Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 19 février 2012

Des tripes et du ventre

Breughel l'Ancien, Visite à la ferme, 1597

DES TRIPES ET DU VENTRE

La diète est une tempérance à la mode. Elle est l’hygiène de savoir-manger, du savoir-boire, du savoir-digérer. Et comme le discours hygiénique du tournant du XXe siècle, elle est aussi aliénante qu’elle peut être savante. Lorsque nous regardons certains tableaux picaresques de Breughel l’Ancien, nous nous disons que les paysans et les roturiers qui y sont présentés ne souffraient pas de problème de diète. En fait, les crises frumentaires servaient de diètes et les voleurs de grands chemins, quand ce n'étaient pas les rapines des Grandes Compagnies, raflaient le reste. En ce XVIe siècle brabançon, les allégories de Breughel servent de prétexte à présenter la vie paysanne dans ses travaux et ses jours, tout comme elles servent à illustrer les vices et les vertus prêchées par les Églises chrétiennes.

Ici, l’obésité n’est pas perçu comme un «surplus de poids». C’est le signe du péché de la gourmandise aussi bien que la richesse pécuniaire du personnage. C'est déjà le «gros» de la propagande anti-bourgeoise du XIXe siècle. Il est étonnant qu’au moment où les peintres néo-platoniciens italiens s’exerçaient à représenter le combat de l’amour sacré et de l’amour profane, Breughel peignait un tableau centré autour du Combat de Carnaval et de Carême (1559-1560), tableau conservé aujourd’hui à Vienne. L’étrange empereur Rodolphe II l’aurait eu à sa disposition. Comme l’artiste s’amusait à le peindre à cette époque, il s’agit d’un rassemblement de très nombreux groupes de personnages vus de haut. «Ces derniers forment deux cortèges librement assemblés et deux grands camps: les adeptes de Carnaval d’un côté et ceux de Carême de l’autre. À l’avant-plan, une scène humoristique : un tournoi entre les deux personnages principaux. Carnaval est représenté par un gros aubergiste, un Flastaff pansu (comme le caractérise Jedlicka) assis sur un tonneau et armé d’une broche où est enfilée une tête de cochon. Carême est incarné par une vieille efflanquée, pareille aux affreuses sorcières des toiles fantas-tiques de Jérôme Bosch; elle est armée d’une pelle à pain avec deux harengs saurs. C’est la lutte entre la goinfrerie et le dur renoncement, le conflit entre le monde de l’auberge, représenté à gauche, et celui de l’église, représenté à droite. L’auberge a pour enseigne un bateau bleu sur lequel est porté le tonneau de Carnaval - c’est le bateau des pertes, et l’on peut donc placer l’auberge à l’enseigne de “la Débâcle”. Carême, dont le chariot est tiré par des moines et des nonnes, est au contraire conçu comme l’Église combattante - ecclesia militans…» (Jaromir Neuman. Pierre Breughel, Paris, Gründ, 1975, pp. 23-25). Les allégories, comme dans tant de tableaux de cette tradition, qui va de Bosch à Ensor, sont sujettes à maintes interprétations contradictoires. Neuman s’en tient à la comparaison avec ce qu’écrivait un ami de Breughel, Ortelius, dans l’une de ses lettres: «Nous vivons en une époque malade, pour laquelle on peut difficilement espérer une rapide amélioration. Je crains fort au contraire que le malade ne subisse encore un accès plus grave qui l’obligera à garder le lit, menacé de nombreuses et diverses maladies telles que le mal catholique, la fièvre gueuse, la dysenterie huguenote, qui l’accablent tant qu’il n’est guère de remède capable de le guérir» (p. 25). Bref, Le Combat de Carnaval et Carême aurait servi à illustrer le cynisme de l’époque des guerres de religions. Ou, peut-être, en s’en tenant à une autre thèse présentée par M. Stridbeck, «le gras et bedonnant prince Carnaval que l’on voit chevauchant un tonneau suivi d’une théorie de masques incarnerait le mouvement luthérien; Carême, vieille femme émaciée montée sur un chariot qu’un moine et une nonne conduisent à l’assaut, symboliserait l’Église catholique» (Robert L. Delevoy. Breughel, Genève, Skira, 1994, p. 63). Cette thèse se nourrirait du fait que Luther, tout en abolissant le carême avait maintenu le carnaval.

La même trame se retrouverait dans d’autres tableaux du maître. Ainsi, la célèbre allégorie du Pays de Cocagne (1567) qui aurait également appartenu à la collection hirsute de l’empereur Rodolphe et qui est aujourd’hui conservé à la Pinacothèque de Munich. «Dans cette illustration de la légende sur le pays de l’abondance et de la paresse, en ce pays, où les alouettes vous tombaient toutes rôties dans le bec”, Breughel a planté au beau milieu de son tableau une table richement garnie de victuailles. Au pied de la table, trois personnages typiques, un paysan, un soldat et un scribe. À ces trois figures repues, paresseusement allongées, et qui représentent les trois états sociaux, Breughel a adjoint, sous un petit toit couvert de crêpes, un reitre à moitié déshabillé, dans sa bouche grande ouverte, un oiseau rôti tombe du ciel. La légende du pays d’abondance est encore illustrée par d’autres détails significatifs, tels la clôture de saucisses, les œufs en marche, le canard qui va tout seul se poser sur l’assiette, le cochon qui court avec le couteau pour en découper un savoureux rôti, et la montagne de purée à laquelle un personnage est en train de s’attaquer d’un air résolu. La disposition rayonnante des figures et des accessoires autour de l’axe formé par l’arbre avec la table, de même que le sol arrondi, cela donne l’impression d’une rotation qui doit avoir un sens profond, un rapport avec la représentation de la terre et du cycle des mois de l’année… (K. Stejskal)» (J. Neuman. op. cit. p. 63). Encore ici, les interprétations de l’allégorie peuvent signifier aussi bien la béatitude du pays de Cocagne que sa condamnation morale. Ainsi, pour Delevoy, le thème partirait «d’un vieux proverbe: Geen ding is et gekkeer dan lui en lekker, il n’y a rien de plus illogique, de plus fou qu’un gourmand paresseux. Trois personnages ont fui les vicissitudes du temps pour venir goûter la joie de vivre en terre des miracles. Des attributs (lance, fléau, écritoire) indiquent sans insister, en marge du costume, leur évidente qualité : chevalier, paysan et clerc. Ils font corps avec la terre, ils épousent le corps du monde, tout chaud, tout grand, tout rond, audacieusement ramenés à ces élémentaires figures - la sphère, le cône, le cylindre… (pp. 67-68). Puis, poursuivant: «Ces personnages, déjà si éloquents par eux-mêmes, se reposent, plus ou moins endormis, au pied d’un tronc d’arbre tronqué, couronné d’une table circulaire; ils sont étendus tels les rayons d’une roue: d’une roue qui a cessé de tourner. Il semble que le peintre ait ici associé au dicton populaire l’antique notion de la “Roue de la Fortune”» (p. 68). Alors que Neuman reconnaît dans le Pays de Cocagne une allusion au temps qui passe, celui des saisons qui ramènent la béatitude d’avoir à se nourrir des blés récoltés, des fruits et légumes cultivés, des animaux abattus pour célébrer la noce ou l’élection de l’empereur, le temps s’arrête. Si les trois personnages renvoient à ce que Georges Dumezil appelait «l’idéologie trifonctionnelle», de celui qui guerroie, celui qui prie et celui qui travaille, la fin de la fonction coïnciderait avec la fin des temps. Pour rester dans la veine augustinienne qui unit Luther à Calvin, c’est la prédestination atteinte, non au ciel mais sur terre. Pourquoi s’en faire avec les œuvres (le carême) si notre destin est déjà scellé pour l’éternité; autant profiter de cette vie et tout dévorer. Le tableau de Breughel serait une critique de ce cynisme que nous avons déjà évoqué.

