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Hiéronymus Bosch. La colère |
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX : COLÈRE
Toutes grandes
tragédies commencent par une grande
colère. Qu'est-ce qui annonce la fin de
l’
Iliade sinon la
colère d’Achille à
la nouvelle de la mort de Patrocle? Comment ne pas considérer le sort des tribus
d’Israël par cet acte fondateur qu’est la colère de Moïse qui, en revenant du Sinaï,
se déchaîne jusqu’à

briser les Tables de la Loi que lui
aurait dictées Yahweh? De même, la colère de Romulus, colère fratricide, qui
fonde la Ville de Rome et qui se renouvel-
lera à travers tous les actes tragiques
qui s'étirent du suicide de Lucrèce jusqu’à la décadence de l’empire dans des jeux
de gladiateurs sordides, des complots militaires sanglants et l’écroulement
sous les coups d’épées de petits groupes migrants de «barbares»? Même rendu
au Purgatoire, Dante lui-même se sent obligé de faire l’introspection de ses
propres colères. Colère politique du gibelin devant les membres du parti
guelfe.
Polyen raconte
l’histoire suivante :
«
Thrasymédès, fils de Philomèlos, qui était
amoureux de la fille de Pisistrate, se jeta sur elle au cours d’une procession
et l’embrassa. Ses frères s’indignèrent et estimèrent l’outrage insupportable.
Pisistrate leur dit : “Si nous châtions ceux qui nous font des
amitiés, à
ceux qui nous détestent, que ferons-nous?” Thrasymédès, de plus en plus
amoureux, s’assura le concours de jeunes gens de son âge et enleva la jeune
fille au cours d’un sacrifice rituel au bord de la mer. Ses compagnons tirèrent
l’épée, dispersant la foule, embarquèrent la jeune fille sur un bateau et se dirigèrent
vers Égine
Sur ces entrefaites, Hippias, un des fils de
Pisistrate, donnait la chasse aux pirates dans le golfe. Considérant la cadence
des rameurs, il prit les fuyards pour des forbans, les poursuivit, les
rejoignit et réussit à délivrer sa sœur. Il ramena les coupables devant son
père, lequel, fait inouï et qui justifie qu’on ait gardé la mémoire, pardonna à
l’amoureux et lui donna même sa fille» (P. Brulé. La fille d’Athènes).
Ce récit antique
constitue sans doute un acte de propagande pour le parti de Pisistrate. La
sagesse du tyran était, dans la Grèce archaïque, un trait qui a été effacé par
la rhétorique romaine qui fait du tyran un être détestable qui s’en prend aux
libertés du peuple. C’est Pisistrate qui, à Athènes, pose les bases de la liberté,
bases qui finiront par amener le renversement de sa propre dynastie et ouvrir
la cité à la démocratie. Cet

exemple d’un père qui laisse tous ses droits à
l’amour s’oppose à la colère des fils. Celle-ci possède en elle-même une suite
de rencontres tragiques sur un chemin parsemé de morts violentes. Par sa
sagesse – que ferons-nous à celui qui nous hait si nous traitons avec violence
celui qui nous aime? -, Pisistrate détourne
l’hybris
de ses fils. La tyrannie de Pisistrate sera une période de paix et d’enrichissement
des citoyens d’Athènes, de moins en moins guerriers et de plus en plus
marchands, car il est impensable que Pisistrate ait donné sa fille à
Thrasymédès sans une certaine contrepartie en échange. La sagesse n’est pas un angélisme.
Dante fait un
saut qualitatif quand il enchaîne avec le martyre de saint Étienne : «
Je vis ensuite une foule nombreuse enflammée
de colère, qui perçait un jeune homme à coups de flèches, en criant “Mort!
Mort!” Je le voyais succom-
ber à son supplice et tomber à terre; mais de ses
yeux se faisant toujours comme des portes vers le ciel, au milieu de cette
horrible guerre, avec cet accent de tendresse qui obtient la compassion, il
priait le souverain maître de pardonner aux persécuteur». À première vue,
nous pourrions penser que le Dante a en tête le martyre de saint Sébastien,
avec ses flèches et son regard rivé vers le ciel.
Saint Étienne, comme nous le
racontent les
Actes des Apôtres, mourut lapidé par la foule :

«
Tout rempli de l’Esprit Saint, il fixa son
regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et Jésus debout à la
droite de Dieu. “Ah! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de
l’homme debout à la droite de Dieu”. Jetant alors de grands cris, ils se
bouchèrent les oreilles et, comme un seul homme, se précipitèrent sur lui, le
poussèrent hors de la ville et se mirent à le lapider. Les témoins avaient
déposé leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Et tandis qu’on
le lapidait, Étienne faisait cette invocation : “Seigneur Jésus, reçois
mon esprit”. Puis il fléchit les genoux et dit, dans un grand cri :
“Seigneur, ne leur impute pas ce péché”. Et en disant cela, il s’endormit»
(Act. 7 55-60).
Rien ne dit
qu’Étienne fut «jeune», pas plus que Sébastien d’ailleurs. Il avait été élu
parmi les sept diacres chargés de faire œuvre de prosélytisme
auprès des Juifs. C’est donc au cœur même de la Synagogue qu’on l’entendit
faire des
prédications qui soulevèrent la colère du Sanhédrin. Accusé de
proférer des blasphèmes contre Moïse et contre Yahweh, il n’hésita pas à
comparaître devant les prêtres à qui il résuma l’histoire d’Israël en insistant
sur le rôle de prophète qu’avait tenu Moïse et que le Messie annoncé était ce Jésus de

Nazareth que ces mêmes prêtres avaient condamné à mort quelques
années plus tôt. Sermon qui s’acheva par cette virulente accusa-
tion : «
Nuques raides, oreilles et cœurs
incirconcis, toujours vous résistez à l’Esprit Saint! Tels furent vos pères,
tels vous êtes! Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils point persécuté? Ils
ont tué ceux qui prédisaient la venue du Juste, celui-là même que maintenant
vous venez de trahir et d’assassiner, vous qui avez reçu la Loi par le
ministère des anges et ne l’avez pas observée». Une telle colère verbale, à
l’imitation de celles dont Jésus n’hésitait pas à gratifier les mêmes
gardiens de la Loi, engendra la colère
vengeresse : «
À ces mots, leurs
cœurs frémissaient de rage, et ils grinçaient des dents contre Étienne».
Parmi ceux qui assistent à la lapidation, le jeune Saul – dont on ne spécifie
pas s’il participa à la mise à mort -, approuve la sentence. Plus tard, après
avoir été frappé de
cécité sur le chemin de Damas, Saul se purifia en devenant
Paul, citoyen romain et juif, principal théologien de la nouvelle religion chrétienne.
Comme pour la
fille de Pisistrate, les exégètes ont cherché les raisons profondes du meurtre
d’Étienne. On
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l’a situé dans le conflit entre deux factions chrétiennes, les
judéo-chrétiens qui imposaient que le christianisme demeure au sein des exigences
de l’Ancienne Loi, et les pagano-chrétiens, qui, comme Paul, exigeront
l’ouverture du christianisme à tous les croyants, peu importe leurs origines
ethniques. Contrairement à la fourberie des prêtres qui en appelèrent à un
procès devant le procurateur romain pour satisfaire à leur mise à mort du
Christ, cette fois-ci, ces mêmes hommes, appellent à la vendetta pure et
simple. Selon la loi mosaïque, Étienne sera conduit hors les murs de la cité et
sera mis à mort pour blasphèmes. La chose paraît «normale», c’est-à-dire dans
l’ordre de la tradition multiséculaire des Hébreux.
Le récit de la
mort d’Étienne instaure une pratique du martyre qui retourne à la tragédie
païenne. Si la mort tragique de Jésus-Christ était sensée mettre un terme à la
tragédie humaine par la rémission des péchés et la rédemption promise, la mort
d’Étienne réinstaure la colère provocatrice que l’on situe à l’origine de la tragédie. Étienne est cause de sa propre mort par son arrogance devant les autorités du cénacle. Aux

réponses
pleines d’ubiqui-
drin, Étienne répond promp-
tement. Il
cherche, il vise, il frappe et suscite la colère des prêtres et, si on peut employer
cette expression,
il court après le
martyre. Il en sera aussi rétribué. Voilà comment s’est établie une certaine stratégie
politique du martyre appelée à animer la première chrétienté sous l’empire romain. Ce
faisant, elle va imprimer profondément sa marque dans la
psyché de l’Église et
du comportement chrétien pour les siècles à venir.
L’émergence du sadisme au sein du christianisme proviendrait non pas tant du désir de vengeance suite aux

persécutions que de l’action inégale des autorités civiles envers la secte en expansion, celle-ci prenant le sang de ses martyrs pour la semence de la foi. Ce serait un cas classique, conforme à l’analyse de T. Reik : «
Tout se passe comme si les obstacles qui se dressent devant l’accomplissement du but masochiste rendaient l’individu impatient et stimulaient ses tendances sadiques… Des moyens agressifs sont employés dans le but d’obtenir punition, gronderie, humiliation; la victime par vocation devient un tourmenteur, les rôles paraissent momentanément renversés. Le masochiste se conduit comme la victime d’un sadique. Ce défi, cet appel, cette provocation pour recevoir la satisfaction masochiste désirée, continuent dans leur forme sadique…» (T. Reik.
Le masochisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, p. 83). Ce que reprocheraient ainsi les premiers chrétiens envers les païens et les autorités romaines ne serait donc pas la persécution, mais le manque de persécutions, les supplices pas assez sévères pour le goût et les aspirations des néophytes! Ce ne serait pas impossible dans la logique de l’aberration masochiste. La provocation de nombreux martyrs envers leurs juges ou des autorités relativement bien disposés à leur égard serait l’expression d’un sadisme potentiel. Pour Reik, il s’agirait là du «
sabotage masochiste» : «
En considérant la persévérance obstinée de la provocation, on serait tenté d’attribuer au masochiste qui agit ainsi un caractère tyrannique et despotique. On suppose une volonté forte
dans cette provocation qui refuse d’être repoussée et d’accepter une réponse négative. Il est étrange…, que le masochiste dont le caractère normal est celui d’une soumission complète à son partenaire, d’obéissance absolue, insiste maintenant sur l’obéissance à sa propre volonté, sans s’occuper des désirs du partenaire. Est-ce que ce caractère tyrannique serait seulement le renversement de l’humilité et de la passivité du masochiste? Dans le traitement psychanalytique des masochistes, le trait provocateur devient perceptible soit comme une résistance exaspérée soit comme une obéissance défiante; comme une hostilité directe ou comme d’autres attitudes comparables. L’échelle va du silence obstiné aux remarques et à la conduite insolente. Le but de cette attitude peut être généralement appelé sabotage masochiste» (T. Reik.
ibid. p. 84). Ainsi, Tertullien écrivant à Scapula, mentionne un «
fonctionnaire romain responsable pour la procédure officielle [qui]
considérait leur insistance pour le martyre comme une forme de suicide» (T. Reik.
ibid. p. 315).
Le sadisme de l’Église prendrait donc sa source dans ce
sabotage masochiste, pour qui le persécuteur ne fait pas son office de bourreau. Un Père déficient dans sa cruauté entraîne un regain d’agressivité chez le Fils masochiste. Ce sabotage témoigne de la possibilité de voir le potentiel de violence du chrétien se détourner

de lui contre les autres. Au début du XXe siècle, Bouché-Leclercq envisa-
geait sé-
rieuse-
ment, à partir d’un passage ambigu de Tacite à propos de l’
incendie de Rome en 64, sous Néron («
Et personne n’osait combattre l’incendie : de nombreuses voix menaçantes défendaient de l’éteindre, et puis d’autres lançaient ouvertement des torches, en criant qu’ils y étaient autorisés…» (Tacite.
Annales, XV, 28, Paris, Garnier-Flammarion, Col. GE # 71, 1965, p. 438), que les chrétiens étaient responsables, par fanatisme eschatologique du sinistre (A. Bouché-Leclercq.
L’intolérance religieuse et la politique, Paris, Flammarion, 1911, p. 132). Au-delà de ce débat insoluble, les auteurs païens sentaient bien ce qu’ils considéraient comme le côté anti-social des chrétiens. Celse, dont les écrits nous sont parvenus indirectement par la critique dont en faisaient les chrétiens, aurait, dès le IIe siècle, accusé ceux-ci de «
se séparer des autres hommes, de mépriser les lois, les mœurs, la culture de la société où ils vivent» (H. Daniel-Rops.
L’Église des Apôtres et des Martyrs, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques,

1948, pp. 412-414), tandis que le philo-
sophe néo-plato-
nicien Prophyre essayait «
de saper la doctrine chrétienne elle-même, la figure du Christ "indigne d’un sage", la foi chrétienne qu’il tient pour irrationnelle et absurde, tout juste bonne pour les âmes déficientes… les excès de saint Paul et la médiocrité de saint Pierre…» (H. Daniel-Rops.
ibid. p. 412). L’historien Ammien Marcellin, pour sa part, écrivait de même : «
Point de bêtes féroces aussi hostiles aux hommes que le sont entre eux bon nombre de sinistres personnages parmi les chrétiens» (H. Daniel-Rops.
ibid. p. 602), ce qui était étrangement confirmé par saint Jérôme et saint Augustin.
Toujours au IIe
siècle, Pline le Jeune, fonctionnaire romain en Cappadoce, écrivait à son
supérieur, l’Empereur Antonin : «On ne saurait estimer trop haut le service
rendu à l’humanité par les Romains, qui ont supprimé des rites monstrueux où
tuer un homme était le comble de la religion et le manger chose salutaire par
excellence» (Cité in A. Bouché-Leclercq. op. cit. p. 499), et deux siècles plus
tard, l’Empereur apostat Julien, tentant d’effectuer un retour au paganisme
après la révolution constantinienne, écrira d’Antioche, durant l’hiver 362-363,
une longue lettre d’accusation contre les chrétiens : «De l’impériale plume, le vitriol coula. “La machination chrétienne est
une invention de la malice humaine”, un retour à la barbarie. Les chrétiens
sont des traîtres. Leurs dogmes? des mensonges. Les récits de la Bible? des
absurdités. Le Christ n’a été qu’un homme, une manière d’anarchiste, dont les
principes ruineraient la société, s’ils étaient applicables. Saint Paul est un
imposteur; les martyrs, des maniaques; les moines, des dégoûtants…» (H. Daniel-Rops. Op. cit. pp. 656-657). Si ces différents
détracteurs sont
diversement informés sur les chrétiens, ils redoutent tous le «fanatisme» de
ceux-ci et lorsqu’ils entendent prêcher les Pères Apologètes : Justin Martyr,
Tatien et surtout Tertullien, ils reprochent au christianisme naissant
l’intolérance envers les autres cultes, une intolérance religieuse
incompréhensible pour ces fonctionnaires de l’État habitués à voir dans la
religion un simple rite formaliste. Comme l’écrit Bouché-Leclercq : «…le zèle même avec lequel [ils] attaquent,
dans le polythéisme, le culte satanique des idoles ne pouvait manquer de
suggérer aux gouvernants l’idée que, le jour où les chrétiens disposeraient de
la force, ils considéreraient comme un devoir de proscrire les autres religions»
(A. Bouché-Leclercq. op. cit. p. 277).
Cette mise à
mort d’Étienne ouvre, chez Dante, l’étape finale de prise de conscience de sa
prompte attitude qui est celle de la colère. Nous assistons à sa confession
intime qu’il adresse à Virgile et, par delà, à Dieu. Dans son périple, il
rencontre trois guides : Conrad de Palazzo, le bon Gherardo et Guido dit
le simple.
Conrad III comte
de Palazzo appartenait à une famille de Brescia liée au parti guelfe. En 1276,
il était à

Florence, le vicaire de
Charles Ier d’Anjou. En 1279, il était
podestat de Sienne et capitaine dans les armées qui affrontèrent Trente. En
1288, il était podestat de Piacenza. Noté pour son exceptionnelle noblesse et
un comportement tout à fait honorable dans le feu de la bataille. Un rapport
non confirmé mais qui proviendrait du principal intéressé raconte que dans une
bataille, il perdit ses deux bras, mais qu’il aurait continué à porter
l’étendard de sa ville, criant à ses troupes de suivre les moignons de ses
bras. Gherardo da Camino de Trévise était capitaine-général de la ville de 1283
jusqu’à sa mort, en 1306. Lui aussi fut un exemple de grand courage et de
noblesse d’esprit. Il s’est mérité les éloges du Dante dans son Convivio IV
comme un parangon de noblesse. Apparemment, il était associé et allié de
Corso Donati, ennemi politique du Dante qu’il a probablement rencontré quand Corso
était capitaine de Trévise; en effet, Corso devint lui-même podestat de
la ville peu avant sa mort en 1398. Il semble que Gherardo consenti un prêt
monétaire substantiel à Corso avant la mort de Gherardo. Enfin, Guido da Castel
était également un gentilhomme de Trévise, issu de l’une des trois branches du
clan Robert de Reggio nell’Emilia. Il aurait été expulsé de Trévise pour son
appartenance au parti gibelin et liquidé à Vérone, où il prêtait assistance aux
occupants français en leur fournissant quantité généreuse d’armes, de chevaux,
d’argent, etc. Son surnom français relevait d’un

oxymoron puisque pour les
Français,
Lombard était synonyme de
«gour-
mand», «sournois» ou même de «vile» appliqués générale-
ment aux usuriers.
En l’appelant le
naïf Lombard, les
Français le payaient donc d’un compliment en retour de ses générosités.
Apparemment, Dante lui-même fut redevable de cette générosité et des
libéralités de cet homme, ayant été reçu une fois par Guido avec grands
honneurs. Les trois vieillards sont pris dans le parti des guelfes, les ennemis
politiques de Dante et le poète les présente comme des hommes honorables et
vertueux. La colère – la colère politique surtout – empêche de reconnaître
l’honorabilité des adversaires et crée des haines qui s’assouvissent dans un
malheur commun, voilà ce dont le poète doit s’affranchir s’il veut monter
l’étape supérieure qui mènera à la porte du Paradis où l’attend Béatrice.
De plus, ces
trois vieillards seraient, pour le poète, les derniers témoins d’un âge où les
qualités civiques étaient les plus hautement appréciées, contrairement au déclin
qui marquerait la génération présente. C’est ce qu’il faut comprendre quand
Gherardo est rappelé comme le père de Gaia, dont la mère, Chiara della Torre, seconde
épouse de Gherardo, était de Milan. Gaia avait épousé un parent de Gherardo,
Tolberto da Camino. Elle serait morte en 1311. Les commentateurs de l’époque
sont partagés sur la réputation de Gaia. Certains la considèrent comme
vertueuse et honnête, d’autres comme vaine et insouciante, qualifiée dans les
«arts amoureux», aussi bien dire lascive et d’une insouciance déréglée. Par
contre, tous sont unanimes lorsqu’il s’agit de vanter sa grande beauté. Dans
l’ensemble, les jugements négatifs l’emportent sur les positifs, car elle
semble posséder une certaine notoriété par ses exploits amoureux. Comme le
sujet de la conversation concerne la dégénérescence de la génération
contemporaine par rapport à celle de ses parents, il apparaît probable que
Dante se rallie aux jugements défavorables.
L’ambiguïté du
portrait de Gaia porte Dante à se pencher sur le sort de
Lavinia, personnage de
la mythologie

romaine. Fille de Latinus (roi des Latins) et d’Amata, elle était
la fiancée de Turnus avant l’arrivée des Troyens, dirigés par Énée sur les
côtes du Latium. Virgile lui-même a enrichi la légende de Lavinia dans son
Enéide. Lavinia épouse Énée, ce qui
suscite la colère de Turnus, roi de Rutulie à qui Lavinia était promise et,
profitant d’un incident plutôt mineur – la mort d’un cerf (ou d’une biche)
sacré tué par Ascagne, le fils d’Énée –, provoque le conflit au cours duquel il
est tué. Lavinia aurait alors mis au monde un fils posthume du héros, Silvius
(que Virgile attribue à Énée) et par qui descendraient les jumeau Romulus et
Rémus et ainsi jusqu’à Auguste. La colère de Turnus a causé sa propre perte et
n’a fait que serrer les liens entre Énée et Lavinia.
La colère n’est
pas saine, ni pour les victimes de cette colère, ni pour ceux qu’elle anime.
Voilà pourquoi le temps de la colère est celui de la tragédie, dès qu’elle naît
autour du VIe siècle avant notre ère, en Grèce et particulièrement dans la cité
athénienne. L’histoire de la tragédie, c’est l’histoire des colères humaines et
collectives. Des
colères individuelles qui se développent, par partis
interposés, en guerres, rébellions,

massacres, tueries sans fin. Le grand
échec du christia-
nisme demeure cette volonté mythologi-
que de mettre fin à la
tragédie païenne ou juive. Que le peuple palestinien soit aujourd’hui victime de
la colère des zélotes qui entraînèrent celle des empereurs romains et conduisit
au sac de Jérusalem en 70 comme au retour de l’
Exodus en 1947; que le génocide juif par les Allemands sous la
gouverne des nazis soit le résultat de la terrible colère qui s’empara de chaque
Allemand aux lendemains de la vengeance de Versailles de 1919 : toutes ces
colères insondables, tous ces bouts de boudins liés les uns aux autres, remontant à des
siècles, voire des millénaires avant le supplice des victimes actuelles. Les origines
de la tragédie sont bien situées là.
Il m’apparaît
étrange que tant de textes écrits sur la naissance
de la tragédie oublient la colère comme motivation première de l’intrigue.
On cherche dans la forme plutôt que dans l’esprit, ou encore dans les
mutations socio-politiques et religieuses, ce qui a conduit à passer de la poésie
épique au genre tragique. Ainsi, chez Jacqueline de Romilly :
«
Par un trait assez remarquable, la naissance
de la tragédie est liée, presque partout, à l’existence de la tyrannie –
c’est-à-dire d’un régime fort, s’appuyant sur le peuple contre
l’aristocratie.
Les rares textes sur lesquels on se fonde pour tenter de remonter plus haut que
la tragédie attique conduisent tous à des tyrans. Une tradition, attribuée à
Solon, raconte que la première représentation tragique serait due au poète
Arion. Or Arion vivait à Corinthe sous le règne du tyran Périandre (fin du VIIe
siècle-début du VIe siècle av. J.-C.). Le premier cas pour lequel Hérodote cite
des chœurs “tragiques” est celui des chœurs qui, à Sicyone, chantaient les
malheurs d’Adraste et qui furent “restitués à Dionysos” ; or celui qui les
restitua à Dionysos était Clisthène, tyran de cette ville (début du VIe
siècle). Sans doute n’y a-t-il là encore qu’une ébauche de tragédie. Mais la
vraie tragédie naît de même. Après ces tentatives hésitantes en divers points
du Péloponnèse, un beau jour, la tragédie surgit en Attique : il dut bien
exister auparavant quelques premiers essais, mais il y eut un départ officiel –
qui est comme l’acte de naissance de la tragédie : entre 536 et 533, pour
la première fois, Thespis produisit une tragédie pour la grande fête des
Dionysies. Or c’était l’époque où régnait à Athènes le tyran Pisistrate, le
seul qu’elle ait jamais connu» (J. de Romilly.
La tragédie grecque, Paris, P.U.F., Col. Sup littératures
anciennes, # 1970, pp. 13-14).
Or, nous avons
vu que Pisistrate n’était pas le tyran de la colère mais celui du bon sens et
de l’apaisement de la colère. Suivons le développement de Mme de Romilly afin
de comprendre ce paradoxe :
«Entrée dans la vie athénienne par l’effet
d’une décision officielle, s’insérant dans toute une politique d’expansion
populaire, la tragédie apparaît liée, dès ses débuts, à l’activité civique. Et
ce lien ne pouvait que se resserrer lorsque ce peuple, ainsi réuni au théâtre,
fut devenu l’arbitre de ses propres destinées. Il explique que le genre
tragique soit lié à l’épanouissement politique. Et il explique la place
qu’occupent, dans les tragédies grecques, les grands problèmes nationaux de la
guerre et de la paix, de la justice et du civisme. Par l’importance qu’ils leur
accordent, les grands poètes se situent bien, ici encore, dans le prolongement
de l’impulsion première» (J. de Romilly. Ibid. pp. 14-15).
La colère, sous
sa forme civique, c’est une affaire de guerre et de paix ou de guerre civile et
de réconciliation nationale. Oubliant les colères individuelles, la tragédie voudrait que la
représentation ne retiennent que le malheur qui s’abat sur les cités qui se
sont laissées emporter par leur colère. Ici, la colère de Clytemnestre,
d’Oreste, d’Électre, d’Œdipe ou de Médée ne sont rien, contrairement à ce
qu’elle peut représenter dans le théâtre occidental aux XVIIe et XVIIIe
siècles de notre ère. Sans négliger la psychologie des personnages, les
tragédiens grecs en sont encore à interroger le sacré derrière la Cité :
«
Il y a d’ailleurs un rapport à l’origine,
entre ces deux aspects de la tragédie. Car Pisistrate, en un sens, c’est
Dionysos. Le tyran athénien avait développé le culte de Dionysos. Il avait
élevé, au pied de l’Acropole, un temple à Dionysos d’Eleuthère ; et il
avait fondé en son honneur cette fête des Dionysies urbaines, qui devait être
celle de la tragédie. Que la tragédie soit entrée sous son règne dans le cadre
officiel du culte de ce dieu symbolise donc l’union des deux grands parrainages
sous lesquels se plaçait cette naissance : celui de Dionysos et celui
d’Athènes.
On obtient ainsi deux points de départ
jumelés, dont la combinaison semble avoir été essentielle dans la naissance de
la tragédie. Cela ne veut pas dire, malheureusement, que la part de l’un et de
l’autre dans cette combinaison, ni la façon dont elle se fit, nous apparaissent
avec clarté. Et entre les improvisations religieuses des débuts et la
représentation officielle qui seule nous est connue, les transitions font
défaut : l’on en est réduit aux hypothèses et les modalités s’enveloppent
de mystère» (J. de Romilly. Ibid. p.
15).
Pour Jacqueline
de Romilly, ce qui est exceptionnel avec la tragédie grecques, c’est que sa
naissance «demeure un événement unique,
qui n’a d’équivalent en aucun autre pays et à aucune autre époque» (ibid. p. 17). Au-delà des spéculations
des hellénistes, force est de constater que la tragédie procède des thèmes
homériques véhiculés par l’épopée archaïque. On a beau dire qu’Eschyle perdit
un bras à la bataille de Salamine, sa pièce Les Perses semble unique par son historicité dans le peu du répertoire qui nous est parvenu. Tout le reste relève des conséquences de la guerre de Troie. C’est de
l’épopée que procède le genre tragique, et c’est de l’épopée qu’il a hérité de
la colère comme motivation dynamique. L’helléniste écrit encore :
«…les auteurs de tragédies prirent donc la
matière de leurs œuvres dans l’épopée. Et il n’est pas douteux qu’ils y prirent,
du même coup, l’art de construire des personnages et des scènes capables
d’émouvoir. Donner le sentiment de la vie, inspirer terreur et pitié, obliger à
partager une souffrance ou une anxiété – l’épopée l’avait toujours fait et elle
apprit aux tragiques à le faire. Aussi pourrait-on dire que, si la fête a créé
le genre tragique, c’est l’influence de l’épopée qui en a fait un genre
littéraire.
Mais l’épopée ainsi transposée [en
représentation]
devint quelque chose de
nouveau. L’épopée racontait : la tragédie montra. Or, cela même implique
une série d’innovations. Dans la tragédie, en effet, tout est là, sous les
yeux, réel, proche, immédiat. On y croit. On a peur. Et nous savons par des
témoignages anciens combien certains spectacles épouvantaient les spectateurs.
La tragédie tire sa force, par rapport à l’épopée, d’être ainsi tangible et
terrible.
D’autre part, la limitation imposée à
l’auteur l’obligeait à choisir un épisode, un seul, dont les spectateurs
suivraient le développement dans sa continuité, passant ainsi par toutes les
phases de l’espoir et de la crainte, sans rémission de l’intérêt. La tragédie
tire aussi sa force de cette concentration de l’attention sur une action
unique.
Enfin les conditions mêmes de la
représentation amenaient naturellement les auteurs à grandir plutôt les héros
et les thèmes. Il convient de le rappeler, car notre théâtre (et déjà le
théâtre latin) diffère sur ce point de ce qu’était le théâtre grec. Théâtre de
plein air, ce dernier était fait pour des représentations exceptionnelles,
groupant un public énorme. Les visages étaient dissimulés par des masques, les
rôles de femmes tenus par des hommes. Tout ceci exclut d’office un théâtre tout
en nuances, consacré à la psychologie et aux caractères. Contrairement à ce que
les termes pourraient suggérer à un moderne, le théâtre était, chez les Grecs,
moins intime que l’épopée.

Parce qu’elle montrait au lieu de raconter,
et par les conditions mêmes dans lesquelles elle montrait, la tragédie pouvait
donc tirer des données épiques un effet plus immédiat et une leçon plus
solennelle. Cela s’accordait à merveille avec sa double fonction, religieuse et
nationale : les données épiques ne trouvaient accès au théâtre de Dionysos
que liées à la présence des dieux et au souci de la collectivité, plus
intenses, plus saisissantes, plus chargées de force et de sens» (J. de
Romilly. Ibid. pp. 20-21)
Tout cela est
incontestable, pourtant, s’il est possible de donner encore Antigone ou Œdipe-Roi en représentation sur une scène de théâtre dans un monde moderne, c’est qu’il devait y avoir, dès la création des personnages, une
psychologie qui interpelle les auditeurs de tous les temps, sans ignorer que cette
psychologie moderne n’était certainement pas celle qui interpellait l’auditeur ancien.
Et Jacqueline de Romilly nous donnant l’exemple de l’Agamemnon d’Eschyle (± 526-456 av. J.-C.) :
«
Le meurtre d’Agamemnon, tué par Égisthe ou
bien par Clytemnestre, et le retour d’Oreste revenant venger son père, étaient
des données que connaissait l’Odyssée
et
qu’avait narrées l’Orestie
de
Stésichore. Eschyle n’a donc fait que reprendre une donnée
épique. Mais, avec
lui, tout s’organise : au centre de chacune des deux premières pièces de
son Orestie figure un meurtre, qui
est aussi sacrifice et sacrifice expiatoire. On l’attend, on le craint, on y
assiste, puis on le pleure : chaque tragédie présente donc une unité
fortement organisée. Dans la troisième, le meurtre est remplacé par un
jugement, mais le problème n’est pas moins simple ni moins terrible, puisque,
là aussi, on craint sans cesse pour une vie qui est en jeu. – D’autre part, si
le public ne voyait pas ces meurtres, qui s’achevaient dans la demeure, il
assistait directement, à l’horrible affrontement entre la mère et le
fils; il voyait le délire de Cassandre; et – expérience passant, de
loin, tout ce que l’on connaissait – il voyait les Érinyes, toutes vivantes,
grogner affreusement en s’attachant aux pas du coupable. Chaque tragédie était
donc présence, et présence terrifiante. – Mais présence de quoi? Pas
seulement du meurtre et de la violence car le meurtre était voulu par les dieux
et les Érinyes étaient des divinités : aussi peut-on dire que se
manifestait, dans la suite des trois tragédies, la présence divine. Au niveau
même des faits et des actes humains, la simple structure des pièces impose
certaines questions et tourne l’attention des spectateurs vers les dieux.
Pourquoi, en effet? Pourquoi le meurtre d’Agamemnon? Après ce
premier crime, pourquoi un autre? Où était la faute? Où sera le
châtiment? Que décident les dieux? Cette interrogation hante le
chœur, hante les acteurs. Et les dieux eux-mêmes sont tout près. Ils parlent
par des oracles; ils parlent par la voix d’une visionnaire; on
tremble de deviner leur colère; puis, soudain, surgit l’Érinye, puis
Apollon, puis Athéna. Chaque tragédie prend valeur religieuse. – Et, enfin,
l’ensemble est quelque chose de plus. Athéna, en effet, est la déesse tutélaire
d’Athènes; grâce à son intervention, les Érinyes à leur tour se muent en
divinités protectrices de la cité : elles veilleront sur l’ordre et la
prospérité du pays, où désormais elles s’installent; et, en même temps
qu’elle obtient ce résultat, Athéna donne ses instructions pour que continue
d’exister ce tribunal de l’Aréopage, fondé pour juger Oreste; or, Eschyle
exalte le rôle dévolu à ce tribunal au moment précis où Athènes venait
d’en changer les pouvoirs. L’Orestie,
par
là, touche à la vie de la cité: elle parle de civisme; son
inspiration prend une portée nationale» (J. de Romilly.
Ibid. pp. 21 à 23).

Contrairement au
théâtre moderne, les personnages sur la scène grecque ne dépassent jamais trois
en même temps. Si l’on accepte le fait que la tragédie procède du sacré dans un monde où le politique n’est pas encore affranchi du religieux, la
fonction sociale de la tragédie est donc pédagogique. Le thème de la pièce
s’adresse au citoyen en chaque homme d’Athènes. «Au lieu que la tragédie fût consacrée à quelque coup cruel envoyé par
les dieux, sur lequel un chœur angoissé s’interrogeait dans le tremblement,
l’intérêt se centra sur ce qu’étaient et faisaient les hommes; et la
tragédie les montra en lutte avec l’événement qu’ils refusaient ou imposaient.
À cela correspondit, de toute nécessité, un renouvellement des moyens
littéraires» (J. de Romilly. Ibid. p.
37). Nous tenons ici, à la fois, le passage qui conduira de la tragédie au
dialogue philosophique au Ve siècle, et le passage du Socius au Psyché chez les spectateurs :
«
La pièce d’Eschyle dans laquelle Oreste
revient et tue sa mère s’appelle les Choéphores,
parce que le chœur entrait en portant des libations funéraires, ou choai.
Les deux pièces de Sophocle et d’Euripide
traitant du même sujet s’appellent toutes deux Électre.
En effet, la sœur d’Oreste est devenue ici
le centre de l’action. Elle attend son frère, elle le pousse au meurtre, elle
l’y aide; on s’intéresse donc à ce qu’elle sent et à ce qu’elle
fait; on s’émeut de sa misère et de sa fermeté : Électre, dans sa
douleur et sa résolution est devenue, à proprement parler, héroïne de tragédie.
Or ce sont des héros comme elle qui donnent leurs noms à toutes les autres
pièces conservées de Sophocle sauf une, puisque l’on a : Ajax,
Antigone, Œdipe roi, Œdipe à Colone, Philoctète.
On dirait une galerie de figures grandies par la souffrance et le
courage – grandies par la tragédie. Et à ces noms font pendant ceux des héros
d’Euripide, ou plus souvent, de ses héroïnes : Alceste, Médée, Hécube,
Hélène, Iphigénie à Aulis, Iphigénie en Tauride…
Les personnages sont désormais le centre de l’intérêt» (J. de
Romilly.
Ibid. pp. 37-38).
Sans doute. Mais
ces personnages ne portent pas seulement le pathos victimaire : misère et
fermeté dans le malheur. Tout cela n’est que conséquence. Comme dans la poésie
épique d’Homère, c’est dans leur colère beaucoup plus que dans leurs malheurs
que ces personnages deviennent les moteurs de l’intrigue. Des colères qui ne
reprennent plus celles des dieux, mais sont des colères typiques
d’hommes et de femmes : la

révolte d’
Antigone contre la loi de la Cité qui exige
d’enterrer son frère rebelle hors des murs de la ville, comme la colère d’Œdipe devant
la querelle fratricide de ses fils. Le monde de la vendetta familiale est
derrière, emporté avec la Grèce archaïque. Désormais, la loi de la Cité
prédomine en tout et possède dans la déesse Athéna la légitimité et la légalité
du démos. Les tyrans ne seront pas condamnés tant parce qu’ils sont tyrans que
parce qu’ils n’appartiennent plus au mode de la «modernité» athénienne. Si
Périclès pouvait encore se considérer comme le premier des Athéniens, sa verve
ne suffisait plus à conserver l’unité de la Cité et la guerre du Péloponnèse finit par abattre le monde hérité de la tragédie. Il sera alors dans l’ordre des choses
que Platon appelle le Prince derrière lequel devrait se tenir – mais il ne se
tiendra jamais – le philosophe (et non plus le poète, épique ou tragique qu’il condamnait au bannissement de la Cité).
Dans sa
définition de la tragédie,
Aristote saisira «
la conscience très nette que l’atmosphère tragique
consiste avant tout
en un rapport entre l’œuvre et le spectateur : la tragédie suscite,
dit-il, la pitié et la crainte.
Elle n’est pas tragique par ce qu’elle est,
mais par ce qu’elle provoque. Nous ne retrouverons plus de référence à cette
idée fondamentale, ni dans les définitions courantes de la tragédie aux XVIe et
XVIIe siècles, ni dans celles du drame bourgeois, ni dans celles du drame
romantique. Il ne manque à Aristote que d’avoir cherché qu’elle était la
condition de la création d’un tel rapport entre l’œuvre et le spectateur,
condition qui, pour moi, réside dans la possibilité d’identification du
spectateur et du personnage» (P.-A. Touchard.
Dionysos, suivi de l’Amateur de théâtre, Paris, Seuil, 1949 et
1952, p. 27). La proximité du citoyen avec le pouvoir rapproche le destin de la
cité plus près des caractères des Athéniens qu’elle l’éloigne des caprices des
dieux. Les divinités grecques ont commencé à mourir sur les scènes des
amphithéâtres avant que Platon ne les réduise à une simple
idée de la divinité. Ce ne sont plus les
colères et les jalousies des dieux qui entraînent le sort des Perses ou celui
de la famille du roi de Thèbes, mais leurs actions mêmes livrées souvent à
l’
hybris, à la querelle, à la démesure des envies. Les Érynies, Apollon et
Athéna ont beau jouer les accusatrices ou le protecteur d’Oreste, les
mécanismes de l’
Orestie demeurent
tous humains. Les colères sont génératrices de révoltes et de conflits. Pendant
que les différentes générations d’Athéniens

