Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 7 octobre 2012

Le Proxénète

Vermeer de Delft. Le proxénète
LE PROXÉNÈTE

On le qualifie comme le plus vieux métier du monde, et c’est sans doute vraie. Mais on oublie que si les prostituées ont souvent été ce que nous appellerions aujourd’hui des «travailleuses autonomes», des «travailleuses du sexe», le proxénète, son compère, son «associé», plus souvent son «patron», lui est contemporain de peu. Il y a bien ce Venedico Caccianemico dont parle le Dante, ce Bolognais qui vendit sa sœur, «la belle Ghisola» à un marquis quelconque. Est-ce rumeur? Est-ce vérité? Dante lui fait dire que oui, mais Venedico Caccianemico était un guelfe, partisan du pape, alors que lui-même était gibelin. Les rivalités politiques pourraient très bien interférer ici. Mais, dans la mesure où Venedico Caccianemico déambule avec les âmes déchues pour proxénétisme, il apparaît comme le modèle des vrais coupables du plus vieux métier du monde; ceux qui encaissent sans payer de leurs personnes le salaire des malheureuses.

À l’origine, disent les historiens, la prostitution était sacrée. Dans les diverses civilisations d’Orient, dès la Révolution néolithique, la liaison du sexe et du sacré fait pendant à la guerre. «La prostitution sacrée prolonge, du côté féminin, les rites masculins». Jean-Jacques Servais et Jean-Pierre Laurend nous disent ce qu’est la prostitution sacrée : «La prostitution sacrée se définit sur trois plans : le religieux, l’humain et le matériel. Le religieux, c’est l’offrande du corps; ici, le geste rejoint le souvenir du sacrifice humain. La jouissance, qui est abolition dans l’éternité de l’instant de la conscience d’être, d’exister, est assimilée à l’extase. C’est une façon de se porter au niveau du divin, de participer au divin. Et ce que Francis Brunel écrit à propos de l’Inde vaut en général: “L’individu doit réaliser en lui l’intégration, la conjonction harmonique des forces qui l’animent. Et, dans cette entreprise à l’image de la création universelle, son corps doit jouer un rôle éminent et ne saurait être dissocié de l’âme et de l’esprit. C’est par et à travers son corps qu’il doit tenter de rejoindre le point d’appui du monde… Le corps est le siège de cette essence admirable qu’est l’esprit, miracle des miracles… Rien n’est plus merveilleux que l’être humain. La connaissance de soi est la vraie connaissance… Le corps humain est, pour le sage, le temple de la divinité. Son corps est un jardin de plaisance”. (1) C’est parce que les divinités orientales vivent une sexualité à l’image de la sexualité humaine et créent le monde par elle que le sexe et le religieux se confondent comme nous ne parvenons pas à nous le représenter, nous qui avons deux mille ans de christianisme derrière nous. Dans ces religions antiques, il n’était pas question de rejeter la chair, le corps et les activités quotidiennes du boire, du manger, de l’accouplement sexuel comme du bain. Liée aux différentes activités rituelles, la prostitution était un acte rétribué où les proxénètes apparaissent moins comme étant les prêtres des différents cultes que les dieux eux-mêmes.

Nos auteurs écrivent encore : «Même à son épilogue, l’acte demeure au niveau du divin : la prostituée verse son salaire au trésor du temple. Institutionnaliser, organiser, exploiter relayèrent l’élan primitif. Et des temples entretenaient, à côté de l’atelier où d’autres esclaves sacrées fabriquaient les tissus de lin fin, leur troupe de prostituées sacrées. Peu à peu, l’institution oblitère le principe et ne se justifie plus que par l’usage et l’efficacité. Pourtant l’amour concret, chez les peuples d’Orient, s’épanouit toujours dans les mailles du divin et du magique… (2)

Le second plan de la prostitution sacrée, selon nos auteurs, c’est l’aspect humain de la prostitution. «Au-delà de la jouissance et de l’extase confondues, l’amour charnel est la communion des êtres, le retour à l’Un originel de la création. De nombreuses cosmogonies expliquent en effet la différentiation des sexes par la mutilation d’un être primitif androgyne. L’acte d’amour est la totalité de l’Être retrouvée; le désir est l’élan vers l’Un, guidé par le ressouvenir. L’amour est ainsi divinisé». Cet aspect, on l’aura reconnu, est au cœur de l'Érotikè platonicien de l’androgyne. Le vague sentiment de la division (satanique) du monde entre ses parties, la quête du tout qui se projette dans des lectures symboliques du cosmos et du néant, du soleil et de la lune, de la lumière et de l’obscurité; ce besoin de suturer, de réunir ce qui a été divisé est à l’origine de la quête religieuse de pratiquement toutes les grandes religions, qu’elles soient polythéistes ou monothéistes. La prostituée sacrée promet que l’accouplement rendra possible, ne serait-ce que l’instant de l’orgasme, la communication divine entre l’humain et le surhumain. À travers le néo-platonisme de la Renaissance, ce sera l’amour sacré, opposé à l’amour profane.

Car s’il y a prostitution sacrée, toutes les prostitutions ne sont pas sacrées. Si les femmes babyloniennes sont reconnues pour pratiquer la prostitution au temple pour la gloire du dieu et le bénéfice du trésor sacré, toutes les prostituées de Babylone ne se recrutent pas proche des temples. Qui a des envies pressants et ne veut payer son dû au temple, ira chercher sa satisfaction dans les tavernes (déjà!). Alors que la procréation est intimement associée à la prostitution sacrée (soit avec la prostituée, soit comme ex-voto), les clients des premiers bordels sont là pour éviter précisément la progéniture. «L’objectif est différent, précise Véronique Grandpierre. Aucune procréation n’est souhaitée. Il s’agit seulement d’un lieu où assouvir un plaisir masculin, un lieu où le gauche adolescent est déniaisé par les mains expertes d’une professionnelle qui transforme ainsi le jeune garçon irresponsable en homme sage, comme Samhat le fait pour Enkidu!», annonce déjà l’attitude qui sera celle de la bourgeoisie envers les maisons de passe jusqu’à nos jours. Mme Grandpierre nous fait visiter «les lieux de prostitution…, nombreux et variés, de la maison de l’entremetteuse, où l’accueil est feutré, aux caniveaux des bas-fonds. La prostituée est “celle qui sort”, celle qui est dans la rue, qui “longe les remparts” ou “fait le quai”, plus précisément celle qui fait l’amour en dehors de la maison. Entre les deux extrêmes, ombre des remparts et maison de rendez-vous, il existe des ÉŠ.DAM/bît sabîti (littéralement “la maison de la cabaretière”), lieu où l’on vend et consomme des boissons fermentées, notamment de la bière. À l’époque néo-babylonienne, plusieurs établissements de ce type appartiennent à de riches propriétaires qui les confient en gérance à une tenancière. Ce commerce est licite et la tenancière paie régulièrement des taxes à l’État. Le cabaret est un lieu où l’on discute, où l’on fait des affaires, y compris commerciales ou bancaires. On y parle aussi de politique…» (3) On le voit, le droit babylonien était déjà plus avancé que celui du Canada actuel en matière de prostitution, en «légalisation» de la prostitution profane et en y tirant une taxe. En se faisant le proxénète des prostituées, l’État établit une concurrence déloyale avec le proxénétisme privé. En ce sens, il tarifie le vice, mais le soustrait à l’exploitation éhontée, à la brutalité et à la veule cupidité des entremetteurs.

Cette prostitution profane montre combien le troisième plan de la prostitution sacrée contenait en lui-même son émancipation du rituel de la fertilité, car «l’amour également est concret. “Lorsqu’on parlait d’amour à la jeune Égyptienne, écrit Maspero dans son introduction aux Contes de l’Égypte ancienne, elle n’avait pas, comme la jeune fille moderne, la rêverie de l’amour idéal, mais l’image nette et précise de l’amour charnel… Mûre d’une maturité précoce, l’Égyptienne vivait dans un monde où toutes les lois et toutes les coutumes semblaient conspirer à développer ses ardeurs natives. Enfant, elle jouait nue avec ses frères nus; femme, la mode lui mettait la gorge au vent et l’habillait d’étoffes transparentes qui la laissaient nue sous le regard des hommes. À la ville, les servantes qui l’entouraient et qui se pressaient autour de son mari ou de ses hôtes ne portaient pour vêtement qu’une étroite ceinture serrée autour de la hanche; à la campagne, les paysans de ses domaines mettaient habit bas pour travailler. La religion et les cérémonies du culte attiraient son attention sur des formes obscènes de la divinité, et l’écriture elle-même étalait à ses yeux des images impudiques”». (4) Cette «impudicité» n’en était pas une car il n’y avait aucune marque de fautes, de péchés ou de culpabilité associée au corps, lui-même partie intégrante de la nature d'où originaient également les dieux. Les désirs charnels étaient ce qui rapprochait le plus des dieux souvent cruels avec la conduite du monde concret. Ne voit-on pas les filles d’Akhenaton courir toute nue autour de lui? Et les fresques du mur de Cnossos dans la proche Crète, où se découvrent les maquillages, les onguents et les bijoux qui ornent la «Parisienne» entourée de jeunes éphèbes nus ou ceint d’un pagne. C’est dans la Bible hébraïque que la nudité commence à revêtir un aspect «vicieux» lié à la séduction. Le femme de Putiphar tentant vainement de séduire Joseph, Bethsabée au bain, maîtresse de David et mère de Salomon, les prêtresses des temples païens d'Aphrodite et de Vénus; la religion des Israélites, contre l’avis généralisée des civilisations de la Haute-Antiquité, a pris une voie qui devait mener directement à nous, rompant tout lien avec la prostitution sacrée et la refoulant dans l’interdit de la sexualité sans progéniture.

Il faut toutefois reconnaître que, parallèlement au «puritanisme» juif, les grands empires de la Basse-Antiquité ont commencé à réagir contre la prostitution, sacrée et profane. En Grèce, si les courtisanes sont encore sacrées, rassemblées autour du temple d’Aphrodite, dès le VIe siècle av. J.-C., alors que «la politique se détache du religieux, et le profane n’est plus que rarement oblitéré par le magique ou le rituel [,…] les ambiguïtés se dissolvent, soit dans le religieux, soit dans le social, soit dans le politique. Le miracle de la Grèce est d’avoir brusquement émergé de ces eaux mêlées. Les courtisanes de Corinthe émigrent alors vers d’autres cités, Athènes en particulier, mais en abandonnant leur estampille religieuse. Nous entrons dans le profane» (5). Il faut se représenter alors une cité où les femmes vivent généralement cloîtrées dans le gynécée, cette chambre de l’arrière-maison inaccessible sauf au maître du céans. Athènes passe alors du monde féodal du patriarcat mycénien à celui de la société sédentaire, commerciale et bourgeoise. Lui enlevant ses libertés d’aller et venir où elle veut, la femme athénienne échappe ainsi à l’occasion de la prostitution. Des esclaves peuvent satisfaire des maîtres sans prendre la peine de payer une prostituée. Par contre, comme Athènes s’enrichit des navires qui accostent au Pirée, la dolce vitæ permet d’entretenir des courtisanes dont l’intervention politique n’est pas ignorée des citoyens. On sait que la courtisane aimée de Périclès, Aspasie, fut la cible des politiciens qui firent reposer sur son influence occulte les causes de la désastreuse guerre du Péloponnèse. Bien avant Marie-Antoinette et Alexandra Fiodorovna de Russie, la courtisane fut souvent l’âne sur lequel on fit porter le fardeau des mauvaises décisions prises par les hommes politiques.

Ce qui apparaît avec la prostitution grecques, mais qui ne signifie nullement qu’elle n’ait jamais existé dans les autres civilisations, c’est la prostitution masculine, en fait celle des jeunes garçons qui décidaient de poursuivre leur rites d’initiation de l’éphébie jusqu’à un âge adulte. Ce sont eux que les rhétoriciens appelleront les pornoï. À l’époque d’Alexandre le Grand, Démosthènes fut ciblé à cause de l’un des membres de son parti, Timarque, qu’un adversaire politique, Eschine, dénonça comme s’étant prostitué jusqu’à un âge adulte. Alcibiade fut rejeté par Socrate précisément par ce côté où la courtisanerie utilise les modes de séduction de la prostituée. Du VIe siècle temps où Corinthe était la ville réputée pour ses prostituées sacrées, au IVe siècle temps où Athènes s’imposait comme la ville de la prostitution profane, décidément, un renversement, une «révolution», avait eu lieu dans les rapports du plus vieux métier du monde et de la société civile. La prostitution masculine ne visait pas seulement à séduire des Socrates qui fréquentaient au gymnase. Elle visait également à séduire des femmes. Les gigolos, là aussi, ne sont pas une invention du XXe siècle occidental. Des vieilles femmes, des veuves enrichies soit par les propriétés foncières, soit par le commerce de leurs défunts, se divertissent en imitant les hommes et s’embauchant de jeunes éphèbes. Aristophane montre de ces scènes de comédies où une vieille femme monnaie les charmes d’un jeune homme. De là à dire que c’était pratique courante, il faut faire attention. Aristophane utilise souvent l’absurde des situations pour dénoncer des incohérences de la vie politique. Une chose est certaine en tous cas, les tripots sont nombreux à Athènes et le jeune Timarque y a vendu ses charmes comme bien de nombreuses courtisanes appelées un jour à influencer un quelconque tyran politique.

Les bas-fonds athéniens n’étaient que le signe avant-coureur de ce que seront les bas-fonds romains. Pourtant, dans la sévère Rome républicaine, la prostitution avait commencé comme à Corinthe, c’est-à-dire en tant que prostitution sacrée. Les Caton, les Brutus et autres Scævola n’auraient pas affichés d’Aspasie près d’eux. L’affaire des Bacchanales, cérémonies nocturnes rendant un culte à Bacchus à travers des orgies où étaient entraînées parfois de jeunes femmes honnêtes, souleva l’ire du sénat. Tout en étant un vestige de l’ancienne prostitution sacrée, les Bacchanales annonçaient un relâchement prochain des mœurs. Au Ier siècle av. J.-C., les César, Cicéron et autres Verrès auront des maîtresses. À côté des matrones romaines, choses impensables jadis, des entretenues fourniront en besoins sexuels le pater familias. Les Lupanars deviendront de véritables maisons closes pas si closes que ça. Dans son Satyricon, Pétrone nous apprend qu’au Cirque, il est possible de recruter des prostitués des deux sexes. Au moment où l’empereur Auguste votera les lois Julia visant à punir l’adultère et à protéger les ménages romains, l’empire sombrait déjà dans un goût de l’orientalisme où le culte d’Isis, celui de Cybèle et autres Isthar ouvraient la porte à une sexualité débridée.

C’est dans ce contexte qu’une brutalisation de la prostitution apparaît qui semble ne jamais avoir eu de points de comparaison auparavant. Prostituées et bandits de grands chemins ou pirates de la mare nostrum mêlent le meurtre et le sexe. En s’étendant sous le régime impérial, la concentration de la richesse s’est ramassée sur quelques familles privilégiées alors qu’une masse toujours plus grande ne s’est enrichie, elle, que de pauvres, de misérables, de déclassés et de prolétaires urbains. La violence éclate de partout. Entre les deux classes, mais aussi à l’intérieur des conflits dynastiques, des coups d’État militaires et de l’avancée des envahisseurs extérieurs. Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius vivent et meurent dans la violence sexuelle (courtisane tuée d’un coup de pied portée au ventre, comme Poppée par Néron; Claude empoisonnée par Agrippine après avoir fait exécuter Messaline; Galba et Othon reconnus pour leurs gitons, etc.) :


Ce sont les empereurs qui trouveront une variante inédite à ces déguisements dégradants. Cocher, gladiateur ou comédien, cela devenait trop banal. Alors pourquoi ne pas descendre encore plus bas dans la déchéance perverse et “jouer au proxénète”? C’est ce que font deux empereurs, les plus scandaleux de tous ceux qui se succèdent au pouvoir au début de l’empire : Caligula et Néron. Est-ce pour ramasser de l’argent, comme l’insinue Suétone, que Caligula fera installer un lupanar à l’intérieur même de son palais? On édifie, en effet, dans une des parties du Palatin, une série de cellules aménagées sur le modèle de celles des mauvais lieux de Subure ou de Vélabre. Mais ce ne sont pas de véritables “louves” que l’empereur installe dans ces cellules. Il choisit les épouses d’hommes en vue, des enfants de la noblesse et les contraint, bon gré mal gré, à se prostituer. Les clients, intimidés par l’apparat du lieu, hésitent-ils à entrer dans le lupanar impérial? Qu’à cela ne tienne. Caligula envoie ses esclaves faire le tour des places publiques, des basiliques, des promenades et on rabat vers le Palatin jeunes et vieux. S’ils n’ont pas d’argent sur eux, un caissier est là, à l’entrée du palais. Il prête à intérêt l’argent nécessaire et, sur un panneau placé en évidence, on note le nom des clients comme “membre bienfaiteur” du pouvoir impérial! 
Néron ne pouvait être en reste sur les folies de son oncle. Ses talents d’organisateur de fêtes se manifestent lors du grand festin que lui offre son Préfet du Prétoire, Tigellin. Au milieu du Champ de Mars, il y a un étang au centre duquel un radeau supporte les tables du banquet. Pour atteindre le radeau, des bateaux, rehaussés d’or et d’argent, que manœuvrent des invertis, classés en escadrons selon leurs talents sexuels particuliers. Le clou du spectacle, ce sont les lupanars que l’on a construits tout autour de l’étang : on y a placé les prostituées de la ville qui, complètement nues, prennent des poses obscènes et, devant elles, on a installé des femmes de grandes familles, matrones ou vierges, lesquelles jouent à être cabaretières, prostituées. Elles sont à la disposition de tout le monde et ne peuvent refuser aucun des hommes qui les choisissent» (6).
Avec Héliogabale, la prostitution sacrée et homosexuelle venue du Moyen Orient provoque le scandale parmi la population et les prétoriens le mettent à mort, lui, sa sœur et sa mère. Tous ces désordres qui ruinent l’autorité romaine se reflètent dans les mœurs tordues qui entourent le Colisée où meurent des esclaves entraînés aux combats de gladiateurs. L’empire a perdu toute mesure morale.

Aussi, le christianisme va-t-il lui en redonner une, par la conversion des différents rois goths qui se succèdent sur les dépouilles de l’Empire romain d'Occident. Inspirés du platonisme, de la morale de Cicéron et du stoïcisme de Sénèque, les Pères de l’Église latine complètent les enseignements, plutôt pauvres côté morale publique, des Évangiles par la lex Julia et autres codes de lois promulguées afin de resserrer l'emprise de l'État romain. Ce qui veut dire que la prostitution sera désormais criminalisée. Elle restera un phénomène cantonné dans les villes, mais ne disparaîtra jamais comme l’eussent espéré les Pères de l’Église. À Byzance, dans l'Empire romain d'Orient, un saint Jean Chrysostome sera l’attaquant et la victime d’Eudoxie, courtisanne devenue impératrice. On essaie d’éloigner des évêques et des papes la présence féminine, on proclame le célibat du prêtre pour être encore plus certain de l’indépendance du pouvoir masculin du clergé. Avec la simonie, le nicolaïsme deviendront les principaux indices de toute décadence de l’Église, au IXe siècle comme au XVe. Dans ces conditions, le monde de la prostitution s’inspirera grandement de celui de son opposé, le monastère.

L’exemple du proxénétisme vient de haut. Dans chaque cité, des officiers municipaux ou princiers sont chargés de faire respecter les règlements sur la prostitution, d’enregistrer les filles, de les refouler ou de les admettre en leur faisant payer une taxe. Ces hommes sont, d’Arles à Dijon, des proxénètes notoires : le sous-viguier de Tarascon, noble Ferrand de Castille, n’est qu’un ruffian, et l’on retrouve de temps à autre le prévôt de Dijon, J. de Marnay, avec ses acolytes, forçant les filles qu’il veut conduire dans la maison commune ou dans les étuves de ses amies maquerelles. Le maquerellage, activité spécifiquement féminine? Sur les 83 affaires de “bordelages privés” que je relève à Dijon, 75 sont tenues par des femmes. Mais la littérature a trop souvent retenu la figure de la vieille entremetteuse bigote dont le corps flétri, complaisamment décrit, correspond trop bien à l’âme dépravée dont on entreprend de dénoncer la laideur. […] D’ailleurs, que de degrés dans cette profession! Les unes se bornent à s’entremettre pour des rendez-vous galants, d’autres fournissent les jeunes, certaines tiennent ouvertement bordelage en leur hôtel, une élite enfin travaille pour une clientèle d’estat et livre à Monsieur le Gouverneur de Bourgogne, à Monseigneur le Bailli ou au doyen de Blois des jeunettes plus ou moins innocentes qui se sont laissées prendre aux promesses de ces belles “parlières”. Confidentes écoutées ou fort persuasives, elles renouvellent aisément leurs relations féminines, recueillent les victimes des agressions quand les auteurs de celles-ci ne les retenaient pas un temps à leur service, sollicitent les femmes “contraintes par mariage”, tenues court et battues, ou reçoivent les pauvres filles “habandonnées” quand elles ne vont pas les chercher aux portes des hôpitaux. (7)
C’est ici qu’apparaît l’image de la prostitution malheureuse. Celle de l’Antiquité, sacrée ou profane, malgré ses malheurs - quel métier n’en a pas? -, ne devenait misérable que dans la mesure où elle s’enfonçait dans la violence des bas-fonds de Rome. Or, les prostituées de Dijon vivent comme toutes les prostituées de toutes les villes d’Europe au XIIIe siècle. Ici, des nobles, des gentilshommes, des officiers de métier se font eux-mêmes proxénètes, à l’image du Venedico Caccianemico de Dante. Le rabatteur, la maquerelle, le code de vie des maisons closes comme celui des filles publiques sont mis en place dès la période médiévale et ne varieront guère par la suite. Il en est de même des nouvelles courtisanes que la monarchie absolue, à partir de la Renaissance, ramène sur le devant de la scène. Des papes ont des concubines. D’autres ont des maîtresses qui occupent des chambres au Vatican même. Pour la belle Ann Boleyn, Henry VIII rompt avec Rome, tandis que les maîtresses de François Ier se retrouvent partout au Louvre, à côté de la reine. Sous son fils, Henri II, c’est le temps de la belle Diane de Poitiers, muse des grands peintres français de la Renaissance et rivale de Catherine de Médicis, l’épouse en titre. Sous Henri IV, c’est celui de Gabrielle d’Estrée. Les Dames Galantes inspirent les poètes (Ronsard), les peintres (Clouet), les chroniques de Brantôme (Vie des dames galantes). La célébrité des maîtresses de Louis XIV et de Louis XV en France, quand ce n’est pas des favoris, comme le duc de Buckingham sous Jacques Ier et Charles Ier en Angleterre, et de celles de Napoléon Ier (Mme Waleska). Avec le XIXe siècle, les maîtresses princières subiront également le poids du victorianisme puritain, aussi seront-elles plus discrètes, mais elles n'en seront pas moins influentes sur les modes du temps.

La Révolution française a émancipé à peu près tout le monde, sauf les prostituées des proxénètes. Se voulant vertueuse, les malheureuses enfants perdues de la Salpêtrière furent massacrées au début de septembre 1792. La courtisanne la plus haïe du temps, Mme du Barry, fut guillotinée comme la reine en titre, Marie-Antoinette et la dévote sœur du roi, sainte Élisabeth de France. Imbues de Plutarque et de Tite-Livre racontant la vertu des Romains de la République, c’est en tant qu’épouses que les femmes jouent un rôle auprès de leur homme. Lucille auprès de Camille Desmoulins; l’épouse du journaliste Hébert, issue d’un couvent devient la Mère Duchesne; Sophie, l’épouse fidèle du marquis de Condorcet. Il n’y a pas jusqu’à Simone Évrard, qui vit en concubinage avec Jean-Paul Marat, qui n’est prise comme épouse dans un rituel «naturel» inspiré de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau.
L’alternative était simple, ou devenir bonnes citoyennes, ou devenir filles de joie. Celles-ci retrouvaient dans les «maisons de tolérance», tout l’opprobre dans lequel la République du vicaire savoyard les tenait. Les lois civiles ne cesseront de réglementer la prostitution. Chaumette, le procureur-syndic de la Commune de Paris, un jacobin «enragé», déclare: «“L’immoralité n’est que le dernier reste de quatorze siècles de corruption et d’esclavage monarchiques. Il serait condamnable, aux yeux de la postérité, de ne pas travailler à consolider les mœurs, base essentielle du régime républicain. Travailler dans ce sens c’est travailler pour la patrie”. Dès lors, toutes les femmes de prostitution surprises dans un lieu public dans l’attitude manifeste de l’exercice du métier sont passibles d’arrestation. Les moyens révolutionnaires sont mobilisés contre ce fléau: patrouilles, visites, dénonciations. Les écrits licencieux sont pourchassés, les rues et les promenades assainies, les filles réduites à une assez vaine claustration» (8). Un seul temps de reprise, sous le Directoire, alors que les conditions économiques sont des plus difficiles, verront défiler de nouvelles courtisanes : la fille du banquier Récamier chez qui fréquenta le jeune Chateaubriand; Joséphine de Beauharnais, veuve d’un exécuté de la terreur et futur impératrice par son mariage avec Bonaparte; Mme Tallien, l’épouse du député Tallien qui conspirât contre Robespierre afin de la libérer de prison et lui éviter l’échafaud. Toutes ces belles restèrent des courtisanes qui, sous l’Empire, reprirent un train de vie moins «actif» sur le plan mondain et social. L’empereur ne tolérait aucune femme derrière son épaule. Avec le Code civil rédigé par Cambacérès, le troisième Consul, Napoléon va fixer le statut des prostituées à l’égal de celui des ouvriers du nouveau monde industriel :
Le code donne à chacun une existence légale. Le livret de l’ouvrier, en même temps qu’il justifie sa qualification professionnelle, l’emprisonne dans la discipline de sa condition sociale. La prostituée subit le sort commun : toutes les filles publiques sont inscrites sur un registre de police. Afin de donner à la profession le même caractère légal qu’aux personnes, on définit le statut des maisons : c’est le régime dit de “tolérance”. Les établissements, du fait de cette tacite acceptation gouvernementale, passent sous le contrôle administratif de l’État.
C’est peu de temps avant la proclamation de l’Empire, le 12 octobre 1804, qu’un règlement de police fixe le statut des maisons de tolérance. L’année suivante, le gouvernement impérial, qui savait trouver les moyens de sa politique installe rue Croix-des-Petits-Champs une salle de santé destinée aux visites sanitaires des prostituées. (9)
La santé publique est la base de l’existence des maisons de tolérance, car l’État s’inquiète de la diffusion des maladies vénériennes dans un pays où sont sans cesse mobilisés de nouveaux jeunes hommes provenant des campagnes et contraints par la conscription impériale. Là où la soldatesque progresse, la prostitution se développe. Avec l’étude du médecin Parent-Duchâtelet, la conséquence manifeste de cette angoisse du péril vénérien va porter un coup terrible à l’image de la prostituée. Dans son traité, De la prostitution dans la ville de Paris considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration (1836), le médecin y va dans la subtilité : «les prostituées sont aussi inévitables, dans un agglomération d’hommes, que les égouts, les voiries et les dépôts d’immondices”; “elles [les prostituées] contribuent au maintien de l’ordre et de la tranquillité dans la société”» (10).

Le traité de Parent-Duchatelet, de même que ceux qui suivront, tel celui de Béraud, sous des apparences de soucis hygiénistes et moraux, sont des traités de gynophobie, de haine des femmes en générale, centrée sur la personne, plus mythique que réelle, de la prostituée. La syphilis est pour les prostituées de l’époque ce que  le sida fut pour les homosexuels dans les années 80 du vingtième siècle. La hantise des bonnes familles bourgeoises, la crainte de cette maladie dégénérative qui, après avoir attaqué les muscles ou les sens, ronge le cerveau jusqu’à la folie. À la fin du siècle, on ne cessera d’expliquer par la syphilis, les excès de Baudelaire, de Nietzsche, de Guy de Maupassant. Les maisons de tolérance font partie de la stratégie des prisons analysée par Foucault et qui font du XIXe siècle, plutôt que du XVIIe, le siècle du «grand renfermement». «Véritable Linné de la prostitution, Parent-Duchâtelet se livre, pour l’heure, à une description très précise des “filles en numéro”, des “filles en carte”, des “filles à soldats”, des “filles de barrière” comme des “pierreuses ou femmes de terrain” qui n’opèrent que dans l’ombre et dont l’ignominie est telle qu’elle devrait les rendre “indignes de figurer sur les registres de la prostitution”» (11). Une telle classification ne concerne pas avant la fin du siècle les proxénètes. Tout semble toujours se passer entre la fille publique et le client, entre la «classe vicieuse» et la «classe laborieuse». La moralisation de Parent-Duchâtelet ne fait ici aucun doute. L’intermédiaire, le «bourgeois», est volontairement absent de cette relation. Corbin tient à le préciser :
Ce portrait se structure autour de l’idée centrale que la prostituée possède tous les caractères contraires aux valeurs alors reconnues. Cela provient en partie de ce que, demeurée proche de l’enfant, il ne lui a pas encore été possible de les assimiler. Le stéréotype de l’immaturité de la prostituée sera, on le sait, promis à un long avenir; il provient de la confusion, délibérément opérée, entre maturité et acceptation des valeurs de la société globale. La prostituée, c’est d’abord celle qui refuse le travail au profit du plaisir : sa paresse, son amour de l’oisiveté, son horaire journalier, tout le démontre; emprisonnée, elle n’accepte de travailler que couchée sur son lit et gâte l’ouvrage. La prostituée est aussi celle qui échappe à la nécessité de la fixation et donc du travail; elle incarne le mouvement, l’instabilité, la “turbulence”, “l’agitation”. Cela fonde déjà aux yeux de Parent-Duchâtelet la nécessité de “l’enfermement” et l’utilité de la prison. Cet attrait pour le mouvement se révèle aussi bien par la fréquence des déplacements, des déménagements, que par l’amour de la danse ou que par l’instabilité de l’humeur et de l’attention; on le retrouve même, bien qu’ici Parent-Duchâtelet fasse preuve de contradiction, dans la mobilité sociale, puisque, comme dans la bourgeoisie, les déménagements manifestent bien souvent le passage de la prostituée d’une “classe” dans une autre.
La fille publique symbolise encore le désordre, l’excès et l’imprévoyance; bref, le refus de l’ordre et de l’épargne. Cela est perceptible dans son intérieur; sa malpropreté elle-même en témoigne. Quant aux excès, ils sont de toutes sortes : facile soumission initiale aux “ardeurs” et aux “transports”, amour exagéré des alcools et des liqueurs, gourmandise, voire voracité, bavardage incessant, fréquence des colères. Les prostituées, à de rares exceptions près, ignorent les économies; elles manifestent beaucoup de goût pour les dépenses inutiles, en particulier pour les fleurs; elles éprouvent facilement de la passion pour le jeu, qu’il s’agisse des cartes ou du loto. (12)
La prostituée, c’est donc celle qui refuse carrément l’idéal bourgeois de la femme au foyer, ce qui blessera quantité d’ouvriers lorsque leurs épouses seront obligées, pour boucler le budget familial, d’aller sur le marché de l’emploi. Celles-ci ne seront guère mieux traitées, par leurs employeurs, les contremaîtres et les ouvriers mâles que …comme des prostituées!

Au-delà du métier, c’est l’émancipation sexuelle qui est visée par l’approche des médecins du XIXe siècle. Le même Parent-Duchâtelet trace ainsi l’itinéraire de la prostituée modèle : «On ne sombre dans la “prostitution publique” qu’après une période de “débauche” succédant à une “vie de désordre”. Enfin, “la prostitution publique” risque de conduire au comble de l’abjection, c’est-à-dire au tribadisme. Cet itinéraire combine l’influence du tempérament et celle des mécanismes sociaux. C’est la propension initiale au libertinage et à la paresse, ce sont les passions qui poussent à s’introduire dans l’engrenage fatal; la prostitution concerne essentiellement “un certain genre de fille”. Deuxième postulat fondamental, la prédisposition à la débauche puis à la prostitution est fonction de l’origine familiale : avoir “une origine ignoble”, être témoin du “désordre dans les ménages” d’ascendants conduit au vice. Mais Parent-Duchâtelet évoque aussi la misère ainsi que la modicité des salaires» (13). Ces descriptions reviendront périodiquement dans les romans du XIXe siècle : chez Balzac, chez Hugo, chez Zola.

C’est donc contre la prostituée publique, celle qui opère à l’extérieur que l’État doit agir. D’où la solution de Cambacérès des maisons de tolérance. Parent-Duchâtelet met la science médicale au service de cette option politico-morale. La maison de tolérance, c’est d’abord et avant tout, le milieu clos, qui échappe au regard des bourgeois et de leurs familles. Paradoxalement, la maison close deviendra un lieu paradisiaque, fantasmatique, séduisant pour les appétits avides de transgressions. Mais cette maison doit rester sous la surveillance (le panoptikon) de l’administration publique. Il y a un aspect «prison d’État» dans la maison de tolérance. C’est un milieu qui reproduit la hiérarchie sociale entre les maquerelles et les filles de joie. Enfin, c’est un hôpital dans la mesure où elle rassemble généralement des pauvresses et qu’un médecin y fait des visites régulières auxquelles sont astreintes les prostituées. L’utopie de Parent-Duchâtelet est de créer un bordel sur le mode d’un bagne :
Le bordel adapté au quartier dans lequel il est installé puisque tel établissement qui passerait inaperçu quartier des Arcis susciterait le pire des scandales rue Feydeau, a pour fonction de concentrer le vice et, du même coup, d’en purger le voisinage. Lorsqu’on ouvre une tolérance dans un quartier, “il est d’observation que le désordre cesse à l’instant ou devient moindre; les prostituées s’y contiennent et ne se disséminent plus; la surveillance devient plus active, la répression plus aisée”. 
La maison sera close; on ne pourra y pénétrer que par un système de double porte; les fenêtres seront munies de barreaux et de verres dépolis. Dans la mesure du possible, on évitera les rez-de-chaussée et les entresols afin d’opérer aussi un isolement par l’altitude. Les filles ne disposeront que de très rares permissions de sortie et les visites sanitaires auront lieu à domicile. 
En revanche, la maison de tolérance sera accessible en permanence aux agents de l’administration; les chambres où se rencontrent filles et clients ne devront pas être munies de verrous et leurs portes seront vitrées; la dame ou la sous-maîtresse opéreront une surveillance constante et l’on évitera de laisser une fille dans la solitude afin qu’un contrôle réciproque puisse s’exercer à tout instant au sein du personnel. 
Le bordel doit être un milieu hiérarchisé, dirigé par le représentant de l’autorité, c’est-à-dire par la dame de maison. Les qualités que Parent-Duchâtelet réclame du personnage illustrent bien ses fonctions; il s’agit de celles que l’on requiert de l’épouse bourgeoise placée à la tête d’une entreprise. La tenancière sera propriétaire du mobilier afin de ne pas dépendre des tapissiers; l’établissement devra, dans toute la mesure du possible, être prospère afin de garantir l’indépen-
dance de la dame. Avec quelque chose de viril dans le maintien, celle-ci inspirera du respect aux filles qui la traiteront avec déférence et se soumettront à l’autorité qu’elle exerce, en quelque sorte, par délégation administrative. “De la force de la vigueur et de l’énergie morale et physique, l’habitude du commandement, quelque chose de mâle et d’imposant, sont à désirer dans une dame de maison”. Celle-ci ne doit point installer son mari ou son amant chez elle; l’influence de l’homme risquerait en effet de contrebalancer l’autorité de la police. La prostitution tolérée doit être une société de femmes destinée à satisfaire la sexualité masculine sous le contrôle direct de l’administration; la présence d’individus masculins n’appartenant ni à la clientèle ni à la police des mœurs ne pourrait qu’entraîner une confusion des rôles. Les tenancières, constate Parent-Duchâtelet, font élever leurs enfants dans les meilleurs pensionnats; une fois retirées, elles deviennent souvent des dames patronnesses ou des dames de charité.
Et ce qui n’est pas le moins important pour notre propos:
Bref, la tenancière de maison close constitue l’antithèse de la proxénète ou du souteneur : ceux-ci sont des êtres immoraux et nuisibles; ces individus aux contours flous, mal définis, insaisissables, sont des créateurs de débauche; ils représentent de ce fait une terrible menace; d’autant plus qu’ils échappent au contrôle de l’administration et qu’ils s’emploient à gêner la surveillance que la police exerce sur le milieu prostitutionnel. (14)
Contre les filles qui voudront échapper à l’enfermement ou préféreront travailler pour un proxénète qui est en même temps leur amant, la loi sera impitoyable. C’est le sens de l’arrêté du 14 avril 1830 : «Article premier. Il est expressément interdit aux filles publiques de se présenter sur la voie publique; il leur est également interdit de paraître, dans aucun temps et sous aucun prétexte, dans les passages, dans les jardins publics et sur les boulevards. Article second. Les filles publiques ne pourront se livrer à la prostitution que dans les maisons de tolérance» (15). La maison de tolérance doit rester «l’égout séminal» de la bourgeoisie.

