Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 16 juin 2013

Ce vice à la mode

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan
 CE VICE À LA MODE

Les ruses, les mensonges, les médisances, les parjures sont des pires maux que les relations humaines peuvent engendrer. Le terme «hypocrisie» a enrobé tous ces manquements de la morale bourgeoise : «Comportement par lequel on exprime des sentiments, des opinions que l'on n'a pas, que l'on n'approuve pas». Pour le Larousse, c’est d’abord une «attitude consistant à dissimuler son caractère ou ses intentions véritables, à affecter des sentiments, des opinions, des vertus qu'on n'a pas, pour se présenter sous un jour favorable et inspirer confiance : L'hypocrisie de la société mondaine». C’est aussi le «caractère de ce qui est hypocrite dans l'attitude, les actes de quelqu'un : Hypocrisie de certaines promesses» (on pense ici aussitôt aux politiciens et aux promesses électorales). Enfin, il s’agit d’une «action ou parole destinée à tromper sur les sentiments, les intentions véritables de quelqu'un : Assez d'hypocrisie, jouons cartes sur table». Dans Wikipédia, il est souligné que «plus qu'un manque de sincérité, c'est un manque de loyauté et de droiture. Le menteur ment. L'hypocrite parle bien contre sa pensée, comme le menteur, mais son comportement suit des voies détournées qui révèlent une stratégie personnelle». Le mot s'est donc enrichi de sens et prend bien la relève du mot ruse, que l’on associe essentiellement à la malice, voire même à l’adresse (sans association de jugement moral).

C’est ainsi qu’avant les mots, le sens apparaît. Dans la mythologie grecque, on pense bien sûr à la ruse d’Ulysse et du cheval de Troie. En fait, toute l’Iliade raconte une suite de ruses. Celle des trois déesses offrant la «pomme de discorde» au Troyen Pâris s’il consent à dire laquelle des trois est la plus belle. Aphrodite lui promet l'amour de la plus belle femme du monde s’il la choisit. Il enlève donc Hélène tenue pour telle mais femme du roi Ménélas de Sparte, ce qui déclenche la guerre de Troie. La ruse d’Achille déguisé en femme, et de multiples autres, annoncent ce que sera la ruse finale : suscitant la vanité des Troyens, les Grecs feindront de quitter sur leurs navires en abandonnant un cheval colossal dont il faudra abattre les portes de la cité afin de pouvoir le rentrer dans l’enceinte. Après festivités et beuveries, les Troyens s’endorment. Les Grecs, cachés dans le ventre du cheval en descendent, allument des feux signalant aux navires grecs de revenir, et c’est le massacre général dans la cité. L’Odyssée sera également la narration d’une série de ruses de ce genre. Le destin de l’humanité semble scellé par l’usage de stratégies de ruses devant lesquelles les peuples érigent la morale du comportement loyal et franc. Pourtant. Ne devrions-nous peu compter sur cette loyauté, cette franchise et cette fidélité à la parole donnée et aux intentions exprimées par la nature humaine?

La Bible, d’un autre côté, n’est pas moins chargée de ruses et de duplicité. Déjà le tentateur, prenant la forme du serpent, précipite Ève et Adam dans la déchéance, la souffrance et la mort. La femme de Putiphar utilise le mensonge et le faux-serment pour condamner Joseph. Josué, en plus d’envoyer deux espions dans Jéricho, qui semblent ne pas servir à grand chose, organise une mise en scène qui dure sept jours durant lesquels l’armée des Hébreux fait le tour des murs de la cité. Au septième jour, il reprend le même rituel sept fois et fait sonner les trompettes. Les murs s’effondrent. La ruse du roi David pour obtenir Bethsabée en mettant son mari, Urie, en première ligne des troupes hébraïques est assez tordue. Enfin, celle de Salomon, jugeant qu’il trancherait de son épée un bébé en deux si les deux mères putatives continuaient de le revendiquer est une décision qui montre que la ruse sert parfois la sagesse. Mais c’est plutôt là l’exception qui confirme la règle. Il n’y a rien de «sage» dans la duplicité de Judas, et le Christ, s’il utilise les paraboles pour véhiculer son idéologie, préfère les miracles (divins) aux ruses (humaines) pour ajouter une praxis à son enseignement.

Dans la chrétienté occidentale, l’usage de la ruse demeure donc essentiellement «empirique». Elle devient l’antithèse de la force qui s’impose par la franchise et le courage. Est-ce du moins ainsi que le code de l’honneur féodal entend-t-il la déqualification du mot. Les «félons», ce sont ceux qui rompent le contrat signé par un vassal avec son seigneur. Ganelon, dans La chanson de Roland, est le félon de Charlemagne; le successeur de Judas. La matière de Bretagne, qui donna les récits de Tristan et Iseut, regorge d’épisodes où la jalousie conduit à la médisance, à la tromperie et à la duplicité. Dans Tristan et Iseut, la ruse est moralement versatile. Ainsi, Iseut, pour tromper son époux, le roi Marc, qui l’a forcée à jurer qu’aucun homme ne s’était glissé entre ses cuisses à part lui, donne rendez-vous au roi dans une plaine fangeuse où elle chevauche un âne conduit par un mendiant. Lorsqu’elle descend pour se rendre vers le roi, elle chevauche le vieillard et jure à Marc qu’à part ce mendiant, personne ne s’est glissée entre ses cuisses sauf lui. Évidemment, le mendiant n’est nul autre que Tristan déguisé! En retour, le mensonge tue Tristan lorsque son épouse, Iseut aux Blanches Mains, lui dit que le navire sensé ramener Iseut à la blonde chevelure a hissé la voile noire, ce qui veut dire qu’Iseut n’est pas à bord. Tristan en meurt de tristesse et Iseut à la blonde chevelure, qui se trouvait bien à bord, arrive trop tard pour assister à la mort de son aimé. Elle mourra donc sur son cadavre, l’amour démontrant ainsi qu’il est plus fort que la mort. En additionnant les scènes de ruses, on en arrive à conclure qu’elles ne sont guère profitables en dernière instance.

Mais c’est dans le roman de Renart, récits anecdotiques en octosyllables du XIIe-XIIIe siècles, que le personnage de Renart donne le ton de ce que sera le rusé pour la littérature ultérieure. Le roman appartient au genre des fabliaux, une littérature par essence malicieuse, pittoresque, qui décrit toutefois un monde plutôt réaliste. De plus, alors que la littérature épique condamne les rusés, Pâris ou Ganelon, les fabliaux sont une production sociale bourgeoise. C’est une littérature des cités occidentales, très critique à l’égard des valeurs de la noblesse aristocratique, satire des romans de chevalerie ou de la cortezia occitane, ne reculant devant aucune profanation des valeurs cléricales, portant même franchement sur l'anticléricalisme à l'époque même du césaro-papisme. Aujourd’hui on parle du trickster, du fripon divin; de Till l’Espiègle au Scapin de Molière. C’est un récit qui annonce les fables de La Fontaine, sans doute, mais qui restent des critiques sans utopies. Le roman de Renart expose les misères des peuples et surtout la bêtise des puissants, mais ne débouche sur aucune perspective.

Le roman de Renart reste un récit plaisant, plein de fantaisies et de rebondissements. Il plaît toujours aux enfants sous ses formes de contes animaliers, à l’exemple des fables de La Fontaine. Mais dès le Prologue, le roman se donne comme une suite aux récits bibliques et homériques :
Où l’on voit comment le Goupil et le Loup vinrent au monde, et pourquoi le premier s’appellera Renart, le second Ysengrin. 
Seigneurs, vous avez assurément entendu conter bien des histoires : on vous a dit de Paris comment il ravit Hélène, et de Tristan comme il fit le lai du Chevrefeuil; vous savez le dit du Lin et de la Brebis, nombre de fables et chansons de geste : mais vous ne connaissez pas la grande guerre, qui ne finira jamais, de Renart et de son compère Ysengrin. Si vous voulez, je vous dirai comment la querelle prit naissance et avant tout, comment vinrent au monde les deux barons. 
Un jour, j’ouvris une armoire secrète, et j’eus le bonheur d’y trouver un livre qui traitait de la chasse. Une grande lettre vermeille arrêta mes yeux; c’était le commencement de la vie de Renart. Si je ne l’avais pas lue, j’aurais pris pour un homme ivre celui qui me l’eût contée; mais on doit du respect à l’écriture et, vous le savez, celui qui n’a pas confiance aux livres est en danger de mauvaise fin. 
Le Livre nous dit donc que le bon Dieu, après avoir puni nos premiers parents comme ils le méritaient, et dès qu’ils furent chassés du Paradis, eut pitié de leur sort. Il mit une baguette entre les mains d’Adam et lui dit que, pour obtenir ce qui lui conviendrait le mieux, il suffisait d’en frapper la mer. Adam ne tarda pas à faire l’épreuve : il étendit la baguette sur la grande eau salée; soudain il en vit sortir une brebis. «Voilà,» ce dit-il, «qui est bien ; la brebis restera près de nous, nous en aurons de la laine, des fromages et du lait.» 
Ève, à l’aspect de la brebis, souhaita quelque chose de mieux. Deux brebis, pensa-t-elle, vaudront mieux qu’une. Elle pria donc son époux de la laisser frapper à son tour. Adam (nous le savons pour notre malheur), ne pouvait rien refuser à sa femme : Ève reçut de lui la baguette et l’étendit sur les flots; aussitôt parut un méchant animal, un loup, qui, s’élançant sur la brebis, l’emporta vers la forêt voisine. Aux cris douloureux d’Ève, Adam reprit la baguette : il frappe; un chien s’élance à la poursuite du loup, puis revient ramenant la brebis déjà sanglante. 
Grande alors fut la joie de nos premiers parents. Chien et brebis, dit le Livre, ne peuvent vivre sans la compagnie de l’homme. Et toutes les fois qu’Adam et Ève firent usage de la baguette, de nouveaux animaux sortirent de la mer : mais avec cette différence qu’Adam faisait naître les bêtes apprivoisées, Ève les animaux sauvages qui tous, comme le loup, prenaient le chemin des bois. 
Au nombre des derniers se trouva le goupil, au poil roux, au naturel malfaisant, à l’intelligence assez subtile pour décevoir toutes les bêtes du monde. Le goupil ressemblait singulièrement à ce «maître» passé dans tous les genres de fourberies, qu’on appelait Renart, et qui donne encore aujourd’hui son nom à tous ceux qui font leur étude de tromper et mentir. Renart est aux hommes ce que le goupil est aux bêtes : ils sont de la même nature; mêmes inclinations, mêmes habitudes; ils peuvent donc prendre le nom l’un de l’autre.
Dans l’esprit des auteurs, dont la plupart sont anonymes, Ysengrin et Renart forment une sorte de doppelgänger littéraire. Dès le prologue, Ysengrin apparaît violent et sanguinaire. Renart ne l’est pas moins, mais comme il n’a pas la force d’Ysengrin, il utilise donc la ruse et le roman finit toujours par nous montrer que le rusé sort toujours vainqueur tant il dupe son adversaire. Le monde du roman de Renart n’est donc pas un monde aimable ni charmant. C’est un monde où l’on doit choisir entre la violence et la ruse, qui n’est, elle-même, qu’une autre forme de violence; celle de l'abus de confiance. C’est l’opposition métaphorique de la lutte entre la bourgeoisie et l'ordre chevaleresque, c’est-à-dire à l’«idéologie» des laboratores contre celles, à la fois, des bellatores et des oratores. Sa morale propre, positive, est déroutante. Ce n’est qu’au XVe siècle qu’elle trouvera enfin quelqu'un qui formulera clairement sa pensée dans une œuvre magistrale : Niccolò di Bernardo dei Machiavegli, Nicolas Machiavel (1469-1527).

