mossoul, et convaincue que son intérêt est de fournir à la Mésopotamie un débouché vers la Méditerranée. Ce parti est dirigé par Maarouf Dawalibi, un professeur originaire d’Alexandrette» (X. Baron. Histoire de la Syrie, Pairs, Tallandier, Col. Texto, 2014, pp. 125-126).
Ce qui empêche la Syrie d’apparaître immédiatement comme un État viable, comme le souligne Baron, c’est le manque de formation d’une élite ayant une formation administrative et économique capable de gérer un État imité de la République française. Contrairement à la Syrie, l’Inde et le Pakistan seront plus rapidement viables, et ce, malgré les guerres civiles et les conflits internationaux, car depuis le début du siècle, une caste d’administration d’origine indienne avait été formée dans les Écoles d’administration de l’Empire. Ainsi du brahmane Jawaharlal Nehru (1889-1964) qui avait été formé à Harrow School et à Cambridge et qui devint le premier Premier ministre de l’Inde libre en 1947. Les deux États rivaux, découpés à même le British Raj, entre les territoires occupés par les Mogols musulmans et le sous-continent indien de tradition hindouiste, devinrent rapidement de grandes puissances industrielles et militaires, possesseurs d’armes nucléaires et cela au moment où la Guerre Froide établissait un dangereux équilibre de la terreur. Tel ne fut pas le cas des anciens pays découpés à même l’Empire ottoman. L’investissement dans l’appareil militaire pour pallier aux ratés économiques devait se montrer dérisoire lorsque l’intrusion d’Israël, piloté par les États-Unis, dans le territoire palestinien galvanisa l’union des puissances arabes :
«L’événement qui provoque l’effondrement des vieilles structures en Syrie est la guerre de Palestine déclenchée par la proclamation de l’indépendance d’Israël, le 14 mai 1948. L’armée syrienne s’engage dans le conflit dès le 15 mai, aux côtés d’autres États arabes. Les déclarations enflammées de certains dirigeants arabes annonçant une rapide et foudroyante victoire n’empêchent pas la déroute de leurs armées, mal équipées, mal commandées, désunies et en nombre inférieur aux forces adverses. Le traumatisme que provoque cette défaite au sein des populations arabes affecte en particulier les jeunes officiers syriens prompts à rejeter la responsabilité de l’échec sur leurs dirigeants politiques. Le pouvoir est d’autant plus atteint que des scandales éclatent. Ainsi, des armes achetées par la Syrie et destinées au front syrien tombent entre les mains d’Israël. Des abus de confiance, des actes de corruption, des détournements de biens publics sont révélés. Le parti Baas, formation qui privilégie le secret avant de tenir son premier congrès en 1947, mène avec succès une campagne d’agitation antigouvernementale qui rencontre, dans un tel climat, un écho favorable dans la population et dans certains secteurs de l’armée» (X. Baron. Ibid. pp. 126-127).
À partir de ces défaites humiliantes et de la férocité des combats, la démocratie syrienne avançait à grands pas vers la dictature militaire, elle-même instable. On devine assez vite le parti que l’Union soviétique pensait tirer de l’aide aux pays arabes. Les relations entre Moscou et Le Caire au temps du généralissime Nasser risquaient de faire tomber tout le Moyen-Orient aux mains du communisme. Israël devenait plus que jamais, maintenant équipé de la bombe atomique, la garantie du capitalisme occidental dans la région. Une compétition s’établissait entre les deux superpuissances pour le contrôle aussi bien de la Syrie que de l’Iran, aussi bien de l’Iraq que de l’Égypte. Les dirigeants occidentaux convinrent qu’appuyer des régimes militaires dictatoriaux valait mieux que faire la fine bouche devant les manquements aux droits de l’homme et à la démocratie. Sur leur tombe fleurirent les Frères Musulmans et autres partis religieux intégristes de l’Islam dont le terrorisme avait été, depuis l’époque des croisades, le moyen de maintenir le désordre dans les campagnes et dans les villes.

Le mimétisme du comme si réussit dans d’autres pays encore moins bien équipés au niveau d’une élite économique et intellectuelle mais capables de produire des aventuriers aptes à singer les parades militaires et les décorations colorées des commandements occidentaux. Tel fut cet ancien aide-cuisinier qu’était Amin Dada (1928-2003) lorsqu’il vivait à Jinja, où était cantonné un régiment des King’s African Rifles de l’armée coloniale britannique d’Afrique. Auparavant, il n’était que simple portier dans un hôtel de la ville! Idi Amin Dada a donc commencé sa carrière militaire dans les forces répressives de la décolonisation. Au Kenya, son bataillon fut engagé dans la répression des Mau Mau. Son analphabétisme ne nuisit pas à son ascension dans les grades de l’armée. Dans sa lutte contre les Turkana, dans l’Ougan-
da, il commit des actes atroces de tortures et d’assassi-
nats qui ne passèrent pas inaperçus mais, protégé par les officiers britanniques, il s’en tira avec une seule réprimande. Il se fit connaître alors par ses exploits d’athlète : natation et surtout la boxe. Avec l’indépendance, en 1962, la carrière militaire d’Idi Amin est encouragée par le tout nouveau président, Milton Obote, mais ce dernier finit par s’apercevoir qu’Amin Dada a détourné plusieurs millions de dollars des fonds de l’armée. Pour éviter l’arrestation, il profite qu’Obote est à Singapour pour exercer un coup d’État en 1971. Obote pratiquait une politique tournée vers le socialisme, Amin Dada est donc perçu d’un bon œil par l’ensemble des puissances occidentales. Durant huit ans, il sera à la tête d’une tyrannie sanguinaire. Progressivement envahi par la paranoïa, il persécute les ethnies Acholis et Lango, dont Obote est issu. Il chasse 60 000 Asia-
tiques, principalement des Indo-pakistanais, qui étaient un rouage important de l’économie du pays. Pire, Ami Dada se rapproche de Khadafi et, par le fait même, de l’influence soviétique. Les Occidentaux commencent à s’inquiéter et déplorent de ramasser les dégâts causés par la soldatesque et les escadrons de la mort ougandais. Le Kenya est bientôt menacé. Mais c’est le blitzkrieg israélien d’Entebbe qui va donner le coup de grâce au dictateur. Le 27 juin 1976, un avion français reliant Tel Aviv à Paris est détourné par des membres de l’Organisation de Libération de la Palestine. Amin Dada invite les terroristes à venir poser l’appareil à Entebbe. Protégés par l’armée ougandaise, les Palestiniens semblent à l’abri lorsqu’un coup de force opéré par des commandos israéliens parvient à libérer la grande majorité des otages. Trois sont tués dans l’assaut, dont un par des balles israéliennes, et une vieille femme transportée dans un hôpital avant l’assaut, Dora Bloch, âgée de 75 ans, est assassinée sur ordre d’Ide Amin. La destruction d’une partie de la flotte aéroportée ougandaise achève de pousser le dictateur aux extrêmes. Une purge de 200 officiers et hauts fonctionnaires, l’assassinat de l’archevêque anglican de Kampala et de deux ministres suivront. Le dictateur achève de sombrer dans la démence. Il n’est plus qu’un passionné de voitures de course, de boxe et de films de Walt Disney.

Cette fantaisie ne fait pas que traduire un métissage culturel anglo-africain, il fait ressortir l’aspect de la décolonisation animée par le désir d’occidentalisation. Ainsi, Amin Dada se fait confectionner des vêtements spéciaux afin de porter de nombreuses décorations de la Seconde Guerre mondiale dont la Military Cross et la Victorious Cross, copiée à l’identique de la Victoria Cross britannique. Il s’attribue des titres dont celui de «roi d’Écosse»! Après une querelle diplomatique avec la Grande-Bretagne, il se confère la décoration de «Conquérant de l’Empire britannique». Son nouveau titre est digne de la vieille noblesse européenne, mais avec une marque risible de caricature grotesque : «Son Excellence le Président à vie, Maréchal Alhaji Dcoteur Idi Amin Dada, titulaire de la Victoria Cross, DSO, titulaire de la Military Cross et Conquérant de l’Empire britannique». Des visions lui dictent sa politique et le maréchal pourrait être atteint d’une neurosyphilis dégénérative. Alors que l’économie ougandaise décline de plus en plus, des mutineries éclatent dans le sud du pays, les soldats mutins passant en Tanzanie. En octobre 1978, les deux pays entrent en guerre, mais très vite la Tanzanie de Julius Nyerere contre-attaque et bientôt Idi Amine doit fuir la capitale. Le dictateur, qui serait responsable de 100 à 500 000 victimes, probablement 300 000, finit ses jours en exil, en Arabie Saoudite.

On ne peut pas ne pas voir derrière ces violences inouïes la continuité des violences exercées par les colonisateurs au cours des siècles précédents. Ayant appris que la vie des colons ne valait pas cher, les héritiers de la décolonisation avaient assimilé cette leçon au point de continuer à l’appliquer eux-mêmes à leurs propres compatriotes après leur «libération»,. La décolonisation, en tant qu'être-comme de la phase du mimétisme et transfert des fonctions sociales des métropo-
litains sur les nouveaux gouver-
nants, se diffuse dans toutes les nouvelles institutions. Pinochet et Perón au Chili et en Argentine sont de nouveaux Franco. Les parlementaires de Nairobi portent la perruque et la toge des députés et plaideurs britanniques. Les Afrikaners pratiquent un racisme anthropologique européen du XIXe siècle. Et le Congo? Il peut sembler loin, en effet, le temps où l’on coupait les bras des indigènes qui n’apportaient pas assez d’hévéa à la compagnie de caoutchouc au temps du bienfaisant roi Léopold en ce jour de juin 1960, où la Première République du Congo est proclamée. Pourtant, toute la période de la colonisation, même lorsqu’elle passa sous la tutelle du gouvernement de Bruxelles, ne fut pas paisible et innocente. Comme dans tous les pays où se produisit un mouvement indépendantiste, des questions ne cessaient d’être soulevées parmi l’élite beaucoup plus que parmi l’ensemble de la société congolaise : «L’indépendance était-elle souhaitée? Quand était-elle souhaitée? Et comment fallait-il s’imaginer le Congo indépendant? Cette dernière question portait à la fois sur l’organisation intérieure du pays (devait-il être unitaire ou fédéral?) et sur les relations extérieures avec la Belgique (devaient-elles être totalement indépendantes ou fallait-il tout de même un lien constitutionnel sous une forme ou sous une autre?). Les réponses à ces trois questions faisaient émerger des positions radicalement différentes. D’un côté de la table, on pouvait par exemple défendre avec ardeur une indépendance inconditionnelle et immédiate, en rompant tous les liens avec la Belgique et en maintenant l’unité du Congo, tandis que de l’autre côté on était favorable à une décolonisation lente, en conservant un lien avec la mère patrie et en octroyant une grande autonomie aux diverses provinces» (D. van Reybrouck. Congo Une histoire, s.v., Actes Sud, 2012, p. 250). Ces questions, pratiquement tous les pays en voie de décolonisation se les sont posées. Au Congo, elles s’imposèrent de façons tragiques dès les premiers jours de l’indépendance.

Les métropoles européennes, voyant venir l’indépendance de leurs colonies, tâchèrent de ménager la chèvre et le chou devant l’inévitable. Des négociations se déroulaient dans toutes les capitales européennes : Londres, Paris, Amsterdam, Lisbonne et Bruxelles. Ce n’est pas au Congo que la chose devait se décider, mais dans la capitale belge. Les négociateurs tels Kasavubu, Lumumba, Tshombe faisaient de constant aller et retour de Kinshasa à Bru-
xelles. Le monde des affaires suscita une Table ronde éco-
nomique à Bruxelles en vue de normaliser le sort du capitalisme dans le futur État libre du Congo. Cet immense territoire aux ressources naturelles diversifiées et riches, qui jouissait d’un capitalisme sauvage tout azimut, pouvait-il bénéficier d’un transfert économique de la métropole à la colonie? «Avec l’indépendance à l’horizon, beaucoup de chefs d’entreprise craignaient que les jours de leur autonomie et de leurs excellentes relations avec les autorités ne soient comptés. Ils continuèrent d’exercer leurs activités sur place, mais ils choisirent un siège social en Belgique, ce qui assujettissait leur entreprise au droit belge et non au droit congolais. Avec ce transfert, le Trésor congolais voyait disparaître une part importante des recettes fiscales» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 284). Mais…
«Le pire était encore à venir, mais cela ne se produisit que quelques semaines plus tard. Le 27 juin 1960, trois jours avant l’indépendance, le Parlement belge a dissous – avec l’accord du gouvernement congolais qui plus est – le Comité spécial du Katanga. Une bévue monumentale pour le Congo! Le nouvel État perdait ainsi le contrôle de la gigantesque Union minière, moteur de l’économie nationale. Comment cela avait-il pu se produire? Le CSK était en réalité une société publique qui au Katanga attribuait des concessions aux entreprises privées, en échange d’actions. Il avait ainsi une participation majoritaire dans l’Union minière, et donc le pouvoir de décision. Dans la pratique, il faisait peu usage du droit que lui conférait cette participation : l’État colonial se fiait le plus souvent à la compétence des milieux d’affaires. Maintenant que le Congo menaçait de devenir indépendant, le danger existait que le nouvel État se mêle réellement des activités de l’Union minière et de toutes ses filiales. En supprimant le CSK, on avait supprimé ce risque. Les délégués congolais à la Table ronde économique n’y virent pas d’inconvénient, tant ils éprouvaient de l’aversion pour ce moloch du capitalisme occidental, et le futur gouvernement de Lumumba reprit ce même raisonnement… Le Congo en restait pour une part propriétaire mais obtenait, en tant qu’actionnaire minoritaire, bien moins de pouvoir et de gains que les grands trusts belges, comme la Générale. Par là même, il était non seulement privé de plusieurs millions de dollars, mais aussi de la possibilité de mettre l’industrie au service du pays.
Dansant dans l’ignorance, le pays approchait du gouffre de l’indépendance. Il était en possession des clés politiques, mais celles de l’économie furent mises à l’abri en Belgique. Le lendemain de ce coup invraisemblablement roué, les deux pays signèrent néanmoins un “traité d’amitié” qui parlait d’aide et de soutien» (D. van Reybrouck. Ibid. pp. 285-286).
Tout se mettait en place, avant même l’indépendance, pour que l'indépendance échoue. Comme nous l’avons vu pour le cas syrien, le Congo se voyait dépossédé d’une partie de ses instruments économiques avant même qu’il ne puisse se constituer en véritable État. Pourtant, la société congolaise, disloquée entre la minorité des très riches colonisateurs Blancs et l’effroyable majorité de colonisés Noirs, n’était pas une société démunie d’infrastructures :

«Le premier gouvernement du Congo héritait de la Belgique un pays doté d’une infrastructure bien développée : plus de quatorze mille kilomètres de voies ferrées avaient été construits et plus de cent quarante mille kilomètres de routes et de rues, il y avait plus de quarante aéroports ou aérodromes et plus de cent centrales hydroélectriques et à vapeur, une industrie moderne était sur pied (numéro un mondial pour le diamant industriel, troisième producteur de cuivre de la planète), ainsi qu’un début de système de santé publique (trois cents hôpitaux pour les autochtones, des centres médicaux et des maternités) et le taux d’alphabétisation était très élevé (1,7 millions d’élèves à l’école primaire en 1959) – des réalisations qui par rapport à d’autres colonies africaines étaient sans aucun doute impressionnantes. L’armée avait en outre enregistré d’importants succès à l’occasion des deux guerres mondiales. Mais l’infrastructure n’est pas tout. Thomas Kanza, le très jeune ministre qui avait étudié la psychologie, savait que ces succès étaient relatifs pour beaucoup d’Africains : “Ceux-ci, contrairement à ce qui est communément admis par les Européens, ont souffert plus du manque de sincère sympathie, de considération et d’amour de la part des colonisateurs que de l’absence d’écoles, de routes et d’usines”» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 288).
En fait, ce que veut dire Kanza en mentionnant «l’amour», c’est la reconnaissance de l’égalité d'espèce entre le colonisateur et le colonisé. La double nature avait fait naître l’envie et le nar-
cissisme mégalo-
mane des colonisa-
teurs tandis que les colonisés héritaient de la jalousie et de l’incapacité fondamentale de pouvoir s’évaluer égaux, sinon meilleurs que leurs dominants. Le départ ou même le retrait apparent des anciens colonisateurs laissaient une population traumatisée avec un héritage trop lourd à porter :
«En outre, à quoi servait un pays entièrement équipé si personne ne savait comment s’y prendre? Le jour de l’indépendance, le pays comptait seize diplômés de l’université. Certes des centaines d’infirmières et d’employés de l’administration avaient bénéficié d’une bonne formation, mais la Force publique n’avait pas un seul officier noir. Il n’y avait pas un seul médecin indigène, pas un seul ingénieur, pas un seul juriste, agronome ou économiste.
“La Belgique n’avait pas d’expérience de la colonisation”, a dit Mario Cardoso pendant notre déjeuner raffiné au Memling, “mais elle avait encore moins d’expérience de la décolonisation. Pourquoi fallait-il que tout se passe si vite? Si seulement ils avaient attendu cinq ans, le premier lot d’officiers congolais aurait eu fini ses études. Il n’y aurait alors pas eu de mutinerie dans l’armée”. De 1955 à 1960, le pouvoir colonial chercha fébrilement à mettre en œuvre des réformes qui lui permettent de faire face à la grande agitation sociale, mais ses mesures se révélèrent insuffisantes et tardives. La décolonisation fut par conséquent une véritable fuite en avant que personne ne pouvait maîtriser. En ne cédant que tard aux exigences compréhensibles d’une élite frustrée, Bruxelles déchaîna des forces qui dépassaient très largement ses capacités à gérer la situation. Cela valait cependant aussi pour la jeune élite qui avait non seulement pointé du doigt et canalisé le mécontentement social des classes intérieures, mais l’avait aussi dramatisé et amplifié jusqu’à ce qu’il atteigne des proportions face auxquelles elle ne savait elle-même plus quoi faire. La chronologie des événements fit ressortir un paradoxe que l’on pouvait tout au plus constater, mais pas résoudre : la décolonisation commençait bien trop tard, l’indépendance arrivait bien trop tôt. L’émancipation accélérée du Congo fut une tragédie déguisée en comédie dont la fin ne pouvait être que désastreuse». (D. van Reybrouck. Ibid. pp. 288-289).
En transférant les actions minoritaires des richesses à l’État congolais, l’impérialisme pariait également sur l’inexistence même des traditions institutionnelles capables de les gérer. Van Reybrouck le signale fermement :
«Le Congo belge n’avait pas eu de Parlement, pas fait l’expérience d’une culture d’opposition institutionnalisée, de concertation, de recherche d’un consensus, d’apprentissage du compromis. Tout se décidait à Bruxelles. Le pouvoir colonial sur place n’était qu’une administration chargée d’exécuter les instructions. Les divergences d’opinions, qui ne pouvaient que porter atteinte au prestige du colonisateur, étaient dissimulées à la population indigène. Tout-puissant, inattaquable, le plus haut représentant du pouvoir, le gouverneur général coiffé de son casque blanc couvert de plumes de vautour, présentait plutôt les caractéristiques d’un chef traditionnel d’un royaume féodal africain que celles d’un haut fonctionnaire d’un régime démocratique. Faut-il s’étonner que la première génération de politiciens congolais se soit débattue avec les principes démocratiques? Faut-il s’étonner qu’ils aient ressemblé à des prétendants au trône cherchant à s’entretuer plutôt qu’à des dirigeants élus? Autrefois, dans les royaumes de la savane, la passation des pouvoirs royaux avait toujours donné lieu à de violentes luttes de pouvoir. En 1960, il n’en fut pas autrement» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 307).
Gouverneur général accueillant le roi des Belges.
Plus modestement qu’en République Centrafrique ou en Ouganda, la succession aux colonisateurs se fit à travers leur apparat symbolique : «Ne s’agissait-il pas, en définitive, de décider de celui qui allait prendre la succession du roi Baudouin? Kasavubu fut le premier et le seul président de la Première République. L’uniforme de gala qu’il se fit confectionner était une parfaite imitation de celui de Baudouin. Léopoldville et le Bas-Congo le soutenaient massivement. Sa position à la tête de l’État fut rarement remise en cause ouvertement. Pourtant, il fut écarté en 1965 par Mobutu. Quelque temps après, il s’avéra que la tenue de gala de Mobutu s’inspirait elle aussi de celle de Baudouin» (D. van Reybrouck.ibid. p. 307). Lumumba, chef de gouvernement, confronté à ce vide de personnel autochtone dans les fonctions publiques nomma un officier belge à la tête de l’armée, le général Janssens, qui entendit imposer les règles de formation en métropole à une armée déjà étourdie par les fêtes de l’indépendance. Dès le 5 juillet 1960, jour où Janssens se rendit à la caserne Léopold-II pour donner à ses hommes un cour de discipline militaire, une mutinerie éclata qui ne tarda pas à se propager dans la ville et même en dehors de la capitale : «Des centaines de soldats s’insurgèrent. Ils rossèrent leurs officiers, les contraignirent à se mettre à l’abri au mess avec femmes et enfants et ils occupèrent le dépôt de munitions. À l’extérieur de la caserne, le long de la route en direction de la capitale, de graves émeutes se produi-
sirent dans la région de Madimba-Inkisi. Les soldats s’en prirent cette fois non pas à des officiers blancs, mais à des civils blancs. Plusieurs femmes européennes furent violentées. L’une d’elles fut violée seize fois en l’espace de cinq heures, en présence de son mari, de sa mère et de ses enfants. Les rumeurs à ce sujet n’allaient atteindre la capitale que quelques jours plus tard» (D. van Reybrouck. Ibid. pp. 310-311). Pour venir à bout de la mutinerie, Lumumba commença par élever les grades des soldats dans l’armée; puis il écarta «Janssens et nomma à sa place Victor Landula en tant que commandant en chef des forces armées, avec pour chef d’état-major Joseph-Désiré Mobutu. Une africanisation du sommet de la hiérarchie militaire devait pouvoir remonter le moral des troupes! Dans le même élan, il prit sa troisième mesure : une africanisation accélérée et radicale du corps des officiers» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 311).

Toutes ces élévations de grades de personnels non encore formés à leurs charges devaient se retourner contre Lumumba : «Si ces décisions permirent d’apaiser quelque peu les tensions, le résultat fut désastreux : la république du Congo qui venait de voir le jour n’avait, au bout d’une semaine, plus d’armée efficace. On avait retiré au nouvel État son plus solide pilier» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 311). Après le pilier économique, voilà donc l’État congolais privé de son monopole de la violence. En fait, le nouveau gouvernement se trouvait devant les mêmes problèmes qui harcelaient jadis le gouvernement colonial, aussi y portait-il les mêmes solutions dommageables : «Les tentatives de Lumumba pour maîtriser la mutinerie rappellent les tentatives belges de pacification du mécontentement social dans les années 1950 : confronté à la contestation d’une partie de la population, il prit lui aussi des décisions précipitées s’appuyant sur des concessions considérables qui lui permettraient, espérait-il, d’acheter la paix sociale. Mais, là aussi, le résultat fut précisément l’inverse de celui escompté. Le ressentiment, impossible à endiguer, ne faisait que s’amplifier» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 312).

La conséquence inéluctable de tout ceci fut la guerre civile : «Non seulement les troubles de juillet 1960 dévastèrent l’armée, l’administration et l’économie, mais ils aboutirent de surcroît à un conflit armé. Le 9 juillet à Elisabethville, il y eut pour la première fois des morts : cinq Européens, dont le consul italien, furent abattus. Cela ne pouvait plus durer, décida la nuit même le ministre belge de la Défense Arthur Gilson. Contre l’avis du ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny et sans en informer l’ambas-
sadeur de Belgique à Léopold-
ville, il donna le feu vert pour une interven-
tion militaire. La vie de compa-
triotes était en danger, tel était son raisonnement. Le 10 juillet, tôt le matin, des avions de l’armée de l’air belge décollèrent avec des troupes de la base aérienne de Kamina à destination d’Elisabethville. Ce jour-là, à Luluabourg, une unité de para-commandos fut larguée pour libérer des Belges. La décision était à tout point de vue fâcheuse» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 317). En effet, à peine un peu plus d’un mois après la proclamation de l’indépendance, voici les forces armées de l’ancienne métropole qui s’invitaient dans la crise congolaise, donnant signe à l’ensemble du pays que le gouvernement avait perdu tout contrôle. Lumumba ne savait plus vers qui se tourner. Devant la crise, il congédia le Parlement :
«La pagaille était complète. Au Congo, on ne gouvernait pas, on se querellait. L’intérêt national était assujetti aux luttes de pouvoir. Dans ce chaos, le colonel Mobutu, chef d’état-major de l’armée, intervint pour mettre un terme aux disputes. Le même jour, le 14 septembre 1960, il commit son premier coup d’État, avec l’accord et le soutien de la CIA. Il raconta à la presse que l’armée prenait le pouvoir jusqu’à la fin de l’année. Lumumba et Kasavubu furent `neutralisés”. Mais alors que Kasavubu finit par avoir le droit de rester au pouvoir en devenant une sorte de président cérémoniel, Lumumba fut assigné à résidence dans son logement de fonction de la capitale. L’amitié entre Mobutu et Lumumba était définitivement terminée» (D. van Reybrouck. Ibid. p. 328).
Patrice Lumumba (1925-1961) était parvenu à incarner la lutte pour l’indépendance du Congo. Il avait été accueilli comme un messie. L’état de crise qui suivit l’indépendance lui fut reprocher, bien injustement. Ne sachant vers qui demander le soutien, il alla jusqu’à adresser une invitation à Moscou, ce qui fit réagir sévèrement les Américains. Finalement, il se plaça sous la protection des Casques bleus de l’O.N.U. qui ne pouvaient que le protéger à l’intérieur de sa résidence. Lors d’un vote à l’O.N.U. devant décider qui, de Lumumba (représenté par le jeune psychologue Thomas Kanza) ou de Kasavubu resterait à la tête du pays, la majorité des votes se portèrent sur Kasavubu qui s’était déplacé pour affirmer qu’il était seul à représenter l’autorité congolaise. Choisir Kasavubu, Lumumba le savait, équivalait choisir Mobutu. Cela signifiait également sa perte :
«Il était encore enfermé chez lui dans la capitale. Quand la nouvelle du vote à New York lui parvint, il comprit que ses jours à Léopoldville étaient comptés. Les casques bleus dans son jardin allaient-ils encore le protéger maintenant que l’ONU avait voté contre lui? Il devait, et il allait, rejoindre ses partisans à Stanleyville. C’était la nuit, au mois de novembre, en pleine saison des pluies. Un orage tropical extraordinairement violent obligea les soldats congolais à se mettre à l’abri. Leur attention s’était relâchée. Lumumba se cacha à l’arrière d’une Chevrolet et se fit conduire à l’extérieur sous une pluie diluvienne.
Les routes congolaises étaient à ce moment encore en parfait état. Si son chauffeur avait continué à rouler pendant quarante-huit heures, ils auraient pu atteindre Stanleyville. Cependant, la nuit de sa libération, Lumumba resta dans la capitale pour s’adresser au peuple. Même en chemin, il s’arrêta dans les villages, heureux de constater l’accueil chaleureux des villageois. Mais c’était la saison des pluies. Dans la capitale, Mobutu apprit la fuite de Lumumba et voulut à tout prix l’empêcher de rejoindre Gizenga. Cela entraînerait forcément son retour sur la scène politique et la CIA et ses conseillers belges n’en avaient aucune envie. Les Nations Unies refusèrent d’aider à traquer le fuyard, mais une compagnie aérienne européenne fournit un avion et un pilote habitué à effectuer des vols de reconnaissance à basse altitude. Ils repérèrent rapidement le convoi, qui se composait de trois voitures et d’un camion. Le 1er décembre, les soldats de Mobutu arrêtèrent Lumumba et sa suite alors qu’ils essayaient de traverser la Sankuru près de Mweka. Lumumba fut transporté par avion au camp Hardy près de Thysville, la caserne où quelques mois plus tôt l’armée s’était mutinée. À partir de ce mooment-là, Lumumba cessa de bénéficier de la protection des Nations Unies, il était prisonnier du régime de Léopoldville. Quand il arriva, sans lunettes et attaché, quelqu’un lui enfonça une boule de papier dans la bouche : le texte de son célèbre discours [prononcé lors de l’Indépendance].