Deux autres œuvres célèbrent, sans culpabilité, la vie picaresque. Le Repas de noces et La Danse des paysans, conservés tous deux à Vienne (peints vers 1568). «Le témoignage de Van Mander nous apprend, pour ne pas en douter, que notre peintre s’attachait à étudier les mœurs rustiques, les ripailles, les danses, les amours champêtres “qu’il excellait à traduire par son pinceau […]. C’était merveille - poursuit l’auteur du Schilderboek - de voir comme il s’entendait à accoutrer ses paysans à la mode campinoise ou autrement, à rendre leur attitude, leur démarche, leur façon de danser». Suivant l'idée que la Roue de la Fortune se serait arrêtée de tourner un jour de noces, Breughel saisit à travers ses scènes, la «totalité d’un moment d’existence» (Delevoy. op. cit. p. 71) dont on voudrait qu’il s’éternise, comme dans le tableau précédent. Et Neuman d’observer: «Tout ce monde-là agit avec le plus grand naturel, ce sont des gens qui s’abandonnent entièrement au rythme impétueux de la fête populaire qui permet d’engloutir sans retenue mangeaille et boisson, de danser et de gueuler, cette fête qui autorise les plaisanteries salaces et les embrassements amoureux. Breughel voit cette vie de près, en fin observateur bien au courant de tout ce qui se passe là, et n’oubliant rien de ce qui mérite l’attention» (p. 77). Tandis que Les Noces de Cana de la même époque du Tintoret représentent la noce dans le milieu de l’abondance et de la richesse, les noces de Breughel sont à la hauteur de la vie paysanne ou villageoise. C’est le royaume de Gargantua contre celui du Prince.

Il y a une autre différence entre le monde des Noces de Cana et celui des noces paysannes de Breughel. Ces dernières sont agrémentées de ce que Madeleine Ferrières appelle les nourritures canailles. Les saucisses, mais aussi les tripes. Il semble, en tous cas, que dans l’histoire de la nourriture, nous soyons confrontés aux mêmes problèmes qu’à la lecture des tableaux de Breughel : «Il est toujours hasardeux de passer de l’anecdotique et du descriptif au quantitatif et au général, surtout quand le récit est susceptible de plusieurs lectures. On pourrait dire : ces ouvriers mangeurs de tripes ont besoin de refaire leurs forces avec un aliment qui tienne au corps. On pourrait dire aussi : ils mangent vite parce qu’ils sont affamés, qu’il est midi, qu’ils ont derrière eux une longue et lourde demi-journée de travail. En temps normal, ce sont de rudes mastiqueurs qui éternisent le plaisir de manger. Car nous pensons, par jugement préconçu, qu’eux savaient prendre le temps de manger. Nous pensons aussi de même source que, si nos mœurs alimentaires deviennent dissolues, si notre calendrier et nos rythmes tendent à se destructurer, eux vivaient suivant un temps alimentaire parfaitement réglé avec trois repas à heures fixes. Et nous avons tout faux» (M. Ferrières. Nourritures canailles, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #420, 2007, p. 102). C’est que ne sommes pas dans un «temps précis de la montre, mais un temps poreux où travail et loisir ne se séparent pas très nettement. Les journées de travail sont longues, mais entrecoupées de pauses-repas. Un ambassadeur vénitien a laissé des Français de 1577 un portrait collectif en mangeurs destructurés : “Les Parisiens sont très désordonnés dans leur manière de manger car ils mangent quatre ou cinq fois par jour sans règle ni heure fixe”» (ibid. p. 104). Ce temps, qui n’était pas celui d’il y a dix ans, est en train de devenir, avec les nouvelles organisations du travail contractuel, autonome ou saisonnier, le nôtre. Mais pour le temps de Breughel : «Paradoxe du temps alimentaire : ils mangent vite des tripes qui ont demandé, en revanche, un très long temps de préparation. Les tripes, si elles sont cuites au feu direct, exigent quatre heures de cuisson, et si elles le sont dans une marmite de terre bien lutée et posée au coin du foyer, encore plus de temps, sept ou huit heures. La résolution du problème passe par le commerce ambulant, par un fragment de ce monde du prêt-à-manger qui caractérise la ville et qui prend ici le visage de la tripière, vendeuse de “friandises” de langue, caillette, et pieds de mouton “qu’on vend à tous coins de rue”. Elles proposent tous les matins des tripes cuites et préparées pendant la nuit» (ibid. p. 105). Pour peu, nous nous serions crus à New York, devant une friteuse ambulante à hot dogs!

Les tripes s’adressent aux travailleurs des villes, artisans comme compagnons. Chacun dévore voracement les tripes non pas «parce que son estomac est aux abois : simplement, il aime cela. La tripe est un aliment maigre selon nos catégories diététiques, mais gras suivant ses catégories à lui. La tripe ne compose pas un mets informe et insipide : elle a une forme, une couleur, une saveur. Mais toutes ces raisons, finalement, n’en sont pas. Car il y a un goût de la tripe, une passion même, qui échappe à l’explication rationnelle; en sens inverse, il y a, tout aussi résolue et tout aussi irréfléchie, viscérale, une aversion de la tripe» (ibid. p. 106), et cette aversion est que la tripe est associée à la part du pauvre. C’est alors qu’il faut se tourner vers «Les règlements de boucherie urbaine, entre 1500 et 1800, sont formels : de la bête abattue, on fera deux parts inégales. L’une est destinée à la boucherie, l’autre, la partie interne de l’animal, emprunte un autre circuit. Selon les villes, le lieu de vente diffère. Ici, les tripes sont débitées à l’extérieur des remparts; ailleurs des normes plus souples prévoient de vendre en ville, mais sur des bancs, des étals à part, ou encore devant la boutique même du boucher, par son domestique. […] Plus on avance dans le temps, plus on voit les circuits se distinguer et le boucher se détourner du “cinquième quartier”. […] La vente au détail des tripes préparées est devenue l’affaire exclusive des femmes. La tripière n’est pas la femme du tripier, de moins en moins celle du boucher. Or, dans les métiers de l’alimentation, il en va comme dans tous les autres métiers : féminisation équivaut à déqualification. Tripes et abats sont considérés comme viandes inférieures (ibid. pp. 106-107). Pour cette offre, il y a une demande de consommation massive qui va jusqu’à traverser les clivages entre ville et campagne. «On connaît le pari rabelaisien : une chopine de tripes à celui qui sera capable de montrer un livre supérieur aux Chroniques. N’en doutons pas : le parieur peut appartenir au petit nombre des mangeurs de “substantifique moelle”, au monde des lisants-écrivants. Les tripes figurent maintes fois dans l’œuvre de Rabelais comme dans toute la littérature grotesque. Elles sont l’expression favorite du rabaissement parodique. Les entrailles sont le ventre, le sein maternel, et l’estomac et l’intestin qui dévorent et engloutissent. Elles disent la naissance, la vie, la mort. Elles sont surchargées de symboles. En même temps, la part ténébreuse ne doit pas masquer la part de réalité. Les épisodes centraux de la vie de Gargantua se déroulent dans un monde intimement vu et connu. Le jour où Grandgousier tue un bœuf, l’estomac et tous les boyaux de la bête sont soigneusement lavés, salés et cuits à l’étouffée. Comme les tripes ne se conservent pas, il faut les manger le jour même. À ce festin de tripes est convié tout le voisinage, c’est-à-dire le groupe de proximité géographique, sans distinction sociale. Il y a là une autre dimension qu’il faut souligner : la tripe crée du lien social. La ventripotée de tripes qui accompagne la naissance de Gargantua n’est pas mythique…» (ibid. pp. 108-109). La gloutonnerie et le grotesque se retrouvent, aujourd’hui, dans le Livre des records Guiness de celui qui mangera le plus de hot-dogs dans le plus bref laps de temps. Tout ce qui dépasse Grandgousier de notre guinessman, c’est que le premier est une allégorie de la naissance d’une civilisation - l’Occidentale - et le second en marque sa déchéance.