Il n’est pas insignifiant que Machiavel soit de la même cité que le Dante, Florence. Ce fonctionnaire de la chancellerie de la ville des Médicis, était un homme de pensées. On le tient essentiellement pour un penseur politique, mais on oublie souvent qu’il composa des comédies (La Mandragore) où la ruse tient déjà le mécanisme de l’intrigue. Philosophe de l’histoire, c’est en étudiant Tite-Live (comme Dante l’Énéïde), que Machiavel a développé sa philosophie politique, c’est-à-dire de la conquête du pouvoir et surtout de sa conservation contre les forces intérieures et extérieures de la cité qui peuvent le contrevenir et l’anéantir. Son rêve d’une unité italienne a été réalisé ailleurs, en Angleterre et en Espagne, au Portugal et en France, avant qu’il ne se réalise qu’à la fin du XIXe siècle, avec le mouvement du Risorgimento, en Italie. Machiavel avait l’intelligence de comprendre que ce qui n’allait pas en Italie, c’était le poids qu’y exerçait la papauté à Rome, à la fois facteur universel par l’auctoritas pontifical et obstacle à l’unité politique des communes Italiennes, mais aussi en tant que possibilité d’unification par le potestas de l'État romain, souvenir de la Rome antique, païenne, conquérante.

Du passé, Machiavel retenait les stratégies militaires d’Alexandre le Grand, de Jules César, d’Hannibal et, plus près de lui, de Ferdinand d’Aragon et de César Borgia. Ambassadeur de Florence auprès du jeune Borgia, il a pu l’observer - comme un entomologue observe un insecte -, dans sa conquête du pouvoir et constater aussi comment le sort, la Fortuna, a abandonné celui qui avait toute la virtù à ses yeux pour être l’unificateur de l’Italie. Aussi, la philosophie de l’histoire de Machiavel ne dépassera-t-elle jamais la cosmologie temporelle des indo-européens, telle que la superstition romaine l’avait comprise et transmise. La dialectique de la bonne fortune et de la virtù du prince travaille à la conquête et au maintient de l’État. Les différents condottieri de son temps, de Frédéric III Montefeltro à Sigismond Malatesta, de Ludovic Sforza dit le Maure à Hercule d’Este, annoncent ce que sera la Surhomme dans l’esprit de Nietzsche. Ils appartiennent à la même famille que les Conquistadores espagnols : Cortez, Pizarro, de Soto et Ponce de Léon. De la pauvreté et de l’insignifiance, ils se sont hissés à la richesse et à la reconnaissance universelle par leur violence, mais aussi parfois par la ruse, et c’est en tant que rusés que des hommes comme Laurent de Médicis et César Borgia forcent l’admiration de Machiavel. Le renard est conservé, mais le loup est remplacé par le lion, animal qui, dans la tradition médiévale, est associé à la personne du roi.

L’opposition entre la ruse et la force - entre Renart et Ysengrin - est développée non tant comme un antagonisme que comme une complémentarité dans Le Prince (1513). C’est dans le chapitre XVIII - Comment les princes doivent garder leur foi - que Machiavel expose sa thèse : «Puis donc qu’un prince doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion; car le lion ne se peut défendre des rets, le renard des loups; il faut donc être renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui simplement veulent faire les lions, ils n’y entendent rien. Partant le sage seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promettre soient éteintes. D’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne te la garderaient pas, toi non plus tu n’as pas à la leur garder. Et jamais un prince n’a eu défaut d’excuses légitimes pour colorer son manque de foi; et s’en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l’infidélité des princes, et qu’à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux. Mais il est besoin de savoir bien colorer cette nature, bien feindre et déguiser; et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper» (N. Machiavel. Le Prince, Paris, Gallimard, Col. Livre de poche classique, # 879, 1962, pp. 124-125).

Machiavel poursuit la critique bourgeoise amorcée dans le roman de Renart. Ici, la proposition générale dit que tous les hommes sont fourbes, filous, hypocrites, menteurs et que le Prince, dans sa conquête ou sa politique de l’État, ne peut avoir confiance en eux. Il pourrait (et il le fait) citer mille exemples de ce qu’il avance, sur la trahison des vassaux, des subalternes, des peuples en état d’anarchie. La force violente du Prince, qui en fait un lion (en fait homo homini lupus), le distingue des foules dans la mesure où il peut se permettre et assumer son manque de fidélité, alors que la population se trouvera sanctionnée par les lois ou par l’armée si elle abuse de la confiance de ses maîtres. Mais Machiavel met en garde les princes qui s’appuieraient exclusivement sur la force. Parce que la Fortuna est changeante et que la virtù du prince peut lui manquer, Renart est supérieur à Ysengrin. Les ruses sont indispensables alors que la force est de dernier recours. Voilà pourquoi le Prince doit tout promettre, laisser tout espérer, mentir sciemment si ce même pour attirer dans son entourage des individus qui lui seront indispensables, tant pour la conquête du pouvoir que pour son maintien. Tous les moyens sont bons pour circonvenir les individus. Et en cela, effectivement, la fin justifie les moyens.

Et ces moyens sont nombreux : se garder de trop être haï; préférer se faire aimer mais ne pas reculer devant l’option de la crainte; préférer l’offensive à la défensive; compter sur des forces citoyennes plutôt que sur des mercenaires; contenir les blâmes et encourager les louanges; savoir avec qui être libéral et avec qui être parcimonieux; usé de la clémence jusqu’à un certain point, mais ne jamais reculer devant la cruauté, qui est «pédagogique». Parce que le «sort» met en présence la Fortuna et la virtù des princes, il faut une pensée «positive» pour prendre et conserver le pouvoir. De là que la nature mauvaise des hommes oblige le Prince à se hisser par-delà bien et mal pour obtenir ses résultats, d’où que s’il doit montrer la force du lion, il doit surtout user des ruses du renard.

Évidemment, Machiavel n’écrivait pas pour les peuples. Ils sont, par nature, trop bêtes pour bien comprendre et assimiler ses leçons. De toutes façons, il l’écrit, les hommes ne sauraient garder leur foi, c’est-à-dire leur franchise, dans leurs paroles comme dans leurs comportements. Là-dessus, qu’y aurait-il à discuter? Pourtant, le déploiement des absolutismes dans toute l'Europe à partir de la fin du XVIe siècle et l’organisation de sociétés de cours, parfaitement adaptées à l’esprit du Prince, a été la première occasion à la ruse de se manifester comme hypocrisie.

Ainsi, apparaît-il normal que Machiavel-le-politologue ait recoupé Machiavel-le-dramaturge. Car l’origine du mot hypocrite apparaît bien dans le monde du théâtre. D’origine latine (hypocrita), dérivé du grec (hypokritøs), le mot signifie la mimique. Il désignait, dans l’Antiquité hellénique, les souffleurs ou des acteurs. Le mot «ipocrite» est contemporain de la Renaissance du XIIe siècle (±1175), c'est-à-dire des romans versifiés de la matière de Bretagne. Mais c’est à un homme de théâtre, qui connaissait très bien les farces d’Aristophane et de Plaute, que le mot hypocrite va atteindre un cercle plus élargi de courtisans et de spectateurs, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673).

Les ruses sont de toutes les pièces de Molière. Dans ses farces, nous retrouvons les mensonges, les déguisements, les duplicités, les médisances. Sans doute, Molière prend-t-il pour les jeunes gens qui s’aiment contre les gérontes hargneux et envieux. Les quiproquos ouvrent la porte à ce que sera, un demi-siècle plus tard, les jeux de l’amour et du hasard de Marivaux. Comme dans Tristan et Iseut, les ruses positives de Molière sont toujours mises au service des jeunes gens qui s’aiment. Mais les ruses négatives visent à confondre les faquins, les filous, les fripons. Molière trace des courtisans une image qui les dessert, mais en retour, il sait flatter Louis XIV dans le bon sens du poil, comme dans le deus ex machina qui clôt son Tartuffe.

Pour Machiavel, comme pour les Anciens, la passion était une affaire essentiellement politique. La passion amoureuse était perçue par les mentalités helléniques comme ridicule. Seule la chose publique - la res publica - était suffisamment sérieuse pour qu’on puisse s’y adonner avec passion. L’amour-passion, en Occident, est donc un produit des métissages qui donnèrent, à partir des troubadours occitans liés à la cour d’Aliénor d’Aquitaine et déménagée à Londres après son mariage avec le Plantagenêt, Henry II, la matière de Bretagne, dont nous avons touché un mot plus haut et de laquelle provient le modèle des romans d’amour-passion, Tristan et Iseut. Il est donc normal qu’à l’époque de Molière, l’amour-passion puisse trouver une voix par laquelle s’exprimer contre les exigences de la noblesse et de la grande bourgeoisie, pour qui les mariages étaient affaires d’héritages et de dots. L’affirmation des jeunes gens qui s’aiment contre les conventions sociales était déjà, chez Molière, un appel à l’émancipation des sentiments humains contre les contrefaçons hypocrites des milieux sociaux. Molière, contre son milieu, contre son époque, contre son maître même, déclarera donc une guerre ouverte à l’hypocrisie. Sa trilogie - Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope - est entièrement tournée vers les trois types d’hypocrisie les plus remarquables de la cour du Roi Soleil : l’hypocrisie religieuse (contre les dévots et en particuliers les jansénistes); l’hypocrisie nobiliaire (contre les séducteurs qui ayant perdu toutes fonctions sociales, s'ennuient et se divertissent au détriment d'autrui); enfin l’hypocrisie envers soi-même, entre sa personnalité intime et secrète, refoulée dirions-nous, et celle que l’on affiche en société. C’est à une minutieuse étude des comportements individuels et sociaux des hypocrites que se livre le théâtre le plus philosophique de Poquelin.

