Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 11 août 2025

Dans la sphère du Soleil - 1 Arnold J. Toynbee (1889-1975)

 


 DANS LA SPHÈRE DU SOLEIL - 1

ARNOLD J. TOYNBEE (1889-1975) 

Au temps où Dante composait La Divine Comédie (1320), la cosmologie n'avait pas encore subi le grand renversement que Copernic devait lui faire exécuter. La Terre était toujours le centre de l'univers. De là, on remontait à la Lune, puis on rencontrait le Soleil, ensuite Vénus, Mercure, Mars, Jupiter et Saturne, avant d'arriver à la sphère des étoiles fixes. Quittant la sphère de la Lune, Béatrice et Dante se retrouvent donc dans celle du Soleil qui abrite les hommes les plus sages du savoir médiéval. Aussi, dans cette sphère lumineuse, Dante rencontre-t-il tous les grands esprits de son temps, ceux qui ont marqué le «beau» XIIIe siècle qui s'achève alors que pointe le XIVe, siècle de guerres, de famines, de pestes, d'hérésies et d'effondrements multiples.  

On a reproché au médiéviste Jacques Le Goff d'avoir intitulé son essai Les Intellectuels au Moyen Âge. Il faut dire que, contrairement au Dante, Le Goff ne voulait pas limiter les gens d'esprit aux seuls théologiens et philosophes chrétiens. Certes, le mot peut apparaître anachronique, considérant que le terme intellectuel n'est apparu qu'à la toute fin du XIXe siècle désignant les journalistes, écrivains, discoureurs, universitaires, académiciens et autres mobilisés par l'affaire Dreyfus.

Tout envoûté par la beauté de Béatrice enveloppée par l'éclat du Soleil, Dante y est accueilli par un aréopage de docteurs. Selon André Pézard, nous entrerions ici dans une sphère privilégiée aux attentes du poète, car selon l'exégète, «Dante aspire lui aussi à la gloire d'en-seigner; c'est dans le ciel du soleil qu'il veut avoir sa place quand il sera mort et quitte de son temps de purgatoire.»1 Au Paradis, les cris et les gémissements qui avaient accompagné le voyageur dans l'Enfer et au Purgatoire sont remplacés par des chœurs qui dansent et chantent des cantiques heureux. La liste de ces bienheureux qui l'accueillent est longue. D'abord les représentants de l'ordre intellectuel par excellence du Moyen Âge, Albert le Grand et Thomas d'Aquin, puis Gratien, canoniste bénédictin à qui l'on doit les fameux Décrets et Pierre Lombard.

Siger de Brabant, en rouge en haut à droite.

Bien différent est le roi Salomon, représenté ici en tant que prophète de la Sagesse, de l'instruction de la doctrine, de l'intelligence et du jugement comme art de gouverner. On se rappelle son fameux jugement tel que décrit dans la Bible. Pourtant la règle de vie dudit Salomon était assez leste (plutôt que céleste)! Puis vient Denys l'Aréopagite (converti par saint Paul), Ambroise, Orose auteur d'un premier récit historique, l'Historia adversus paganos. Mais aussi Lactance, Paulin de Nole, le rhéteur Marius Victorinus. Et Boèce, que le roi Théodoric fit décapiter. Après encore, Isidore de Séville, Bède le Vénérable et Richard de Saint-Victor. Enfin Siger de Brabant, presque un contemporain, assassiné par son secrétaire. Siger avait contribué à faire connaître Aristote à partir des transcriptions fournies par les Arabes.

Cette première série des douze sages est suivie par François d'Assise, présenté à Dante par Thomas d'Aquin lui-même, Dominicains et Franciscains unis par une même volonté de rénover l'Église chrétienne. L'accord n'était pas toujours facile entre les deux ordres prêcheurs, mais au Paradis les querelles n'ont plus lieues, «tandis que moi, franc de toutes ces riens, j'étais avec Béatris dans les hauts cieux».