Il y a un précédent lorsque nous nous tournons vers la Rome impériale telle que décrite dans Le Satiricon de Pétrone par exemple. La Rome embourgeoisée du Principat a perdu la gravitas de son ancêtre républicaine. Des patriciens ruinés se sont retrouvés à la solde des plébéiens fortunés tandis que des esclaves, non seulement ont réussi à acheter leur liberté, mais se sont enrichis encore plus que leurs anciens maîtres. C’est véritablement a world upside down que nous décrit le conteur. Nous retrouvons ainsi, dans la description des services présentés au bal de Trimalcion, notre fameuse tripe: «Dans le milieu d’affranchis parvenus mis en scène par Pétrone et auxquels manque précisément la distinction, on ne mange pas nécessairement des plats raffinés. Un convive de Trimalcion fait participer de façon cocasse par le récit les autres invités et le lecteur à un repas de funérailles, où défilent, énoncées en vrac, des nourritures typiquement populaires; le récit ne respecte pas l’ordre réel du service, qui aurait dû se dérouler selon les trois temps d’un dîner à la romaine - entrées (gustatio), plats de viande et/ou de poisson (primae mensae), dessert (secundae mensae) : du pain de ménage, des escargots, des tripes, du foie, des bettes, des raves et de la moutarde, des œufs et du fromage, puis, parmi les viandes, du porc couronné de boudin, accompagné de saucisses et de gésiers, suivi, à défaut de sanglier (gibier coûteux), d’un morceau d’ours (acheté à bas prix à la suite d’une chasse dans l’amphithéâtre) et de jambon, enfin, pour dessert, de la tourte arrosée de vin miellé présentée avec des pois chiches, du lupin, des noix et des pommes. La quantité, mais non la qualité» (Mireille Corbée «La fève et la murène : hiérarchies sociales des nourritures à Rome», in J.-L. Flandrin et M. Montanari (éd.) Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 228).

Le récit de Pétrone diverge également de celui de Rabelais. Là où Grandgousier nous est décrit dépeçant son bœuf, ici, l’affranchi achète au moindre coût des bêtes tuées au cirque. Le premier est resté un chasseur, malgré l’ouverture de la civilisation; le second fait son épicerie dans un prêt-à-servir qui fait passer la quantité devant la qualité. En ce sens, la description de Pétrone évoque ce que nous voyons sur les différents réseaux sociaux ou télévisuels. Ainsi, cette bouffe anti-diète faites de gras : saucisses et jambons enroulés de tranches de bacon grésillant servis dans des pains étagés, badigeonnés de moutarde, ketchup et autres condiments sucrés. Le fameux «déjeuner américain», supersize me, n’est qu’une imitation sordide d’un pays de Cocagne rêvé à une époque où l’ère de l’abondance n’était pas encore installée.

Comment analyser tout cela maintenant? Gisèle Harrus-Révidi, dans sa Psychanalyse de la gourmandise s’est penchée sur le cas fascinant des tripes. Elle part de la distinction soulignée par Mme Ferrières : «Dans la vie quotidienne, en France, les morceaux de viande sont divisés en deux groupes d’appellation distincte : ceux qui n’existent que dans la langue culinaire, tels l’aloyau, la bavette, l’entrecôte, le bifteck, et les autres, qui ont sens en
Filet d'aloyau à la bourgeoise
anatomie humaine : la tête, la cervelle, le foie, les tripes, les pieds. Les premiers sont abstraits, hors anatomie du vivant, et ont la qualité de nier la bête et sa mort, alors que les seconds émergent linguistiquement du catalogue des parties du corps humain et suscitent l’identification ou, réactionnellement, le fantasme nécrophage. Quel adulte n’a perçu ou ne se souvient du recul enfantin à l’énonce de ces nourritures anthropomorphes, l’ambiguïté verbale ne soulignant que de pervers sous-entendus cannibales? La langue française n’a pas éprouvé le besoin de doubler par un vocabulaire parallèle certains signifiants linguistiques alimentaires, par trop crus à l’inconscient» (G. Harrus-Révidi. Psychanalyse de la gourmandise, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 314, 1997, P. 144). En termes clairs, les pièces du «langage culinaire» appartiennent aux services des classes bourgeoises très aisées. Elles proviennent de l’ancienne aristocratie et ont toujours été, encore aujourd’hui, difficiles d’accès pour les membres des classes peu fortunés. Dans le cas des classes bourgeoises, les mots sont effectivement abstraits, c’est-à-dire sans référence à ce qui est mangé réellement : un corps mort. Lorsque les diététistes, dans leur ignorance ou leur innocence béate, supposent que les membres des classes les moins fortunés pourraient se payer de l’aloyau ou de la bavette, viandes faibles en cholestérol ou en gras, afin de mieux se nourrir et augmenter leur espérance de vie et repousser la mort, ils vivent dans un monde imaginaire. À l’opposée, les nourritures canailles anthropomorphes renvoient au cannibalisme dans la mesure où elles associent inconsciemment les pièces animales mangées à notre propre organisme, ce qui perpétue l’image classique des classes laborieuses comme bestiales, demi-civilisées, Untermenchens.