Ni les maisons de tolérance ni la répressivité des lois n’élimineront le proxénétisme ni la carrière de la fille publique. Vers la fin du XIXe siècle, la maison close a remplacé fortement la maison de tolérance. La réglementation se libéralise et les filles peuvent être libres de leurs allées et venues. Ainsi, elles n’ont plus à verser à l’État-proxénète une partie de leurs «salaires». «La maison close fin de siècle subsiste parce qu’elle est devenue une véritable maison de débauche, voire un temple des perversions, destinée à satisfaire une clientèle aristocratique ou bourgeoise, en grande partie constituée d’étrangers et assoiffés d’érotisme raffiné», note Alain Corbin (16). Foucault dirait que les mœurs bourgeoises passent de la scientia sexualis à l’ars erotica. C’est d’elles que Zola s’inspirera pour y loger Nana. Au-delà du simple «égout séminal» nous retrouvons tout l’équipement des raffinements sado-masochistes, du voyeurisme, de l’exhibitionnisme. Des séances «publiques» y sont données et l’équipement exige des mises de fonds qui font passer l’administration de la maison de l’État à l’«investissement» privé.

Parallèlement, la prostitution clandestine s’étend et devient toujours plus misérable. Les conditions de l’industrialisation ont jeté dans la prostitution des femmes et même des enfants. Dans Oliver Twist de Dickens, le méchant Fagin - un Juif, évidemment - n’est pas que le «patriarche» de voyous pick-pocket, c’est également une figure de proxénète qui tire l’argent de la prostitution des enfants, ce qui apparaît implicitement à la lecture du roman. Tout un lumpenproletariat tombe sous la coupe des proxénètes. Ce ne sont pas tous des amants de cœur qui soutiennent la prostituée qui court les rues. Le rapport est moins mélodramatique : «Le souteneur est un individu qui vit aux dépens de la fille ou des filles qu’il surveille en permanence, prêt à intervenir contre un client trop brutal. C’est lui qui prévient sa “marmite” de l’arrivée des agents des mœurs; en cas de rafle, il la prend à son bras ou cherche à lui faciliter la retraite en retardant les agents. Le souteneur indique à la fille les hôtels ou les débits de boissons qu’elle doit fréquenter; au besoin, il l’aide à pratiquer l’entôlage et le chantage. Bref, il est son guide, d’autant mieux écouté que, bien souvent, il l’a formée et qu’il lui a parfois ravi sa virginité. Enfin et probablement surtout, le souteneur est l’amant véritable de la fille, avec laquelle il vit en concubinage. La frigidité de la prostituée dans le travail se trouve compensée par le plaisir qu’elle connaît avec son homme. Que celui-ci soutire à la fille l’essentiel de ses revenus, qu’il exige d’elle son “prêt” quotidien, que bien souvent il la roue de coups lorsqu’elle se rebiffe ou, tout simplement, rapporte trop peu, qu’il l’empêche au besoin de le quitter, tout cela est évident […]. La nature sado-masochiste des rapports entre la fille et son souteneur a été trop de fois soulignée pour qu’il soit nécessaire d’insister. Toutefois, il faut ici faire la part de l’exagération et tenir compte de la nature des conduites conjugales dans un milieu où les sentiments se manifestent d’une tout autre manière que dans la bourgeoisie» (17).

Entre la répétition du ménage bourgeois et la plongée progressive dans la délinquence et la pègre, le rapport proxénète/prostituée décline toujours la pente vers une criminalité mortelle. À l’alcool succède des drogues de plus en plus dures. Le tatouage n’est plus un signe de reconnaissance strictement réservé aux détenus, mais exprime déjà l’expression des liens sentiments qui unissents filles et proxénètes. Si Parent-Duchâtelet pouvait tracer un portrait robot (imaginaire) de la prostituée, les criminologues de la fin du XIXe siècle dresseront celui (tout aussi imaginaire) du proxénète:
Le souteneur est un individu aux multiples visages. La quasi-totalité des témoignages fait état d’une évolution de son portrait; au fil des ans, on le dépeint de moins en moins comme un hercule de barrière, et de plus en plus comme un petit gommeux ou un “petit crevé en blouse”, précoce, fourbe, adroit et rusé. Comme la prostituée clandestine dont il vit, le souteneur parisien de la fin du siècle a renoncé aux toilettes voyantes, à la casquette à pont de soie noire, au pantalon clair à carreaux et à pieds d’éléphant; il s’habille désormais comme tout le monde; tout au plus celui qui fréquente les cafés du centre continue-t-il de porter la cravate claire, de parer ses mains des bagues offertes par sa maîtresse et de les revêtir de gants jaunes. L’habitude du sobriquet en revanche s’est conservée et nous connaissons le Tombeur, le Taureau, le Pacha de Montrouge et la Terreur de Grenelle.
La propension des sociologues du temps à établir des catégories ou à se livrer à une véritable démarche entomologique les amène à distinguer encore:
• Le souteneur de maison close, devenu amant de cœur et qui, répétons-le, est en voie de disparition. […]
• Le souteneur honteux, parfois ouvrier laborieux, qui consacre ses temps libres à soutenir une maîtresse qu’il épousera bien souvent lorsqu’elle aura vieilli.
• Le souteneur marié, qui a épousé “sa marmite” pour échapper à la menace de la relégation depuis le vote de la loi du 9 juillet 1852, ou qui est tout simplement un mari systématiquement complaisant.
• Le souteneur-rôdeur de barrières qui, en plus de la surveillance de ses femmes, n’hésite pas à dévaliser les passants. […]
• Le souteneur de café du centre de la capitale, voire le “lanceur” de demi-mondaines; le premier se dit coiffeur pour dames, athlète de foire, chanteur de café-concert, ou bookmaker.
[…]
• Sans oublier le souteneur des jeunes gens qui se livrent à la prostitution homosexuelle… (18)

Jusqu’au milieu du XXe siècle, le portrait général du monde de la prostitution ne s’est pas vraiment modifié. Le vocabulaire s’est polie. D’une femme entretenue par un vieux riche, on ne dira plus que c’est une courtisane. Les «femmes galantes» ont été émancipées par le féminisme. Les filles publiques sont devenues des travailleuses du sexe, dont l'acronyme (TS) est exactement le même que celui des travailleuses sociales! Et pourquoi pas, puisqu’il s’agit toujours de servir d’égout séminal aux malheurs du monde? Libéré de la procréation, le sexe n’est plus une denrée aussi monnayable que sous les puritanismes victoriens et napoléoniens. Il est possible de vivre en concubinage sans être ostracisé. L’homosexualité n’est plus criminalisée. Les divorces suites à des histoires d'adultère sont maintenant choses banales! L’amour est un idéal dont on sait qu’il fait souffrir mais qu’il ne réside plus dans l’objet aimé mais dans le sujet désirant. Les souffrances qu’il entraîne ne se sont pas épuisées, mais la prostitution n’est plus la seule alternative au pragmatisme du monde bourgeois et de sa morale conjugale et familiale.

Pourtant la prostitution existe toujours et le proxénétisme n’est pas disparu pour autant. Elle est toujours aussi difficile à cerner. Pourquoi existe-t-elle encore? Pourquoi se généralise-t-elle au point que, par les médias électroniques, n’importe qui peut s’adonner à l’exhibitionnisme et au voyeurisme prostitutionnel. Des réseaux de distribution servent aujourd’hui de proxénètes électroniques dont les affaires sont parfaitement légales. Le fait de refuser la légalisation de la prostitution pour qu’elle passe sous un certain contrôle de l’État (le retour de l’État-proxénète du Code Napoléon) ne repose pas sur une question morale (on fait moins de scrupules à taxer l’alcoolisme et le jeu compulsif), mais à ne pas opposer un monopole d’État à des entreprises privées qui rapportent des impôts et des taxes à des amis des partis politiques. Comme au temps où la prostitution se partageait entre les courtisanes des classes élevées de la société et les filles publiques pour le ruisseau, il y a encore des proxénètes voyous, mafieux ou bandes de motards criminalisés, et de plus en plus de proxénètes financiers.

Enfin, dans un monde où l’économie de marché réduit le corps humain à la somme de ses parties dont la liberté du possesseur lui permet d’en disposer à sa guise (c’est-à-dire de les «échanger» comme de les «monnayer»), la prostitution n’est plus qu’une allégorie du travail salarié. Tout un chacun est un peu la putain de son employeur, de son propriétaire de logement, de son État (par les taxes et impôts), de sa famille. Contrairement à l'esclavage où l'emprise est directe sur les corps, le salariat est un mode d'échange d'un corps (en totalité ou en partie) par un gain en capital qui s'appelle le travail. Les excès du moralisme puritain se sont finalement fondus dans les perversions démocratiques. La chambre de Nana, dans le roman de Zola, annonçait le commerce des sex-shops, du cinéma porno, du chat-sex sur le WEB où l’on s’offre soi-même aux regards anonymes de la planète entière. Tout cela se fait avec un sans-gêne qui exclut tout sentiment de dignité et de respect de soi. La fin du proxénétisme, c’est quand tout le monde est devenu le proxénète de sa putasserie. Et c’est ainsi que commence le XXIe siècle…⌛

Montréal
6 octobre 2012
 Notes:
  1. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. Histoire et dossier de la prostitution, Paris, C.A.L., 1965, p. 46.
  2. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. ibid. p. 46.
  3. V. Grandpierre. Sexe et amour de Sumer à Babylone, Paris, Gallimard, Col. Folio-histoire, # 195, 2012, pp. 189-190.
  4. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. op. cit. p. 46.
  5. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. ibid. p. 67.
  6. C. Salles. Les bas-fonds de l’Antiquité, Paris, Payot, Col. P.B.P., # P 220, 1995, p. 22
  7. J. Rossiaud. La prostitution médiévale, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 217, 1988, pp. 43-44.
  8. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. op. cit. p. 199.
  9. J.-J. Servais et J.-P. Laurend. ibid. p. 200.
  10. Cité in A. Corbin. Les filles de noce, Paris, Flammarion, Col. Champs, #118, 1978, p. 15.
  11. A. Corbin. ibid. p. 19.
  12. A. Corbin. ibid. pp. 21-22.
  13. A. Corbin. ibid. pp. 19-20.
  14. A. Corbin. ibid. pp. 26-27.
  15. Cité in J.-J. Servais et J.-P. Laurend. op. cit. pp. 201-203.
  16. A. Corbin. op. cit. p. 182.
  17. A. Corbin. ibid. pp. 231-232.
  18. A. Corbin. ibid. pp. 234 à 236.

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