Que devaient faire de lui Kasavubu et Mobutu? Le garder en détention éternellement…? Ne valait-il pas mieux le transférer au Katanga? Ou au Kasaï? Des provinces hostiles, certes, mais qui présentaient un intérêt justement pour cette raison. Il n’aurait pas de partisans là-bas. Car là où il était pour le moment, les troubles avaient recommencé. À Thysville, le 12 janvier, les soldats se mutinèrent à nouveau. Cela provoqua une certaine agitation. Le gouvernement belge, en la personne du ministre d’Aspremont, approuva le projet de transférer Lumumba au Katanga, quelle qu’en soient les conséquences, du moment qu’il était loin de la capitale, quelque part où les mutins ne pouvaient pas le libérer. En appuyant le projet, il pouvait en outre renouer les relations avec Kasavubu. La Belgique souhaitait en effet rétablir les relations diplomatiques avec Léopoldville. Elle ne voulait pas donner l’impression de s’intéresser uniquement au Katanga. À contrcœur, Tschombe accepta la venue de Lumumba et de deux autres prisonniers politiques. Le ministre d’Aspremont finit par les y envoyer.
Le 17 janvier 1961 à 16 50 atterrit à Elisabethville le DC-4 qui transportait Lumumba et ses deux fidèles, Mpolo et Okito. Pendant le vol, on les avait frappés et torturés. Une centaine de soldats armés les attendaient; ils étaient sous le commandement du capitaine belge Gat. Aussitôt après, un convoi les emmena à la maison Brouwez, une villa vide à l’écart, appartenant à un Belge, à quelques kilomètres de l’aéroport. La garde à l’extérieur et à l’intérieur de la villa était assurée par la police militaire, sous les ordres de deux officiers belges. Les prisonniers y reçurent la visite d’au moins trois ministres katangais – Munongo, Kibwe et Kitenge, chargés des Affaires intérieures, des Finances et des Travaux publics – qui les torturèrent également. Tshombe n’était pas là. Il était allé au cinéma voir un film au titre d’un cynisme invraisemblable vu les circonstances : Liberté, produit par le Réarmement moral. Ensuite, il eut une réunion avec ses ministres. Aucun Européen n’était présent. La réunion dura de 18 h 30 à 20 h 00, mais toutes les dispositions pratiques pour la suite de la soirée semblaient avoir été réglées d’avance. La décision de transférer Lumumba au Katanga était un plan commun des autorités de Léopoldville, de leurs conseillers et des autorités de Bruxelles; mais la décision de Lumumba fut prise par les autorités katangaises. Ce fut surtout le ministre Godefroid Munongo qui joua à cet égard un rôle déterminant. Il était le petit-fils de Msiri, le marchand d’esclaves afro-arabe qui au XIXe siècle s’était approprié le royaume de Lunda.
Après la réunion, la délégation ministérielle retourna à la villa Brouwez. Les prisonniers furent chargés à l’arrière d’un véhicule, qui partit accompagné d’autres voitures et de deux jeep de l’armée. La nuit était tombée entre-temps. Le convoi prit la direction du nord-ouest en empruntant une route plate à travers la savane vers Jadotville. Dans la lueur des phares, à gauche et à droite, de l’herbe, des broussailles, la forme d’une termitière. Au bout de trois quarts d’heure, les véhicules quittèrent la route principale. Dans la savane boisée sur le côté de la route, ils aperçurent une fosse peu profonde fraîchement creusée. Des policiers et des gendarmes noirs en uniforme étaient présents, mais aussi quelques messieurs en costume : le président Tshombe, les ministres Munongo, Kibwe et quelques-uns de leurs collègues. Quatre Belges participèrent aussi à l’exécution. Franz Verscheure, commissaire de police et conseiller de la police katangaise, Julien Gat, capitaine de la gendarmerie katangaise, François Son, son brigadier subalterne, et le lieutenant Gabriel Michels. Les trois prisonniers furent amenés tour à tour au bord de la fosse. Cela faisait à peine cinq heures qu’ils étaient au Katanga. Ils avaient été roués de coups et torturés. À peine quatre mètres plus loin attendait le peloton d’exécution : quatre volontaires katangais armés de mitrailleuses. À trois reprises, une salve assourdissante retentit dans la nuit. Lumumba fut le dernier à être exécuté. À 21 h 43, le corps du Premier ministre, le premier élu démocratiquement au Congo, bascula dans la fosse.
La mort de Lumumba fut longtemps gardée secrète. Pour effacer toutes les traces, Gérard Soete, un Belge qui était officier de la police katangaise, a exhumé peu de temps après les dépouilles des trois victimes. On dit qu’une main, peut-être celle de Lumumba, sortait encore de terre. Soete a scié les corps en morceaux, qu’il a dissous dans un tonneau d’acide sulfurique. Il a retiré de la mâchoire supérieure de Lumumba deux dents serties d’or, et découpé trois doigts de sa main. Chez lui, à Bruges, il a conservé pendant des années une petite boîte qu’il montrait parfois à ses visiteurs. Elle contenait les dents et une balle. Bien des années plus tard, il les a jetées dans la mer du Nord» (D. van Reybrouck. Ibid. pp. 330 à 333).
Évidemment, cet assassinat n’arrangea pas les affaires du Congo. 

Plutôt que d’être la première phase de l’indépendance d’un pays, la décolonisation s’avère une troisième phase de l’impérialisme après l’usurpation et la colonisation. La décolonisation devient une forme de satellisation des anciennes colonies gravitant non plus seulement autour d’une métropole, mais d’une civilisation – la civilisation occidentale – tout entière. Ce n’était pourtant pas là le projet de libération escompté :

 
«Tout le monde savait qu’il y aurait un peu d’improvisation pendant les premiers temps de l’indépendance. Il était clair que tout n’allait pas se passer le plus simplement du monde. Mais de là à penser que durant les six premiers mois de son existence, le Congo allait connaître une grave mutinerie dans l’armée, une fuite massive des Belges restés sur place, une invasion de l’armée belge, une intervention militaire des Nations Unies, le soutien politique de l’Union soviétique, une phase d’extrême tension de la guerre froide, une crise constitutionnelles sans égale, deux sécessions portant sur un tiers de son territoire et par-dessus le marché le sort réservé à son Premier ministre, qui allait être fait prisonnier, s’enfuir, être rattrapé, torturé et tué, non, tout cela, vraiment personne ne l’avait prévu.
Et cela n’arrangea en rien la situation. À présent, on appelle la période entre 1960 et 1965 la Première République, mais à l’époque elle évoquait plutôt le Jugement dernier. Le pays se décomposa, fut confronté à une guerre civile, à des pogroms ethniques, deux coups d’État, trois rébellions et six chefs de gouvernement (Lumumba, Ileo, Bomboko, Adoula, Tshombe et Kimba), dont certainement deux et peut-être même trois furent assassinés : Lumumba, tué d’une balle en 1961; Kimba, pendu en 1966; Tshombe, trouvé mort dans une cellule de prison en Algérie en 1969. Même le secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld, l’homme placé à la tête d’un “gouvernement mondial” indécis, perdit la vie dans des circonstances qui ne furent jamais élucidées : un cas unique dans le multilatéralisme d’après-guerre. Quant aux morts au sein de la population congolaise, ils ne se comptaient même plus.
La Première République du Congo fut une époque apocalyptique durant laquelle tout ce qui pouvait tourner mal tourna mal. Sur le plan politique ou militaire, le pays sombra dans un chaos total inextricable, sur le plan économique la situation n’avait qu’une interprétation possible : tout allait de mal en pis. Pourtant, le pays n’était pas en proie à des pulsions irrationnelles incontrôlées. Les catastrophes des cinq premières années ne furent pas la conséquence d’une réémergence de la barbarie, de la réapparition d’une quelconque forme de primitivisme réprimé pendant les années coloniales, sans parler d’une “âme bantoue” hermétique. Non, là encore, le chaos fut engendré par la logique plutôt que par la déraison, ou, pour être plus précis : par la confrontation de logiques contradictoires. Le président, le Premier ministre, l’armée, les rebelles, les Belges, les Nations Unies, les Russes, les Américains : chacun adoptait une logique secrètement cohérente et compréhensible mais souvent contradictoire avec celle des autres. Comme au théâtre, la tragédie de l’Histoire était ici aussi non pas une affaire d’êtres raisonnables contre des êtres insensés, des bons contre des méchants, mais de personnes toutes persuadées lors de leurs rencontres que leurs propres intentions étaient bonnes et raisonnables. Des idéalistes s’opposaient à d’autres idéalistes, mais les idéaux défendus avec trop de fanatisme conduisent à l’aveuglement, l’aveuglement des bons. L’Histoire est un plat abominable préparé avec les meilleurs ingrédients» (D. van Reybrouck. Ibid. pp. 305-306).
Comme plus tard lors du génocide rwandais, derrière les affrontements ethniques se cachaient les tentacules des rivalités politiques, des intérêts impérialistes qui contrôlaient les cordons de l’économie nationale et qui veillaient à l’appauvrissement en-deçà de toutes limites de la condition des anciens colonisés. Alors que pour ceux-ci, l’indépendance devait signifier la libération et passer par une voie nécessaire qui conduirait à être-comme les anciennes métropoles, des puissances riches, libres et modernes; pour les anciennes métropoles, la décolonisation devenait un nouveau mode d’asservissement des colonisés. Les Bokassa, Amin Dada et Mobutu n’étaient plus que des caricatures sanglantes de rois nègres de la période coloniale, se croyant désormais hissés au-delà même des archétypes des rois et des empereurs européens que l’enseignement de l’histoire des colonisateurs avait insidieusement versés dans l’Imaginaire des colonisés afin d’assurer leur supériorité raciale. Afin d’éviter que la jalousie des colonisés se retournent contre les métropolitains tout en continuant à assouvir les envies immodérées de pouvoir et de richesse, la décolonisation fut le passage du colonialisme à travers les institutions nationales des pays indépendants. Désormais, le budget des armées nationales, jadis dépensé pour le maintien des colonies se trouva notablement réduit, voire transféré aux Trésors des pays indépendants, tandis que les Trésors des puissances occidentales s’accrurent des bénéfices de l’exploitation de ces pays dont le budget national se voyait grevé d’un faible pourcentage de revenu inférieur aux dépenses de l’entretien des infrastructures. Le développement du sous-développement devenait la tare des indépendances et la décolonisation rentable pour toutes les puissances occidentales. L’envie des colonisateurs était la première responsable de la jalousie des colonisés. La seule différence, c’est que l’envie se borne à l’avoir extérieur, alors que la jalousie dévore l’être de l'intérieur.

L’instabilité structurelle des nouveaux pays indépendants, en Orient mais surtout en Afrique, entraîna un mouvement de reflux des nouveaux peuples décolonisés vers leurs anciennes métropoles. L’effondrement dans les guerres civiles, les rivalités ethniques, l’appauvrissement avec l’analphabétisation, les épidémies (du Sida à l’Ébola), les famines et le pourrissement des infrastructures léguées par les métropoles, conduisit à une Völkerwanderung du Sud vers le Nord. Cette alternative à l’indépendance était une autre façon pour les ex-colonisés de devenir comme les maîtres. S’occidentaliser en trouvant moyen d’échapper aux horreurs de leurs pays pour regagner les métropoles et s’y établir comme citoyens. Telle est la probléma-
tique que le titre d’un livre célèbre en son temps de Jean-
Christo-
phe Ruffin, L’empire et les nouveaux barbares, évoque la période où l’empire romain recevait de sa périphérie l’apport de tous ses conquis. Cette limes imaginaire se traduit dans les faits par les plus grandes disparités économiques entre le revenu moyen d’un individu parmi les plus pauvres d’un ou l’autre des pays du Nord par rapport au revenu moyen des habitants des pays du Sud. Ce qu’on appelait dans les années 70, le Tiers-Monde perdit son nom en se répandant de plus en plus dans les trois-quarts du monde, si on considère l’appauvrissement des régions mêmes des pays situés au Nord. Il apparaît donc normal qu’un vaste mouvement de déplacement des populations jamais connu auparavant se mette en marche.

La première immigration vient donc des régions, du plat pays, vers les grandes villes, les métropoles qui deviennent des mégapoles dont le niveau de population dépasse parfois celui de certains pays du Sud : New York et son agglomération comptent 22 085 649 habitants; Tokyo 13,35 millions, Moscou 11,5 d’individus; Mexico 8, 851; Paris (et sa grande banlieue) 10 460 118; Londres 8,308 millions… Les premiers migrants à habiter ces villes provenaient des provinces souvent dépeuplées pour des raisons économiques. À cela s’ajoutent les immigrants du Sud, les anciens colons venus retrouver en métropole un semblant de sécurité, d’enrichis-
sement et d’édu-
cation. Contrai-
rement aux années 70 et 80 lorsqu’il y avait une part d’im-
migration politique due aux troubles des guerres civiles des nouveaux pays indépendants, depuis les années 1980, il s’agit surtout d’une immigration économique. Les divers problèmes qui affectent les zones Sud obligent des boat peoples à s’engager à traverser la Méditerranée pour se retrouver parqués à l’île de Lampeduza relevant de l’Italie. Des catastrophes de traversiers surpeuplés qui font naufrages en Indonésie, aux Philippines et même sur les côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée nous disent la grande détresse de ces gens qui se sont souvent endettés pour payer le prix du voyage pour atteindre le «paradis» du Nord. Les chiffres que donnent Catherine Wihtol de Wenden sont effarants : «les migrations ont triplé en moins de quarante ans. On les estimait à 77 millions en 1975, elles sont aujour-
d’hui de l’ordre de 200 millions. Ajoutons-y les 740 millions de migrations internes liées aux déplacements de populations provoqués par les guerres. Un autre chiffre donne la mesure de la rupture : il y a quarante ans, une vingtaine de pays tout au plus étaient concernés; aujourd’hui, il n’est pas une région du monde qui ne soit touchée, soit comme terre d’accueil, soit comme terre de transit. Certains pays en voie de développement ont même changé de statut, n’étant plus exclusivement tournés vers l’émigration mais affectés par les trois flux à la fois, l’émigration, l’immigration et le transit. Le Maroc, l’Algérie, la Turquie et le Mexique sont dans ce cas depuis les années 1990» (C. Wihtol de Wenden. «Le nouveau paysage migratoire», in L’Histoire. Les Grandes migrations, Collection # 46, 2009, p. 85).

Si les hommes vont là où il y a une source d’enrichissement possible, doit-on penser que l’appauvrissement de la Terre est en soi suffisante pour expliquer ces millions d’individus qui transitent depuis 30 ans vers les grandes métropoles du monde? Mme Whitol de Wenden ne peut passer sous silence que cette migration économique va du Sud vers le Nord et est la conséquence d’une décolonisation qui a mal tourné pour les pays indé-
pendants : «Jusqu’aux années 1980, les pays qui avaient accédé à l’indépen-
dance vingt ans plus tôt, vivaient dans une bulle euphorique. Ils s’en sortiraient économiquement, croyaient-ils, car l’histoire les avait en quelque sorte légitimés. Si l’on partait, c’était avec l’idée de revenir un jour, le temps d’amasser un capital et d’en distraire une partie pour sa famille». Ceci est sans doute vraie mais pas totalement. Nous y reconnaissons davantage l’immigration de pays comme l’Italie ou l’Allemagne au début du XXe siècle, pays surpeuplés et dont les richesses ne suffisaient plus pour satisfaire les familles nombreuses. C’était l’époque où New York les attendait avec sa Statue de la Liberté et le poème d’Emma Lazarus. Dans les années précédent 1980, nous l’avons dit, l’immigration était politique; fuyant des dictateurs sanguinaires ou entrevoyant le four de l’indépendance, les migrants cherchaient à retrouver la sécurité et la «richesse» du temps où l’ordre colonial maintenait un semblant de paix dans les colonies. Et Mme Whitol de Wenden de poursuivre : «Mais, depuis, le désenchantement s’est installé, et les gens sont convaincus que l’avenir est bouché à l’intérieur de leurs frontières, que de leur vivant ils ne connaî-
tront pas de change-
ment, que leur salut, donc, passe par une émigration qui pourra être définitive. Par ailleurs, la migration doit être analysée comme une manière de réajustement des grands déséquilibres de plus en plus béants entre régions riches et régions pauvres, que ce soit en termes de revenu par habitants, d’espérance de vie, de niveau d’éducation et d’exposition aux risques de toute nature : risques liés aux guerres civiles, à l’instabilité politique, aux catastrophes environnementales, aux maladies, au chômage. La migration est aussi une assurance contre ces risques» (C. Wihtol de Wenden. Ibid. p. 85).