C’est dans l’acte V, scène 2, de Dom Juan (1665) que Molière lance sa dénonciation des mœurs de son temps en faisant dire à Don Juan : «L'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. […] On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres. Ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont faits un bouclier du manteau de la religion, et sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens; et quelques baissements de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire». Qu’y a-t-il de nouveau par rapport à ce qu’écrivait Machiavel dans Le Prince? Retenons d’abord, une même vision négative de la nature humaine. La foi jurée n’est pas la foi gardée. Là aussi le monde se partage en deux, les rusés, en petit nombre, et la grande masse des dupés. Ce que Molière ajoute, ce sont précisément les artifices du théâtre antique : les «grimaces», c’est-à-dire le masque de l’hypocrisie, les sentiments feints, les comportements fripons, la duplicité de tout un chacun pour tout un chacun. Mais surtout, l’amoralité du jugement qui accepte l’hypocrisie et la valorise «comme une vertu». Plus nous mentons et plus nous sommes pris au sérieux (sans nécessairement être crus, puisqu’étant des plus rusés, nous savons que l’on nous ment). Bref, contrairement à la morale chrétienne qui élève la franchise et abat le mensonge; contrairement à la morale chevaleresque qui célèbre la loyauté et condamne la félonie, la bourgeoisie s’honore de son hypocrisie, en fait une vertu sociale et encourage à ce que les liens entre les individus soient construits, non absolument sur le mensonge bien sûr - confiance du marchand exige -, mais sur la versatilité morale des comportements. L’ambivalence de Don Juan, dans ses conquêtes, souvent liée par des psychanalystes à un indice de l’homosexualité ou de l’impuissance du personnage, devient une qualité morale avec laquelle il faut compter, de laquelle il faut se méfier aussi, mais sur laquelle il faut prendre le risque de s’élever. En ce sens, le constat de Molière, est que l’enseignement de Machiavel a débordé les cadres de l’État pour devenir ceux de la conduite individuelle et quotidienne.

Jusqu’à quels points pouvons-nous feindre sur nos propres sentiments et emprunter un comportement équivoque? Entre Le Prince et Dom Juan, la distance est moins grande qu’il n’y paraît. Les stratégies de séduction du héros de Molière renvoient directement aux nécessités qui commandent la stratégie du Prince. «Ce qui fait agir la force appelée “Dom Juan”, ce n’est pas un ensemble de vertus et de vices, c’est le but à atteindre. C’est pourquoi ici, grandeur solitaire, ses bravades de grand seigneur, et là où l’épée et les beaux rubans ne suffisent plus, il usera en toute bonne conscience de l’onctuosité, du jabot blanc et du soutien de ses frères en dévotion» (J. Guicharnaud. Molière une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1963, p. 297). Entre Machiavel et Laclos, Molière apparaît comme un point tournant puisqu'il rappelle que la conquête amoureuse est métaphore dégradée de la conquête de l'État : «Pour Dom Juan, tout est plaisir quand l’action consiste à surmonter l’obstacle, rappelle Jacques Guicharnaud.  Cet “obstacle” n’est d’ailleurs pas celui de certains philosophes, l’obstacle qui crée la valeur… La valeur est ici donnée d’avance : les “douces habitudes” de Dom Juan. Son plaisir consiste à avoir trouvé le moyen de pouvoir s’y adonner sans danger» (ibid. pp. 297-298). C'est ce sans danger qui nous indique que nous ne sommes plus dans la conquête de l'État. Qu’est-ce à dire? Autant Machiavel se souciait de la sécurité de l’État à travers les ruses et la force du Prince, autant la conquête de l’État (ou de ses galons militaires) assurée, la stratégie se déplace vers la conquête amoureuse. Celle-ci n'est plus que la métaphore dégradée de la stratégie militaire et, par le fait même, les difficiles situations dans lesquelles pouvaient se trouver le Prince n’y sont plus. Tout devient «douces habitudes» et les obstacles n’offrent plus aucun danger, d’où le rapide émoussement des stratégies de séduction et d’abandon des conquêtes. L’utilisation de la ruse devient purement sadique, et c’est là une des dimensions propres à l’hypocrisie : mentir pour jouir de la déconvenue du cocu dupé : «Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je serai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée» (cité in ibid. p. 298).

Voilà comment hypocrisie devient vertu. Don Juan, comme Tartuffe avant lui, pratique ce qu’il condamne chez les autres et les humilie jusqu’à la racine. On va voir comment Laclos va utiliser de ce procédé et comment Sade a en fait la jouissance ultime de l'acte destructeur. Et, d’écrire Guicharnaud : «Dom Juan hypocrite, ce n’est pas seulement couronner un ensemble de crimes par le crime suprême, le crime même des ennemis de Molière, l’usage du sacré à des fins sacrilèges, c’est aller plus loin que la légende traditionnelle, c’est montrer que Dom Juan peut se mettre à l’abri; dans la comédie de Molière, le héros n’est pas seulement obstiné dans son vice, il échappe, il glisse, il fuit. Cerné finalement, il trouve le moyen de jeter une ombre en pâture à ses adversaires. Or, ces adversaires, d’un bout à l’autre, ont bien semblé ne réclamer qu’une ombre… Ce qu’ils ont tous demandé de Dom Juan, c’est un mensonge. Les “signes” donnés à Dom Juan sont toujours extérieurs à lui : les larmes ou la colère d’une femme, la foi d’un mendiant, une statue qui marche et qui parle. Dans Dom Juan, comme plus tard dans Le Misanthrope, le drame qui se joue est celui qui repose sur le conflit entre les apparences et les vrais motifs qui nous font agir; un monde heureux, c’est celui où l’on se maintient un système cohérent d’apparences; l’ironie de la comédie molièresque consiste ici à montrer que c’est précisément au moment où le héros consent à “jouer le jeu”, que le désordre est le plus profond et le crime le plus grand» (ibid. p. 299). Conflit entre la réalité de l’illusion et l’illusion de la réalité : Dom Juan est une pièce baroque, avant que le classicisme ne triomphe avec son adversaire, Jean Racine. Devant les fourberies de Don Juan, nous sommes tous un peu comme Sganarelle (qu’interprétait Molière) : «Sganarelle passe aisément de ce burlesque d’autrui à l’admiration horrifiée pour Dom Juan qui est un des traits profonds de son caractère : “Oh! quel homme! quel homme! quel homme!” s’écrie-t-il et répète-t-il quand Dom Juan lui apprend qu’il ne pense pas un mot de ce qu’il dit» (ibid. p. 295). C’est dire toute l’admiration prolétarienne que le mensonge bourgeois suscite! D’un côté, la duplicité crée le mépris, le ressentiment, le dégoût; puis, soudain surgissent l’envie, l’admiration, le respect. On comprend que toutes bonnes sociétés bourgeoises s’érigent sur l’hypocrisie, vice mais aussi vertu à la mode nous dit notre héros.

Il semble aller de soi que Dom Juan apparaisse comme l’antithèse de l’amour franc et «fidèle jusque dans la mort» prêché dans Tristan et Iseut. Comme l’écrit Micheline Sauvage, disciple de la morale bourgeoise de Denis de Rougemont : «C’est pourquoi, à notre connaissance, don Juan n’est pas sorti d’Occident. C’est que hors d’Occident il n’avait plus de sens. Le mythe de don Juan, nous le savons, ne se situe ni sur le plan de l’érotisme pur [la stratégie de conquête n'aboutit pas à l'éros], ni sur le plan de l’agapè [la définition d’un amour fraternel dans le christianisme], mais sur celui (d’une impureté singulière, d’ailleurs, et d’une extrême humanité) de la passion amoureuse; il ne se comprend que par référence au mythe de Tristan. Et c’est compte tenu de l’amour de Tristan que le donjuanisme se définit. L’antagonisme de don Juan et d’Elvire, c’est l’incompatibilité de la passion et du mariage dans la psyché occidentale» (M. Sauvage. Le cas don Juan, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1953, p. 93). Qu’est-ce à dire? Que la stratégie de Don Juan ne se mesure qu’aux résultats de Tristan et Iseut. Dans Tristan et Iseut, les amants dominent la mort (et ainsi toutes les ruses faites pour les séparer); dans Dom Juan, la stratégie du séducteur ne fait que le conduire à la mort, sans possibilité de saisir l’amour qu’il envie mais dont il se défie.

Car Don Juan a «peur d’aimer», comme si le Prince, soudainement, prenait peur devant l’État, ce qui le condamnerait immédiatement et irrémédiablement à l’échec! Eh bien, telle est la situation de Don Juan au moment où il se rend au «festin de pierre», où l’attend la statue vengeresse du Commandeur. Mais dire que Don Juan est séducteur parce qu’il a peur d’aimer n’est qu’un lieu commun si on n’ose pas aller plus profondément dans la problématique. «Don Juan, cet impuissant éclatant, recherche dans ses chasses une perpétuelle remise en question de lui-même, une confirmation de son être, en tant qu’objet de puissance et en tant que puissance : il jette sa vie sur le tapis, généreusement, et consent d’apprendre comment l’aventure va l’éprouver. La conquête, la femme-proie, est sa seule optique possible, elle le révèle à lui-même et lui ouvre aussi les fenêtres du monde» (Fr.-R. Bastide, in ibid. pp. 145-146). Or, aussi bien dans la pièce de Molière que dans l’opéra de Mozart, les femmes séduites ne cessent de s’accrocher à cet «impuissant». «On se demande comment il arrive à faire des conquêtes, comment les femmes qui recherchent l’amour tombent à ses pieds; elles devraient s’écarter… Il serait intéressant d’étudier de quoi est fait le consentement des victimes de don Juan, de quoi vit leur lucidité et leur malaise; je ne les imagine pas si aveugles qu’on le croit généralement, je leur trouve même beaucoup d’égoïsme, beaucoup de solitude et un manque absolu de sincérité dans la tendresse de pitié qu’elles prodiguent si théâtralement à leur séducteur» (Fr.-R. Bastide, in ibid. p. 146). C’est que les femmes séduites sont de «même nature» que Don Juan. Elles lui renvoient son image parce qu’elles sont à son image, faites comme lui. Elles courent à la séduction comme lui court à la conquête. À son entreprise de séduction, elles répliquent en se faisant coquettes. Ensemble, il forment non pas tant un couple qu'un double, un doppelgänger nettement sado-masochiste dans le cas de doña Elvire. Ainsi, le monde malsain décrit par Machiavel et entériné par Molière est-il réconcilié avec le caractère apparemment exceptionnel du Burlador. Si Sganarelle est le spectateur de Don Juan, les femmes séduites sont ses doubles.

Le Dom Juan, si terrible soit-il, annonce plus le comportement d’un Casanova que celui d’un Donatien-Alphonse-François, marquis de Sade. Si tous les éléments qui forment le libertinage sont présent dans Dom Juan, la voie empruntée par les modèles de Molière conduira à un Restif de La Bretonne ou à Casanova et autres libertins du XVIIIe siècle. À travers eux, le don juanisme poursuit la visée «politique» de Machiavel. Hannah Arendt l’a bien comprise lorsqu’elle écrit : «Psychologiquement parlant, on peut dire que l’hypocrite est trop ambitieux; non seulement il veut paraître vertueux à autrui, mais, même, il veut se convaincre lui-même. Du même coup, il élimine du monde, qu’il a peuplé d’illusions et de fantômes menteurs, le seul noyau d’intégrité d’où pourraient se lever encore les “apparences véritables” et son moi authentique» (H. Arendt. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, Col. Tel # 93, 1963, p. 148). La chose n’est sûrement pas vraie de Don Juan, ni du Tartuffe. Mais elle le devient de plus en plus à mesure que le XVIIIe siècle se présente comme le siècle de la corruption (Hoggart) et du libertinage (Fragonard). Et la philosophe allemande de poursuivre : «Comme témoin non de nos intentions mais de notre conduite, nous pouvons mentir ou dire la vérité, et le crime de l’hypocrite est qu’il est le faux témoin de soi-même. Ce qui rend si vraisemblable l’hypothèse que l’hypocrisie est le vice des vices [le vice à la mode, dit Don Juan] est que l’intégrité peut vraiment exister sous le couvert de tous les autres vices mais non sous le couvert de celui-là» (ibid. p. 148). C’est-à-dire qu’il est permis d’être hypocrite, mais à condition de ne pas être dupe de sa propre tromperie. C’est cet échec qui perdra finalement Valmont dans Les Liaisons dangereuses de Laclos.

Les libertins auraient pu trouver matière à méditer dans la pièce de Molière ou l’opéra de Mozart, tant ils essaient toujours de repousser les limites de l’interdit aussi loin que la «bonne société» est prête à le tolérer! C’est ici que le narcissisme positif de Don Juan rencontre le narcissisme négatif du misanthrope. L’un se plaint et maugrée; l’autre ridiculise et méprise. La névrose de l’honneur sombre finalement dans la perversion de l’outrage. Le désir est dans le défi érotique, le plaisir dans la profanation du sacré. La justification amoureuse ne joue même plus dans la «guerre de conquête». Et Michel Foucault d’observer : «On a peut-être là, parmi d’autres, une raison de ce prestige de Don Juan que trois siècles n’ont pas éteint. Sous le grand infracteur des règles de l’alliance - voleur de femmes, séducteur de vierges, honte des familles et insulte aux maris et aux pères - perce un autre personnage : celui qui est traversé, en dépit de lui-même, par la sombre folie du sexe. Sous le libertin, le pervers. Il rompt délibérément la loi, mais en même temps quelque chose comme une nature démontée l’emporte loin de toute nature; sa mort, c’est le moment où le retour surnaturel de l’offense et de la vindicte croise la fuite dans la contre-nature. Les deux grands systèmes de règles que l’Occident tour à tour a conçus pour régir le sexe - la loi de l’alliance et l’ordre des désirs -, l’existence de Don Juan, surgie à leur frontière commune, les renverse tous deux. Laissons les psychanalystes s’interroger pour savoir s’il était homosexuel, narcissique ou impuissant» (M. Foucault. Histoire de la sexualité, t. 1: La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976 pp. 54-55). La démarche que suivent les libertins est celle suggérée par l’anatomie mécaniste de Descartes et de La Mettrie. Déjà avec Molière, la morale des comportements humains apparaissait comme celle d’un ensemble de machines mû par un objectif unique. À cette condition seule, la morale chrétienne comme la morale chevaleresque cédaient devant les limites de tout interdits. Comme l’écrit Alfred Simon : «[Don Juan] inaugure son rôle par un manifeste sur la conduite amoureuse, l’achève par un autre sur la conduite hypocrite et joue dans l’intervalle son vrai rôle, celui de provocateur. […] La décision de saisir l’universel (Toutes les belles ont droit de nous charmer…) conduit à collectionner des objets charmants et des instants d’amour. Les premiers allongent le fameux catalogue que Molière se contente d’évoquer (Et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir). L’addition des instants constitue le véritable temps du séducteur. Les uns et les autres sont interchangeables, mais justement tout le plaisir de l’amour est dans le changement. Autrement dit, il n’y a pas en amour d’objet unique, ni d’instant privilégié. En aucun cas la tentative du séducteur ne prétend approfondir, sympathiser, connaître. Elle est inaugurale et s’en tient aux inclinations naissantes parce que l’éternité perdue à ce caractère d’un perpétuel commencement…» (A. Simon. Molière par lui-même, Paris, Seuil, Col. Écrivains de toujours, # 40, 1957, pp. 110-111).

Cette progression est bien un jeu pervers baroque construit sur le plaisir de l’amour puisé à même «le changement à répétition». C’est dans le mouvement que Dom Juan place les sensations érotiques (la libido sentiendi) que lui procure le plaisir de la séduction. Il y a bien de l’impuissance chez Don Juan, celle d’arriver au bout de quelque relation que ce soit : «J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rendre à chacun les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement… Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui voient perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.» (I 2) Le jeu pervers balance entre le contrôle de la situation (la séduction) et l’abandon de soi (la désertion) de tout attachements, de toutes responsabilités; et derrière la désertion, Don Juan se sent martyre de l’amour et du désir qui le «consume». On pensera aux désirs d’amour qui, de même, consumaient la malheureuse Julie de Lespinasse et dont la sensibilité se voyait déchirée par tant de mouvements contraires. Il est bien évident que Don Juan souffre du même mal. L’impuissance - la même que celle du Misanthrope - est le secret inavouable du séducteur qui déplace la puissance (la décharge sexuelle) avec la séduction. Ce n’est pas Don Juan qui va pousser l’ultime profanation jusqu’à la débauche : «Pris entre deux désirs, comme l’âne de Buridan, il tente de maintenir Charlotte et Mathurine dans un strict équilibre. Il aurait pu les additionner pour augmenter son plaisir, mais cette solution ne sera envisagée ni par lui ni même par le Valmont des Liaisons dangereuses. Sade seulement poussera jusque dans ses ultimes conséquences les perversion de Don Juan, en multipliant le plaisir par addition des partenaires sexuels et modification des postures» J.-M. Apostolidès. Le prince sacrifié, Paris, Éditions de Minuit, Col. Arguments 1985, pp. 169-170.

Mais la question qui vient naturellement à l’esprit, c’est pourquoi, précisément, ne peut-il les additionner? Pourquoi Don Juan, libertin et séducteur cynique, ne peut-il accéder au niveau de la débauche? «Y’a-t-il un thème plus baroque que celui de Don Juan? demande Dominique Fernandez. S’abandonner aux appels de l’instant, jouer le moment contre la durée, ériger l’inconstance en principe éthique et esthétique : la philosophie de don Juan rejoint le programme d’une époque qui suspendait les putti aux autels des églises dans les poses les plus instables, et préférait aux statues classiquement affermies sur leur base les anges en équilibre précaire» (D. Fernandez. La perle et le croissant, Paris, Plon, Col. Terre humaine/poche, # 10272, 1995, pp. 453-454). On aura reconnu là le suspens masochiste à la base de la psychologie du vertige. La sensation érotique du mouvement contient une forte dose de «douleur voluptueuse» (pleasurable pain). Ce n’est pas des efforts de la conquête que Don Juan tire sa «douleur voluptueuse», mais de sa propre angoisse, lorsqu’il se sent entraîner par «un beau visage» vers une inclination naissante. Don Juan, c’est le songe en équilibre, suspendu au-dessus du vide des espaces infinis désertés par la présence de Dieu. En Don Juan s’opère un processus de réification dont l’athéisme n’est que la justification morale et non la conviction intime (comme chez Sade), puisque Don Juan accepte l’invitation de la Statue du Commandeur et se présente au tombeau festoyer avec un mort. Là aussi, il crâne, il se/nous ment en pavoisant un esprit libertin et scélérat pour mieux se/nous dissimuler sa hantise du doute, voire sa terreur devant la mort. Cette «terreur» trahit l'autre, celle de l'amour. Mieux que Pascal, Don Juan comprend que le doute est une arme à double tranchant. Si le parieur de Pascal est assuré de gagner s’il mise sur Dieu, qu’importe l’issue de l'après-vie, le doute cartésien peut se retourner contre le parieur si son âme survit à l’existence de Dieu. Le libertin est pyrrhoniste de nature et surtout en matière de religion, mais il ne renonce pas aussi facilement à son âme. L’inquiétude devient alors l’existence de l’âme - sa survie à travers la statue du commandeur et l’enfer qui engloutira Don Juan à la fin de la pièce -, conjointe à l’absence réelle de Dieu. Si le croyant doute de sa foi, s’inquiète de la vérité de l’enseignement religieux et de son salut, le libertin doute de son dénie, s’inquiète de la justification de son audace et de sa transgression. Il y a pire qu’un Dieu vengeur; une survie en absence de Dieu. Le schisme dans l’âme persécute également et le croyant et l’incroyant, balance entre la foi en l’autorité et la critique de la libre conscience : «De fait, Don Juan incarne l’homme moderne en ce qu’il ne cesse de revendiquer son égalité avec Dieu… En se hissant au niveau de la Divinité, Don Juan prend aux yeux des protagonistes de son drame la figure de Lucifer, le porte-lumière, le mauvais ange insoumis. Il apparaît sous les traits démoniaques, apportant l’inversion, la négation et la division… Ceux qui entrent en contact avec lui se voient offrir, en échange de leur salut, les choses valorisées qu’ils ne peuvent atteindre sans transgression de la morale chrétienne. À chacun, Don Juan propose des valeurs nouvelles que non seulement l’univers religieux ne peut offrir, mais dont l’acquisition risque d’ébranler les solidarités traditionnelles». (J.-M. Apostolidès. op. cit. p. 170).  À sa manière, Don Juan affiche la solitude du séducteur, l’assèchement de la sève qui entraînent l’«impuissance», le pyrrhonisme stérilisant d’un doute aussi scrupuleux que la dévotion du dévot. Le jeu de séduction devient compulsion de répétition, car la perversion revient comme la vague se heurter à la falaise régressive de la névrose. S’égalant à Dieu, finalement, Don Juan ne peut qu’engager l’«échange inégal» en réifiant les femmes qu’il séduit. Tout le problème psychologique d’une modernité désacralisée et technologique se pose à travers cette réification de la femme (et de l’homme) que suppose l’attitude morale de Don Juan. Le plaisir s’échange pour de la vertu… en espèces sonnantes! La séduction se fait «fétichisme de la marchandise» (ces objets charmants). Subvertir des relations de couple devient un monopole qu’il s’octroie sur le libre marché de la séduction, et malheur aux maris qui ne font pas le poids! Le donjuanisme serait une aliénation de la vie sexuelle à une compulsion névrotique de l’impuissance : fétichisme, exhibitionnisme, voyeurisme seraient les manifestations perverses qui motiveraient le supens de la séduction davantage que l’objet toujours jamais fixé.

Comme on peut le constater la logique de la classe bourgeoise non seulement se perpétue, mais se développe, se diffuse, progresse à l’intérieur de l’évolution du personnage libertin, du terrible séducteur aux aguicheurs du XVIIIe siècle. Si la dimension politique de l’aliénation demeure, la pathologie donjuanesque va finir par atteindre la limite de toutes vies en société, celle, meurtrière, du sadisme. Mais celle-ci va subir une dernière synthèse avant de parvenir à «ce vide à la mode» sur lequel se fonde la post-modernité occidentale.

C’est le tour que Choderlos de Laclos va lui donner avec son roman épistolaire, Les Liaisons dangereuses. Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos (1741-1803) n’était pas prédestiné à écrire un roman. C’était un homme de formation militaire, bref un stratège. Durant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), il a exercé son service dans les colonies. Durant les années qui suivent, tout en continuant à détenir des postes de garnison sur le territoire même de la France, il s’essaie à des ouvrages qui n’obtiennent aucun succès. Il est étonnant que cet admirateur fervent de La Nouvelle Héloïse de Rousseau se soit mis à en écrire l’exact opposé avec Les Liaisons dangereuses en 1778! Car Laclos comprend mieux que quiconque l’effet métaphorique qui met en parallèle la conquête amoureuse et la conquête militaire. Comme l’écrit Denis de Rougemont - ce pourfendeur de l'amour-passion au profit de l'hypocrisie de la morale conjugale -, dans son ouvrage célèbre, le langage amoureux s’est enrichi «de tournures qui ne désignent plus seulement les gestes élémentaires du guerrier, mais qui sont empruntées d’une façon très précise à l’art des batailles, à la tactique militaire de l’époque. Il ne s’agit plus, désormais, d’une origine commune plus ou moins obscurément ressentie, mais bien d’un minutieux parallèle» (D. de Rougemont. L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, Col. 10/18, # 34, 1972, p. 266).

La rhétorique de Dom Juan, comparée à la démonstration de Laclos, apparaît encore relativement innocente. Des allusions propre à une noblesse d’épée qui se met au service du monarque. Avec la légèreté des mœurs du temps de Louis XV, la mise en parallèle confine à l’identité. La conquête amoureuse peut rapidement se transformer en meurtres en série. «L’amant fait le siège de sa Dame. Il livre d’amoureux assauts à sa vertu. Il la serre de près, il la poursuit, il cherche à vaincre les dernières défenses de sa pudeur, et à les tourner par surprise; enfin la dame se rend à merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique de la courtoisie, c’est l’amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur. Il deviendra le vassal de cette suzeraine, selon la règle des guerres féodales, tout comme si c’était lui qui avait subi la défaite. Il ne lui reste plus qu’à faire la preuve de sa vaillance, etc. Tout ceci pour le beau langage. Mais l’argot soldatesque et civil nous fournirait une profusion d’exemples d’une verdeur encore plus significative. Et plus tard, l’introduction des armes à feu devait donner lieu à d’innombrables plaisanteries à double sens. Ce parallélisme d’ailleurs est complaisamment exploité par les écrivains. C’est un thème de rhétorique inépuisable…» (D. de Rougemont. ibid. pp. 265-266) C’est, en résumé, tout ce qui est décrit dans le roman épistolaire de Laclos.

Les Liaisons dangereuses, dans la suite de Dom Juan, appartiennent à l’amour-passion inscrite par Tristan et Iseut. C’est également à la morale de Tristan et Iseut (l’amour plus fort que la mort) que se mesure Les Liaisons dangereuses, tout comme Dom Juan. Mieux que Machiavel encore, Laclos a étudié les forteresses, les équipements d’assaut, les stratégies de siège. Mieux que Machiavel toujours, il a vécu directement la guerre et ne l’a pas simplement observée et analysée du bout de sa lorgnette. De plus, mieux que Molière même, il a maintenu dans l’esprit que toute séduction procédait sur le modèle militaire. La stratégie de conquête ne sera pas ici gratuite. Elle devra conduire à des résultats qui, comme le voulait Machiavel, soient significatifs pour inscrire la puissance du chef dans la construction de l’État. Mais l’État ici, c’est le narcissisme individuel qui se mesure par le nombre de conquêtes, la finesse des ruses utilisées pour les obtenir, et surtout le plaisir sadique de se délester d’une conquête qui a cru «bêtement» à toutes les promesses, à tous les serments qu’on lui a faites. Ici, un véritable duel oppose les deux protagonistes eux-mêmes liés l’un à l’autre, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont.

Comme dans Dom Juan qui s’achève avec les lamentations de Sganarelle sur ses gages qui ne lui seront pas versés après la disparition de son maître en enfer, dans l'univers de Laclos, tout le monde est perdant : les innocents comme les coupables. Cécile Volanges, l'ingénue, finira au couvent - ce qui ne saurait paraître une promotion dans l'esprit de Laclos -, Danceny, son fiancé trompé par la marquise, deviendra un cynique à la Valmont, la présidente de Tourvel, pieuse autant que vaniteuse, mourra de dépit et d'humiliation, à l'opposé, la marquise de Merteuil, la deus ex-machina de toute l'affaire, finira défigurée par la petite vérole - la même qui emporta ce libertin de Louis XV? -, ruinée par un procès perdu et abandonnée du cercle mondain où elle évoluait, se voyant ainsi punie de toutes ses malversations. Valmont, quant à lui, est tué en duel par Danceny et s'il y avait survécu, il serait probablement mort comme le duc de Richelieu, un vieux libertin qui était contemporain de Laclos : «En vieillissant, il achète les femmes, par de l'argent ou des faveurs. Il est devenu incapable de se passer d'elles. Le passe-temps du libertin devient la nécessité du maniaque».  Libidineux et sénile, la figure de Don Juan s'achève dans la sécheresse de cœur, la cruauté et la facilité. Étiemble aurait donc raison lorsqu'il écrit : «Orléaniste libéral que révoltait la corruption sexuelle de l'aristocratie française au XVIIIe siècle, Choderlos de Laclos n'écrit ses Liaisons dangereuses que pour morigéner une classe qui se rue en effet à sa perte : à l'échafaud» (Étiemble. L'érotisme et l'amour, Paris, Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 4127, 1987, p. 31).

Dans sa préface, André Malraux précise que «Les Liaisons sont le récit d'une intrigue (Comme par hasard, ce mot désigne à la fois l'organisation des faits dans un ouvrage de fiction et un ensemble efficace et orienté de tromperies)…»  afin de montrer qu'aucun des sentiments évoqués dans le roman n'est spontané ni autonome : «…Laclos fut un dénonciateur de rêves. Il révéla ceux de son temps en leur donnant la vie : en les faisant entrer dans le long domaine des rêves de tous, celui où les hommes promis à la mort contemplent avec envie les personnages un instant maîtres de leur destin».  Partir sur ce pied, c'est s'engager à privilégier la voie idéologique du roman de Laclos, voie brillamment mise en évidence par Malraux. Son analyse montre la détermination de la logique structurelle qui conduit les protagonistes des Liaisons… à leur issue fatale. Les personnages de Laclos sont menés de main de maître par des motivations profondes excitées par l'action des libertins les plus conscients en vue de profiter des êtres les plus faibles bercés par leurs illusions, pour satisfaire leurs propres pulsions ou servir leurs intérêts calculés. Le hasard est ici la limite de la réussite de chaque entreprise, c'est-à-dire le moment où, comme chez Valmont, la rouerie verse dans la passion amoureuse. Fatalité plutôt que méchanceté, innocence plutôt que rouerie, Laclos aurait pu en dire autant de la présidente de Tourvel et de Cécile Volanges qui ont cédé toutes deux aux roueries de Valmont, car, selon le principe de Machiavel, seuls les dupés sont victimes de la duperie.

Plus qu'aucun des personnages de roman analysés par René Girard, ceux des Liaisons dangereuses sont conscients de la dimension mimétique du désir qui motive les êtres et de la dégradation avancée du monde où ce mimétisme conduit. C'est parce qu'il est dans un monde déjà dégradé que Valmont se laisse entraîner, et non sans dépit, à ses mauvais penchants, à sa «rouerie» comme il dit. Lorsqu'il essaie d'expliquer à la présidente de Tourvel (dans la Lettre XXIII): «Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j'ai imité leurs vices; j'ai peut-être mis de l'amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l'exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j'ai au moins essayé de vous suivre…» (Choderlos de Laclos. Les Liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, Col. Livre de poche classique, # 354-355, 1962, p. 70), il est pour une fois, du moins en ce qui concerne la première partie de la phrase, probablement sincère. Dans la Lettre CXXXIII, il définit la «médiation inauthentique» mieux que les termes utilisés par Girard lui-même : «…la célébrité de l'amant, le plaisir de l'avoir enlevé à une rivale, la crainte de se la voir enlever à son tour, occupent les femmes presque tout entières : nous entrons bien, plus ou moins, pour quelque chose dans l'espèce de bonheur dont elles jouissent; mais il tient plus aux circonstances qu'à la personne. Il leur vient par nous, et non de nous». (ibid. p. 358) Et la marquise de Merteuil le met bien en garde que la différence entre la «spontanéité autonome» et la «médiation inauthentique» repose dans l'engagement avec lequel on plonge les individus prétextes à notre désir (dans le cas de Valmont, la présidente de Tourvel) dans un jeu infernal, quitte à les condamner pour atteindre nos fins, contrairement au vrai objet désiré (qui toujours dans le cas de Valmont, est bien la marquise de Merteuil) qu'on saisit au passage : «une occasion manquée se retrouve, tandis qu'on ne revient jamais d'une démarche précipitée». (Lettre XXIII) (ibid. p. 88) Valmont périra de ne pas avoir compris cette allusion de la marquise.

Car Valmont n'atteint pas ce haut degré de conscientisation auquel parvient la marquise de Merteuil. La vanité est le propre de leur génie à manipuler les pulsions aveugles de leur entourage, certains que les leurs resteront sous le contrôle de leur propre volonté. Voyez les interrogations sans réponses qu'il formule dans la Lettre C à propos de son irrésistible attirance vers la présidente de Tourvel : «Mais quelle fatalité m'attache à cette femme? cent autres ne désirent-elles pas mes soins? ne s'empresseront-elles pas d'y répondre? quand même aucune ne vaudrait celle-ci, l'attrait de la vérité, le charme des nouvelles conquêtes, l'éclat de leur membre, n'offrent-ils pas des plaisirs assez doux? Pourquoi courir après celui qui nous fuit, et négliger ceux qui se présentent? Ah! Pourquoi?… Je l'ignore, mais je l'éprouve fortement». (ibid. p. 265) Et si la marquise est supérieure en roueries à Valmont, cela ne l'empêche pas de se fourvoyer lorsqu'elle écrit (Lettre CLII) : «Je ne voulais tromper que pour mon plaisir et non par nécessité» (ibid. p. 400), mais la nécessité, n'est-ce pas elle qui commande son plaisir?

Avec Les Liaisons…, la médiation inauthentique amorcée autour du personnage de Don Juan atteint un niveau de «conscience malheureuse» aiguë. Ni Dieu, ni la nature ne peuvent servir d'intermédiaire dans le processus de conscientisation. L'amour volage atteint un tel degré de lourdeur puisqu'il semble que c'est seulement lorsqu'il est mû par une logique de spontanéité autonome qu'il peut parvenir à combler ceux qui le pratiquent. Car, dès qu'il se retrouve inséré dans une logique de «médiation inauthentique», il devient une impasse et transforme le désir en tyran pulsionnel. L'amant volage fait des «victimes» qui, en plus d'être le jouet d'un amant sans cœur doivent affronter le jugement et la condamnation de la société. Ici, contrairement au monde donjuanesque, une ligne commence à séparer nettement les rusés des dupes. Elle ne passe pas entre le Prince et les citoyens, comme chez Machiavel, mais bien à travers les liens interpersonnels, quand ce n’est pas à l’intérieur des individus mêmes. L’auto-duperie commence à cheminer là où Molière mettait encore en garde contre le danger de se prendre soi-même à son propre jeu.

L'amour volage est obsessionnel, inconstant, éphémère et provisoire parce qu'il repose sur le suspens érotisé qui fait désirer un «idéal-type» qui peut se dissimuler derrière toute nouvelle conquête. Ainsi ne faut-il pas confondre l'attrait qu'exercent sur Valmont Cécile Volanges et la présidente de Tourvel, l'«idéal-type» (comme il est dit clairement dans la Lettre CXV) étant bien la marquise de Merteuil : «D'ici à votre arrivée, mes grandes affaires seront terminées de manière ou d'autre; et sûrement, ni la petite Volanges, ni la Présidente elle-même, ne m'occuperont pas assez alors pour que je ne sois pas à vous autant que vous le désirerez… j'ai, ce me semble, quelques droits à la préférence» (ibid. p. 313). Contrairement à Don Juan, à ce titre beaucoup moins raffiné, Valmont sait bien distinguer entre «l'essence même du plaisir» et les substituts compensatoires. Mais même derrière les roueries de Valmont se dissimule toujours la recherche de «l'essence même du plaisir»,

Car roué est devenu l’hypocrite par excellence un demi-siècle après Molière. Et si les gens autour des roués se prêtent volontiers à leurs ruses, ils apprennent bien vite à imiter, voire à dépasser leurs maîtres. Ainsi, le jeune Danceny (Lettre XCII). Il faut bien reconnaître l'épaisseur de l'amour volage, sa polysémie est garante de l'ensemble des discours sur l'humanité qu'il peut tenir, car «un mot pour l'autre peut changer toute une phrase; la même a quelquefois deux sens…» (ibid. p. 240). La polysémie n’est-elle pas ici la métaphore de la duplicité de l’hypocrite ou du roué?

Avec Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, tout le monde finit par faire ce qu'il n'a pas envie et se priver de ce à quoi chacun aspire vraiment: «Il y a érotisme dans un livre dès qu'aux amours physiques qu'il met en scène, se mêle l'idée d'une contrainte… Valmont veut coucher avec la marquise, qui ne veut plus coucher avec lui. Il veut coucher avec Mme de Tourvel, qui ne veut pas. Il couche avec Cécile, qui voudrait coucher avec Danceny. Quand la marquise couche avec Prévan, c'est obsédée par l'idée de le faire chasser. Tout au long de cette célèbre apologie du plaisir, pas un couple, une seule fois, n'entre dans un lit sans une idée de derrière la tête. Et cette idée c'est, presque toujours la contrainte. […] l'originalité, c'est que le moyen de contrainte ne soit plus la force, mais la persuasion. Le mensonge n'est que le moyen le plus fin de contrainte : agir sur une partie de l'esprit de la personne tout entière. Et le lecteur ressent cette contrainte avec d'autant plus de force qu'il est dans le secret, et que lorsque Cécile ou Mme de Tourvel se croient libres, il les sent prisonnières parce qu'il les sait jouées» (A. Malraux. Préface à ibid. pp. 14-15).

Si tout est permis lorsqu'on désir - y compris de tuer l'objet convoité -, et si le crime premier demeure la feinte de l'amour, alors les relations sadiennes sont loin d'être épuisées. Don Juan et doña Elvire formaient un couple passionnel pathologique dans la mesure où ils vivaient du mal qu'ils se faisaient réciproquement. C'était bien là, comme on l’a dit, une inversion complète du «mythe de Tristan». La souffrance n'est plus pour soi mais pour l'autre. Pourquoi chercher un coupable lorsque le jeu s'articule sur la complicité des partenaires? C'est ce que démontrent Les Liaisons dangereuses. À la fin, la présidente de Tourvel est possédée parce qu'elle planifiait, par des stratégies vertueuses, posséder le vicomte de Valmont; la marquise de Merteuil est possédée par Danceny parce qu'elle entendait bien en faire son jouet. C'est à la lumière du sadisme qu'il faut mesurer la rouerie de Valmont quand il écrit à Cécile Volanges (Lettre LXXXIV): «Adieu ma belle pupille: car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, et surtout ayez avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien. Je m'occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j'y trouverai le mien» (ibid. p. 218).

Nous avons toujours répugné au sadisme parce qu'il nous apparaît comme un plaisir cruel à faire souffrir et à humilier d'innocentes victimes, mais ce qu'il y a de plus odieux encore, c'est que même lorsque l'attachement, toute négative soit-elle, n'est possible que dans la relation sadique, cette affectivité reste feinte. La grande honnêteté de Sade, c'est que s'il n'y a pas d'amour dans l'amour volage, du moins s'épargne-t-il de feindre l'amour : «L'amour est un préjugé national, ancré dans notre tradition historique, où il est la source de cette “grotesque chevalerie” dont font parade les gens à grands sentiments. Prenons plutôt modèle sur les animaux, qui sont plus près de la nature que nous : “l'inconstance habituelle des mâles, la manière impérieuse dont ils jouissent de leurs femelles, et leur indifférence marquée quand leurs besoins sont satisfaits” nous donnent la meilleure leçon sur la conduite à tenir à l'égard de “ce sexe méprisable et méprisé”.. […] Ainsi, aux lueurs d'une métaphysique de songe-creux, fausse et froide, s'oppose un matérialisme sans détours, qui professe que tout est physique dans l'amour : son but, ses désirs, ses voluptés. La prétendue communion spirituelle entre l'amant et l'aimé se réduit à la modalité des rapports corporels. Car ce qu'on appelle amour n'est autre chose que le désir de jouir; “gardons-nous de le considérer jamais autrement”. C'est un fait d'expérience banale que jouir et aimer sont des choses très différentes : “on aime tous les jours sans jouir, et on jouit plus souvent sans aimer”. D'ailleurs la monotonie émoussant le plaisir, il est parfaitement impossible d'aimer longtemps l'objet dont on jouit. […] Le conflit entre l'amour-passion et l'amour-sensation pourrait donc se conclure sur ces deux aphorismes: il n'est pas nécessaire d'aimer pour jouir; il n'est pas besoin d'être aimé pour bien jouir. Mais la discussion n'est pas close pour autant, car si l'amour n'est qu'un mou-
vement physique, il ne s'accom-
mode guère de cette délicatesse qui prévient les vœux du partenaire et l'associe à nos propres délectations. Faudra-t-il donc imiter les procédés d'un sultan qui “commande ses plaisirs sans se soucier qu'on les partage”? Une nouvelle controverse va surgir, qui oppose la délicatesse et le sultanisme» (R.-G. Lacombe. Sade et ses masques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1974, pp. 190, 191 et 192). En définitive le sultanisme l'emporte et Sade vante le viol au détriment de la séduction; la cruauté physique finit par l'emporter sur la feinte séductrice. Les victimes de Sade n'ont plus qu'à jouir de leur douleur, sinon en participant volontairement, en «légitime défense» si on peut dire, car ne forment-ils pas un couple «structurel» avec leurs bourreaux? Les victimes du donjuanisme meurent seules, honteuses, abandonnées de leurs séducteurs : Cécile Volanges recluse dans un couvent, la présidente de Tourvel d'un dépité fiévreux, la marquise de Merteuil, isolée comme une paria, ruinée et défigurée. Les victimes des bourreaux seront lamentablement sacrifiées aux passions vicieuses du sadiste. On comprend pourquoi Sade était devenu la «bête noire» des critiques du libertinage - Laclos et Restif -, parce qu’il ne respectait plus aucune limite morale ni sociale. Seul, il révélait la suite logique de toutes roueries; que du mensonge et de la séduction, on finit par vider les sentiments de toutes substances psychologiques ou spirituelles et ne plus offrir que l’exercice d’une libido mécanique. Il faudra attendre les personnages de Radiguet ou de Jean Genet pour retrouver, à la fois Sade et Don Juan, violeur et séducteur réunis, réconciliant les deux faces perverses de l'amour volage.

L'ambivalence sexuelle se révèle également dans Les Liaisons dangereuses. Des allusions au désir lesbien se retrouvent dans certaines lettres. Dansl'une (la XXXVIIIe), la marquise de Merteuil avoue, à propos de Cécile Volanges dont elle organise le dépucelage, qu'elle représente à ses yeux «l'image de la candeur et de l'ingénuité», et qu'«en vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé» (ibid. p. 101). Pour sa part, Cécile Volanges, dans la Lettre LV, avoue qu'elle considère la marquise comme une égale de son soupirant Danceny : «et quelquefois je voudrais qu'elle fût lui» (ibid. p. 138). De même, Valmont pousse l'audace de dire, à propos de ce même Danceny : «Que n'aurai-je pas fait pour ce Danceny? J'aurai été à la fois son ami, son confident, son rival et sa maîtresse!» (ibid. p. 314).

Si Don Juan préféra abréger ses jours en serrant la main de la statue du Commandeur plutôt que de languir le reste de sa vie; à partir du second XVIIIe siècle, c'est tout l'amour volage occidental qui tombera dans une telle lassitude où l'usure du corps symbolise le désemparement de l'âme. Que peut-il bien alors rester de l'amour quand il n'est plus qu'une habitude lassante? Un Don Juan ou un Valmont médecin répondrait «la satisfaction psycho-physiologique» qui accompagne le soulagement de la tension sexuelle. Réponse positiviste. La frustration amoureuse peut, à la rigueur, devenir hystérique… jusqu'au meurtre. Le destin de l'amant volage appartient souvent à ses victimes, et doña Elvire obtiendra finalement vengeance des humiliations passées. La jalousie, la rancœur, l'envie et le dépit sont des sous-produits de la passion amoureuse trahie par l'amour volage, et le volage tué d'un coup de pistolet ou d'une coupe de vin empoisonnée rend effective une solitude jusqu'alors affective. Parfois, l'aimé(e) l'accompagne dans la mort, mais saurait-on y voir un destin tragique plutôt que sordide? Plus souvent, moins dramatiquement spectaculaires, les aimé(e)s demeurent victimes impassibles des volages.

Rendu à ce point, l'amant volage est mû plus par la haine que par le désir, même compulsif. Voici Valmont avouant son dépit à la marquise de Merteuil. Il doit se venger de madame Volanges, qui l'a médit, en s'en prenant à sa fille pubère, Cécile (Lettre XLIV) : «…c'est par ses conseils, par ses avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'est à elle enfin que l'on me sacrifie. Ah! sans doute il faut séduire sa fille; mais ce n'est pas assez, il faut la perdre; et puisque l'âge de cette maudite femme la met à l'abri de mes coups, il faut la frapper dans l'objet de ses affections» (ibid. p. 117). Lignes terribles s'ils en fût écrites! Les Liaisons dangereuses sont mues par le fiel et le vinaigre. Les pulsions de mort font régresser les libertins à des étapes de mesquineries puériles qui se devinent dans les aveux contenus dans les correspondances échangées. La petite Volanges sera la victime innocente mais idéale contre les vexations subies par la marquise et le vicomte (Lettre LXIII): «Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui dois en réalité…; plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s'en dédommager à la première occasion» (ibid. p. 151), pense la marquise de Merteuil. Et la marquise sait toujours faire preuve d'une lucidité déconcertante. Ainsi (Lettre LXXIV) à Valmont : «Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher une aventure! À présent vous les avez sous la main. L'amour, la haine, vous n'avez qu'à choisir, tout couche sous le même toit; et vous pouvez, doublant votre existence, caresser d'une main et frapper de l'autre» (ibid. p. 178). À la fin, Valmont se sent investi de ce pouvoir divin que confère toute puissance sur les sentiments des autres et dont le sadiste se délecte, surtout lorsqu'il peut mordre des candides comme Cécile ou Danceny livrés à la force de la marquise de Merteuil (Lettre LXXXI) : «…deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l'ardeur de ce désir» (ibid. p. 200). Et l'aveu même de ce jeu pervers, qui rend tout innocent le désir métaphysique à la René Girard, achève d'éliminer toute espérance dans un quelconque repentir : «…je tâchai de régler… les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même calme de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue». (ibid. p. 204). Non seulement l’hypocrisie est-elle rendue un vice, voire une vertu, mais elle est tout simplement redevenue l'art d'où elle origine : la «grimace».

De ce jeu pervers où chacun trompe et se trompe, on ne pouvait que passer à la solitude de corps et d'esprit. Les amants volages sortent défaits par la vie, prisonniers entre leurs insatiables exigences compensatoires et toutes possibilités concrètes de les assouvir. C'est le cas des amants dans Laclos. Radiguet, dans Le Diable au corps, fait dire à son jeune don Juan cet aveu fatidique: «rien ne nous rends moins “sentimental” que la passion». (R. Radiguet. Le Diable au corps, Paris,  Grasset, réed. Livre de poche, # 119, 1923, p. 100) Tout cela n'est-il pas l'écho des aveux analogues de Valmont (Lettre VI) à la marquise de Merteuil? «Soyons de bonne foi; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je? Je croyais mon cœur flétri, et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d'une vieillesse prématurée. Madame de Tourvel m'a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d'elle, je n'ai pas besoin de jouir pour être heureux…» (Laclos. op. cit. p. 37) Il y a là quelque chose de pathétique chez Valmont, et la marquise n'en sera pas dupe le moment venu, ce qui fait sa supériorité sur son complice et finira par le perdre.

Né souvent dans un climat funèbre, l'amour volage occidental devient réponse mortifère. Intellectualisée, la névrose obsessionnelle érotisant la pensée ramène les enjeux vitaux de l'amour volage sur le papier, comme dans la deuxième lettre, celle qu'envoie la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, lui avouant son projet d'aventure : «Elle est digne d'un Héros : vous servirez l'amour et la vengeance; ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans vos Mémoires: oui, dans vos Mémoires, car je veux qu'ils soient imprimés un jour, et je me charge de les écrire…» (ibid. pp. 27-28), Les Liaisons dangereuses sont une œuvre entreprise pour «épater la galerie». Désormais, les innocents pourront proclamer, comme la petite Cécile Volanges dans la première lettre des Liaisons… : «Mais on ne m'a encore parlé de rien» (ibid. p. 26), et les autres qui, comme Valmont selon Mme Volanges, sont «encore plus faux et dangereux qu'il[s ne sont] aimable[s] et séduisant[s]…» (ibid. p. 41) se complairont dans leurs désirs, qui sont aussi leurs manques. La littérature vide ici l'inconscient des libertins : «J'ai besoin de vous…» (ibid. p. 27)

Dans le roman de Laclos, aucune chance n'est laissée à la vie, à l'irruption du moment magique qui transfigurerait ces poupées de chiffon en êtres de chair humaine. Elle est déjà vécue/vaincue dès l'ouverture des correspondances entre les personnages. Alors que Valmont manipule si bien les pulsions/passions de Cécile, de Danceny et de la présidente de Tourvel, il avoue bien vite le désir réel qui le motive tout au long de ses roueries et envers lequel il n'est pas plus libre que le sont ses pantins (Lettre IV): «Ce n'est pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un exemple de constance au monde» (ibid  p. 30-31). Mais la marquise ne reviendra jamais au vicomte qui, dépité et désespéré, ira à la rencontre de son destin, au bout de l'épée de Danceny. Il ira même jusqu'à risquer de se trahir lorsqu'il écrira (Lettre XLVIII) à la présidente de Tourvel : «Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur; les passions actives peuvent seules y conduire; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je vais pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment, je suis plus heureux que vous» (ibid. p. 124). Et, on ne sait plus trop, lorsqu'il écrit à nouveau (Lettre XXXIII) à la présidente, s'il ne s'adresse pas en fait à la marquise : «…ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m'arrive quelquefois de les craindre» (ibid. p. 215). Dans un moment de lucidité désespérée (Lettre CXXX), il avoue même à la marquise, ce qu'elle sait déjà fort bien : «vous serez toujours, la véritable souveraine de mon cœur» (ibid. p. 350). Ce ne sont là que les derniers sursauts d'une vie en train de s'éteindre. Lorsqu'elle cèdera définitivement la place à la mort, l'hystérie morbide s'emparera de Valmont et l'une après l'autre, jusqu'à lui-même, les victimes volages tomberont : «Adieu, ma chère et digne amie. Je vois bien dans tout cela les méchants punis; mais je n'y trouve nulle consolation pour les malheureuses victimes» (ibid. p. 439), écrit Mme Volanges à son amie, Mme de Rosemonde (Lettre CLXXIII).

Le roman de Laclos se termine par une conclusion morale contenue dans la Lettre XLXXV où Mme de Volanges parle du sort réservé à la marquise de Merteuil : «J'avais bien raison de dire que ce serait peut-être un bonheur pour elle de mourir de sa petite vérole. Elle en est revenue, il est vrai, mais affreusement défigurée; et elle y a particulièrement perdu un œil. Vous jugez bien que je ne l'ai pas revue; mais on m'a dit qu'elle était vraiment hideuse. […] la maladie l'avait retournée, et qu'à présent son âme était sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que l'expression était juste» (ibid. p. 441). Cette punition ne doit pas nous égarer. S'il s'agit d'une punition, il n'en demeure pas moins que la marquise seule est arrivée à ses fins. Ce n'est là qu'une convention morale analogue à celle qu'utilise Molière à la fin de son Tartuffe. Un siècle et demi plus tard, on l'a dit, ce genre d'entourloupette n'aura plus cours. Vaincue avant même d'engager le combat, la vie de l'amant volage non seulement abdique face à la mort, mais se précipite dans ses bras, se fait son instrument dans toutes entreprises de déstructuration.

L'opposition de l'âme et du corps a donné son premier sous-produit : Dom Juan, corruption du corps déchu et défection de l'âme complice dans le processus de dégradation de l'Être tout entier. Le libertin athée et profanateur n'aura qu'à saisir l'oxymoron et le confondre avec son conflit intérieur propre à sa «nature humaine», le tout entraîné par le processus de décomposition des valeurs idéologiques de la Cortezia. Le jeu est devenu de moins en moins un jeu et de plus en plus une débauche tragique, cérémonieuse; débauche de la volonté du Moi qui jouit de sa confrontation avec la culpabilité chrétienne. Au XVIIIe siècle, si on nie la part naturelle de son humanité, on se fait pèlerin et on devient saint Benoît Labre; si on nie la part humaine de sa nature, on se fait libertin, on abdique sa volonté à ses pulsions naturelles et il n'y a plus qu'à devenir Sade, mon prochain. Benoît Labre était un névrosé, Sade un pervers. Entre les deux, la conscience s'est diluée avec l'idée de l'amour : agapè et courtoisie sont renvoyées dos à dos aux oubliettes d'un château gothique. La vanité peut alors régner en maîtresse sur toutes les consciences, tels ces personnages de Laclos analysés par Malraux : «Les personnages significatifs de Laclos ont pour agir sur le lecteur une raison profonde : ils portent d'autant plus à l'imitation qu'eux-mêmes imitent leur propre personnage. Fait nouveau en littérature : ils se conçoivent… Valmont se conçoit bien comme Valmont. Il projette devant lui une représentation de lui-même faite d'un ton particulier, de lucidité, de désinvolture et du cynisme, très concrète pour le lecteur, et les moyens qu'il emploie pour se conformer à cette image sont ceux que Laclos suggère au lecteur pour ressembler à Valmont. Cette fascination par son personnage est la seule passion véritable du vicomte; elle n'est pas étrangère à sa rupture avec la marquise, et c'est elle qui lui fera accomplir l'acte le plus important à ses yeux de tout le livre: l'envoi de la lettre insultante à Mme de Tourvel» (A. Malraux. préface à ibid. p. 246).

Il faut lire la lettre de Mme de Volanges à la présidente de Tourvel (Lettre IX) pour voir qui est ce libertin conscientisé de son propre libertinage : «…sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs sans se compro-
mettre; et pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites: mais combien n'en a-t-il pas perdues?» (ibid. p. 42) Et Valmont lui-même de rechercher «le parti le plus difficile, ou le plus gai, est toujours celui que je prends; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse» (Lettre LXXI) (ibid. p. 170). Courageux, Valmont? Mais rebelle surtout (Lettre LXXI): «Et devais-je, comme le commun des hommes, me laisser maîtriser par les circonstances»? (ibid. p. 172) Grave introspection chez sa complice, Mme de Merteuil, qui affirme que «descendue dans mon cœur, j'y ai étudié celui des autres» (Lettre LXXXI). (ibid. p. 208).

La morale de Valmont perd de sa portée critique, ainsi lorsque Mme de Volanges commente son dernier essai en vue de reconquérir la présidente de Tourvel, internée (Lettre CLIV) : «Si pour cette fois il est sincère, il peut bien dire qu'il a lui-même fait son malheur» (ibid. p. 404-405), et écrit plus tard (Lettre CLXX) : «je ne trouve rien de si effrayant que d'avoir à décider du sort des autres» (ibid. p. 433). Elle se porte à la défense de «ces pauvres petites femmes [qui, comme l'affirmait Stendhal,] prennent l'inconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est souvent inconséquence en apparence (Stendhal. De l’Amour, Gallimard, Col. Livre de poche Classique, #2573, 1969, p. 285). Toute la dégradation subie par l'amour volage se résume dans la phrase de Danceny, trompé par Valmont et la marquise de Merteuil, qui se voit lui-même en voie de devenir un nouveau Valmont, lorsqu'il déclare : «Non, je n'ai plus d'amour. Je ne conserve rien d'un sentiment si indignement trahi» (Lettre CLXXIV) (ibid. p. 440).

Laclos nous dit qu'il ne peut y avoir de triomphe de la «nature humaine» si nature et humanité sont prises comme incompatibles. Sade, inversement, entend démontrer que la nature triomphe toujours de l'humanité et la raison doit s'éclairer suffisamment pour s'avouer vaincue et se soumettre à l'impérative pulsion. Cette morale va débloquer sur l'hédonisme des siècles suivants. Non seulement la nature confirme-t-elle la raison du vice, mais même Dieu sanctionne les gens trop vertueux de sa profonde colère. Don Juan était pourtant un «caractère fort», très fort même : «Tristan meurt en geignant, après avoir vécu pauvrement un rêve inconsistant. Mais il y a je ne sais quelle noblesse dans la mortelle poignée de mains qu'échangent finalement Don Juan et la Statue [du Commandeur]», écrit Claude Elsen (C. Elsen. Homo eroticus, Paris, Gallimard, Col. Les Essais, LXIII, 1953, p. 67). Et Thierry Maulnier de le comparer à Lucifer : «La vocation de Don Juan est de reprendre pour son compte, c'est-à-dire pour le compte de l'homme, du courage humain et de la fragilité humaine, la lutte de l'ange rebelle. Les mots d'athéisme, d'irréligion, ici, nous égareraient. Don Juan ne nie pas Dieu, puisqu'il le combat; si Dieu n'existe pas, la bravade de Don Juan s'effondre dans le vide, et Don Juan a joué en vain la carte de l'Enfer comme le bon chrétien a joué en vain la carte du Salut. Il peut se faire que Don Juan dise que Dieu n'existe pas, mais il le dit pour offenser Dieu…» (Cité in ibid. p. 180). On le voit, les opinions nous ramènent toujours à la même idée : en définitive, le libertin n'est pas le produit de l'amour volage mais bien la conséquence extrême de l'abjection et de la culpabilité chrétienne dans l'histoire de l'Occident, dans sa dégradation de la sexualité et dans l'utilisation sournoise de la morale sociale. Pour insulter Dieu, il faut croire en son existence et pour user de la liberté sexuelle pour profaner son sacrement du mariage et son commandement de l'amour, il faut nier l'unité humaine, la procréation, l'héritage, la dynastie, l'ordre social. Maudire l'un vient à maudire l'autre. Le libertin n'est donc pas un esclave de ses sens, loin de là, il entend les diriger par sa volonté qui se veut soumission et reconnaissance des impératifs de la nature. C'est là que réside la véritable hypocrisie du libertin, la vanité de Don Juan. Il s'enivre de son audace, comme Sade, et finit par se rebeller à la fois contre la nature et contre l'humanité. Voilà finalement où la névrose du saint Labre rejoint la perversité du prisonnier Sade et agissent de concert dans l'aliénation de la conscience et la déstructuration de la civilisation occidentale. Ce «schisme de l'âme», pour employer l'expression de Toynbee, suit le parcours de l'amour volage parce que son niveau de conscience, de responsabilité et de volonté est celui qui s'égare le plus dans ses fausses certitudes. Laclos n'était pas totalement dupe de ce pourrissement lorsqu'il avertissait ses lecteurs en début de roman : «L'utilité de l'Ouvrage qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c'est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes… On y trouvera aussi la preuve et l'exemple de deux vérités importantes qu'on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu elles sont pratiquées : l'une, que toute femme qui consent à recevoir dans sa société un homme sans mœurs, finit par en devenir la victime; l'autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié que les personnes de mauvaises mœurs paraissent leur accorder si facilement n'est jamais qu'un piège dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu'à leur vertu. Cepen-
dant l'abus, toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre (Laclos. op. cit. pp. 22-23). Enfin, Mme de Volanges de rappeler, dans la lettre CLXXV, qu'il vaut mieux éviter toutes liaisons dangereuses : «Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse? et quelles peines ne s'éviterait-on point en y réfléchissant davantage! Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d'un séducteur? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir une autre personne qu'elle parler à sa fille? Mais ces réflexions tardives n'arrivent jamais qu'après l'événement; et l'une des plus importantes vérités comme aussi peut-être des plus généralement reconnues, reste étouffée et sans usage dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes» (ibid. pp. 442-443). La moralisation ici est on ne peut plus claire.

C'était une société très différente en tout cas du monde des libertins de Laclos qui a dépassé le stade de la dissipation voluptueuse pour se perdre, corps et biens, dans les actes antisociaux sensés de contredire les mœurs, prémonition du sort qui va clore l'Ancien Régime français. Valmont est dévoré par le mal du siècle : l'ennui (Lettre XV): «La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l'excès de son repos et son insipide uniformité» (ibid. p. 53). «Le bonheur est une idée neuve en Europe», dira Saint-Just (1767-1794) pendant la Révolution française, lui qui avait commencé sa carrière littéraire par un poème libertin et franchement pornographique, car le bonheur ne se conçoit-il pas en opposition avec l'ennui, de cet ennui que Laclos lui-même dut probablement souffrir lors de ses différentes garnisons? Dans la fameuse Lettre CXXXI des Liaisons dangereuses, la marquise de Merteuil répond ainsi à Valmont sur la complexité douloureuse du bonheur : «…je sens à merveille que pour une seule soirée nous nous suffirons de reste; et je ne doute même pas que nous ne sachions assez l'embellir pour ne la voir finir qu'à regret. Mais n'oublions pas que ce regret est nécessaire au bonheur; et quelque douce que soit notre illusion, n'allons pas croire qu'elle puisse être durable» (ibid. p. 354).

Avec les libertins, on en arrive à l'antithèse bonheur/ennui qui précède et suit l'accouplement sexuel. La marquise reconnaît non seulement la vacuité de la débauche, mais son incapacité à concevoir le bonheur des amants volages en dehors de la séparation des êtres qui, à trop vouloir vivre ensemble, se condamneraient réciproquement à la banalité conjugale : «N'avez-vous pas encore remarqué que le plaisir, qui est bien en effet l'unique mobile de la réunion des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour former une liaison entre eux? et que, s'il est précédé du désir qui rapproche, il n'est pas moins suivi du dégoût qui repousse? C'est une loi de la nature, que l'amour seul peut changer; et de l'amour, en a-t-on quand on veut? Il en faut pourtant toujours: et cela serait vraiment fort embarrassant, si on ne s'était pas aperçu qu'heureusement il suffisait qu'il en existât d'un côté. La difficulté est devenue par là de moitié moindre, et même sans qu'il y ait eu beaucoup à perdre, en effet, l'un jouit du bonheur d'aimer, l'autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel je joins le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre; et tout s'arrange» (ibid. pp. 353-354) …et tout s'arrange, oui, mais pour qui? Et de l'amour, en a-t-on quand on veut? La réponse est négative, surtout lorsqu'on ajoute: «…et de qui on veut»! Et quand bien même? Le libertin constate que tout orgasme laisse derrière lui qu'un «animal triste», et seule la conquête, la conquête raisonnée, la rouerie ou la coquetterie, apportent les satisfactions garanties sans contre-parties hystériques négatives. Pourquoi se rendre alors jusqu'au plaisir consommé sinon que pour éprouver sa raison, la vérité de sa logique? En cela réside toute la moralisation du libertinage, et la marquise de nous expliquer en quoi tromperies et mensonges supplées à la tristesse de l'orgasme et au désenchantement de l'amour. Car qui, en effet, continuerait à jouer de la séduction si le dégoût post-orgasmique est condamné à avoir le dernier mot? Il y a donc une lutte chez le volage entre l'euphorie et l'hystérie de la passion qu'est chargée de justifier l'Idéologique tout en faisant porter le désir de l'Autre sur le désir de son propre désir. C'est là un mécanisme surmoïque de défense et de protection. La perte de foi dans la réponse de l'Autre fait du libertin un maudit qui se sent exclu de l'amour absolu à la Tristan, et pour se prémunir - ou pour se venger -, maquille la phase hystérique de la passion en révolte ou ressentiment. Ses baisers d'amant sont des morsures de vipères et les aimé(e)s en meurent. Plus l'aimé(e) se présente naïf(ve) et pur(e) et plus la morsure sera venimeuse… Mais on trouve toujours plus Don Juan que soi : Valmont, mordu par la marquise, est tué de l'épée de Danceny; la présidente de Tourvel, mordu par Valmont, meure de chagrin; la petite Volanges, mordue également par Valmont, finira religieuse. Le libertin jouit de la souffrance qu'il applique aux autres et qui ne se révélera qu'une fois l'acte charnel consommé. Il agit comme la vérole ou la syphilis - on dirait le Sida aujourd'hui -, pernicieux mais d'autant plus fatal. Parce qu'on ne peut fonder la passion sur le sexe seul et que l'objet se dérobe à nos attentes, le libertin compense par des substituts répétitifs et le seul bonheur devient de séduire et de se retirer au bon moment… sans se faire mordre soi-même. C'est toute la fragilité du libertin qui se révèle, et qui n'est pas la fragilité que la présidente de Tourvel croyait déceler en Valmont (Lettre CXXXII) : « ce bonheur qu'on fait naître, est le plus fort lien, le seul qui attache véritablement. Oui, c'est ce sentiment délicieux qui ennoblit l'amour, qui le purifie en quelque sorte, et le rend vraiment digne d'une âme tendre et généreuse» (ibid. pp. 356-357). C'est la présidente qui paiera de sa vie cette euphorie trop confiante, tandis que la marquise paiera de sa santé cette hystérie recouverte du manteau de la morale du quant-à-soi.

Aujourd’hui, l’hypocrisie n’est plus ni vice ni vertu «à la mode». Elle est une manière d’être à laquelle nous sommes tous convenus et que nos lâchetés ou notre immaturité régressive associe à la liberté. Le sens profond de l’amour chrétien est oublié et celui de la chevalerie fait à la fois rire et rêver. La ruse, la rouerie, la coquetterie, l’hypocrisie appartiennent à l’art de l’illusion où chacun se donne en spectacle à soi-même : «Hein! Je l’ai bien eu(e)»? Depuis que l’amour a été séparé de la sexualité et la sexualité de la reproduction, le fractionnement des sentiments et des émotions ne répond plus qu’à une simple logique d’efficacité à la satisfaction des sensations érogènes. Le reste : les serments, les promesses, les gentillesses se perdent assez rapidement. Ne restent que les rêves pour pallier à une immense tristesse⌛

Montréal
15 juin 2013

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire