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| Hiéronymus Bosch. La colère |
briser les Tables de la Loi que lui
aurait dictées Yahweh? De même, la colère de Romulus, colère fratricide, qui
fonde la Ville de Rome et qui se renouvel-«Thrasymédès, fils de Philomèlos, qui était amoureux de la fille de Pisistrate, se jeta sur elle au cours d’une procession et l’embrassa. Ses frères s’indignèrent et estimèrent l’outrage insupportable. Pisistrate leur dit : “Si nous châtions ceux qui nous font desamitiés, à ceux qui nous détestent, que ferons-nous?” Thrasymédès, de plus en plus amoureux, s’assura le concours de jeunes gens de son âge et enleva la jeune fille au cours d’un sacrifice rituel au bord de la mer. Ses compagnons tirèrent l’épée, dispersant la foule, embarquèrent la jeune fille sur un bateau et se dirigèrent vers Égine
Sur ces entrefaites, Hippias, un des fils de Pisistrate, donnait la chasse aux pirates dans le golfe. Considérant la cadence des rameurs, il prit les fuyards pour des forbans, les poursuivit, les rejoignit et réussit à délivrer sa sœur. Il ramena les coupables devant son père, lequel, fait inouï et qui justifie qu’on ait gardé la mémoire, pardonna à l’amoureux et lui donna même sa fille» (P. Brulé. La fille d’Athènes).
exemple d’un père qui laisse tous ses droits à
l’amour s’oppose à la colère des fils. Celle-ci possède en elle-même une suite
de rencontres tragiques sur un chemin parsemé de morts violentes. Par sa
sagesse – que ferons-nous à celui qui nous hait si nous traitons avec violence
celui qui nous aime? -, Pisistrate détourne l’hybris
de ses fils. La tyrannie de Pisistrate sera une période de paix et d’enrichissement
des citoyens d’Athènes, de moins en moins guerriers et de plus en plus
marchands, car il est impensable que Pisistrate ait donné sa fille à
Thrasymédès sans une certaine contrepartie en échange. La sagesse n’est pas un angélisme.
Mort!” Je le voyais succom-«Tout rempli de l’Esprit Saint, il fixa son regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. “Ah! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu”. Jetant alors de grands cris, ils se bouchèrent les oreilles et, comme un seul homme, se précipitèrent sur lui, le poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider. Les témoins avaient déposé leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Et tandis qu’on le lapidait, Étienne faisait cette invocation : “Seigneur Jésus, reçois mon esprit”. Puis il fléchit les genoux et dit, dans un grand cri : “Seigneur, ne leur impute pas ce péché”. Et en disant cela, il s’endormit» (Act. 7 55-60).
Nazareth que ces mêmes prêtres avaient condamné à mort quelques
années plus tôt. Sermon qui s’acheva par cette virulente accusa-
l’a situé dans le conflit entre deux factions chrétiennes, les
judéo-chrétiens qui imposaient que le christianisme demeure au sein des exigences
de l’Ancienne Loi, et les pagano-chrétiens, qui, comme Paul, exigeront
l’ouverture du christianisme à tous les croyants, peu importe leurs origines
ethniques. Contrairement à la fourberie des prêtres qui en appelèrent à un
procès devant le procurateur romain pour satisfaire à leur mise à mort du
Christ, cette fois-ci, ces mêmes hommes, appellent à la vendetta pure et
simple. Selon la loi mosaïque, Étienne sera conduit hors les murs de la cité et
sera mis à mort pour blasphèmes. La chose paraît «normale», c’est-à-dire dans
l’ordre de la tradition multiséculaire des Hébreux.
réponses
pleines d’ubiqui-tement. Il cherche, il vise, il frappe et suscite la colère des prêtres et, si on peut employer cette expression, il court après le martyre. Il en sera aussi rétribué. Voilà comment s’est établie une certaine stratégie politique du martyre appelée à animer la première chrétienté sous l’empire romain. Ce faisant, elle va imprimer profondément sa marque dans la psyché de l’Église et du comportement chrétien pour les siècles à venir.
L’émergence du sadisme au sein du christianisme proviendrait non pas tant du désir de vengeance suite aux
persécutions que de l’action inégale des autorités civiles envers la secte en expansion, celle-ci prenant le sang de ses martyrs pour la semence de la foi. Ce serait un cas classique, conforme à l’analyse de T. Reik : «Tout se passe comme si les obstacles qui se dressent devant l’accomplissement du but masochiste rendaient l’individu impatient et stimulaient ses tendances sadiques… Des moyens agressifs sont employés dans le but d’obtenir punition, gronderie, humiliation; la victime par vocation devient un tourmenteur, les rôles paraissent momentanément renversés. Le masochiste se conduit comme la victime d’un sadique. Ce défi, cet appel, cette provocation pour recevoir la satisfaction masochiste désirée, continuent dans leur forme sadique…» (T. Reik. Le masochisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, p. 83). Ce que reprocheraient ainsi les premiers chrétiens envers les païens et les autorités romaines ne serait donc pas la persécution, mais le manque de persécutions, les supplices pas assez sévères pour le goût et les aspirations des néophytes! Ce ne serait pas impossible dans la logique de l’aberration masochiste. La provocation de nombreux martyrs envers leurs juges ou des autorités relativement bien disposés à leur égard serait l’expression d’un sadisme potentiel. Pour Reik, il s’agirait là du «sabotage masochiste» : «En considérant la persévérance obstinée de la provocation, on serait tenté d’attribuer au masochiste qui agit ainsi un caractère tyrannique et despotique. On suppose une volonté forte
dans cette provocation qui refuse d’être repoussée et d’accepter une réponse négative. Il est étrange…, que le masochiste dont le caractère normal est celui d’une soumission complète à son partenaire, d’obéissance absolue, insiste maintenant sur l’obéissance à sa propre volonté, sans s’occuper des désirs du partenaire. Est-ce que ce caractère tyrannique serait seulement le renversement de l’humilité et de la passivité du masochiste? Dans le traitement psychanalytique des masochistes, le trait provocateur devient perceptible soit comme une résistance exaspérée soit comme une obéissance défiante; comme une hostilité directe ou comme d’autres attitudes comparables. L’échelle va du silence obstiné aux remarques et à la conduite insolente. Le but de cette attitude peut être généralement appelé sabotage masochiste» (T. Reik. ibid. p. 84). Ainsi, Tertullien écrivant à Scapula, mentionne un «fonctionnaire romain responsable pour la procédure officielle [qui] considérait leur insistance pour le martyre comme une forme de suicide» (T. Reik. ibid. p. 315).Le sadisme de l’Église prendrait donc sa source dans ce sabotage masochiste, pour qui le persécuteur ne fait pas son office de bourreau. Un Père déficient dans sa cruauté entraîne un regain d’agressivité chez le Fils masochiste. Ce sabotage témoigne de la possibilité de voir le potentiel de violence du chrétien se détourner
de lui contre les autres. Au début du XXe siècle, Bouché-Leclercq envisa-geait sé-
rieuse-
ment, à partir d’un passage ambigu de Tacite à propos de l’incendie de Rome en 64, sous Néron («Et personne n’osait combattre l’incendie : de nombreuses voix menaçantes défendaient de l’éteindre, et puis d’autres lançaient ouvertement des torches, en criant qu’ils y étaient autorisés…» (Tacite. Annales, XV, 28, Paris, Garnier-Flammarion, Col. GE # 71, 1965, p. 438), que les chrétiens étaient responsables, par fanatisme eschatologique du sinistre (A. Bouché-Leclercq. L’intolérance religieuse et la politique, Paris, Flammarion, 1911, p. 132). Au-delà de ce débat insoluble, les auteurs païens sentaient bien ce qu’ils considéraient comme le côté anti-social des chrétiens. Celse, dont les écrits nous sont parvenus indirectement par la critique dont en faisaient les chrétiens, aurait, dès le IIe siècle, accusé ceux-ci de «se séparer des autres hommes, de mépriser les lois, les mœurs, la culture de la société où ils vivent» (H. Daniel-Rops. L’Église des Apôtres et des Martyrs, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques,
1948, pp. 412-414), tandis que le philo-sophe néo-plato-
nicien Prophyre essayait «de saper la doctrine chrétienne elle-même, la figure du Christ "indigne d’un sage", la foi chrétienne qu’il tient pour irrationnelle et absurde, tout juste bonne pour les âmes déficientes… les excès de saint Paul et la médiocrité de saint Pierre…» (H. Daniel-Rops. ibid. p. 412). L’historien Ammien Marcellin, pour sa part, écrivait de même : «Point de bêtes féroces aussi hostiles aux hommes que le sont entre eux bon nombre de sinistres personnages parmi les chrétiens» (H. Daniel-Rops. ibid. p. 602), ce qui était étrangement confirmé par saint Jérôme et saint Augustin.