Il est évident qu'en ce début du XXIe siècle, un intellectuel doublé d'un tel poète que fût Dante serait en droit de rencontrer dans la sphère du Soleil les intellectuels de son temps qui l'ont le plus marqué. Cette expérience a été reprise par le sémioticien Umberto Eco dans sa Guerre du faux :

«Avec un rapide changement de décor (en ce qui concerne le monde actuel), mais sans nous déplacer d'un centimètre pour notre parallèle avec le Moyen Âge, nous voilà dans une salle de cours où Chomsky découpe grammaticalement nos énoncés en éléments atomiques qui se ramifient de façon bifide, où Jakobson réduit à des traits binaires les émissions phonologiques, où Lévi-Strauss structure la vie parentale et le tissu des mythes en jeux antinomiques et où Roland Barthes lit Balzac, Sade et Ignace de Loyola comme le savant médiéval lisait Virgile, en poursuivant des illusions opposées et symétriques. Rien n'est plus proche du jeu intellectuel médiéval que la logique structuraliste, comme rien ne lui ressemble plus, après tout, que le formalisme de la logique et de la science physique et mathématique contemporaine. On ne doit pas s'étonner de pouvoir retracer dans le même territoire antique des parallélismes avec le débat dialectique des politiciens ou avec la description mathématisée de la science. Nous sommes en effet en train de comparer une réalité en acte avec un modèle concentré; mais, dans les deux cas, nous nous trouvons devant deux manières d'affronter le réel qui n'ont pas d'équivalent dans la culture bourgeoise moderne et qui dépendent, l'une comme l'autre, d'un projet de reconstitution face à un monde dont on a perdu ou dont on refuse l'image officielle.»2  

Nos intellectuels ne sont pas étrangers aux grandes querelles médiévales. En particulier la querelle des Universaux qui opposa en leurs temps Abélard et Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin et Bonaventure. Platon et Aristote étaient au cœur de leurs débats comme ils le sont restés au milieu des nôtres. Avec leurs modes de penser, leur vocabulaire, leur formalisme, ils poursuivent l'ordre des questionnements de leurs prédécesseurs lointains. 

«Il s'agit de prouver qu'il existe des coordonnées de la pensée qui permettent de récupérer les modernes et les primitifs sous l'enseigne d'une même logique. Les excès de formalisme et la tentation antihistorique du structuralisme sont les mêmes que nous retrouvons dans les discussions scolastiques. De même, la tension pragmatique et modificatrice des révolutionnaires, qui à l'époque s'appelaient réformateurs ou hérétiques tout court, doit (comme elle devait) s'appuyer sur de violentes diatribes théoriques, tandis que chaque nuance théorique entraînait une praxis précise. Même les discussions entre saint Bernard, partisan d'un art sans images, limpide et rigoureux et Suger, partisan de la cathédrale somptueuse et pullulant de communications figuratives, ont des correspondances à différents niveaux et en clefs différentes, dans l'opposition entre le constructivisme soviétique et le réalisme socialiste, entre art abstrait et néo-baroque, entre théoriciens rigoristes de la communication conceptuelle et partisans "macluhaniens" du village global de la communication visuelle.»3

C'est que notre monde n'est si différend des mondes anciens qu'on ne puisse s'y reconnaître dans telle ou telle pensée. L'orthodoxie y imposait l'ordre de ses connaissances par autorité et les hétérodoxes - les hérétiques, ou ceux que l'orthodoxie tenait pour tels - étaient perçus comme de dangereux terroristes : «Erraient alentour les Brigades rouges de l'époque, des sectes hérétiques qui d'un côté voulaient renouveler le monde, construire des républiques impossibles et de l'autre pratiquaient la sodomie, le vol et autres méfaits. Allez savoir si c'était vrai, mais dans le doute, il valait mieux les tuer tous.»4