Pourtant, les dévoreurs de tripes ne se laissent pas rebuter par cette association inconsciente : «De toutes les façons, le goût de la tripe est revendiqué comme l’accomplissement d’un plaisir corporel entaché d’une salissure indéfinissable qui en rend l’attrait d’autant plus puissant» (ibid. p. 145). Et Mme Harrus-Révidi de poursuivre : «Chaque civilisation ou groupe social a un rapport différent aux tripes, comme si, en fait, une certaine forme de culture s’y projetait : ainsi en Italie, à la florentine, elles sont découpées en fines lanières, aromatisées au thym, au laurier, à la sauge, à des parfums essentiellement agrestes, et servies minces et précieuses, détachées de leur matérialité rustique et vulgaire. La descente plus au Sud est conjointe de la glorification de leur essence triviale : intestins elles redeviennent alors par leurs présentations au marché en paquets gluants et leurs fétidités nauséabondes, accompagnées de la vue du sang sur le sol, projettent la mort au visage du gourmet, le fouettent olfactivement et créent une excitation érotique orale où l’analité règne en maître. Toujours dans ces régions interviennent ensuite les opérations de nettoyage, de rinçage à plusieurs eaux, de blanchiment, tout en frottant, en grattant pour enlever les matières : ici les obsessionnels savonnent, là les puristes lavent à l’eau vinaigrée, jaugeant la quantité de fumet nécessaire à la richesse de l’éventail gustatif. L’excitation qui précède certaines jouissances orales est liée au faisandage, à la putréfaction, à l’excrément, à l’urine (laver ou pas les rognons avant cuisson?) : c’est là évidence inconsciente pour tout maître queux ou cuisinière qui “sait”, sans que rien d’indécent ou d’impudique ne puisse être verbalisé dans l’ordre du gout» (ibid. p. 146). Quelqu’un qui se nourrit de tripes, de saucisses et de boudins a assumé son angoisse de la castration. Il est à même d’affronter l’idée de la mort pour mieux l’accueillir le jour où elle se présentera avec toutes les conséquences pour son corps. Par le fait même, sa virilité, sa féminité, sont reconnues comme naturelles et non le produit d’un fantasme platonicien qui détourne sa nature vers des substituts anxiogènes (la propriété, l’argent, le luxe, l’ornementation corporelle - vêtements, parfums, bijoux -, la réputation professionnelle). Derrière la libido ses dissimule toujours une destrudo qui peut aller jusqu'à commettre des crimes qui ne seront que sa façon aliénée de fantasmée le cannibalisme.

Est-ce à dire que nos actuels mangeurs de tripes et de saucisses grasses sont des chevaliers de la claire conscience contre des diététistes névrosés obsessionnels de la santé et de la longue durée (de vie)? La phase régressive sadique-anale de la civilisation occidentale, que nous appelons maintenant Seconde Guerre de Trente Ans (1914-1945), nous a appris que «si les tripes sont souvent servies rouges, rouges, collantes, onctueuses, brûlantes, violentes», c’est parce qu’en elles nous savourons les «délices de la mort, de la merde, de parfums, d’un contact et du goût en une seule bouchée» (ibid. p. 147). Leur Trimalcion, c’est ce personnage de la fin du film des Monty Python, The Meaning of Life, ce ventripotent monstrueux, descendant du Carnaval de Breughel, qui vomit à un point tel que tout le restaurant devient une rivière de vomissures et, en quittant, voit sa panse exploser après avoir avalé une menthe. «Qui ne mange pas de tripes boit le sang, comme les sorcières lors du sabbat. Si le sang représentait l’âme dans l’Ancien Testament, il est de nos jours, et à notre insu, la force liquide qui donne consistance à la chair. Boire le sang chaud aux abattoirs soignait les tuberculeux exsangues du XIXe siècle, qui en avalaient en conséquence de grandes lampées au petit déjeuner. Plus raffinée (ou moins malade), la puissance gauloise virile se manifeste, de nos jours, par le culte du bifteck-frites. “Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend s’assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois; on imagine bien l’ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d’origine et sa plasticité à s’épancher dans le sang même de l’homme. Le sanguin est la raison d’être du bifteck : les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités caloriques, mais en images de sang; le bifteck est saignant (rappelant alors le flot artériel de l’animal égorgé) ou bleu (et c’est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici suggéré par la violine, état superlatif du rouge). La cuisson, même modérée, ne peut s’exprimer franchement; à cet état contre-nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point, ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une perfection. Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale” (R. Barthes. Mythologies, in ibid. p. 147). Les empoisonnements fréquents à la salmonellose après avoir mangé des hambergers viande saignante vont parfois jusqu’à causer des décès.

Nous entrons ici dans le royaume du fast-food dont les ancêtres sont les tripeuses du temps de Rabelais et de Breughel. McDo, Harvey’s, Burger King et autres Subway’s diffusent dans le contexte de la mondialisation les mœurs de la quantité alimentaire sur la qualité. Ces entreprises ont transféré le sadisme-anal de l’ère totalitaire dans la libre entreprise sadique-orale. Le temps poreux, tel que prédit par le Pays de Cocagne de Breughel est devenu ce temps fragmenté où l’irrégularité des repas et la rapidité avec laquelle ils sont pris condamnent à dévorer sans goûter et aux surgelés. L’éducation, associée à la diète et à leurs grands prêtres, les diététistes, vise moins à conserver le plaisir de manger qu’à nous convaincre que n’importe quelle recette, végétarienne, végétalienne, biologique, peut nous libérer de notre agressivité anthropophage, de notre violence refoulée, assurer une meilleure harmonie entre notre corps et le système écologique ambiant. Voyant le coût de la nourriture biologique sur le marché, nous comprenons vite que celle-ci s'adresse à une catégorie avantagée de la société et qu'elle se substitue au «langage culinaire» des siècles précédents. Le végétarisme est une abstraction platonicienne, n'assure aucune garantie de vie en santé ni de la prolonger sans déficiences. C'est une
Schéma d'un broyeur à carottes
idéologie érigée sur des bases scientifiques, sans doute, mais dont la fonction principale n'est pas ce qu'elle dit être. Certes, il n’y a pas de sang sur les mains d’un végétarien, seulement de la carotène. Suffira seulement de lui insuffler la suggestion du cri silencieux mais désespéré de la carotte qui passe dans le broyeur à jus pour faire naître en lui un vague sentiment de culpabilité. La santé, ce n'est pas tant l'intégrité physique et mentale de l'individu que les moindres coûts pour l’État en frais d’hospitalisation, de médication, d’obésité morbide, d’anxiétés juvéniles qui se traduisent par l’anorexie et la boulimie et qui ont pour effet de faire exploser les coûts de la santé sociale.  Par contre, l'angoisse de la mort remplace ici l'action d'assumer notre condition animale qui rend le roman rabelaisien beaucoup plus sain que n'importe quel traité de macrobiotique. Le fait demeure que même si nous ne mangeons plus de viande, nous demeurons toujours de la viande et dans l’ordre de notre inconscient, nous serons toujours ambivalents entre Carnaval et Carême⌛

Montréal
18 février 2012

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