Toujours au IIe
siècle, Pline le Jeune, fonctionnaire romain en Cappadoce, écrivait à son
supérieur, l’Empereur Antonin : «On ne saurait estimer trop haut le service
rendu à l’humanité par les Romains, qui ont supprimé des rites monstrueux où
tuer un homme était le comble de la religion et le manger chose salutaire par
excellence» (Cité in A. Bouché-Leclercq. op. cit. p. 499), et deux siècles plus
tard, l’Empereur apostat Julien, tentant d’effectuer un retour au paganisme
après la révolution constantinienne, écrira d’Antioche, durant l’hiver 362-363,
une longue lettre d’accusation contre les chrétiens : «De l’impériale plume, le vitriol coula. “La machination chrétienne est
une invention de la malice humaine”, un retour à la barbarie. Les chrétiens
sont des traîtres. Leurs dogmes? des mensonges. Les récits de la Bible? des
absurdités. Le Christ n’a été qu’un homme, une manière d’anarchiste, dont les
principes ruineraient la société, s’ils étaient applicables. Saint Paul est un
imposteur; les martyrs, des maniaques; les moines, des dégoûtants…» (H. Daniel-Rops. Op. cit. pp. 656-657). Si ces différents
détracteurs sont
diversement informés sur les chrétiens, ils redoutent tous le «fanatisme» de
ceux-ci et lorsqu’ils entendent prêcher les Pères Apologètes : Justin Martyr,
Tatien et surtout Tertullien, ils reprochent au christianisme naissant
l’intolérance envers les autres cultes, une intolérance religieuse
incompréhensible pour ces fonctionnaires de l’État habitués à voir dans la
religion un simple rite formaliste. Comme l’écrit Bouché-Leclercq : «…le zèle même avec lequel [ils] attaquent,
dans le polythéisme, le culte satanique des idoles ne pouvait manquer de
suggérer aux gouvernants l’idée que, le jour où les chrétiens disposeraient de
la force, ils considéreraient comme un devoir de proscrire les autres religions»
(A. Bouché-Leclercq. op. cit. p. 277).
Florence, le vicaire de Charles Ier d’Anjou. En 1279, il était
podestat de Sienne et capitaine dans les armées qui affrontèrent Trente. En
1288, il était podestat de Piacenza. Noté pour son exceptionnelle noblesse et
un comportement tout à fait honorable dans le feu de la bataille. Un rapport
non confirmé mais qui proviendrait du principal intéressé raconte que dans une
bataille, il perdit ses deux bras, mais qu’il aurait continué à porter
l’étendard de sa ville, criant à ses troupes de suivre les moignons de ses
bras. Gherardo da Camino de Trévise était capitaine-général de la ville de 1283
jusqu’à sa mort, en 1306. Lui aussi fut un exemple de grand courage et de
noblesse d’esprit. Il s’est mérité les éloges du Dante dans son Convivio IV
comme un parangon de noblesse. Apparemment, il était associé et allié de Corso Donati, ennemi politique du Dante qu’il a probablement rencontré quand Corso
était capitaine de Trévise; en effet, Corso devint lui-même podestat de
la ville peu avant sa mort en 1398. Il semble que Gherardo consenti un prêt
monétaire substantiel à Corso avant la mort de Gherardo. Enfin, Guido da Castel
était également un gentilhomme de Trévise, issu de l’une des trois branches du
clan Robert de Reggio nell’Emilia. Il aurait été expulsé de Trévise pour son
appartenance au parti gibelin et liquidé à Vérone, où il prêtait assistance aux
occupants français en leur fournissant quantité généreuse d’armes, de chevaux,
d’argent, etc. Son surnom français relevait d’un
oxymoron puisque pour les
Français, Lombard était synonyme de
«gour-mand», «sournois» ou même de «vile» appliqués générale-
ment aux usuriers. En l’appelant le naïf Lombard, les Français le payaient donc d’un compliment en retour de ses générosités. Apparemment, Dante lui-même fut redevable de cette générosité et des libéralités de cet homme, ayant été reçu une fois par Guido avec grands honneurs. Les trois vieillards sont pris dans le parti des guelfes, les ennemis politiques de Dante et le poète les présente comme des hommes honorables et vertueux. La colère – la colère politique surtout – empêche de reconnaître l’honorabilité des adversaires et crée des haines qui s’assouvissent dans un malheur commun, voilà ce dont le poète doit s’affranchir s’il veut monter l’étape supérieure qui mènera à la porte du Paradis où l’attend Béatrice.
romaine. Fille de Latinus (roi des Latins) et d’Amata, elle était
la fiancée de Turnus avant l’arrivée des Troyens, dirigés par Énée sur les
côtes du Latium. Virgile lui-même a enrichi la légende de Lavinia dans son Enéide. Lavinia épouse Énée, ce qui
suscite la colère de Turnus, roi de Rutulie à qui Lavinia était promise et,
profitant d’un incident plutôt mineur – la mort d’un cerf (ou d’une biche)
sacré tué par Ascagne, le fils d’Énée –, provoque le conflit au cours duquel il
est tué. Lavinia aurait alors mis au monde un fils posthume du héros, Silvius
(que Virgile attribue à Énée) et par qui descendraient les jumeau Romulus et
Rémus et ainsi jusqu’à Auguste. La colère de Turnus a causé sa propre perte et
n’a fait que serrer les liens entre Énée et Lavinia.
massacres, tueries sans fin. Le grand
échec du christia-nisme demeure cette volonté mythologi-
que de mettre fin à la tragédie païenne ou juive. Que le peuple palestinien soit aujourd’hui victime de la colère des zélotes qui entraînèrent celle des empereurs romains et conduisit au sac de Jérusalem en 70 comme au retour de l’Exodus en 1947; que le génocide juif par les Allemands sous la gouverne des nazis soit le résultat de la terrible colère qui s’empara de chaque Allemand aux lendemains de la vengeance de Versailles de 1919 : toutes ces colères insondables, tous ces bouts de boudins liés les uns aux autres, remontant à des siècles, voire des millénaires avant le supplice des victimes actuelles. Les origines de la tragédie sont bien situées là.
«Par un trait assez remarquable, la naissance de la tragédie est liée, presque partout, à l’existence de la tyrannie – c’est-à-dire d’un régime fort, s’appuyant sur le peuple contrel’aristocratie. Les rares textes sur lesquels on se fonde pour tenter de remonter plus haut que la tragédie attique conduisent tous à des tyrans. Une tradition, attribuée à Solon, raconte que la première représentation tragique serait due au poète Arion. Or Arion vivait à Corinthe sous le règne du tyran Périandre (fin du VIIe siècle-début du VIe siècle av. J.-C.). Le premier cas pour lequel Hérodote cite des chœurs “tragiques” est celui des chœurs qui, à Sicyone, chantaient les malheurs d’Adraste et qui furent “restitués à Dionysos” ; or celui qui les restitua à Dionysos était Clisthène, tyran de cette ville (début du VIe siècle). Sans doute n’y a-t-il là encore qu’une ébauche de tragédie. Mais la vraie tragédie naît de même. Après ces tentatives hésitantes en divers points du Péloponnèse, un beau jour, la tragédie surgit en Attique : il dut bien exister auparavant quelques premiers essais, mais il y eut un départ officiel – qui est comme l’acte de naissance de la tragédie : entre 536 et 533, pour la première fois, Thespis produisit une tragédie pour la grande fête des Dionysies. Or c’était l’époque où régnait à Athènes le tyran Pisistrate, le seul qu’elle ait jamais connu» (J. de Romilly. La tragédie grecque, Paris, P.U.F., Col. Sup littératures anciennes, # 1970, pp. 13-14).