Au XXIe siècle, nos hérétiques appartiennent à d'autres genres d'hétérodoxie. C'est la querelle des idéalistes et des matérialistes qui remplace celle des nominalistes et des réalistes. La fascination exercée par les découvertes sur le langage et la sémiotique a donné naissance à de nouvelles disciplines imbues de méthodes scientifiques. La linguistique (de Saussure à Jakobson et Chomsky); de la sémantique à la sémiologie (de Carnap à Eco) en sont venues à faire douter du Logos. Heidegger se plaisait à dire que «le langage est la maison de l'être»aussi faut-il constater que le XXe siècle a saccagé la maison d'un mur à l'autre. Si se pose toujours le rapport de l'Universel et du singulier, l'Universel a pris la forme de l'abstraction jusqu'à l'abscons, tandis que le singulier est formaliste jusqu'à être intraitable. Le monde étant composé d'itératifs et de singulatifs, des répétitions, des phénomènes, des invariables d'un côté; de l'ipséité, de l'identité, de l'unique de l'autre. La confrontation de l'Universel et du singulier a généré cette nouvelle querelle, celle des généralistes et des spécialistes; des structuralistes et des relativistes; des philosophes et des experts. L'expertocratie est devenue une nouvelle noblesse faite de savants qui ont remplacé les anciens clercs. Leur langage, leurs mots, leurs concepts, leurs usages ont créé un nouveau babélisme dont le dérisoire a été dénoncé dans un pamphlet fameux, celui de L'imposture intellectuelle d'Alan Sokal et de Jean Bricmont. Et Eco, enfin :

C'est pourquoi on peut se demander ce que ferait Thomas d'Aquin s'il vivait aujourd'hui. On peut déjà répondre que, de toute façon, il ne réécrirait pas une Summa Theologica. Il tiendrait compte du marxisme, de la théorie de la relativité, de la logique formelle, de l'existentialisme et de la phénoménologie. Il ne commenterait pas Aristote mais Marx et Freud. Puis il changerait ses méthodes d'argumentation qui deviendraient un peu moins harmoniques et conciliantes. Et enfin il s'apercevrait qu'il ne peut ni ne doit élaborer un système définitif, achevé comme une architecture, mais une sorte de système mobile, une Summa à feuilles interchangeables, parce que dans son encyclopédie des sciences entrerait  la notion du provisoire historique. Je ne peux pas vous dire s'il serait encore chrétien mais supposons-le. J'ai la certitude qu'il participerait à ses célébrations uniquement pour rappeler qu'il ne s'agit pas de décider comment utiliser encore ce qu'il a pensé, mais de penser d'autres choses : tout au plus qu'il s'agit d'apprendre de lui ce qu'il faut faire pour penser avec honnêteté en homme de son temps. Cela étant dit, je ne voudrais pas être à sa place.»5

Salvator Dali. Galathea des sphères.

Penser. Toujours penser plus, comme si avec l'accélération de l'histoire, il fallait penser à la manière d'une machine performative dont la valeur dépendrait de ses pensées abstraites traduites aussitôt en opérations pragmatiques. On ne se perd plus dans la contemplation des astres comme du temps de Dante, ni ne s'émerveille des plans de la Création, mais de leurs transformations en produits et services fonctionnels et efficaces. L'utilitaire et le plaisir ont fait jonction à notre époque, de sorte que l'ambition du Tout s'est dispersée dans le fragmentaire. L'ordre post-moderne a brisé le sceau du Grand Récit, comme l'appelait Jean-François Lyotard (1924-1998), pour nous retrouver avec un amas de pièces détachées sans plan d'assemblage. L'humain fragmenté est un humain vidé. Il n'est plus un réceptacle puisque seul un Tout uni peut contenir une pensée cohérente, une expérience vécue, une mémoire vive. Voilà sans doute ce qui rendrait le clerc médiéval totalement étranger à notre modernité. Au temps de Dante, les hérétiques partageaient une unité commune avec l'orthodoxie (ce qui explique en partie la violence avec laquelle ces groupes s'affrontaient), mais aujourd'hui le fragmentaire bascule dans l'infox. 