Les produits culturels, américains laissent miroiter aux gens du Sud et de l'Est que les burgers poussent dans les arbres en Amérique. Ainsi voit-on beaucoup de Latino-Américains de la région andine émigrer vers l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et même le Japon, alors que les Latino-Américains du Mexique et de l’Amérique centrale vont vers les États-Unis et le Canada. Plus assurément que les paroles oiseuses du pape Jean-Paul II, cette lubie a forcé les peuples slaves à basculer du côté du capitalisme libéral. Les peuples africains du golfe de Guinée préfèrent l’Afrique du Sud ou transitent par le Maghreb vers la France, et certains vers le Québec. Il en est de même de l’émigration maghrébine. L’Arabie et les États du Golfe attirent davantage les Indonésiens et les migrants du sous-continent indien. Bref, depuis 1980, le panorama migratoire a beaucoup changé : «L’axe sud-nord, celui dont on parle le plus, ne concerne qu’un tiers de l’ensemble des flux avec 61 millions de migrants. Il y en a désormais presque autant sur l’axe sud-sud : 60 millions. Les migrations nord-nord touchent 50 millions d’individus. Tandis que l’axe nord-sud et l’axe est-ouest concernent chacun 14 millions de personnes» (C. Wihtol de Wenden. Ibid. p. 87).

Mais ce qui est le plus tragique, c’est la façon dont les anciens colonisés se débarrassent volontiers de leurs propres concitoyens. Ainsi, l’immigration cache une expulsion des pays d’origine :
«Dans nombre de pays du tiers monde, poursuit Mme Wihtol de Wenden, une pratique nouvelle s’est installée. Jusqu’à très récemment, les gens étaient cantonnés chez eux, car les autorités, le plus souvent des dictatures, craignaient d’exporter leur mauvaise image de marque en s’ouvrant au monde. Maintenant ces gouvernants, qui n’ont rien perdu de leur autoritarisme, tirent avantage d’une délivrance plus généreuse des passeports à leurs citoyens D’abord, les expatriés renvoient à leurs proches une partie de ce qu’ils gagnent, on l’a vu, et contribuent au fonctionnement de l’économie locale. Ensuite, c’est une façon d’éloigner des foyers de contestation possible mais aussi des chômeurs en puissance.
Enfin, ces pays, inexistants pour la plupart sur la scène internationale, développent, grâce à leur diaspora, une diplomatie parallèle, principalement axée sur la défense des droits de leurs nationaux à l’étranger. Je pense là à un pays comme l’Érythrée. Ainsi avons-nous désormais un paysage migratoire très différent de celui qui existait au XIXe siècle avec des Européens de l’Ouest qui partaient faire fortune en dehors de chez eux : dans les colonies, les comptoirs de commerce, dans les nouveaux mondes et sur les terres à défricher et à peupler comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande. De nos jours, les Européens ne quittent plus leurs terres d’origine, les migrants viennent de pays jusque-là refermés sur eux-mêmes, qui ont ouvert leurs frontières, mais ils se heurtent aux politiques d’immigration mises en place par les régions d’accueil pour en contrôler le flux» (C. Wihtol de Wenden. Ibid. pp. 88-89).
Les émigrants modernes du Sud sont trop jeunes pour avoir connu «l’heureux temps des colonies», ils ne peuvent donc jalouser les Occidentaux et faire comme s’ils étaient d’entre eux. Par contre, la culture de la rapacité véhiculée par l’impérialisme culturel américain a créé une nouvelle envie qui est de faire fortune en Occident, pour soi-même. À moins d’avoir bénéficié d’une fortune d’un parent haut-fonctionnaire corrompu de la dictature en place, l’arrivée en terre d’accueil est plutôt brutale. Les gouvernements occidentaux distinguent désormais les immigrants selon qu’ils sont économiques (sauver leurs fortunes d’un régime dictatorial ou communiste) ou sociaux (venir servir de main-d’œuvre en Occident pour fuir les persécutions locales). Les lois d’immigration occidentales jouent donc sur un double registre et tous les immigrants ne sont pas égaux aux yeux des sociétés d'accueil. En fait, cette migration des anciennes colonies est une suite normale au colonialisme du passé. À l’époque des colonies, des aventuriers partaient d’Occident, usurpaient les pouvoirs locaux, faisaient de la prédation des ressources naturelles et abaissaient les colonisés au statut d’esclaves ou de main-d’œuvre servile. La décolonisation a renversé le flux. Maintenant, l’immigration se substitue à l’ancien abaissement esclavagiste ou servile et les Occidentaux n’ont même plus besoin de défrayer les frais de transport! C’est ce qu’on appelle le progrès. Ces immigrants sont plus souvent qu’autrement campés dans des quartiers (les banlieues) où se fomentent des émeutes et qui sont déjà de véritables ghettos où les ressentiments ruminés font jaillir de petites pègres qui se font la guerre pour le trafic de drogues ou de prostituées. Les caïds deviennent des symboles de réussites et sont l’objet de nouvelles jalousies de cette jeunesse laissée pour compte. Le vieux drame qui affecta au tournant du XXe siècle les immigrants d’origine italienne, irlandaise ou chinoise se rejoue, mais avec des groupes ethniques venus d’Asie, d’Afrique, voire de Russie! Enfin, les clauses favorables et l’adaptation du droit des États indépendants aux normes occidentales rendent la prédation des ressources naturelles toujours aussi prometteuse. La décolonisation aura, en définitive, été une formidable affaire pour les minorités dominantes occidentales, mais un nouveau fléau pour toutes les sociétés!

Voilà où nous conduit l’envie comme péché capital collectif. Si l’Occident s’est montré la civilisation la plus envieuse, l’envie n’a épargné aucune civilisation, aucune culture. Elle n’a prise que des formes adaptées aux mœurs locales. Son effet le plus malsain a été, après avoir suscité des rêves cupides, comme ceux qui animaient les Conquistadores, les prospecteurs, les compagnies, d'instiller dans l'esprit des colonisés des jalousies intérieures dévorantes et souvent incontrôlables. Aux rêves de jeunesse; à ceux qui conduisirent le jeune Rimbaud se faire marchand dans la Méditerranée orientale, ou Pierre Loti, se laisser bercer par la houle de la mer en quête des paradis érotiques chantés par Baudelaire :
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
ont répondu des irruptions de violences raciales, de conflits internationaux et de migrations désespérées. La nostalgie de la coloniale ne s'est jamais fredonnée sur l'air de La petite Tonkinoise, mais bien sur les trois strophes triomphales de Verlaine (rendant hommage à Rimbaud) :
L'histoire t'a sculpté triomphant de la mort
Et jusqu'aux purs excès jouissant de la vie, 
Tes pieds blancs posés sur la tête de l'Envie

Montréal
10 novembre 2014

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