«Entrée dans la vie athénienne par l’effet d’une décision officielle, s’insérant dans toute une politique d’expansion populaire, la tragédie apparaît liée, dès ses débuts, à l’activité civique. Et ce lien ne pouvait que se resserrer lorsque ce peuple, ainsi réuni au théâtre, fut devenu l’arbitre de ses propres destinées. Il explique que le genre tragique soit lié à l’épanouissement politique. Et il explique la place qu’occupent, dans les tragédies grecques, les grands problèmes nationaux de la guerre et de la paix, de la justice et du civisme. Par l’importance qu’ils leur accordent, les grands poètes se situent bien, ici encore, dans le prolongement de l’impulsion première» (J. de Romilly. Ibid. pp. 14-15).
«Il y a d’ailleurs un rapport à l’origine, entre ces deux aspects de la tragédie. Car Pisistrate, en un sens, c’est Dionysos. Le tyran athénien avait développé le culte de Dionysos. Il avait élevé, au pied de l’Acropole, un temple à Dionysos d’Eleuthère ; et il avait fondé en son honneur cette fête des Dionysies urbaines, qui devait être celle de la tragédie. Que la tragédie soit entrée sous son règne dans le cadre officiel du culte de ce dieu symbolise donc l’union des deux grands parrainages sous lesquels se plaçait cette naissance : celui de Dionysos et celui d’Athènes.
On obtient ainsi deux points de départ jumelés, dont la combinaison semble avoir été essentielle dans la naissance de la tragédie. Cela ne veut pas dire, malheureusement, que la part de l’un et de l’autre dans cette combinaison, ni la façon dont elle se fit, nous apparaissent avec clarté. Et entre les improvisations religieuses des débuts et la représentation officielle qui seule nous est connue, les transitions font défaut : l’on en est réduit aux hypothèses et les modalités s’enveloppent de mystère» (J. de Romilly. Ibid. p. 15).
«…les auteurs de tragédies prirent donc la matière de leurs œuvres dans l’épopée. Et il n’est pas douteux qu’ils y prirent, du même coup, l’art de construire des personnages et des scènes capables d’émouvoir. Donner le sentiment de la vie, inspirer terreur et pitié, obliger à partager une souffrance ou une anxiété – l’épopée l’avait toujours fait et elle apprit aux tragiques à le faire. Aussi pourrait-on dire que, si la fête a créé le genre tragique, c’est l’influence de l’épopée qui en a fait un genre littéraire.
Mais l’épopée ainsi transposée [en représentation] devint quelque chose de nouveau. L’épopée racontait : la tragédie montra. Or, cela même implique une série d’innovations. Dans la tragédie, en effet, tout est là, sous les yeux, réel, proche, immédiat. On y croit. On a peur. Et nous savons par des témoignages anciens combien certains spectacles épouvantaient les spectateurs. La tragédie tire sa force, par rapport à l’épopée, d’être ainsi tangible et terrible.
D’autre part, la limitation imposée à l’auteur l’obligeait à choisir un épisode, un seul, dont les spectateurs suivraient le développement dans sa continuité, passant ainsi par toutes les phases de l’espoir et de la crainte, sans rémission de l’intérêt. La tragédie tire aussi sa force de cette concentration de l’attention sur une action unique.
Enfin les conditions mêmes de la représentation amenaient naturellement les auteurs à grandir plutôt les héros et les thèmes. Il convient de le rappeler, car notre théâtre (et déjà le théâtre latin) diffère sur ce point de ce qu’était le théâtre grec. Théâtre de plein air, ce dernier était fait pour des représentations exceptionnelles, groupant un public énorme. Les visages étaient dissimulés par des masques, les rôles de femmes tenus par des hommes. Tout ceci exclut d’office un théâtre tout en nuances, consacré à la psychologie et aux caractères. Contrairement à ce que les termes pourraient suggérer à un moderne, le théâtre était, chez les Grecs, moins intime que l’épopée.
Parce qu’elle montrait au lieu de raconter, et par les conditions mêmes dans lesquelles elle montrait, la tragédie pouvait donc tirer des données épiques un effet plus immédiat et une leçon plus solennelle. Cela s’accordait à merveille avec sa double fonction, religieuse et nationale : les données épiques ne trouvaient accès au théâtre de Dionysos que liées à la présence des dieux et au souci de la collectivité, plus intenses, plus saisissantes, plus chargées de force et de sens» (J. de Romilly. Ibid. pp. 20-21)
«Le meurtre d’Agamemnon, tué par Égisthe ou bien par Clytemnestre, et le retour d’Oreste revenant venger son père, étaient des données que connaissait l’Odyssée et qu’avait narrées l’Orestie de Stésichore. Eschyle n’a donc fait que reprendre une donnéeépique. Mais, avec lui, tout s’organise : au centre de chacune des deux premières pièces de son Orestie figure un meurtre, qui est aussi sacrifice et sacrifice expiatoire. On l’attend, on le craint, on y assiste, puis on le pleure : chaque tragédie présente donc une unité fortement organisée. Dans la troisième, le meurtre est remplacé par un jugement, mais le problème n’est pas moins simple ni moins terrible, puisque, là aussi, on craint sans cesse pour une vie qui est en jeu. – D’autre part, si le public ne voyait pas ces meurtres, qui s’achevaient dans la demeure, il assistait directement, à l’horrible affrontement entre la mère et le fils; il voyait le délire de Cassandre; et – expérience passant, de loin, tout ce que l’on connaissait – il voyait les Érinyes, toutes vivantes, grogner affreusement en s’attachant aux pas du coupable. Chaque tragédie était donc présence, et présence terrifiante. – Mais présence de quoi? Pas seulement du meurtre et de la violence car le meurtre était voulu par les dieux et les Érinyes étaient des divinités : aussi peut-on dire que se manifestait, dans la suite des trois tragédies, la présence divine. Au niveau même des faits et des actes humains, la simple structure des pièces impose certaines questions et tourne l’attention des spectateurs vers les dieux. Pourquoi, en effet? Pourquoi le meurtre d’Agamemnon? Après ce premier crime, pourquoi un autre? Où était la faute? Où sera le châtiment? Que décident les dieux? Cette interrogation hante le chœur, hante les acteurs. Et les dieux eux-mêmes sont tout près. Ils parlent par des oracles; ils parlent par la voix d’une visionnaire; on tremble de deviner leur colère; puis, soudain, surgit l’Érinye, puis Apollon, puis Athéna. Chaque tragédie prend valeur religieuse. – Et, enfin, l’ensemble est quelque chose de plus. Athéna, en effet, est la déesse tutélaire d’Athènes; grâce à son intervention, les Érinyes à leur tour se muent en divinités protectrices de la cité : elles veilleront sur l’ordre et la prospérité du pays, où désormais elles s’installent; et, en même temps qu’elle obtient ce résultat, Athéna donne ses instructions pour que continue d’exister ce tribunal de l’Aréopage, fondé pour juger Oreste; or, Eschyle exalte le rôle dévolu à ce tribunal au moment précis où Athènes venait d’en changer les pouvoirs. L’Orestie, par là, touche à la vie de la cité: elle parle de civisme; son inspiration prend une portée nationale» (J. de Romilly. Ibid. pp. 21 à 23).
«La pièce d’Eschyle dans laquelle Oreste revient et tue sa mère s’appelle les Choéphores, parce que le chœur entrait en portant des libations funéraires, ou choai. Les deux pièces de Sophocle et d’Euripide traitant du même sujet s’appellent toutes deux Électre. En effet, la sœur d’Oreste est devenue ici le centre de l’action. Elle attend son frère, elle le pousse au meurtre, elle l’y aide; on s’intéresse donc à ce qu’elle sent et à ce qu’elle fait; on s’émeut de sa misère et de sa fermeté : Électre, dans sa douleur et sa résolution est devenue, à proprement parler, héroïne de tragédie. Or ce sont des héros comme elle qui donnent leurs noms à toutes les autres pièces conservées de Sophocle sauf une, puisque l’on a : Ajax, Antigone, Œdipe roi, Œdipe à Colone, Philoctète. On dirait une galerie de figures grandies par la souffrance et le courage – grandies par la tragédie. Et à ces noms font pendant ceux des héros d’Euripide, ou plus souvent, de ses héroïnes : Alceste, Médée, Hécube, Hélène, Iphigénie à Aulis, Iphigénie en Tauride… Les personnages sont désormais le centre de l’intérêt» (J. de Romilly. Ibid. pp. 37-38).
révolte d’Antigone contre la loi de la Cité qui exige
d’enterrer son frère rebelle hors des murs de la ville, comme la colère d’Œdipe devant
la querelle fratricide de ses fils. Le monde de la vendetta familiale est
derrière, emporté avec la Grèce archaïque. Désormais, la loi de la Cité
prédomine en tout et possède dans la déesse Athéna la légitimité et la légalité
du démos. Les tyrans ne seront pas condamnés tant parce qu’ils sont tyrans que
parce qu’ils n’appartiennent plus au mode de la «modernité» athénienne. Si
Périclès pouvait encore se considérer comme le premier des Athéniens, sa verve
ne suffisait plus à conserver l’unité de la Cité et la guerre du Péloponnèse finit par abattre le monde hérité de la tragédie. Il sera alors dans l’ordre des choses
que Platon appelle le Prince derrière lequel devrait se tenir – mais il ne se
tiendra jamais – le philosophe (et non plus le poète, épique ou tragique qu’il condamnait au bannissement de la Cité).
consiste avant tout
en un rapport entre l’œuvre et le spectateur : la tragédie suscite, dit-il, la pitié et la crainte. Elle n’est pas tragique par ce qu’elle est,
mais par ce qu’elle provoque. Nous ne retrouverons plus de référence à cette
idée fondamentale, ni dans les définitions courantes de la tragédie aux XVIe et
XVIIe siècles, ni dans celles du drame bourgeois, ni dans celles du drame
romantique. Il ne manque à Aristote que d’avoir cherché qu’elle était la
condition de la création d’un tel rapport entre l’œuvre et le spectateur,
condition qui, pour moi, réside dans la possibilité d’identification du
spectateur et du personnage» (P.-A. Touchard. Dionysos, suivi de l’Amateur de théâtre, Paris, Seuil, 1949 et
1952, p. 27). La proximité du citoyen avec le pouvoir rapproche le destin de la
cité plus près des caractères des Athéniens qu’elle l’éloigne des caprices des
dieux. Les divinités grecques ont commencé à mourir sur les scènes des
amphithéâtres avant que Platon ne les réduise à une simple idée de la divinité. Ce ne sont plus les
colères et les jalousies des dieux qui entraînent le sort des Perses ou celui
de la famille du roi de Thèbes, mais leurs actions mêmes livrées souvent à
l’hybris, à la querelle, à la démesure des envies. Les Érynies, Apollon et
Athéna ont beau jouer les accusatrices ou le protecteur d’Oreste, les
mécanismes de l’Orestie demeurent
tous humains. Les colères sont génératrices de révoltes et de conflits. Pendant
que les différentes générations d’Athéniens
réfléchissent sur ces questions à
travers des scènes imitées de la réalité, les philo-sophes commen-
cent à disputer sur les motiva-
tions profondes de ces colères et la sagesse impossible des citoyens à y remédier. D’où qu’ils finiront tous à graviter dans l’ombre d’un tyran. Ainsi, Platon dans l’ombre de Dion de Syracuse et Aristote dans celle de Philippe de Macédoine, éducateur de son fils Alexandre. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut guère crier au succès. Voilà pourquoi, malgré l’éloignement des temps et le saut qualitatif de la civilisation hellénique à la civilisation occidentale, les méditations sur la tragédie demeureront essentielles au sein de l’esprit humain.
Agamemnon, roi d’Argos et de
Mycènes revient dans son royaume après dix ans d’absence à guerroyer contre les
Troyens. Par la volonté de Zeus, les Grecs sont vain-queurs. Argos doit être en liesses pour accueillir son roi. Le chœur prévient la reine Clytemnestre de la victoire. Un héraut annonce l’arrivée prochaine du roi. Mais les spectateurs savent déjà que malgré ses signes manifestes de fidélité et de bonheur, il y a des souvenirs impérissables qui demeurent, dont le sacrifice d’Iphigénie, sa fille, par son père même afin d’apaiser la colère des dieux à son endroit. Clytemnestre en a gardé une haine vengeresse refoulée. Mais voici qu’Agamemnon amène avec lui la fille du roi ennemi, Cassandre, dont il a fait sa maîtresse. Clytemnestre, qui nourrit sa vengeance, invite la captive à entrer dans le palais, mais Cassandre, à qui Apollon a donné le dont de prédire l’avenir, sait qu’entrer dans
elle : «Ah! dis plutôt une maison haïe des dieux, complice de crimes sans nombre, de meurtres qui ont fait couler le sang d’un frère, de têtes coupées… un abattoir humain au sol trempé de sang! (Eschyle. Tragédies, Paris, Les Belles Lettres, rééd. Livre de poche Col. Classiques # 1611-1612, 1962, p. 275). C’est l’un de ces moments terribles, pathétiques, proprement tragiques que le dialogue du chœur et de Cassandre qui refuse de descendre de son char pour pénétrer dans le palais maudit. Du coup, les liesses de la victoire sont oubliées et le discours laudatif de Clytemnestre ne tient plus.
Moins qu’une
pré-diction, Cassan-
dre rappelle ici le meurtre d’Iphi-
génie en des termes amplifiés qui sèment l’horreur chez les spectateurs. Le Coryphée, lui, ne veut se souvenir et s’en tient au don de prophétesse qu’il réfute, mais les gémissements de Cassandre annoncent déjà le crime qui se commet :
dit et redit l’allégresse, sournoise puissance de mort, lui prépare
pour son malheur! Telle est son effronterie! Femelle tueuse du
mâle, je vois en elle… De quel monstre odieux – dragon à deux têtes, Skylla
gîtée dans les rochers, fléau des marins – devrai-je emprunter le nom pour
donner celui qu’elle mérite à cette mère en furie, sortie de l’Enfer, qui
contre tous les siens ne respire que guerre sans trêve. Ah! le cri de
triomphe qu’elle a poussé, la scélérate : le cri du guerrier devant la
déroute ennemie! Et l’on s’imagine qu’elle exprime ainsi la joie d’un
heureux retour! – Mais, croyez-moi ou non, peu m’importe! ce qui
doit être sera, et, toi, qui bientôt vas en être témoin, plein de pitié, tu
diras que j’étais trop véridique prophétesse». Ce à quoi le Coryphée, de
plus en plus vaincu par la crainte, répond : «Tu as parlé du festin préparé à Thyeste avec les chairs de ses
enfants : j’ai compris et j’ai frissonné, et la terreur me prend, à ouïr
la vérité crue et sans images. Mais, au reste de tes propos, mon esprit, égaré,
court hors de la carrière» (Eschyle. Ibid.
pp. 280-281).
Tous les films
d’horreur, même les plus cheaps fonc-tionnent encore sur cette technique théâtrale. La prédiction se ressent par une suite d’effets sonores, d’arrivées de personnages hirsutes, de successions de décors inquiétants, puis l’horreur qui se montre de face. Tout en nous prévenant ouvertement du sort qui attend l'héroïne, on prie encore pour qu’elle s’en sorte du malheur vers lequel elle s’avance :
Puis Cassandre, s’enveloppant la tête, entre dans le palais, mais avant, elle hésite une dernière fois :
crie dans toute son immensité dans le monologue de Clytemnestre qui suit : «La nécessité tout à l’heure m’a dicté bien
des mots : je ne rougirai pas de les démentir. Lorsque, sur ceux qu’on
hait en semblant les aimer, on se prépare à assouvir sa haine, est-il d’autre
moyen de dresser assez haut les panneaux du Malheur pour qu’ils défient tout
bond qui voudrait les franchir ? Cette rencontre-là, longtemps j’y ai
songé : elle est donc venue, la revanche – enfin! et je demeure où
j’ai frappé : cette fois, c’est fini! – J’ai tout fait, je ne le
nierai pas, pour qu’il ne pût ni fuir ni écarter la mort. C’est un réseau sans
issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au faste
perfide. Et je frappe – deux fois – et, sans un geste, en deux gémissements, il
laisse aller ses membres; et, quand il est à bas, je lui donne encore un
troisième coup, offrande votive au Zeus Sauveur des morts qui règne sous la
terre. Gisant, il crache alors son âme, et le sang qu’il rejette avec violence
sous le fer qui l’a percé m’inonde de ses noires gouttes, aussi douces pour mon
cœur que la bonne rosée de Zeus pour le germe au sein du bouton. – Voilà les
faits, citoyens respectés dans Argos : qu’ils vous plaisent ou non, moi,
je m’en fais gloire! Si même il était admis qu’on versât des libations
sur un cadavre, ce serait bien justice ici – plus que justice même : tant
cet homme avait pris plaisir en ce palais à remplir d’exécrations le cratère
qu’à son tour il a dû lui-même vider d’un seul trait!» (Eschyle. Ibid. pp. 287-288). Sans remords ni regrets, Clytemnestre
avoue son forfait et s’en montre fière au grand scandale du Coryphée : «Celui-ci est Agamemnon mon époux; ma
main en a fait un cadavre et l’ouvrage est de bonne ouvrière. Voilà». Après
l’effroi, la terreur et l’horreur, la colère a abattu sa carte en vomissant un
flot de sang hors du corps
d’Agamemnon. La raison? Écoutez la réponse de
l’assassin au chœur : «Ainsi, tu me
condamnes aujourd’hui à l’exil, à la haine d’Argos, aux imprécations d’un
peuple, tandis que contre lui tu ne t’insurgeais guère, quand, insouciant comme
un homme qui prend une victime dans les brebis sans nombre de ses troupeaux
laineux, il immolait sa propre fille, l’enfant chérie de mes entrailles – pour
enchanter les vents de Thrace! N’était-ce pas lui qu’il fallait jeter
hors de cette ville, afin qu’il payât ses souillures? Et pour moi, rien
qu’à entendre ce que j’ai fait, tu deviens un juge implacable. Mais voici la
seule menace que je te permette, moi – car je suis prête à te la retourner –
c’est d’en appeler à la force : vainqueur, tu seras mon maître;
mais, si le Ciel en décide autrement, de tardives leçons t’apprendront la
sagesse» (Eschyle. Ibid. p. 289).
Que voilà l’erreur politique suprême de Clytemnestre! Mère dont l’enfant avait
été immolée par le père et qui criait vengeance et pouvait émouvoir la sympathie
des spectateurs, sa froideur, puis l’aveu d’avoir agi avec un amant complice et
cette dernière menace d’exercer la tyrannie la condamnent définitivement au
regard du public.
sa mère elle-même. La première tragédie historique commen-
ce par un matri-
cide, le crime sans doute tenu pour le plus odieux parmi les tabous – une sorte d’inceste inversé. Car on ne tue pas impunément sa mère. Edouard III d’Angleterre pourra bien faire mourir le beau Mortimer, amant de sa mère, la louve de France, la reine Isabelle complice dans le meurtre de son royal époux, le roi Edouard II, mais il ne se vengera pas en la tuant mais en la confinant, non sans respect, au fond d’un château, loin de la cour, pour le reste de ses jours. Eschyle, ce Shakespeare de l’Antiquité, osera franchir le tabou du matricide et Oreste sera poursuivi par la vengeance des Érynies jusqu’à ce que Apollon transforme les furies en bienveillantes, les Euménides et qu’Athéna prenne Oreste sous son aile et impose un procès «juste et équitable» qui réconciliera personnages et spectateurs. Le courroux des dieux, la tradition de la vengeance, les tourments intérieurs d’Oreste seront choses du passé
car, en tuant Clytemnestre, Oreste avait sauvé
Argos de la tyrannie. Après qu’Athéna ait absous Oreste, celui-ci répond :
«Ô Pallas, toi qui viens de sauver ma
maison, j’avais perdu jusqu’au sol de mes pères, et tu me l’as rendu. Et l’on
dira dans la Grèce : “Le voici de nouveau citoyen d’Argos et maître de son
patrimoine, grâce à Pallas et grâce à Loxias” – et grâce à l’arbitre suprême,
au dieu Sauveur, qui, ayant égard au meurtre paternel et voyant celles-ci
plaider pour ma mère, m’accorde le salut. Mais à ce pays, à ton peuple, pour
l’avenir et la durée sans fin des jours, voici, moi, le serment que je fais, au
moment de rentrer dans ma demeure : Jamais un roi placé au gouvernail
d’Argos ne portera en ces lieux des armes vouées au triomphe. Moi-même alors du
fond de mon tombeau, à ce transgresseur de la foi qu’ici je te jure, par
d’irrémédiables revers, décourageant sa marche et plaçant sur sa route des
présages de deuil, je me chargerai de faire
regretter son entreprise. Mais, en
revanche, si mes serments sont observés, si mon pays à la cité de Pallas ne
cesse de rendre l’homma-ge de ses armes alliées, alors, je lui serai clément. Adieu donc! adieu, Pallas, adieu, peuple d’Athènes, puissent tes attaques, irrésistibles à tes ennemis, sauver la ville et glorifier tes armes!» (Eschyle. Ibid. p. 390). Mais le dernier mot n’appartiendra pas à Oreste mais bien à la véritable héroïne de la tragédie, Pallas Athéna, dont un cortège célèbre la sagesse et la pacification : «La paix, pour le bonheur de ses foyers, est aujourd’hui acquise au peuple de Pallas, et ainsi s’achève l’accord de la Parque avec Zeus dont l’œil voit tout. – (Au peuple.) Et maintenant lancez le cri rituel en réponse à notre chant» (Eschyle. Ibid. p. 398).
«Tu exiges de moi Novatus, que j’écrive comment on peut dompter la colère : c’est à bon droit que tu me parais redouter principalement cette passion, de toutes la plus hideuse, la plus effrénée. Les autres, en effet, ont en elles quelque chose de calme et de paisible : celle-ci est tout agitation, elle est toute à l’impétuosité de son ressentiment, ivre de guerre, de sang, de supplices, transportée de fureurs surhumaines, sans soucid’elle-même, pourvu qu’elle nuise à d’autres, s’élançant au milieu des glaives, et avide de vengeances, qui, à leur suite, entraînent un vengeur. Aussi, quelques sages ont-ils défini la colère une courte folie. Car non moins impuissante à se maîtriser, elle oublie toute bienséance, méconnaît toute affection; elle est opiniâtre et acharnée à ce qu’elle poursuit, sourde aux conseils de la raison, s’emportant contre des fantômes, inhabile à reconnaître le juste et le vrai, semblable en tout à ces ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. Mais, pour te convaincre qu’il n’y a plus de raison chez l’homme dominé par la colère, observe tous ses dehors. Car, de même que la folie a des signes certains, le visage hardi et menaçant, le front triste, le regard farouche, la démarche précipitée, les mains convulsives, le teint changeant, la respiration fréquente et s’échappant avec violence; ainsi l’homme en colère présente les mêmes symptômes. Ses
yeux s’enflamment, étincellent; un rouge éclatant couvre son visage, le sang bouillonne dans les cavités de son cœur, ses lèvres tremblent, ses dents se serrent, ses cheveux se dressent et se hérissent, sa respiration est gênée et bruyante, ses articulations craquent en se tordant; il gémit, il rugit; sa parole s’embarrasse de sons entrecoupés; ses mains s’entrechoquent fréquemment; ses pieds battent la terre; tout son corps est agité, tous ses gestes sont des menaces : tel est le portrait hideux et repoussant de celui que décompose et gonfle la colère. On ne saurait dire si ce vice est plus odieux que difforme. Les autres peuvent se cacher, se nourrir en secret : la colère se révèle, se produit sur le visage; et plus elle est vive, plus elle éclate à découvert…» (Sénèque. De la colère, Livre I, §1).
«Veux-tu maintenant considérer ses effets et ses ravages? Jamais fléau ne coûta plus au genre humain. Je te montrerai les meurtres, les empoisonnements, les mutuellesaccusations des complices, la désolation des villes, la ruine de nations entières, les têtes de leurs chefs vendues à l’encan, la torche incendiaire portée dans les maisons, la flamme franchissant l’enceinte des murailles, et de vastes étendues de pays étincelant de feux ennemis. Vois ces nobles cités dont à peine on reconnaît la place; c’est la colère qui les a renversées. Vois ces vastes solitudes qui s’étendent au loin, désertes et sans habitations, c’est la colère qui a fait ce vide. Vois tous ces hommes puissants transmis à notre mémoire, “comme exemples d’un fatal destin”. La colère frappe l’un dans son lit; la colère égorge l’autre dans le sanctuaire du banquet; elle immole celui-ci devant les tables de la loi, sous les yeux de la foule qui se presse dans le Forum; elle contraint celui-là à livrer son sang à un fils parricide, un roi à présenter la gorge au fer d’un esclave, cet autre à étendre ses membres sur une croix. Et jusqu’ici je n’ai parlé que de victimes isolées. Que sera-ce si, laissant de côté ceux contre qui la colère s’est individuellement déchaînée, tu portes tes regards sur des assemblées détruites par le glaive, sur tout un peuple livré pêle-mêle au fer du soldat, sur des nations entières confondues dans une même ruine, vouées à une même mort… comme ayant abandonné tout souci de nous, ou renoncé à l’autorité. Dis donc pourquoi le peuple s’irrite contre les gladiateurs si injustement, que c’est pour lui une offense s’ils ne meurent pas de bonne grâce, qu’il se croit méprisé, et, par son air, ses gestes, ses violences, de spectateur devient ennemi. Ce sentiment, quel qu’il soit, n’est certes pas la
colère, mais il y ressemble. C’est celui des enfants, qui, s’ils tombent, veulent qu’on batte la terre, et souvent ne savent pas contre quoi ils se fâchent : seulement ils se fâchent sans raison et sans offense, mais non sans quelque apparence d’offense, ni sans quelqu’envie de punir. Aussi se laissent-ils tromper à des coups simulés; des prières et des larmes feintes les apaisent, et une douleur fausse disparaît devant une fausse vengeance» (Sénèque ibid §2).
ressentiments et exaspèrent les colères au point de conduire à
des crimes person-nels ou politiques. Au Siècle de Périclès s'oppose le Siècle d’Auguste, tout plein de colères qui rongent la dynastie royale des Julio-Claudiens où les ambitions, les jalousies, la mégalomanie des Princes conduisent à des usurpations du pouvoir (Tibère) et à des assassinats de rois par un esclave (Caligula, Néron). Sénèque périra lui-même des conséquences de la conjuration de Pison et devra se suicider sur ordre de l’empereur Néron.
antique dans les normes établies par la Poétique
d’Aristote. Mais le mythe de Tristan est
passé par là et la vocation didactique de la tragédie se résume souvent à une
morale qui clôt la pièce, telle celle à la fin du Tartuffe de Molière qui, pour être une comédie n’en est pas moins
un récit tragique. La justice du Roi met à jour la fourberie dévote de Tartuffe
et Géronte rentre en possession de ses biens et de son honneur. De plus en plus, les
colères sont provoquées par des dépits amoureux. Même le grand Racine
n’échappe pas à cette règle nouvelle. Sénèque aussi avait écrit, après
Euripide, une pièce sur Phèdre et ses relations troubles avec son beau-fils,
Hippolyte, fils de son époux Thésée. Jean Racine (1639-1699), après s’être
mesuré au mythe d’Iphigénie, plonge à son tour dans celui de Phèdre (1677).
Comme bien souvent dans la structure tragique moderne, la colère résulte d’un
amour non payé de retour. Ici, celui de Phèdre pour Hippolyte. Hippolyte
déteste sa belle-mère, Phèdre et rêve d’amour pour Aricie, une fille du clan ennemi
de son père. Deux colères sont appelées à naître de ces quiproquo. D’abord
celle de Thésée pour son fils qu’il juge traître à sa cause, ensuite celle de
Phèdre pour son beau-fils lorsqu’elle apprend qu’il est amoureux d’une autre
femme. Le génie de Racine consiste à présenter la naissance des deux colères
l’une à la suite de l’autre; enchaînées l’une à l’autre. Comme souvent dans ces cas-là, c’est une servante,
Œnone, qui ment à Thésée en disant qu’Hippolyte a essayé de séduire Phèdre en
son absence (Acte IV, scène 2) :
fils plutôt qu’à ses aveux d’amour pour la fille de son ennemi
héréditaire. Pourtant, Thésée ne peut ignorer que l’aveu d’Hippolyte est plus
compromettant que les bavardages d’une dame de compagnie de sa femme, de même
que Phèdre ne pouvait se voiler les yeux au point de ne pas voir qu’Hippolyte
la détestait et ne pouvait l’aimer. Les dieux sont de bonnes excuses et rien de
tels alors que les invoquer pour appliquer la vengeance puisque ce sont eux qui
ont placé Thésée et Phèdre dans leurs malheurs. Phèdre, comme Thésée, refusent
d’agir, poursuivant leurs colères jusqu’au bout, quitte à sacrifier les jeunes
amants à leurs frustrations intimes. Thésée passe vite sur le fait qu’en sa race réside l’ordre de la cité, ce
qu’Eschyle n’aurait pas oublié si facilement. Nous touchons ici un point de
divergence essentiel entre la tragédie antique et la tragédie moderne. La
tragédie grecque s’adressait au demos, à
l’ensemble de la population en vue de l’éduquer politiquement des
transformations en train de s’opérer dans l’Athènes qui s’éloigne des
combattants et des guerriers pour s’embourgeoiser dans le commerce et
l’expansion coloniale, tandis que la tragédie française s’adresse à la
noblesse, à une caste d’ordre supérieur qui entoure le Roi et veut entendre les
déceptions qui parsèment la vie d’un monarque de droit absolu. Le monde de la
noblesse d’épée cède progressivement devant celui de la noblesse de robe qui
hante les Parlements et les officines de l’administration royale. Les désordres
de la Cité semblent toucher un peu moins la sécurité de l’ordre bourgeois qui
s’installe tranquillement aux commandes de l’État et que la Révolution viendra
confirmer après des expériences révolutionnaires et impérialistes
incomparables.
des spectacles jouables, ramassant plus d’une centaine
d’acteurs sur la scène et jouant sur les sentiments à la limite de l’hystérie
et de la félonie. Les Allemands – Gœthe avec Faust, Kleist et Büchner –
réussiront mieux à conserver au théâtre romantique ses lointaines attaches
helléniques. Avec les horreurs du XXe siècle, l’Agamemnon d’Eschyle reprendra une influence sur un certain théâtre moderne. Claudel et Eliot d’un côté de l’Atlantique, O’Neill de
l’autre se ressourceront aux origines de la tragédie grecque et en particulier de l’Orestie.
dont le canevas
est plutôt moralisateur, l’Échange (1893-1894),
qu’il publie alors qu’il est ambassadeur aux États-Unis. C’est «la tragédie du couple et du rachat, du
mystère de la rencontre et du hasard; Léchy Elbernon, actrice et femme
publique, récemment abandonnée par le richard Thomas Pollock Nageoire,
plusieurs fois divorcé, exerce sa vengeance en faisant brûler la maison de
Nageoire et en devenant l’amante de Louis Laine, qu’elle fait assommer dans un
acte de désœuvrement, toujours dans l’intention de ruiner Nageoire qui a donné
de l’argent à Louis Laine en échange de sa femme. Cette tragédie apprend au
richard que l’argent n’achète pas tout et ne vaut pas tout» (M. Lebel. Mythes anciens et drame moderne, Montréal,
Éditions Pauline & A.D.É., 1977, p. 57). Claudel n’était pas encore devenu
un parfait tragédien, c’est le moins qu’on puisse dire! (Nageoire = requin [de la finance], un peu trop potache!) Par contre, comme
Eschyle, Claudel est l’auteur d’une trilogie où l’influence d’Eschyle est
plus sérieuse : L’Otage, Le Pain dur
et le Père humilié.
féodal, elle fait le sacrifice de sa vie,
elle consent à devenir la femme de Toussaint Turelure. De même qu’Iphigénie
sacrifie sa vie pour assurer à son père un heureux voyage à Troie, de même
Sygne sacrifie sa vie par amour du devoir féodal et par amour du Christ. Sygne
est donc L’Otage. La journée de la
rentrée du Roi à Paris, qui est reçu par le baron Turelure en personne, a lieu
le baptême du premier et unique enfant de Sygne, Louis Turelure, que l’on va
revoir dans Le Pain dur et Le
Père humilié. Ce jour-là même, elle
meurt, à côté de son cousin, Georges de Coûfontaine, sous les coups d’une balle
tirée par des estaffettes au service du comte de Turelure. Ainsi se termine
cette terrible revanche du parvenu sur le passé, l’abbaye et le titre des
Coûfontaine devenant l’entière propriété du nouveau comte de Turelure» (M.
Lebel. Ibid. pp. 58-59). Voici donc
l’original Agamemnon de Claudel. Mais
cet Agamemnon et Iphigénie a peu à voir avec la première partie
de l’Orestie d’Eschyle. Contrairement
à Eschyle qui conduit le demos vers
le civisme de l’Athènes rayonnante de l’Antiquité, Claudel souffle sur la
nostalgie de l’Ancien Régime et du pouvoir clérical contre la brutalité et la
barbarie d’un menu peuple qui n’a pas les qualités nécessaires pour accéder à
ce civisme antique.
propriétaire. Louis Turelure et le
père, Toussaint, qui est mainte-nant un vieillard, se haïssent mutuelle-
ment. Au cours d’une entrevue célèbre, qui rappelle de près celle d’Oreste et de Clytemnestre, le père meurt, victime d’une crise cardiaque. Louis tue son père, un vieillard, en partie pour se venger de l’héritage, que son père lui a enlevé, en partie pour se venger de son père qui veut épouser la personne même que Louis aime, Sichel ou Rachel. Au reste, deux femmes, Sichel et Lumir, puis un homme, Louis, sont bien décidés à avoir la tête du vieillard. Toussaint Turelure. Lumir, une Polonaise seule au monde, enfant perdue qui ne vit que pour sa patrie, a seule le don de faire vibrer les autres âmes; mais elle n’a pas de place dans cet univers terre à terre; elle part pour la Pologne, sa patrie; c’est l’exil de l’âme. Alors Sichel, la juive, épouse Louis Turelure. L’antique abbaye des Coûfontaine est liquidée. On va jusqu’à déloger le Christ du mur et à le vendre quatre francs le kilo. À la fin du Pain dur, les hommes vont essayer de vivre sans Dieu» (M. Lebel. Ibid. p. 59).
temps d’Eschyle, la cité de la Justice.
Nous ne sommes donc plus dans l’abbaye de Coûfontaine, puisqu’elle a été
liquidée; nous sommes maintenant dans Rome, en 1869-1870, où l’on
respire, par une après-midi d’été, le parfum des fleurs funéraires. Le poète y
montre la nécessité de refaire une fraternité sous l’autorité spirituelle du
Pape, le Père commun. Pensée de Coûfontaine, une jeune juive aveugle, fille de
Louis Turelure, aujourd’hui comte de Coûfontaine et ambassadeur de France à
Rome, rencontre par hasard dans le jardin Orian de Homodarnes, qui devient
amoureux de cette aveugle. Mais Orian meurt au combat; c’est la guerre de
l’indépendance de l’Italie. Son frère, Orso, transmet la douloureuse nouvelle à
Pensée et lui lit même le testament d’Orian, qui demande à son frère de prendre
soin de Pensée, enceinte depuis quatre mois. L’acte d’absolution et la mort
d’Orian effacent la faute. Orso et Pensée se marieront un jour. Ainsi la faute
sera lavée et purifiée. Telle est la fin de la trilogie de Claudel, qui se
termine par les promesses d’un fruit nouveau et mystérieux, par la purification
et le sacrifice» (M. Lebel. Ibid. pp.
59-60). Maurice Lebel voit dans ce mélodrame, à la limite de la caricature, un rapprochement
avec L’Orestie d’Eschyle. Il faut
faire de louables efforts. Ou c’est l’œuvre d’un potache qui a une plume
merveilleuse mais a du mal à trouver des noms à ses personnages qui ne portent
pas à rire, ou c’est un trilogie surfaite pour des raisons politiques ou
idéologiques. George Steiner, qui tient Claudel pour l'un des deux grands tragédiens du XXe siècle (avec Brecht), souligne :«Claudel est un écrivain exaspérant. Il est pompeux, intolérant, emphatique, dilettante, prolixe - tout ce que vous voudrez. Nombre de ses pièces sont démesurément enflées, et il y a dans toutes des passages de véhémence stérile. Il piétine à travers le théâtre comme un taureau irrité, décousant et bousculant tout et finalement se jetant contre le mur dans un grand craquement de cornes. Mais n'importe. Il reste assez de grandeur, assez de pure invention pour faire de Claudel un des deux grands dramaturges lyriques du siècle. Avec Claudel reviennent au théâtre la fantaisie, l'ampleur, le flamboiement des mots, toutes choses assoupies depuis Shakespeare et Calderon. Sa manière est baroque; elle joint à folle profusion le tragique et le comique, le solennel et le bouffon, le sacré et le profane. Alors que le poète classique travaille avec économie, Claudel tend à une énormité délibérée. C'est une haute vague qui se brise et nous envoie sa mitraille de mots et d'images étincelantes. Souvent, il en résulte du désordre, de l'éparpillement; mais parfois ces grandes marées de mots ont la force persuasive de la musique» (G. Steiner. La mort de la tragédie, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1965, p. 241).Les mots. Le théâtre de Claudel ne pourrait être que cela : un théâtre de mots, enflés comme sa personnalité. «Les pièces de Claudel font violence à la logique du temps et de l'espace. Claudel recourbe l'arc du temps pour mettre en présence des personnages et des événements qui, historiquement, sont séparés
essentiels seront posés sous leur
forme la plus dénudée; ou bien si, au contraire, elle ne fut qu’un effort
génial mais aberrant pour briser des conventions qui n’étaient pas seulement le
fruit d’une longue tradition mais résultaient de la nature même des choses.
Dans ce cas le théâtre de Claudel, nourri de la culture la plus authentiquement
classique, descendu tout droit à travers les siècles d’Eschyle et de la Bible,
ne serait qu’un gigantesque bloc erratique, incapable d’orienter l’humanité
dans de nouveaux chemins» (J. Madaule. Claudel
dramaturge, Paris, L’Arche, Col. Travaux # 32, 1956-1981, pp. 153-154). Je
ne crois pas qu’il faille attendre bien des siècles pour trouver la
réponse.
trois pièces : «La première tragédie, Home coming (4 actes), la deuxième The Hunted (5 actes), la troisième The Haunted (4 actes), expriment par leurs titres mêmes,
de façon très concrète, les thèmes d’Eschyle. Home coming ou le retour, c’est Agamemnon; The
Hunted ou les pourchassés, ce sont les Choéphores;
The Haunted ou les Hantés ou les
(obsédés), ce sont les Euménides. L’action
se passe dans un petit port de la Nouvelle-Angleterre» (M. Lebel. Ibid. p. 61). Voyons si Lebel réussit
mieux à unir O’Neill avec Eschyle :«Home coming nous fait assister au retour du général Mannon à son foyer et à sa mort, qui a lieu le matin même de son arrivée. Madame Mannon, nouvelle Clytemnestre, vit en concubinage avec le capitaine Grant, nouvel Égisthe; la fille, Lavinia, nouvelle Électre, aime son père et déteste sa mère; Orin, nouvel Oreste, est parti pour la guerre; il aime sa mère. Le général Mannon, nouvel Agamemnon, meurt, empoisonné, le matin même de son arrivée, victime d’un complot de la part de sa femme et du capitaine Grant. L’histoire de cette tragédie ressemble, quant au fond, à celle de l’Agamemnon d’Eschyle.
The Hunted est le drame de la double vengeance d’Orin et de Lavinia, comme le thème des Choéphores est celui de la double vengeance d’Oreste et d’Électre. Orin tue le capitaine Grant; sa mère, apprenant la nouvelle, commet le suicide, tandis que chez Eschyle, c’est le fils lui-même qui tue sa mère. Restent seuls le frère et la sœur, Orin et Lavinia. O’Neill a introduit ici un élément nouveau, que l’on ne trouve pas dans Eschyle; c’est celui de l’amour. Eschyle ne nous parle pas des sentiments amoureux respectifs d’Oreste et d’Électre. Ici, Orin aime Hazel tandis que Lavinia aime Peter. À ces différences près, le thème de The Hunted est celui des Choéphores.
The Haunted nous présente Orin et Lavinia en croisière; les deux criminels sont des êtres errants; c’est un symbole, comme dans Eschyle et Claudel, où la mer, qu’O’Neill connaît si bien – lui qui a bourlingué dans sa jeunesse sur toutes les mers – représente le mouvant, l’instable, la passion. Ils ont beau errer et voyager, ils sont hantés par les conséquences de leurs crimes; la hantise, incidemment, est le principal ressort de l’œuvre dramatique d’O’Neill. Le passé ne saurait être rayé d’un trait de plume; nos actes nous suivent. Et puis, l’hérédité pèse lourdement sur le caractère des deux héros. Lavinia, jeune et belle, ressemble étrangement à sa mère; Orin, lui, énergique et militaire, ressemble fort à son père. Tel est l’élément nouveau chez O’Neill. Lavinia ne veut pas que son frère épouse Hazel; alors Orin se tue de désespoir. Hazel, inconsolable de la mort de son fiancé, Orin, conseille à Lavinia de ne pas épouser Peter, ce à quoi elle consent. Lavinia va donc rester seule dans la maison hantée des Mannon. Ainsi finit cette tragédie, fondée sur l’hérédité, le freudisme et la psychologie nouvelle. Lavinia sacrifie son amour pour Peter et va vivre seule dans la maison ancestrale; sacrifice purement humain et volontaire» (M. Lebel. Ibid. pp. 61-62).
d’O’Neill et, bien
entendu, de l’Orestie. La Réunion de
famille est la seconde des trois pièces d’Eliot, la première étant la plus
célèbre, Meurtre dans la cathédrale, racontant le conflit entre le roi d’Angleterre Henri II et Thomas Becket, et la
troisième, Cocktail Party. «The
Family Reunion, dont l’action se passe en
quelques heures, un jour de mars, dans un manoir du nord de l’Angleterre,
comprend deux actes; le premier, dans le salon après le thé, le second,
dans la bibliothèque après le dîner. L’auteur a essayé d’obtenir le maximum
d’effet dans le minimum de temps. Le héros, Harry Lord Monchensy, revient à la
maison pour assister à l’anniversaire de naissance de sa mère; on compte
aussi sur lui pour administrer le domaine ancestral, qui est menacé de
disparaître. Lourd est l’héritage du passé qui pèse sur la famille quand il
revient. Le héros, Harry, s’est débarrassé de son épouse en la jetant
par-dessus bord sur un navire en plein océan; son père avait déjà essayé,
mais sans succès, d’empoisonner sa femme, donc la mère d’Harry, Amy;
Agatha, la sœur d’Amy, qui était aimée du père, avait expédié ce dernier en
exil où il était mort depuis quelque temps. Quand le rideau se lève, la mère
d’Harry vit séparée depuis longtemps de son mari; Harry lui-même,
criminel, est veuf; Agatha, sa tante, dirige le domaine en
souverai-ne. La malédic-
tion poursuit Harry à cause de son crime et à cause du crime de son père. Il est comme hanté et poursuivi par les Euménides, qui apparaissent à plusieurs reprises; seuls les deux criminels, Harry et Agatha, peuvent les voir et leur parler. Leur entrevue est la scène la plus dramatique de la pièce, parce que ces deux êtres, bien faits pour se comprendre, parlent le même langage et ont seuls des visions. On voit alors une répétition presque identique des gestes faits par des personnes unies par le sang. De même qu’Agatha avait éliminé le mari de sa sœur, de même
Agatha élimine maintenant
le fils de sa sœur. Harry, en effet, repart de la maison, après y avoir passé
quelques heures, et cela, sur les instances d’Agatha, dans le dessein de se
faire missionnaire et de racheter ainsi le passé par le sacrifice. Sa mère,
cardiaque, apprenant la nouvelle du départ de son fils, meurt subitement. Ainsi
la malédiction prend fin; les Euménides deviennent bienveillantes.
L’expiation et le sacrifice mettent fin à la tragédie» (M. Lebel. Ibid. pp. 64-65). T. S. Eliot est le
seul à faire entrer le surnaturel sur scène par la présence des Euménides. Chez Claudel, le
surnaturel est bien présent, mais comme pensée divine agissant à travers les consciences. Enfin, le monde d’O’Neill se prête peu aux apparitions surnaturelles!
Deux Oresties catholiques et une freudienne! Nous mesurons mieux la
distance qui sépare notre temps de celui où vécut d’Eschyle.
freudienne ont fini par envahir complètement les raisons d’être de la tragédie.
Là où Oreste sort vainqueur de son droit de justice envers sa mère meurtrière
et Athéna rétablit la paix à Argos, les Turlure sont dévorés par le
matérialisme et Orian doit mourir à la guerre pour laisser sa femme, Pensée,
épouser son frère et légitimer la nouvelle branche des Coûfontaine; Orin
doit se suicider et Lavinia se flétrir parmi les fantômes de sa résidence ancestrale tandis que Harry doit
expier son crime en allant se porter missionnaire parmi les païens. Pour tant de dettes et autant d'impuissance à se réconcilier avec ses gestes, un déficit spirituel répond au déficit moral, aussi, rien ne ramène la paix, sinon
que la mort. Ce que «montre» cet itinéraire, c'est combien il est devenu impossible, aujourd’hui, d’écrire
une tragédie grecque parce qu'il y manque les sources indispensables à ses origines : la sacralité du groupe, la haute dignité personnelle, l'osmose de la Cité et de l'individu, la passion de la chose publique et …la colère!Car, en effet, où est passée cette colère du peuple qu’on retrouvait à l’aube de toutes les révolutions depuis les soulèvements paysans du Moyen Âge jusqu’aux grandes révolutions du XVIIIe et du XIXe siècle? Cette grande colère du Père Duchesne avec laquelle le journaliste Jacques Hébert faisait la une de
son journal? Cette colère s’est transportée dans l’ironie, le cynisme et l’histrionisme de la société du spectacle. À cette vision terrible, qui faisait trembler l’auditeur de Sénèque lorsqu’il entendait sa description du colérique, a succédé un rictus qui passe pour un rire de bon cœur. L’humour est plein des ressentiments, des mépris et de la hargne qui animaient jadis la colère et lui donnaient sa laideur caractéristique et, au lieu de retourner cette colère contre ceux qu’on tient responsables, on s’échappe à travers un banquet qui a peu de choses de véritablement philosophiques, mais beaucoup de scatologies, de blasphèmes et de platitudes qu’on reconnaîtrait difficilement comme provenant de la bouche hurlante du colérique.Pourtant. Il m'apparaît significatif qu'au milieu des années soixante du XXe siècle, au moment où George Steiner publiait La mort de la tragédie, Jean-Marie Domenach sortait
presqu'en même temps Le retour du tragique. La mort de la tragédie ne signifierait donc pas la disparition du tragique mais sa transformation telle que Camus et Domenach croyaient le reconnaître dans le monde politique. Nietzsche et Dostoïevski sont les Eschyle de ce nouveau tragique et en cela, ils ont été reconnus comme Eschyle, Sophocle et Euripide en leur temps. Toutefois, au siècle de l’indifférence et de
l’inconsistance, comme toutes les grandes passions, les grandes colères ne seraient-elles pas en voie de se redéfinir par de nouveaux fanatismes qui risqueraient de balayer nos formes actuelles de liberté et de démocratie de la surface de la Terre?⌛
























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