Qui aimerais-je rencontrer, moi, si j'atteignais au Paradis la sphère du Soleil? Cette fantaisie interpelle sans doute la majorité des intellectuels. Dans mon cas, il ne s'agit pas tant de rencontrer des personnalités, comme il arrivait au Dante avec ses douze sages, mais plutôt des esprits qui m'ont aidé à me former; de l'intelligence des maîtres à penser, historiens ou philosophes de l'histoire avec qui j'aimerais m'entretenir, me confronter.

De l'éclatante lumière vive de l'Astre, je verrais se détacher d'abord la silhouette de l'historien britannique, Arnold J. Toynbee  (1889-1975). Sans conteste, il fut mon maître à penser l'Histoire. Avant de lire son abrégé L'Histoire Un essai d'interprétation, je ne concevais rien de l'histoire sinon une table chronologique. L'échelle des faits et des dates exerçait ma mémoire, mais tout le reste était rêvasseries mythologiques. Voulant faire œuvre d'historien, les commentaires de mon entourage pleuvaient. Objet de quolibets sur son «utilité» et le peu de débouchés que la discipline offrait sur le divin marché de l'emploi, une fatalité déjà s'attachait à elle. Elle ne promettait rien et en cela, je dois dire, qu'elle a tenu sa promesse. Mais mieux, si je puis dire, elle me promettait seulement le plaisir que je recevrais de sa fréquentation seule et que cela, je devrais apprendre à m'en satisfaire ...pour toujours. À l'adolescence, je réalisais peu ou prou cette fatalité, mais devant les sombres perspectives, je ne voyais aucune autre issue.

De mon intérêt pour l'histoire, je m'en tenais aux grandes synthèses. À l'histoire du Canada - l'histoire du Québec n'existait pas encore -, s'ajoutait l'histoire des États-Unis qui finit par s'imposer à mon goût. Puis l'histoire du Mexique, enfin, les pays européens. Avec la lecture de l'Histoire de France de Jacques Bainville (1879-1936), je rencontrai un premier esprit historien. Au départ, cette synthèse nationaliste était un miroir inversé du manuel républicain d'Ernest Lavisse, généralisé dans les écoles laïques françaises. Là où Lavisse reprochait les abus de la monarchie et célébrait les succès de la République libérale et démocratique, Bainville cumulait les échecs de la République à maintenir l'unité nationale, ce que les générations de rois qui l'avaient précédé réussissaient au-delà de toute espérance.

On a assez dit que l'Histoire de France de Bainville était une œuvre de clarté et d'explications simples du développement de la France déchirée entre ses querelles d'intérêts intérieures et la pression écrasante que l'Allemagne exerçait sur ses frontières. Tout cela était évidemment exagéré, parce que la France n'était ni plus ni moins soumise que les autres nations européennes aux forces centrifuges, ensuite parce que, dans l'esprit maurrassien avec lequel Bainville rédigeait son historiographie, il en restait à l'humiliante défaite de 1871 et à la Grande Guerre qui en était, du côté français, la revanche. Pour cette raison, Bainville, qui avait été journaliste touche-à-tout et alimentait plusieurs feuilles, avait fini par se spécialiser dans les questions internationales. Il en était venu même à se voir prédisposé à occuper le fauteuil de Vergennes.6 Enfin, Bainville avait été le maître à penser de plusieurs autres historiens, dont Pierre Gaxotte, l'auteur d'un Louis XV et d'une Révolution française des plus réactionnaires mais bien documentée. Sans avoir fondé une école historiographique, du moins Bainville, disparut trop tôt d'un cancer en 1936, avait stimulé des historiens et des plumitifs à utiliser la connaissance historique comme stimulant nationaliste de l'action politique. C'était un récit négatif rejetant la modernité et la République, fruits dégénérés de la Révolution honnie par les forces réactionnaires. Et moi, j'aimais la Révolution française. Bon objet d'étude pour le doctorat tant sa simplicité m'aidait à confirmer la théorie de la connaissance historique comme représentation sociale, pour l'heur, cette synthèse de l'histoire de la France laissait beaucoup derrière elle : l'économie, la culture, les mœurs... De plus, le génie de Bainville était infatué d'une vision trop cynique pour un adolescent idéaliste.

J'étais prêt alors à rencontrer Toynbee. La lecture de Toynbee me permis de poursuivre l'expérience prise à la lecture de Bainville, m'apprenant à mettre un ordre rationnel aux ébauches scolaires; à ces nations qui remplissaient les cursus universitaires. Ce qu'il m'apprit aussi, c'est qu'aucune nation ne naissait d'elle-même, n'était sui generis, déposée sur une tabula rasa vierge sortie des forêts de l'Holocène. Aucune civilisation non plus d'ailleurs. Pour être un Tout : Cité, Nation, Empire, Civilisation procédaient les uns des autres suivant certaines lignes de transmission. Ce n'étaient donc pas des archives que ces Touts surgissaient spontanément – cela sonnait le glas des genèses mythiques -, mais de l'esprit de ceux qui utilisaient ces archives et leur donnaient un corps – le corps de l'Histoire -, et en définitive, un sens – sens de l'histoire. L'historien faisait plus que colliger des documents et de les analyser, c'est lui qui donnait vie à l'Histoire. Toynbee m'apprenait que l'historien, à l'exemple de Socrate, pratiquait une maïeutique du temps humain. Avant même de la connaître, je répondais à la critique que lui adressait Nietzsche dans sa Seconde considération inactuelle (1874). L'histoire-récit, sans philosophie – corps et sens –, était une activité vaine.

Pour nous expliquer ce qu'est une civilisation, Toynbee procède en posant une question : comment rendre intelligible l'histoire de l'Angleterre? Pour ce faire, il commence par débusquer les racines de l'actualité anglaise. Il rencontre d'abord la Révolution industrielle (on doit cette expression à son oncle qui portait les mêmes prénoms). Une étape au-dessous, il débusque l'invention du gouvernement responsable. En creusant, il trouve l'expansion maritime, origine d'une véritable thalassocratie moderne, un Imperium. S'enfonçant encore plus profondément, c'est la Réformation sous Henry VIII et Elizabeth. Puis la Renaissance avec ses apports venus d'Italie et des Pays-Bas. Au XIe siècle, l'établissement de la féodalité. À la source enfin, la conversion chrétienne des îles britanniques. Aux tréfonds du sous-sol, on pourrait trouver vestiges de la civilisation hellénique et même de la civilisation indo-européenne à la limite de la Préhistoire.

Ce qui sortait de cette méthode récurrente (pratiquée jadis par Hume, d'Alembert et Marx), c'était : 1° que l'Angleterre n'avait pas évolué en vase clos. Que tout au long de son développement, elle a été en contact immédiat avec des voisins avec lesquels elle partageait un commun dénominateur. C'est ce «plus grand commun dénominateur» - la civilisation occi-dentale - qui qualifie à la fois la civilisation en même temps que la nation, les deux tributaires l'une de l'autre par différents aspects : techniques, scientifiques, politiques, religieuses, culturelles. Plus qu'elle s'étendait dans le monde, plus nombreux se multipliaient ses contacts avec d'autres civilisations : dans l'espace (comme avec les Indes ou l'Afrique), mais dans le temps aussi (par les renaissances); 2° que la limite de la communauté des nations entraînait des interactions d'intensités qui ne se retrouvaient pas dans les échanges avec les peuples non-occidentaux et dont la plus formidable fut sans doute la Grande Guerre de 1914, que le jeune Toynbee, helléniste enseignant, vécu comme une répétition de la guerre du Péloponnèse, c'est-à-dire une guerre civile entre membres d'un même corps historique; une guerre civile aux conséquences éventuellement fatales pour la civilisation.