réfléchissent sur ces questions à
travers des scènes imitées de la réalité, les philo-
sophes commen-
cent à disputer
sur les motiva-
tions profondes de ces colères et la sagesse impossible des
citoyens à y remédier. D’où qu’ils finiront tous à graviter dans l’ombre d’un
tyran. Ainsi, Platon dans l’ombre de Dion de
Syracuse et Aristote dans celle de
Philippe de Macédoine, éducateur de son fils Alexandre. Dans un cas comme dans
l’autre, on ne peut guère crier au succès. Voilà pourquoi, malgré l’éloignement
des temps et le saut qualitatif de la civilisation hellénique à la civilisation
occidentale, les méditations sur la tragédie demeureront essentielles au sein
de l’esprit humain.
L’
Agamemnon d’Eschyle est le modèle d'inspiration des
tragédies futures. D’abord, tout se présente bien.
Agamemnon, roi d’Argos et de
Mycènes revient dans son royaume après dix ans d’absence à guerroyer contre les
Troyens. Par la volonté de Zeus, les Grecs sont vain-
queurs. Argos doit être en
liesses pour accueillir son roi. Le chœur prévient la reine Clytemnestre de la
victoire. Un héraut annonce l’arrivée prochaine du roi. Mais les spectateurs
savent déjà que malgré ses signes manifestes de fidélité et de bonheur, il y a
des souvenirs impérissables qui demeurent, dont le sacrifice d’Iphigénie, sa fille, par
son père même afin d’apaiser la colère des dieux à son endroit. Clytemnestre en a
gardé une haine vengeresse refoulée. Mais voici qu’Agamemnon amène avec lui la
fille du roi ennemi, Cassandre, dont il a fait sa maîtresse.
Clytemnestre, qui
nourrit sa vengeance, invite la captive à entrer dans le palais, mais
Cassandre, à qui Apollon a donné le dont de prédire l’avenir, sait qu’entrer
dans

le palais du roi, elle n’en sortira pas vivante, aussi gémit-
elle : «
Ah! dis plutôt une maison haïe des
dieux, complice de crimes sans nombre, de meurtres qui ont fait couler le sang
d’un frère, de têtes coupées… un abattoir humain au sol trempé de sang! (Eschyle.
Tragédies, Paris, Les Belles Lettres,
rééd. Livre de poche Col. Classiques # 1611-1612, 1962, p. 275). C’est l’un de
ces moments terribles, pathétiques, proprement tragiques que le dialogue du
chœur et de Cassandre qui refuse de descendre de son char pour pénétrer dans le
palais maudit. Du coup, les liesses de la victoire sont oubliées et le discours
laudatif de Clytemnestre ne tient plus.
Le
Coryphée
L’étrangère, je crois, a le nez d’une
chienne : elle flaire la piste et va trouver le sang.
Cassandre
Ah! j’en crois ces témoignages :
ces enfants que je vois pleurer sous le couteau et ces membres rôtis dévorés
par un père!

Moins qu’une
pré-
diction, Cassan-
dre rappelle ici le meurtre d’Iphi-
génie en des termes
amplifiés qui sèment l’horreur chez les spectateurs. Le Coryphée, lui, ne veut
se souvenir et s’en tient au don de prophétesse qu’il réfute, mais les
gémissements de Cassandre annoncent déjà le crime qui se commet :
Cassandre
Ah! misérable, tu oses donc
cela!… Tu baignes l’époux qui partage ton lit, puis – comment dire la
fin?… l’heure est proche, qui la verra – deux bras, l’un après l’autre,
avidement se tendent pour frapper!
Le
Coryphée
Je comprends moins encore : aux énigmes
succèdent des oracles obscurs, et je reste interdit.
Cassandre
Ah! horreur! horreur! que
vois-je? n’est-ce point un filet d’enfer?… Mais non, le vrai filet,
c’est la compagne de lit devenue complice de meurtre! Allons! que
la troupe attachée à la race salue donc du cri rituel le sacrifice
d’infamie!
Le Coryphée
Pourquoi sur ce palais provoquer la clameur
de l’Érynie? ta voix cette fois m’épouvante.
Après l’horreur
vient le pathos de son propre destin qui n’échappe pas au don de
Cassandre : «
Hélas!
hélas! infortunée! quel est mon malheureux destin? C’est mon
propre lot de douleurs que je verse à son tour au cratère de mes chants. Où
donc m’as-tu conduite en m’amenant ici, malheureuse? où sinon à la mort –
moi aussi? (Eschyle.
Ibid. pp. 276-277). Peut-on
imaginer, en effet, pires souffrances que posséder le don de prédire son propre
avenir et ne pouvoir rien faire pour en détourner l’issu? Cassandre prend
donc bien son temps pour gémir sur son destin et émouvoir à coup sûr les
spectateurs qui assistent, du haut des gradins, à la représentation. L’effet
est incontestablement supérieur à celui d’un récit extérieur dans le chant de
l’épopée. Chacun partage sa peine immense, et se sent terrifié par ses
prédictions qui opèrent comme de véritables tortures : «
Hélas! hélas! ah!
ah! misère! de nouveau le travail prophétique, terrible, me fait
tourner sur moi-même et m’affole de son horrible refrain – Voyez ces jeunes
hommes assis près du palais, pareils aux formes des songes : on dirait des
enfants tués par des parents; les mains pleines de chairs – leur corps
même offert en pâture! – ils portent une pitoyable charge d’entrailles et
de viscères, qu’un père approcha de sa bouche! Voilà, je vous le déclare,
ce dont quelqu’un médite la vengeance, un lion – mais un lion lâche qui reste à
la maison et, vautré dans le lit, las! y attend le retour du maître – mon
maître, puisqu’il me faut porter un joug d’esclave. Et le chef de la flotte, le
destructeur de Troie, ne sait pas ce que l’odieuse chienne, dont la voix
longuement
dit et redit l’allégresse, sournoise puissance de mort, lui prépare
pour son malheur! Telle est son effronterie! Femelle tueuse du
mâle, je vois en elle… De quel monstre odieux – dragon à deux têtes, Skylla
gîtée dans les rochers, fléau des marins – devrai-je emprunter le nom pour
donner celui qu’elle mérite à cette mère en furie, sortie de l’Enfer, qui
contre tous les siens ne respire que guerre sans trêve. Ah! le cri de
triomphe qu’elle a poussé, la scélérate : le cri du guerrier devant la
déroute ennemie! Et l’on s’imagine qu’elle exprime ainsi la joie d’un
heureux retour! – Mais, croyez-moi ou non, peu m’importe! ce qui
doit être sera, et, toi, qui bientôt vas en être témoin, plein de pitié, tu
diras que j’étais trop véridique prophétesse». Ce à quoi le Coryphée, de
plus en plus vaincu par la crainte, répond : «
Tu as parlé du festin préparé à Thyeste avec les chairs de ses
enfants : j’ai compris et j’ai frissonné, et la terreur me prend, à ouïr
la vérité crue et sans images. Mais, au reste de tes propos, mon esprit, égaré,
court hors de la carrière» (Eschyle.
Ibid.
pp. 280-281).

Tous les films
d’horreur, même les plus
cheaps fonc-
tionnent
encore sur cette technique théâtrale. La prédiction se ressent par une suite
d’effets sonores, d’arrivées de personnages hirsutes, de successions de décors
inquiétants, puis l’horreur qui se montre de face. Tout en nous
prévenant ouvertement du sort qui attend l
'héroïne, on prie encore pour
qu’elle s’en sorte du malheur vers lequel elle s’avance :
Cassandre
Je dis que tu verras la mort d’Agamemnon.
Le
Coryphée
Ah! tais-toi, malheureuse!
laisse dormir ta voix!
Cassandre
Nul ne saurait guérir les maux que je
prédis.
Le
Coryphée
S’ils doivent voir le jour; mais les
dieux nous en gardent!
Cassandre
Tu peux faire des vœux : eux préparent
le meurtre. (Eschyle. Ibid. p. 282).
Puis Cassandre,
s’enveloppant la tête, entre dans le palais, mais avant, elle hésite une
dernière fois :
Cassandre
(Avec horreur)
Ah! Ah!
Le
Coryphée
Pourquoi ce cri? quel monstre se forge
dans ton âme?
Cassandre
Ce palais sent le meurtre et le sang
répandu. (Eschyle. Ibid. p. 284).
Une fois la
porte refermée sur Cassandre, on entend tout à coup derrière la porte l’
appel d’Agamemnon. De la prédiction (du dit), on passe à la monstration (du fait
annoncé) :
Agamemnon
Hélas! un coup mortel a déchiré ma
chair!
Le
Coryphée
Écoutez! qui crie-là, atteint d’un
coup mortel?
Agamemnon
Hélas! deux fois hélas! encore
un autre coup!
Le
Coryphée
Le crime est accompli : croyez-en les
plaintes du roi! Allons, amis, réunissons ici de sûrs conseils.
Les débats du
conseil opèrent comme une pédagogie du pouvoir offert aux spectateurs :
Deuxième
Choreute
Mon avis, le voici : crier aux
citoyens : “À l’aide! ici, tous! au palais!
Troisième
Choreute
Et le mien : y bondir nous-mêmes au
plus vite et surprendre le crime l’épée sanglante encore.
Quatrième
Choreute
Oui, je partagerai tout avis de ce
genre : agir d’abord, ce n’est plus l’heure d’hésiter.
Cinquième
Choreute
On peut attendre et voir; ce n’est là
qu’un début, l’annonce de la tyrannie qu’ils préparent à la cité.
Sixième
Choreute
Parce que nous balançons! Eux, foulent
aux pieds la gloire d’hésiter et ne laissent pas s’endormir leurs bras.
Septième
Choreute
Je ne sais vraiment quel conseil
formuler; même à qui veut agir il appartient de consulter d’abord.
Huitième
Choreute
C’est aussi mon avis : car je ne crois
pas que des mots puissent ressusciter un mort.
Neuvième
Choreute
Quoi donc! uniquement pour prolonger
nos jours, plier devant des maîtres qui souillent ce palais!
Dixième
Choreute
Intolérable honte! mourir vaut encore
mieux; la mort est plus douce que la tyrannie.
Onzième
Choreute
Oui, mais pourquoi, sans autre indice qu’une
plainte, vouloir prophétiser la mort de notre roi!
Douzième
Choreute
Ce n’est que lorsqu’on sait que l’on doit
s’indigner : conjecturer n’est pas savoir.
Le
Coryphée
Ma voix donne du moins le nombre à cet
avis : savoir exactement le sort fait à l’Atride.
La porte centrale s’ouvre. On aperçoit
Agamemnon, nu, étendu sur un large voile ensanglanté. Cassandre est couchée à
ses côtés. Près des deux cadavres, Clytemnestre est debout, une épée à la main.
(Eschyle. Ibid. pp. 286-287).
Après les chants
à la gloire du roi, aux hommages rendus par Clytemnestre, la torture intérieure
subie par Cassandre, l’échange des membres du chœur apparaît comme une
véritable discussion démocratique après un coup de sort sur le gouvernement de
la Cité. Les révolutionnaires de 1789 reprendront certains thèmes de ce
débat :
à qui veut agir, il
appartient de consulter d’abord; la mort est plus douce que la
tyrannie; ce n’est que lorsqu’on sait que l’on doit s’indigner… Puis,
du coup se révèle l’horreur annoncée : le double meurtre d’Agamemnon et de
Cassandre par Clytemnestre. La colère, qui s’était tenue coi jusqu’alors, se

crie dans toute son immensité dans le monologue de
Clytemnestre qui suit : «
La nécessité tout à l’heure m’a dicté bien
des mots : je ne rougirai pas de les démentir. Lorsque, sur ceux qu’on
hait en semblant les aimer, on se prépare à assouvir sa haine, est-il d’autre
moyen de dresser assez haut les panneaux du Malheur pour qu’ils défient tout
bond qui voudrait les franchir ? Cette rencontre-là, longtemps j’y ai
songé : elle est donc venue, la revanche – enfin! et je demeure où
j’ai frappé : cette fois, c’est fini! – J’ai tout fait, je ne le
nierai pas, pour qu’il ne pût ni fuir ni écarter la mort. C’est un réseau sans
issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au faste
perfide. Et je frappe – deux fois – et, sans un geste, en deux gémissements, il
laisse aller ses membres; et, quand il est à bas, je lui donne encore un
troisième coup, offrande votive au Zeus Sauveur des morts qui règne sous la
terre. Gisant, il crache alors son âme, et le sang qu’il rejette avec violence
sous le fer qui l’a percé m’inonde de ses noires gouttes, aussi douces pour mon
cœur que la bonne rosée de Zeus pour le germe au sein du bouton. – Voilà les
faits, citoyens respectés dans Argos : qu’ils vous plaisent ou non, moi,
je m’en fais gloire! Si même il était admis qu’on versât des libations
sur un cadavre, ce serait bien justice ici – plus que justice même : tant
cet homme avait pris plaisir en ce palais à remplir d’exécrations le cratère
qu’à son tour il a dû lui-même vider d’un seul trait!»
(Eschyle. Ibid. pp. 287-288). Sans remords ni regrets, Clytemnestre
avoue son forfait et s’en montre fière au grand scandale du Coryphée : «
Celui-ci est Agamemnon mon époux; ma
main en a fait un cadavre et l’ouvrage est de bonne ouvrière. Voilà». Après
l’effroi, la terreur et l’horreur, la colère a abattu sa carte en vomissant un
flot de sang hors du corps

d’Agamemnon. La raison? Écoutez la réponse de
l’assassin au chœur : «
Ainsi, tu me
condamnes aujourd’hui à l’exil, à la haine d’Argos, aux imprécations d’un
peuple, tandis que contre lui tu ne t’insurgeais guère, quand, insouciant comme
un homme qui prend une victime dans les brebis sans nombre de ses troupeaux
laineux, il immolait sa propre fille, l’enfant chérie de mes entrailles – pour
enchanter les vents de Thrace! N’était-ce pas lui qu’il fallait jeter
hors de cette ville, afin qu’il payât ses souillures? Et pour moi, rien
qu’à entendre ce que j’ai fait, tu deviens un juge implacable. Mais voici la
seule menace que je te permette, moi – car je suis prête à te la retourner –
c’est d’en appeler à la force : vainqueur, tu seras mon maître;
mais, si le Ciel en décide autrement, de tardives leçons t’apprendront la
sagesse» (Eschyle.
Ibid. p. 289).
Que voilà l’erreur politique suprême de Clytemnestre! Mère dont l’enfant avait
été immolée par le père et qui criait vengeance et pouvait émouvoir la sympathie
des spectateurs, sa froideur, puis l’aveu d’avoir agi avec un amant complice et
cette dernière menace d’exercer la
tyrannie la condamnent définitivement au
regard du public.
Cette première
phase de l’
Agamemnon entraîne toutes
les autres qui suivront, la colère se transmettant de Clytemnestre à sa fille
Électre, qui la transmet à son tour à
Oreste qui finira par tuer l’amant de sa
mère puis

sa mère elle-
même. La première tragédie historique commen-
ce par un
matri-
cide, le crime sans doute tenu pour le plus odieux parmi les tabous – une
sorte d’inceste inversé. Car on ne tue pas impunément sa mère. Edouard III
d’Angleterre pourra bien faire mourir le beau Mortimer, amant de sa mère,
la louve de France, la reine Isabelle
complice dans le meurtre de son royal époux, le roi Edouard II, mais il ne se
vengera pas en la tuant mais en la confinant, non sans respect, au fond d’un
château, loin de la cour, pour le reste de ses jours. Eschyle, ce Shakespeare
de l’Antiquité, osera franchir le tabou du matricide et Oreste sera poursuivi
par la vengeance des
Érynies jusqu’à ce que Apollon transforme les furies en
bienveillantes, les Euménides et qu’Athéna prenne Oreste sous son aile et impose
un procès «juste et équitable» qui réconciliera personnages et spectateurs. Le
courroux des dieux, la tradition de la vengeance, les tourments intérieurs
d’Oreste seront choses du passé
_-_The_Remorse_of_Orestes_(1862).jpg)
car, en tuant Clytemnestre, Oreste avait sauvé
Argos de la tyrannie. Après qu’Athéna ait absous Oreste, celui-ci répond :
«
Ô Pallas, toi qui viens de sauver ma
maison, j’avais perdu jusqu’au sol de mes pères, et tu me l’as rendu. Et l’on
dira dans la Grèce : “Le voici de nouveau citoyen d’Argos et maître de son
patrimoine, grâce à Pallas et grâce à Loxias” – et grâce à l’arbitre suprême,
au dieu Sauveur, qui, ayant égard au meurtre paternel et voyant celles-ci
plaider pour ma mère, m’accorde le salut. Mais à ce pays, à ton peuple, pour
l’avenir et la durée sans fin des jours, voici, moi, le serment que je fais, au
moment de rentrer dans ma demeure : Jamais un roi placé au gouvernail
d’Argos ne portera en ces lieux des armes vouées au triomphe. Moi-même alors du
fond de mon tombeau, à ce transgresseur de la foi qu’ici je te jure, par
d’irrémédiables revers, décourageant sa marche et plaçant sur sa route des
présages de deuil, je me chargerai de faire
regretter son entreprise. Mais, en
revanche, si mes serments sont observés, si mon pays à la cité de Pallas ne
cesse de rendre l’homma-
ge de ses armes alliées, alors, je lui serai clément.
Adieu donc! adieu, Pallas, adieu, peuple d’Athènes, puissent tes
attaques, irrésistibles à tes ennemis, sauver la ville et glorifier tes
armes!»
(Eschyle. Ibid. p. 390). Mais le dernier
mot n’appartiendra pas à Oreste mais bien à la véritable héroïne de la
tragédie,
Pallas Athéna, dont un cortège célèbre la sagesse et la
pacification : «
La paix, pour le
bonheur de ses foyers, est aujourd’hui acquise au peuple de Pallas, et ainsi
s’achève l’accord de la Parque avec Zeus dont l’œil voit tout. – (Au peuple.)
Et maintenant lancez le cri rituel en réponse à notre chant» (Eschyle.
Ibid. p. 398).
C’est la colère
de Clytemnestre, mûrie pendant toutes ces années, qui entraîne la suite de la
tragédie jusqu’à la fin où l'idée de justice finit par se substituer à la vengeance et
la nécessité pour la Cité de remplacer les règles automatiques tribales par un
nouveau système civique de justice. La finesse avec laquelle Clytemnestre feint publiquement
le bonheur de revoir son époux, le roi, alors que sa décision est déjà prise de
l’assassiner en privé montre sans doute la froideur d’une colère bien contenue
et illustre le dicton qui veut que
la
vengeance soit un plat qui se mange crue. Quel contraste avec le portrait
que le philosophe trace du colérique. En l’occurrence,
Sénèque (-4 à 65 apr.
J.-C.) :
«
Tu exiges de moi Novatus, que j’écrive
comment on peut dompter la colère : c’est à bon droit que tu me parais
redouter principalement cette passion, de toutes la plus hideuse, la plus effrénée.
Les autres, en effet, ont en elles quelque chose de calme et de paisible :
celle-ci est tout agitation, elle est toute à l’impétuosité de son
ressentiment, ivre de guerre, de sang, de supplices, transportée de fureurs
surhumaines, sans souci
d’elle-même, pourvu qu’elle nuise à d’autres,
s’élançant au milieu des glaives, et avide de vengeances, qui, à leur suite,
entraînent un vengeur. Aussi, quelques sages ont-ils défini la colère une
courte folie. Car non moins impuissante à se maîtriser, elle oublie toute
bienséance, méconnaît toute affection; elle est opiniâtre et acharnée à
ce qu’elle poursuit, sourde aux conseils de la raison, s’emportant contre des
fantômes, inhabile à reconnaître le juste et le vrai, semblable en tout à ces
ruines qui se brisent sur ce qu’elles écrasent. Mais, pour te convaincre qu’il
n’y a plus de raison chez l’homme dominé par la colère, observe tous ses
dehors. Car, de même que la folie a des signes certains, le visage hardi et
menaçant, le front triste, le regard farouche, la démarche précipitée, les
mains convulsives, le teint changeant, la respiration fréquente et s’échappant
avec violence; ainsi l’homme en colère présente les mêmes symptômes. Ses
yeux s’enflamment, étincellent; un rouge éclatant couvre son visage, le sang
bouillonne dans les cavités de son cœur, ses lèvres tremblent, ses dents se
serrent, ses cheveux se dressent et se hérissent, sa respiration est gênée et
bruyante, ses articulations craquent en se tordant; il gémit, il
rugit; sa parole s’embarrasse de sons entrecoupés; ses mains
s’entrechoquent fréquemment; ses pieds battent la terre; tout son
corps est agité, tous ses gestes sont des menaces : tel est le portrait
hideux et repoussant de celui que décompose et gonfle la colère. On ne saurait
dire si ce vice est plus odieux que difforme. Les autres peuvent se cacher, se
nourrir en secret : la colère se révèle, se produit sur le visage;
et plus elle est vive, plus elle éclate à découvert…» (Sénèque.
De la colère, Livre I, §1).
On le devine
tout de suite, le portrait que trace Sénèque est purement fantaisiste, sinon
caricatural. Si, comme Eschyle, il tente de susciter la terreur par l’aspect,
puis l’horreur des gestes des colériques, la subtilité du philosophe est moins
grande que celle du tragédien qui a su nous confirmer que la colère pouvait
aussi bien se dissimuler que n’importe quelle autre passion. Que si Clytemnestre
s’était avancée vers Agamemnon avec un regard farouche et un pas précipité, le
roi se serait tenu sur ses gardes. Les yeux enflammés
de Clytemnestre l’auraient trahie. Ce portrait effrayant de l’homme en
colère s’explique par les conséquences funestes de cette passion :
«
Veux-tu maintenant considérer ses effets et
ses ravages? Jamais fléau ne coûta plus au genre humain. Je te montrerai
les meurtres, les empoisonnements, les mutuelles
accusations des complices, la
désolation des villes, la ruine de nations entières, les têtes de leurs chefs
vendues à l’encan, la torche incendiaire portée dans les maisons, la flamme
franchissant l’enceinte des murailles, et de vastes étendues de pays étincelant
de feux ennemis. Vois ces nobles cités dont à peine on reconnaît la
place; c’est la colère qui les a renversées. Vois ces vastes solitudes
qui s’étendent au loin, désertes et sans habitations, c’est la colère qui a
fait ce vide. Vois tous ces hommes puissants transmis à notre mémoire, “comme
exemples d’un fatal destin”. La colère frappe l’un dans son lit; la
colère égorge l’autre dans le sanctuaire du banquet; elle immole celui-ci
devant les tables de la loi, sous les yeux de la foule qui se presse dans le
Forum; elle contraint celui-là à livrer son sang à un fils parricide, un
roi à présenter la gorge au fer d’un esclave, cet autre à étendre ses membres
sur une croix. Et jusqu’ici je n’ai parlé que de victimes isolées. Que sera-ce
si, laissant de côté ceux contre qui la colère s’est individuellement
déchaînée, tu portes tes regards sur des assemblées détruites par le glaive,
sur tout un peuple livré pêle-mêle au fer du soldat, sur des nations entières
confondues dans une même ruine, vouées à une même mort… comme ayant abandonné
tout souci de nous, ou renoncé à l’autorité. Dis donc pourquoi le peuple
s’irrite contre les gladiateurs si injustement, que c’est pour lui une offense
s’ils ne meurent pas de bonne grâce, qu’il se croit méprisé, et, par son air,
ses gestes, ses violences, de spectateur devient ennemi. Ce sentiment, quel
qu’il soit, n’est certes pas la
colère, mais il y ressemble. C’est celui des
enfants, qui, s’ils tombent, veulent qu’on batte la terre, et souvent ne savent
pas contre quoi ils se fâchent : seulement ils se fâchent sans raison et
sans offense, mais non sans quelque apparence d’offense, ni sans quelqu’envie
de punir. Aussi se laissent-ils tromper à des coups simulés; des prières
et des larmes feintes les apaisent, et une douleur fausse disparaît devant une
fausse vengeance» (Sénèque
ibid §2).
Sénèque touche
au point qui distingue la fin du début de la civilisation hellénique :
alors qu’Eschyle produit une trilogie tragique dont le but est de montrer la
colère et ses ravages avec une issue heureuse qui serait la justice substituée
à la vengeance qui réconcilierait les partis, les combats de l’arène
entretiennent les

ressentiments et exaspèrent les colères au point de conduire à
des crimes person-
nels ou politiques. Au Siècle de Périclès s'oppose le Siècle d’Auguste, tout plein de colères qui rongent la dynastie royale des Julio-Claudiens où les ambitions,
les jalousies, la mégalomanie des Princes conduisent à des usurpations du
pouvoir (Tibère) et à des assassinats de rois par un esclave (
Caligula, Néron).
Sénèque périra lui-même des conséquences de la conjuration de Pison et devra se
suicider sur ordre de l’empereur Néron.
La synthèse
d’Eschyle et de Sénèque se retrouve dans le théâtre shakespearien. Les colères
sont dissimulées sous des apparences feintes de réconciliations ouvrant à des
fureurs exprimées par de terribles visages. Les Français du XVIIe siècle,
qui trouvaient ce théâtre brutal et sauvage, essaient de reconduire la tragédie

antique dans les normes établies par la
Poétique
d’Aristote. Mais
le mythe de Tristan est
passé par là et la vocation didactique de la tragédie se résume souvent à une
morale qui clôt la pièce, telle celle à
la fin du Tartuffe de Molière qui, pour être une comédie n’en est pas moins
un récit tragique. La justice du Roi met à jour la fourberie dévote de Tartuffe
et Géronte rentre en possession de ses biens et de son honneur. De plus en plus, les
colères sont provoquées par des dépits amoureux. Même le grand Racine
n’échappe pas à cette règle nouvelle. Sénèque aussi avait écrit, après
Euripide, une pièce sur Phèdre et ses relations troubles avec son beau-fils,

Hippolyte, fils de son époux Thésée.
Jean Racine (1639-1699), après s’être
mesuré au mythe d’Iphigénie, plonge à son tour dans celui de
Phèdre (1677).
Comme bien souvent dans la structure tragique moderne, la colère résulte d’un
amour non payé de retour. Ici, celui de Phèdre pour Hippolyte. Hippolyte
déteste sa belle-mère, Phèdre et rêve d’amour pour Aricie, une fille du clan ennemi
de son père. Deux colères sont appelées à naître de ces quiproquo. D’abord
celle de Thésée pour son fils qu’il juge traître à sa cause, ensuite celle de
Phèdre pour son beau-fils lorsqu’elle apprend qu’il est amoureux d’une autre
femme. Le génie de Racine consiste à présenter la naissance des deux colères
l’une à la suite de l’autre; enchaînées l’une à l’autre. Comme souvent dans ces cas-là, c’est une servante,
Œnone, qui ment à Thésée en disant qu’Hippolyte a essayé de séduire
Phèdre en
son absence (Acte IV, scène 2) :
Thésée
Ah! le voici. Grands Dieux! à ce noble maintien
Quel œil ne serait pas trompé comme le mien?
Faut-il que sur le front d’un profane adultère
Brille de la vertu le sacré caractère?
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains?
Hippolyte
Puis-je vous demander quel funeste nuage,
Seigneur, a pu troubler votre auguste visage?
N’osez-vous confier ce secret à ma
foi?
Thésée
Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi?
Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.
Après que le transport d’un amour plein d’horreur
Jusqu’au lit de ton père a porté sa fureur,
Tu m’oses présenter une tête ennemie,
Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie,
Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,
Des pays où mon nom ne soit point parvenu.
Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,
Et tenter un courroux que je retiens à peine.
C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel
D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
Fuis; et si tu ne veux qu’un châtiment soudain
T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,
Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire
Ne te vois en ces lieux mettre un pied téméraire.
Fuis, dis-je; et sans retour précipitant tes pas,
De ton horrible aspect purge tous mes États.
Et toi, Neptune, et
toi, si jadis mon courage
D’infâmes assassins nettoya ton rivage,
Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux,
Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux.
Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle
Je n’ai point imploré ta puissance immortelle.
Avare du secours que j’attends de tes soins,
Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins :
Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père,
J’abandonne ce traître à toute ta colère;
Étouffe dans son sang ses désirs effrontés :
Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.
D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte!
Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite;
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
Qu’ils m’ôtent la parole et m’étouffent la
voix.
Thésée
Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence
Phèdre ensevelirait ta brutale insolence.
Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer qui dans ses mains aide à te condamner;
Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,
Lui ravir tout d’un coup la parole et la
vie.
Hippolyte
D’un mensonge si noir justement irrité,
Je devrais faire ici parler la vérité,
Seigneur; mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche;
Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer enfin les droits les plus sacrés;
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés;
Et jamais on n’a vu la timide innocence
Passer subitement à l’extrême licence.
Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux.
Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,
Je n’ai point de son sang démenti l’origine.
Pitthée, estimé sage entre tous les humains,
Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.
Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage;
Mais si quelque vertu m’est tombée en partage.
Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.
C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu
profane…
Thésée
Oui, c’est ce même orgueil, lâche, qui te condamne.
Je vois de tes froideurs le principe odieux :
Phèdre seule charmait tes impudiques yeux;
Et pour tout autre objet ton âme indifférente
Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.
Hippolyte
Non, mon père, ce cœur (c’est trop vous le céder)
N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.
Je confesse à vos pieds ma véritable offense :
J’aime. J’aime, il est vrai, malgré votre défense.
Aricie à ses lois tient mes vœux asservis;
La fille de Pallante a vaincu votre fils.
Je l’adore, et mon âme, à vos ordres rebelle,
Ne peut ni soupirer ni brûler que pour elle.
Ici, on se
souvient comment Pisistrate avait résolu le dilemme de sa fille embrassée par un
garçon lors d’une cérémonie religieuse à Athènes. Thésée n’aura pas du tout la
même réaction :
Thésée
Tu l’aimes? Ciel! Mais non, l’artifice est grossier
Tu te feins criminel pour te justifier.
Hippolyte
Seigneur, depuis six mois, je l’évite, et je l’aime.
Je venais en tremblant vous le dire à vous-même.
Hé quoi! de votre erreur rien ne vous peut tirer?
Par quel affreux serment faut-il vous rassurer?
Que la terre, le ciel, que toute la nature…
Thésée
Toujours les scélérats ont recours au parjure.
Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,
Si ta fausse vertu n’a point d’autre
secours.
Hippolyte
Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice
Phèdre au fond de son cœur me rend plus de
justice.
Thésée
Ah! que ton impudence excite mon
courroux!
Hippolyte
Quel temps à mon exil, quel lieu
prescrivez-vous?
Thésée
Fusses-tu par-delà les colonnes d’Alcide,
Je me croirais encor trop voisin d’un
perfide.
Hippolyte
Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
Quels amis me plaindront, quand vous
m’abandonnez?
Thésée
Va chercher des amis dont l’estime funeste
Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste,
Des traîtres, des ingrats sans honneur et sans loi,
Dignes de protéger un méchant tel que toi.
Hippolyte
Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère!
Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,
Phèdre est d’un sang, Seigneur, vous le savez trop bien,
De toutes ces horreurs plus rempli que le
mien.
Thésée
Quoi! ta rage à mes yeux perd toute retenue?
Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue.
Sors, traître. N’attends pas qu’un père furieux
Te fasse avec opprobre arracher de ces
lieux.
Thésée, ici, ne
voile pas sa rage. Elle éclate au grand jour, d’abord suite à l’accusation
d’inceste avec Phèdre, ensuite d’apprendre qu’il est amoureux de la fille de
son ennemi juré. Ce deuxième aveu est encore plus insupportable que le premier,
d’où l’obsession de Thésée d’en appeler toujours à l’adultère et à l’inceste.
Ce n’est qu’une fois ramené à lui seul qu’il livre le pathos qui le
mine (Scène III) :
Thésée
Neptune, par le fleuve aux Dieux mêmes terribles
M’a donné sa parole, et va l’exécuter.
Un Dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.
Je t’aimais; et je sens que malgré ton offense,
Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
Mais à te condamner tu m’as trop engagé.
Jamais père en effet fut-il plus outragé?
Justes Dieux, qui voyez la douleur qui m’accable,
Ai-je pu mettre au jour un enfant si
coupable?
Voilà pour la première
colère : celle du père offensé. Mais aussitôt, dès la scène suivante,
Racine enchaîne avec la seconde colère appelée à perdre Hippolyte : le dépit amoureux (Scène IV) :
Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi.
Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi.
Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.
S’il en est temps encore, épargnez votre race,
Respectez votre sang, j’ose vous en prier.
Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier;
Ne me préparez point la douleur éternelle
De l’avoir fait répandre à la main
paternelle.
Thésée
Non, Madame, en mon sang ma main n’a point trempé,
Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé.
Une immortelle main de sa perte est chargée
Neptune me la doit, et vous serez vengée.
Phèdre
Neptune vous la doit? Quoi? vos
vœux irrités…
Thésée
Quoi! Craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés?
Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes.
Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes;
Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.
Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus;
Sa fureur contre vous se répand en injures :
Votre bouche, dit-il, est pleine d’imposture;
Il soutient qu’Aricie a son cœur, a sa foi,
Qu’il l’aime.
Phèdre
Quoi, Seigneur!
Thésée
Il l’a dit devant
moi,
Mais je sais rejeter un frivole artifice.
Espérons de Neptune une prompte justice
Je vais moi-même encore, au pied de ses autels,
Le presser d’accomplir ses serments
immortels.
Phèdre,
maintenant, vient de recevoir le coup auquel elle ne s’attendait pas : se voir
préférer la fille d’un ennemi! Sa colère à l'égard d'Hippolyte va prendre le relais de celle de son époux
(Scène V) :
Phèdre
Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille?
Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille?
Quel coup de foudre, ô ciel! et quel funeste avis!
Je volais toute entière au secours de son fils;
Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée,
Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.
Qui sait même où m’allait porter ce repentir?
Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir;
Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,
L’affreuse vérité me serait échappée.
Aricie a son cœur! Aricie a sa foi!
Ah, Dieux! Lorsqu’à mes vœux l’ingrat inexorable
S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable,
Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours fermé
Fût contre tout mon sexe également armé.
Une autre cependant a fléchi son audace;
Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce,
Peut-être a-t-il un cœur facile à s’attendrir.
Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir;
Et je me chargerais du soin de le
défendre?
Dès lors la
colère de Phèdre s'exprime devant les spectateurs (Scène VI) :
Phèdre
Chère Œnone, sais-tu ce que je viens
d’apprendre ?
Œnone
Non; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.
J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir :
J’ai craint une fureur à vous-même fatale.
Phèdre
Œnone, qui l’eût cru? j’avais une
rivale.
Œnone
Comment?
Phèdre
Hippolyte aime, et je n’en puis
douter.
Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,
Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,
Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,
Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :
Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
Œnone
Aricie?
Phèdre
Ah! douleur non
encore éprouvée!
À quel nouveau tourment je me suis réservée!
Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,
La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,
Et d’un refus cruel l’insupportable injure
N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.
Ils s’aiment! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux?
Comment se sont-ils vus? Depuis quand? Dans quels
lieux?
Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire?
De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire?
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher?
Hélas! ils se voyaient avec pleine licence.
Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux;
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachais au jour, je fuyais la lumière.
La mort est le seul Dieu que j’osais implorer.
J’attendais le moment où j’allais expirer;
Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
Encor dans mon malheur de trop près observée,
Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir;
Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir,
Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
Il fallait bien souvent me priver de mes
larmes.
Œnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours?
Ils ne se verront plus.
Et comme
Clytemnestre après le meurtre d’Agamemnon, alors qu’elle tient encore l’épée
rougie du sang de son époux et roi entre ses mains, Phèdre laisse éclater toute sa colère qu’on sentait
bien monter dans la dernière tirade :
Ils
s’aimeront toujours.
Au moment que je parle, ah! mortelle pensée!
Ils bravent la fureur d’une amante insensée.
Malgré ce même exil qui va les écarter,
Ils font mille serments de ne point quitter.
Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,
Œnone. Prends pitié de ma jalouse rage.
Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux
Contre un sang odieux réveiller le courroux.
Qu’il ne se borne pas à des peines légères :
Le crime de la sœur passe celui des frères.
Dans mes jaloux transports je le veux implorer
Que fais-je? Où
ma raison se va-t-elle égarer?
Moi jalouse! Et Thésée est celui que j’implore!
Mon époux est vivant, et moi je brûle encore!
Pour qui? Quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux,
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! et je vis? et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue?
J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux;
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je? Mon père y tient l’urne fatale;
Le Sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers!
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible?
Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible,
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille :
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.
Jusqu’au dernier soupir, de malheurs poursuivie.
Je rends dans les tourments une pénible vie.
(J. Racine.
Théâtre complet, t. 2, Paris,
L.G.F. Col. Livre de poche classique, # 1157-1158, 1964, pp. 274 à 282).
La tragédie de
Racine renoue avec le tragique antique. Pourtant, Racine doit prendre 4 actes
pour préparer le terrain d’où surgiront les colères de Thésée et de Phèdre qui
condamneront Hippolyte et Aricie, alors que Eschyle ouvrait
Agamemnon sur le terreau même de la
colère de Clytemnestre.
Il est vrai que
d’un auteur l’autre, les personnages suivent leurs émois en attribuant aux
dieux la fatalité de leurs destins, mais les personnages de Racine se mentent
plus à eux-mêmes qu’aux autres. Phèdre accuse Œnone de ne pas lui avoir révélé
les amours d’Hippolyte et d’Aricie comme Thésée, avant elle, préférait croire à
l’inceste de son

fils plutôt qu’à ses aveux d’amour pour la fille de son ennemi
héréditaire. Pourtant, Thésée ne peut ignorer que l’aveu d’Hippolyte est plus
compromettant que les bavardages d’une dame de compagnie de sa femme, de même
que Phèdre ne pouvait se voiler les yeux au point de ne pas voir qu’Hippolyte
la détestait et ne pouvait l’aimer. Les dieux sont de bonnes excuses et rien de
tels alors que les invoquer pour appliquer la vengeance puisque ce sont eux qui
ont placé Thésée et Phèdre dans leurs malheurs.
Phèdre, comme Thésée, refusent
d’agir, poursuivant leurs colères jusqu’au bout, quitte à sacrifier les jeunes
amants à leurs frustrations intimes. Thésée passe vite sur le fait qu’en sa
race réside l’ordre de la cité, ce
qu’Eschyle n’aurait pas oublié si facilement. Nous touchons ici un point de
divergence essentiel entre la tragédie antique et la tragédie moderne. La
tragédie grecque s’adressait au
demos, à
l’ensemble de la population en vue de l’éduquer politiquement des
transformations en train de s’opérer dans l’Athènes qui s’éloigne des
combattants et des guerriers pour s’embourgeoiser dans le commerce et
l’expansion coloniale, tandis que la tragédie française s’adresse à la
noblesse, à une caste d’ordre supérieur qui entoure le Roi et veut entendre les
déceptions qui parsèment la vie d’un monarque de droit absolu. Le monde de la
noblesse d’épée cède progressivement devant celui de la noblesse de robe qui
hante les Parlements et les officines de l’administration royale. Les désordres
de la Cité semblent toucher un peu moins la sécurité de l’ordre bourgeois qui
s’installe tranquillement aux commandes de l’État et que la Révolution viendra
confirmer après des expériences révolutionnaires et impérialistes
incomparables.
Le monde de la
bourgeoisie a sa version aseptisée de la tragédie : le mélodrame.
Hugo,
Musset, Dumas règneront avec des pièces qui, comme le fameux
Cromwell, sont des manifestes
littéraires plutôt que

des spectacles jouables, ramassant plus d’une centaine
d’acteurs sur la scène et jouant sur les sentiments à la limite de l’hystérie
et de la félonie. Les Allemands – Gœthe avec
Faust, Kleist et Büchner –
réussiront mieux à conserver au théâtre romantique ses lointaines attaches
helléniques. Avec les horreurs du XXe siècle, l’
Agamemnon d’Eschyle reprendra une influence sur un certain théâtre moderne. Claudel et Eliot d’un côté de l’Atlantique, O’Neill de
l’autre se ressourceront aux origines de la tragédie grecque et en particulier de l’
Orestie.
Paul Claudel
(1868-1955) a commencé par traduire l’
Orestie
d’Eschyle avec plus ou moins de bonheur. Il a tenté une plate imitation de l’
Agamemnon avec une pièce

dont le canevas
est plutôt moralisateur, l’
Échange (1893-1894),
qu’il publie alors qu’il est ambassadeur aux États-Unis. C’est «
la tragédie du couple et du rachat, du
mystère de la rencontre et du hasard; Léchy Elbernon, actrice et femme
publique, récemment abandonnée par le richard Thomas Pollock Nageoire,
plusieurs fois divorcé, exerce sa vengeance en faisant brûler la maison de
Nageoire et en devenant l’amante de Louis Laine, qu’elle fait assommer dans un
acte de désœuvrement, toujours dans l’intention de ruiner Nageoire qui a donné
de l’argent à Louis Laine en échange de sa femme. Cette tragédie apprend au
richard que l’argent n’achète pas tout et ne vaut pas tout» (M. Lebel.
Mythes anciens et drame moderne, Montréal,
Éditions Pauline & A.D.É., 1977, p. 57). Claudel n’était pas encore devenu
un parfait tragédien, c’est le moins qu’on puisse dire! (Nageoire = requin [de la finance], un peu trop potache!) Par contre, comme
Eschyle, Claudel est l’auteur d’une trilogie où l’influence d’Eschyle est
plus sérieuse :
L’Otage, Le Pain dur
et le
Père humilié.
«
Dans l’Otage,
il y a un conflit entre l’ancien Régime et l’État issu de la Révolution
française, entre l’Église et l’État. Toussaint Turelure, braconnier d’origine,
fils du sorcier Quiriace et de la servante Suzanne, qui ont longtemps servi les
Coûfontaine, descendant de serfs, épouse Sygne, la seule survivante – les
autres ont tous été guillotinés en ’93 -; pour sauver le pape, le roi,
son cousin Georges et les biens ancestraux, pour rester fidèle à l’amour du
Christ et pour respecter son devoir
féodal, elle fait le sacrifice de sa vie,
elle consent à devenir la femme de Toussaint Turelure. De même qu’Iphigénie
sacrifie sa vie pour assurer à son père un heureux voyage à Troie, de même
Sygne sacrifie sa vie par amour du devoir féodal et par amour du Christ. Sygne
est donc L’Otage.
La journée de la
rentrée du Roi à Paris, qui est reçu par le baron Turelure en personne, a lieu
le baptême du premier et unique enfant de Sygne, Louis Turelure, que l’on va
revoir dans Le Pain dur
et Le
Père humilié.
Ce jour-là même, elle
meurt, à côté de son cousin, Georges de Coûfontaine, sous les coups d’une balle
tirée par des estaffettes au service du comte de Turelure. Ainsi se termine
cette terrible revanche du parvenu sur le passé, l’abbaye et le titre des
Coûfontaine devenant l’entière propriété du nouveau comte de Turelure» (M.
Lebel.
Ibid. pp. 58-59). Voici donc
l’original
Agamemnon de Claudel. Mais
cet Agamemnon et Iphigénie a peu à voir avec la première partie
de l’
Orestie d’Eschyle. Contrairement
à Eschyle qui conduit le
demos vers
le civisme de l’Athènes rayonnante de l’Antiquité, Claudel souffle sur la
nostalgie de l’Ancien Régime et du pouvoir clérical contre la brutalité et la
barbarie d’un menu peuple qui n’a pas les qualités nécessaires pour accéder à
ce civisme antique.
«Le Pain dur
est le développement des prémisses et des
conséquences de L’Otage,
tout comme
les Choéphores
sont le développement
de l’Agamemnon. Le Pain dur
marque le
triomphe de l’âge de fer, du matérialisme; l’atmosphère y est lourde, on
n’y parle que de constructions de chemins de fer, de terrains à vendre,
d’argent, de succession, de femmes; c’est le monde complètement dépourvu
de toute spiritualité. C’est le drame de la vengeance. Louis Turelure, qui
avait été baptisé à la fin de L’Otage,
a
maintenant atteint l’âge mûr. Exilé en Algérie par son père, nouvel Oreste,
Louis Turelure arrive un jour à la maison paternelle, au domaine des
Coûfontaine, dont son père est maintenant le
propriétaire. Louis Turelure et le
père, Toussaint, qui est mainte-
nant un vieillard, se haïssent mutuelle-
ment. Au
cours d’une entrevue célèbre, qui rappelle de près celle d’Oreste et de
Clytemnestre, le père meurt, victime d’une crise cardiaque. Louis tue son père,
un vieillard, en partie pour se venger de l’héritage, que son père lui a
enlevé, en partie pour se venger de son père qui veut épouser la personne même
que Louis aime, Sichel ou Rachel. Au reste, deux femmes, Sichel et Lumir, puis
un homme, Louis, sont bien décidés à avoir la tête du vieillard. Toussaint
Turelure. Lumir, une Polonaise seule au monde, enfant perdue qui ne vit que
pour sa patrie, a seule le don de faire vibrer les autres âmes; mais elle
n’a pas de place dans cet univers terre à terre; elle part pour la
Pologne, sa patrie; c’est l’exil de l’âme. Alors Sichel, la juive, épouse
Louis Turelure. L’antique abbaye des Coûfontaine est liquidée. On va jusqu’à
déloger le Christ du mur et à le vendre quatre francs le kilo. À la fin du Pain
dur,
les hommes vont essayer de vivre
sans Dieu» (M. Lebel.
Ibid. p.
59).
Monde dépourvu de toute spiritualité, où
le matérialisme entraîne dans l’ascension sociale les femmes et les Juifs. La
statue du Christ est vendu au kilo, comme une pièce de viande et Louis, nouveau
Oreste, tue un vieillard qui serait la cause de tous les malheurs du monde.
Comme on le voit, le théâtre de Claudel ne fait pas dans la dentelle. Enfin, «
autant L’Otage
et Le Pain dur
sont des
drames d’action, autant Le Père humilié est
un drame lyrique : c’est la revanche même du lyrisme, c’est le drame du
rachat et de la rédemption. La scène se passe maintenant à Rome, siège de la
Paix, comme jadis Athènes était, au
temps d’Eschyle, la cité de la Justice.
Nous ne sommes donc plus dans l’abbaye de Coûfontaine, puisqu’elle a été
liquidée; nous sommes maintenant dans Rome, en 1869-1870, où l’on
respire, par une après-midi d’été, le parfum des fleurs funéraires. Le poète y
montre la nécessité de refaire une fraternité sous l’autorité spirituelle du
Pape, le Père commun. Pensée de Coûfontaine, une jeune juive aveugle, fille de
Louis Turelure, aujourd’hui comte de Coûfontaine et ambassadeur de France à
Rome, rencontre par hasard dans le jardin Orian de Homodarnes, qui devient
amoureux de cette aveugle. Mais Orian meurt au combat; c’est la guerre de
l’indépendance de l’Italie. Son frère, Orso, transmet la douloureuse nouvelle à
Pensée et lui lit même le testament d’Orian, qui demande à son frère de prendre
soin de Pensée, enceinte depuis quatre mois. L’acte d’absolution et la mort
d’Orian effacent la faute. Orso et Pensée se marieront un jour. Ainsi la faute
sera lavée et purifiée. Telle est la fin de la trilogie de Claudel, qui se
termine par les promesses d’un fruit nouveau et mystérieux, par la purification
et le sacrifice» (M. Lebel.
Ibid. pp.
59-60). Maurice Lebel voit dans ce mélodrame, à la limite de la caricature, un rapprochement
avec
L’Orestie d’Eschyle. Il faut
faire de louables efforts. Ou c’est l’œuvre d’un potache qui a une plume
merveilleuse mais a du mal à trouver des noms à ses personnages qui ne portent
pas à rire, ou c’est un trilogie surfaite pour des raisons politiques ou
idéologiques. George Steiner, qui tient Claudel pour l'un des deux grands tragédiens du XXe siècle (avec Brecht), souligne :
«Claudel est un écrivain exaspérant. Il est pompeux, intolérant, emphatique, dilettante, prolixe - tout ce que vous voudrez. Nombre de ses pièces sont démesurément enflées, et il y a dans toutes des passages de véhémence stérile. Il piétine à travers le théâtre comme un taureau irrité, décousant et bousculant tout et finalement se jetant contre le mur dans un grand craquement de cornes. Mais n'importe. Il reste assez de grandeur, assez de pure invention pour faire de Claudel un des deux grands dramaturges lyriques du siècle. Avec Claudel reviennent au théâtre la fantaisie, l'ampleur, le flamboiement des mots, toutes choses assoupies depuis Shakespeare et Calderon. Sa manière est baroque; elle joint à folle profusion le tragique et le comique, le solennel et le bouffon, le sacré et le profane. Alors que le poète classique travaille avec économie, Claudel tend à une énormité délibérée. C'est une haute vague qui se brise et nous envoie sa mitraille de mots et d'images étincelantes. Souvent, il en résulte du désordre, de l'éparpillement; mais parfois ces grandes marées de mots ont la force persuasive de la musique» (G. Steiner. La mort de la tragédie, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1965, p. 241).
Les mots. Le théâtre de Claudel ne pourrait être que cela : un théâtre de mots, enflés comme sa personnalité.
«Les pièces de Claudel font violence à la logique du temps et de l'espace. Claudel recourbe l'arc du temps pour mettre en présence des personnages et des événements qui, historiquement, sont séparés
par un demi-siècle», poursuit
Steiner sur sa lancée. Il aurait voulu militer contre la Révolution, appuyer la Restauration, celle des Bourbons. Spirituellement, il n'a de chrétien que l'apparence baroque du saint-sulpicien du XVIIe siècle. Steiner va encore plus loin lorsqu'il écrit que «
Claudel était moins un chrétien qu'une sorte particulière et assez terrifiante de catholique romain. Il était de l'époque grégorienne plutôt que de l'époque actuelle de l'Église; les flammes de l'enfer semblaient faire naître en lui une sombre approbation, presque du plaisir devant la grandeur vengeresse des voies divines. Il y a dans ses pièces et dans ses commentaires sur l'Écriture des pages qu'on croirait exhumées d'une bibliothèque de moines, œuvre de quelque Abbé tyrannique ruminant sur les dépravations de l’homme…
» (G. Steiner.
ibid. p. 245).
Jacques Madaule, qui est lui aussi un adepte du théâtre de
Claudel, écrit à la toute fin de son essai : «
L’avenir seul… décidera si l’œuvre énorme qui monte vers Le Soulier
de satin
et s’achève en lui est le
commencement d’un théâtre nouveau, dans lequel, dépassant la psychologie, le
pittoresque et l’anecdote, les problèmes
essentiels seront posés sous leur
forme la plus dénudée; ou bien si, au contraire, elle ne fut qu’un effort
génial mais aberrant pour briser des conventions qui n’étaient pas seulement le
fruit d’une longue tradition mais résultaient de la nature même des choses.
Dans ce cas le théâtre de Claudel, nourri de la culture la plus authentiquement
classique, descendu tout droit à travers les siècles d’Eschyle et de la Bible,
ne serait qu’un gigantesque bloc erratique, incapable d’orienter l’humanité
dans de nouveaux chemins» (J. Madaule.
Claudel
dramaturge, Paris, L’Arche, Col. Travaux # 32, 1956-1981, pp. 153-154). Je
ne crois pas qu’il faille attendre bien des siècles pour trouver la
réponse.
Un autre
dramaturge moderne inspiré d’Eschyle serait
Eugene O’Neill (1888-1953), ce que
Maurice Lebel soulève avec la pièce
Mourning
Becomes Electra (1931),
Le deuil sied
à Électre, construite elle aussi en

trois pièces : «
La première tragédie, Home coming
(4 actes), la deuxième The Hunted
(5 actes), la troisième The Haunted
(4 actes), expriment par leurs titres mêmes,
de façon très concrète, les thèmes d’Eschyle. Home coming
ou le retour, c’est Agamemnon; The
Hunted
ou les pourchassés, ce sont les Choéphores;
The Haunted
ou les Hantés ou les
(obsédés), ce sont les Euménides.
L’action
se passe dans un petit port de la Nouvelle-Angleterre» (M. Lebel.
Ibid. p. 61). Voyons si Lebel réussit
mieux à unir O’Neill avec Eschyle :
«Home coming
nous fait assister au retour du général
Mannon à son foyer et à sa mort, qui a lieu le matin même de son arrivée.
Madame Mannon, nouvelle Clytemnestre, vit en concubinage avec le capitaine
Grant, nouvel Égisthe; la fille, Lavinia, nouvelle Électre, aime son père
et déteste sa mère; Orin, nouvel Oreste, est parti pour la guerre;
il aime sa mère. Le général Mannon, nouvel Agamemnon, meurt, empoisonné, le
matin même de son arrivée, victime d’un complot de la part de sa femme et du
capitaine Grant. L’histoire de cette tragédie ressemble, quant au fond, à celle
de l’Agamemnon
d’Eschyle.

The Hunted
est le drame de la double vengeance d’Orin
et de Lavinia, comme le thème des Choéphores
est celui de la double vengeance d’Oreste et d’Électre. Orin tue le
capitaine Grant; sa mère, apprenant la nouvelle, commet le suicide,
tandis que chez Eschyle, c’est le fils lui-même qui tue sa mère. Restent seuls
le frère et la sœur, Orin et Lavinia. O’Neill a introduit ici un élément
nouveau, que l’on ne trouve pas dans Eschyle; c’est celui de l’amour.
Eschyle ne nous parle pas des sentiments amoureux respectifs d’Oreste et
d’Électre. Ici, Orin aime Hazel tandis que Lavinia aime Peter. À ces
différences près, le thème de The Hunted
est celui des Choéphores.

The Haunted
nous présente Orin et Lavinia en
croisière; les deux criminels sont des êtres errants; c’est un
symbole, comme dans Eschyle et Claudel, où la mer, qu’O’Neill connaît si bien –
lui qui a bourlingué dans sa jeunesse sur toutes les mers – représente le
mouvant, l’instable, la passion. Ils ont beau errer et voyager, ils sont hantés
par les conséquences de leurs crimes; la hantise, incidemment, est le
principal ressort de l’œuvre dramatique d’O’Neill. Le passé ne saurait être
rayé d’un trait de plume; nos actes nous suivent. Et puis, l’hérédité
pèse lourdement sur le caractère des deux héros. Lavinia, jeune et belle,
ressemble étrangement à sa mère; Orin, lui, énergique et militaire,
ressemble fort à son père. Tel est l’élément nouveau chez O’Neill. Lavinia ne
veut pas que son frère épouse Hazel; alors Orin se tue de désespoir.
Hazel, inconsolable de la mort de son fiancé, Orin, conseille à Lavinia de ne
pas épouser Peter, ce à quoi elle consent. Lavinia va donc rester seule dans la
maison hantée des Mannon. Ainsi finit cette tragédie, fondée sur l’hérédité, le
freudisme et la psychologie nouvelle. Lavinia sacrifie son amour pour Peter et
va vivre seule dans la maison ancestrale; sacrifice purement humain et
volontaire» (M. Lebel.
Ibid. pp.
61-62).
Il est évident
que si Le deuil sied à Électre est
poétiquement inspiré d’Eschyle, la finale est loin d’être sous les augures des
Bienveillantes. Si le besoin d’avouer la faute afin d’obtenir le pardon ne
parvient pas à s’exprimer autrement que dans le suicide et l’isolement à
perpétuité dans le manoir des souvenirs et du crime, l’accession à
la paix, qui est l’issue de l’Orestie, échappe
à O’Neill. Non seulement le monde est désormais vidé du dieu des chrétiens,
mais il l’est de tous les dieux, et la psychanalyse utilisée par l’auteur s’avère inefficace pour ramener la paix dans l’âme troublée d’Orin et de Lavinia. Contrairement à
sa lointaine éponyme, aucune cité nouvelle ne jaillira de ses fruits.
Enfin,
T. S. Eliot (1888-1965) est l’auteur d’une œuvre dramatique intitulée
The Family Reunion jouée pour la
première fois en 1939. Il est permis de rapprocher cette pièce du
Deuil sied à Électre 
d’O’Neill et, bien
entendu, de l’
Orestie. La Réunion de
famille est la seconde des trois pièces d’Eliot, la première étant la plus
célèbre,
Meurtre dans la cathédrale, racontant le conflit entre le roi d’Angleterre Henri II et Thomas Becket, et la
troisième,
Cocktail Party. «The
Family Reunion,
dont l’action se passe en
quelques heures, un jour de mars, dans un manoir du nord de l’Angleterre,
comprend deux actes; le premier, dans le salon après le thé, le second,
dans la bibliothèque après le dîner. L’auteur a essayé d’obtenir le maximum
d’effet dans le minimum de temps. Le héros, Harry Lord Monchensy, revient à la
maison pour assister à l’anniversaire de naissance de sa mère; on compte
aussi sur lui pour administrer le domaine ancestral, qui est menacé de
disparaître. Lourd est l’héritage du passé qui pèse sur la famille quand il
revient. Le héros, Harry, s’est débarrassé de son épouse en la jetant
par-dessus bord sur un navire en plein océan; son père avait déjà essayé,
mais sans succès, d’empoisonner sa femme, donc la mère d’Harry, Amy;
Agatha, la sœur d’Amy, qui était aimée du père, avait expédié ce dernier en
exil où il était mort depuis quelque temps. Quand le rideau se lève, la mère
d’Harry vit séparée depuis longtemps de son mari; Harry lui-même,
criminel, est veuf; Agatha, sa tante, dirige le domaine en
souverai-
ne. La
malédic-
tion poursuit Harry à cause de son crime et à cause du crime de son
père. Il est comme hanté et poursuivi par les Euménides, qui apparaissent à
plusieurs reprises; seuls les deux criminels, Harry et Agatha, peuvent
les voir et leur parler. Leur entrevue est la scène la plus dramatique de la
pièce, parce que ces deux êtres, bien faits pour se comprendre, parlent le même
langage et ont seuls des visions. On voit alors une répétition presque
identique des gestes faits par des personnes unies par le sang. De même
qu’Agatha avait éliminé le mari de sa sœur, de même
Agatha élimine maintenant
le fils de sa sœur. Harry, en effet, repart de la maison, après y avoir passé
quelques heures, et cela, sur les instances d’Agatha, dans le dessein de se
faire missionnaire et de racheter ainsi le passé par le sacrifice. Sa mère,
cardiaque, apprenant la nouvelle du départ de son fils, meurt subitement. Ainsi
la malédiction prend fin; les Euménides deviennent bienveillantes.
L’expiation et le sacrifice mettent fin à la tragédie» (M. Lebel.
Ibid. pp. 64-65). T. S. Eliot est le
seul à faire entrer le surnaturel sur scène par la présence des Euménides. Chez Claudel, le
surnaturel est bien présent, mais comme pensée divine agissant à travers les consciences. Enfin, le monde d’O’Neill se prête peu aux apparitions surnaturelles!
Deux Oresties catholiques et une freudienne! Nous mesurons mieux la
distance qui sépare notre temps de celui où vécut d’Eschyle.
La colère semble
avoir perdu de sa pertinence dans ces détours modernes de la tragédie
antique. Les colères de Clytemnestre, de Thésée et de Phèdre semblent être
choses du passé. Non que les personnages modernes n’éprouvent pas de sauts
d’humeur, mais la mystique chrétienne, la morale catholique et la thérapie

freudienne ont fini par envahir complètement les raisons d’être de la tragédie.
Là où Oreste sort vainqueur de son droit de justice envers sa mère meurtrière
et Athéna rétablit la paix à Argos, les
Turlure sont dévorés par le
matérialisme et Orian
doit mourir à la guerre pour laisser sa femme, Pensée,
épouser son frère et légitimer la nouvelle branche des Coûfontaine; Orin
doit se suicider et Lavinia se flétrir parmi les fantômes de sa résidence ancestrale tandis que Harry
doit
expier son crime en allant se porter missionnaire parmi les
païens. Pour tant de dettes et autant d'impuissance à se réconcilier avec ses gestes, un déficit spirituel répond au déficit moral, aussi, rien ne ramène la paix, sinon
que la mort. Ce que «montre» cet itinéraire, c'est combien il est devenu impossible, aujourd’hui, d’écrire
une tragédie grecque parce qu'il y manque les sources indispensables à ses origines : la sacralité du groupe, la haute dignité personnelle, l'osmose de la Cité et de l'individu, la passion de la chose publique et …la colère!
Car, en effet, où est passée cette colère du peuple qu’on retrouvait à l’aube de toutes les révolutions depuis les soulèvements paysans du Moyen Âge jusqu’aux grandes révolutions du XVIIIe et du XIXe siècle? Cette grande colère du
Père Duchesne avec laquelle le journaliste Jacques Hébert faisait la une de

son journal? Cette colère s’est transportée dans l’ironie, le cynisme et l’histrionisme de la
société du spectacle. À cette vision terrible, qui faisait trembler l’auditeur de Sénèque lorsqu’il entendait sa description du colérique, a succédé un rictus qui passe pour un rire de bon cœur. L’humour est plein des ressentiments, des mépris et de la hargne qui animaient jadis la colère et lui donnaient sa laideur caractéristique et, au lieu de retourner cette colère contre ceux qu’on tient responsables, on s’échappe à travers un banquet qui a peu de choses de véritablement philosophiques, mais beaucoup de scatologies, de blasphèmes et de platitudes qu’on reconnaîtrait difficilement comme provenant de la bouche hurlante du colérique.
Pourtant. Il m'apparaît significatif qu'au milieu des années soixante du XXe siècle, au moment où George Steiner publiait
La mort de la tragédie, Jean-Marie Domenach sortait

presqu'en même temps
Le retour du tragique. La mort de la tragédie ne signifierait donc pas la disparition du tragique mais sa transformation telle que Camus et Domenach croyaient le reconnaître dans le monde politique. Nietzsche et Dostoïevski sont les Eschyle de ce nouveau tragique et en cela, ils ont été reconnus comme Eschyle, Sophocle et Euripide en leur temps. Toutefois, au siècle de l’indifférence et de
l’inconsistance, comme toutes les grandes passions, les grandes colères ne seraient-elles pas en voie de se redéfinir par de nouveaux fanatismes qui risqueraient de balayer nos formes actuelles de liberté et de démocratie de la surface de la Terre?
⌛
Montréal
4 janvier 2015
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