Le second XXe siècle a été cruel pour Toynbee malgré son heure de gloire (il fit la couverture du «Time» en 1947). Alors que Toynbee partait du singulier pour élargir les horizons jusqu'à l'Universel, la tendance des milieux historiens vers la spécialisation désertait le Grand Récit pour se disperser de plus en plus dans des méandres spécialisés; de l'histoire socio-économique à l'histoire des mentalités, chaque fragment se morcelant sans arrêt. Cette plongée dans l'humus, sur laquelle je reviendrai dans un prochain texte, était probablement nécessaire, mais devait-elle l'être jusqu'à ce qu'on perde de vue l'importance de s'interroger sur l'immensité du temps humain?

Toynbee comptait 21 civilisations et le chiffre ne cessa de s'accroître au fur et à mesure qu'il découvrait des civilisations africaines et asiatiques qui étaient encore des continents noirs durant le temps de la rédaction des premiers volumes durant l'entre-deux-guerres. Le nombre en fait importe peu. Ce qui est important, c'est la phénoménologie des civilisations que son «essai d'interprétation» permet de connaître : comment apparaissent les civilisations; comment elles peuvent avorter parfois ou se stériliser. Comment elles prennent leur air d'aller, puis comment elles atteignent un acmé avant d'entrer en désagrégation, s'efforçant par des inventions tels l'État universel et l'Église universelle, de profiter d'un dernier Âge d'or avant que les prolétariats intérieur et extérieur, à une époque d'Âge héroïque, lui assènent le coup de grâce.

 

À première vue on a voulu identifier le système de Toynbee à celui de son prédécesseur, celui de l'Allemand Oswald Spengler (1880-1936), auteur d'un grand succès de librairie, Le Déclin de l'Occident après la Grande Guerre. Pourtant, malgré une commune perception d'histoire cyclique, l'ouvrage de Spengler était fort différent. La pensée de Spengler était essentiellement organiciste, à l'instar des philosophies de l'histoire du XVIIIe siècle, celles de Vico et de Herder. Le système de Toynbee était autrement différent. C'était un système mécaniciste dans la pure veine anglo-saxonne des philosophes des XVIII et XIXe siècles.

Chaque fois que Toynbee parle de la genèse ou de l'élan des civilisations, il en vient non à une métaphore organiciste mais à un rapport mécanique à deux temps: le défi et la réponse; le retrait et le retour; les «Temps de troubles» et l'État universel, etc. Sa phénoménologie de l'histoire est éminemment mécaniciste. La vrai divinité du système toynbéien est davantage celle du deus ex machina que du Dieu chrétien qui meuble sa spiritualité. Les civilisations sont des Touts comme le sont les machines, faites d'une addition de pièces, de rouages, de chaînes, de pistons animées par une force énergétique toujours sur le point de s'épuiser. Lorsqu'elles sont confrontées à une croisée des chemins, elles retrouvent la liberté de décider de la voie qu'elles suivront, pour le meilleur comme pour le pire. En ce sens, la liberté tient une place fondamentale dans le développement des civilisations. Et comme le lui aurait sans doute reprocher Descartes, cette liberté imprévisible est garante de l'efficacité ou de l'échec de la machinerie. Contrairement à la vision de Spengler où les lois de la biologie (Spengler parle de morphologie sur le modèle des organismes humains ou végétaux), celle de Toynbee correspond à la mécanique telle que les ingénieurs britanniques du XVIIsiècle l'établirent à l'origine de l'industrialisation moderne. Les civilisations ne dépérissent pas ou ne dégénèrent pas chez Toynbee; elles déclinent, comme un astre, et finissent par se briser. En les comparant, grâce à une érudition hors du commun, Toynbee distingue les points de rupture qui leurs font perdre l'équilibre et les forcent à se décomposer, à s'assimiler ou à disparaître.

Toynbee refuse les déterminismes. Dieu, évidemment, n'est pas une volonté qui intervient dans le cours de l'Histoire. Il prend le temps de déconstruire la Race et le Milieu, si chers à Montesquieu et à Taine comme déterminant le cours des civilisations. Aucun avenir n'est prédisposé aux civilisations, même si la plupart finissent par s'engager dans une voie qui les conduira à la désagrégation. Les schismes sociaux et spirituels conduisent à des Temps de troubles qui seront enrayés par la fondation d'un État universel qui s'épuisera à son tour, finissant de dépenser l'énergie de la civilisation pour déchoir en États successeurs parcellaires, comme ces Royaumes barbares héritiers de Rome ou de l'empire chinois des Han (IIIsiècle A.D.). Le mécanicisme civilisationnel demande un rapport adéquat entre les forces sociales et psychologiques. Les défis posés par la nature ou les corps étrangers exigent des réponses intelligentes et spirituelles.

Si Toynbee prend ses distances vis à vis de Marx - dont il retient surtout son héritage juif -, lui aussi use d'une dialectique assez proche de celle issue de la Phénoménologie de l'esprit de G. W. F. Hegel (1770-1831). De l'opposition des défis naturels et humains et de la réponse des sociétés et des cultures naissent les civilisations comme une synthèse des antagonismes. Ici encore Toynbee m'a fait réaliser l'importance de la psychologie collective (et non la psychologie sociale) pour mesurer les différentes réponses des civilisations. Pourquoi certaines collectivités trouvaient-elles la bonne réponse au défi et d'autres pas? Pourquoi certains défis climatiques avaient-ils conduit des communautés humaines à ne pas engranger suffisamment de ressources pour dépasser un stade limite de développement? Ou pourquoi l'adaptation humaine était telle qu'elle cessait de susciter des défis propres à stimuler le dépassement d'un confort naturel stérilisant? Bref, les civilisations vivaient dans la mesure où elles trouvaient un état d'équilibre qui leur permettait de dépasser les dispositions premières pour se lancer dans un élargissement des horizons, ajoutant des défis supplémentaires et stimulants afin de se porter toujours plus loin (ou de périr).

Cet état d'équilibre, Toynbee l'appelle auto-détermination. Une civilisation est maîtresse de son développement. Elle possède ses agents écono-miques, politiques et culturels qui la façonnent, la modifiant sans briser l'harmonie entre ses parties. Sa capacité d'assimi-lation des différents apports de chacun de ses membres ne trahit jamais son identité ni son originalité. Lorsque les syncrétismes se multiplient, par contre, on peut soupçonner que le déclin est déjà amorcé. La période hellénistique, par exemple, avec ses apports orientaux, a vu se modifier sensiblement l'identité romaine de la civilisation hellénique. Il en fut de même pour l'ancien empire pré-indien Maurya au même moment, c'est-à-dire lors de la pénétration de l'esthétique grecque dans ses monuments et ses arts plastiques. Mais ce que n'avait peut-être pas entrevue complètement Toynbee, c'est combien sa phénoménologie des civilisations pouvait s'appliquer à tous les systèmes culturels.

Cet état d'auto-détermination me parlait dans la mesure où l'indépendance du Québec cherchait cette volonté d'auto-détermination et que l'auto-détermination est avant tout affaire d'équilibre. Mais je voulais voir concrètement ce qu'elle valait dans l'étude d'un champ historique autre qu'une civilisation. C'est en élaborant mon Histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu»7 que m'est apparue l'utilisation opportune de la phénoménologie toynbéienne. Il m'était possible, à travers un regard diachronique, de distinguer la phase de genèse de la région et plus précisément de la localité sous le Régime français (dès le passage de Champlain dans la région). Puis la phase de retrait/retour entre la désertion qui suivit la Conquête et le retour dans le contexte de l'invasion américaine de 1775. À partir de ce moment, son développement s'est appuyé sur les communications. Le transport routier, le transport maritime, le transport ferroviaire. En 1840, l'auto-détermination de la région était assurée. Autonomie économique marchande puis industrielle; autonomie politique avec les Libéraux progressistes au pouvoir dans le comté; autonomie culturelle au tournant du XXe siècle (jusqu'à avoir une salle d'opéra). Après la Grande Guerre, la désagrégation se vit enclenchée par la perte de l'auto-détermination. Les banques, les usines puis les commerces devinrent des agents de pénétration de corporations multinationales. Les années soixante conduisirent la ville à ne plus être qu'un dortoir de moins en moins éloigné de Montréal nid de corruptions municipales. La ville faisait sous elle.

La philosophie de l'histoire de Toynbee est tombée dans un purgatoire immérité sous le coup des vagues marxistes et des Annales, bien qu'à la fin du siècle, bien après que j'en eus héritée, un Emmanuel Le Roy Ladurie, venu du marxisme, la réhabilite dans la pensée historienne française. Elle était une antithèse préférable au marxisme, car elle ne contenait pas ce déterminisme des lois du développement du capitalisme qui réduit tout aux luttes de classes et ignore tant de problématiques complexes des sociétés. Le marxisme laissait trop à la traîne ce que Toynbee retenait et plaçait au centre de sa phénoménologie. Chaque civilisation, malgré des genèses semblables, finissait par se distinguer dans des formes particulières. Contrairement à la vision organiciste d'un Spengler, qui condamnait trop vite les civilisations à la mort, chez Toynbee, les civilisations qui finissaient par se désagréger ou victimes d'un défi insurmontable, parvenaient à se renouveler soit par un nouveau système civilisationnel, soit en se métissant avec une civilisation autre. Sur ce point, heurtées par l'invasion occidentale sous sa forme ibérique au XVIsiècle, les civilisation mexicas, maya et inca ont converti leur vainqueur en s'assimilant leur civilisation. Ce fut le cas de l'intrusion des cultures amérindiennes dans le Baroque européen ou le récit de la conquête du Pérou rédigé en espagnol par Garcilazo Inca de la Vega (1609), fils métissé d'un conquistador espagnol et d'une princesse, la petite-fille de l'Inca Huayna Capac, œuvre qui trôna à côté des écrits du Père Charlevoix qui informa les philosophes du Siècle des Lumières sur la vie américaine. 

Fatalité (1893) Jan Toorop.

À la fin de la seconde version de l'Histoire, Toynbee cite Friedrich Engels (1820-1895) : «La liberté consiste à compren-dre la nécessité "La nécessité n'est aveugle qu'autant qu'elle n'est pas comprise"».8 Aux yeux de Toynbee, cette phrase reflète moins les positions philosophiques du collègue de Marx qu'une adaptation moderne de la pensée augustinienne. Il est possible de refuser la grâce divine et la liberté consiste à comprendre pourquoi on ne peut la refuser, mais la refuser tout de même. Dans une pensée où la grâce divine signifie l'efficacité du deus ex machina, la liberté consiste bien à en comprendre les rouages et c'est la tâche de l'historien. Non seulement dans le but de contempler passivement les grandes œuvres du génie humain, mais dans le but de travailler sur les mécanismes, de les améliorer, de sonner l'alarme aussi lorsque menacent les déséquilibres. Le refus de cet «idole de la Nécessité» condamne comme paresse du cœur avant de l'être de l'esprit et du corps, tout «sentiment fatal d'attraction» qui est le symptôme profond de toute désagrégation de civilisation

Jean-Paul Coupal

11 août 2025

Notes 

1 Dante Aligheri. Œuvres complètes, traduction et commentaires par André Pézard, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque de la Pléiade, # 189, 1965, p. 1443, n. 77.

2 Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 4064, 1985, p. 110.

3 U. Eco. ibid. p. 111. 

4 U. Eco. ibid. p. 358. 

5 U. Eco. ibid. pp. 365-366.

Charles Gravier, comte de Vergennes (1719-1787) avait été Secrétaire d'État aux affaires étrangères de Louis XVI. C'est lui qui engagea la France dans l'aide aux colonies révoltées d'Amérique et permit à son pays de prendre sa revanche sur la marine britannique qui l'avait vaincu lors de la guerre de Sept Ans.

8 A. J. Toynbee. L'Histoire, Bruxelles, Elsevier/Sequoia, 1975, p. 470.







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire