Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 27 avril 2014

Le circuit de Caïn


John Haley. Caïn et Abel, lithographie

LE CIRCUIT DE CAÏN

 

Il est convenu que d’un couple de jumeaux on demande toujours lequel des deux est le méchant. La remarque s’adresse moins spécifiquement aux jumeaux puisque parfois, aussi, aux frères et aux sœurs. On pense moins au fait à l’extraordinaire de la ressemblance qu’à l’étrangeté de voir deux êtres si proches l’un de l’autre au point qu’ils deviennent des doubles poussés jusqu’à l’antagonisme. Et là, nous entrons dans l’univers du fantastique.

 

Le fantastique, c’est-à-dire le doppelgänger. Ce mot d’origine allemande signifie tout simplement un sosie, un «double» fantomatique d’une personne vivante, d’où son usage dans les romans du XIXe siècle. On date l’origine du doppelgänger d’un roman de l’auteur allemand Jean-Paul (Richter), Siebenkäs (1796), où le doppelgänger est définit comme «ceux qui se voient eux-mêmes». William Wilson d’Edgar Poe, Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, reprennent le thème et sont des nouvelles universellement connues et repiquées de toutes sortes de façon par le cinéma, la bande dessinée, les séries télé. Souvent, c’est un jumeau maléfique mort qui vient hanter son frère vivant. Si nous passons du paranormal à la psychologie, nous associons au double le phénomène de bilocation, l’ubiquité ou tout simplement le fait d’apercevoir fugitivement sa propre image du coin de l’œil. Rien de fantastique ici, seulement une sensation de l’étrange. Il est donc préférable de penser en termes de «double» plutôt que de sosie, utilisé généralement dans le roman policier, comme dans le conte de Boileau-Narcejac qui inspira le film d’Hitchcock, Vertigo. Passé à la superstition, le doppelgänger est perçu comme un mauvais augure de mort et un Double vu par des proches serait un signe de malchance ou de maladie à venir. Plus qu’un thème romantique, le doppelgänger est devenu un «symptôme» de notre temps car il ramène au cœur de l’existence le thème de l’identité.

 

Voilà pourquoi le motif des jumeaux vient concrétiser le double. Otto Rank, le célèbre psychanalyste, avait très bien compris qu’il s’agissait d’une conséquence, non pas du phénomène de la naissance gémellaire, mais de la croyance en une âme double, l’une mortelle, l’autre immortelle. Comme dans William Wilson, on a l’impression que le «bon» est tué par le «mauvais» William Wilson. Un sentiment de culpabilité pathologique anime cette confrontation qui accuse la soumission du pervers à ses penchants mauvais, irrécupérable par le Moi collectif. Dans les cultures primitives, souvent les jumeaux sont dotés de pouvoirs supranaturels, notamment sur la vie et sur la mort, du fait qu’en venant au monde le combattant amène son double immortel. Dans certaines cultures antiques, ils sont associés au caractère civilisateur comme les constructeurs et fondateurs de ville, Romulus et Remus. Chez les Dogons, ils donnent la parole, tels les Nommo. Le paradoxe réside dans le fait que c’est par la fracture, le fratricide, que s’opère l’œuvre civilisatrice; il devient indispensable que l’un des jumeaux tue l’autre, ce qui marquerait la condition de la survie de l’autre, bref qui assurerait l’identité au survivant. Les doubles ne peuvent cohabiter dans le même monde, trop petit pour accueillir une identité et son doppelgänger.

 

Le conflit qui surgit au sein de la gémellité est structurel et dépasse les relations conjoncturelles entre les individus. Ce conflit se nourrit de l’angoisse de ce que le judiciaire pourrait appeler «un vol d’identité». Ou plus exactement un substitut identitaire. Ce grand malheur des parents qui adoptent un enfant pour en remplacer un autre, mort, comme dans le cas du peintre Salvador Dali; ou qui s’obstinent à les habiller l’un à l’image de l’autre pour que ceux qui ne s’en seraient pas aperçus reconnaissent qu’il s’agit bien là de jumeaux. Ce plaisir, non dénué de sadisme, contribue à accentuer l’angoisse de l’identité.  Les circons-tances qui font que l’Autre cesse d’être l’autre pour devenir Moi proviennent toujours de crises intérieures. Ce malaise que nous ressentons précisément lorsque nous rencontrons notre sosie ou que quelqu’un porte le même nom que soi. Cette «inquiétante étrangeté», où la ressemblance à la fois nous séduit et nous inquiète, comme le montre le dernier film de Denis Villeneuve Enemy (2014), appelle la mort de l’un des deux identiques, car deux identités ne peuvent vivre sur terre nous l’avons dit, et voilà pourquoi Romulus finit par tuer Remus sans quoi il aurait été lui-même tué par son frangin. C’est Loki et Thor dans la mythologie germanique. Pourtant, cela ne semble pas être le cas de Caïn et Abel.

 

Lorsque j’avais six ans environ, dans ma classe, il y avait de grands tableaux, des reproductions de peintures plutôt kitsch présentant des scènes connues de l’histoire sainte. L’un de ces tableaux, vieux et jauni, montrait Caïn relevant son gourdin et, à ses pieds, le jeune et beau Abel, le crâne fracassé, avec une tache de sang brunâtre s’étendant sous sa tête. Le décor était constitués de grands rochers, de ronces et d’arbres sombres et lugubres. Parmi les premières scènes violentes que j’ai eu à voir, ce tableau m’est vaguement resté comme un souvenir inquiétant.

 

Pour les civilisations issues du judéo-christianisme, le modèle du meurtre identitaire demeure le récit de Caïn et Abel, où nulle part il n’est dit qu’ils étaient jumeaux. La Genèse (4,1) concède un droit d’aînesse à Caïn. Puis vient Abel. «Or Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol». L’étymologie du nom pourrait provenir de Qayin qui signifierait «forgeron». L’homme qui cultive la terre doit fabriquer des charrues, l’éleveur n’a pas ce problème, aussi le récit fera-t-il de Caïn un constructeur de ville (4,17). Délaissons l’anthropologie néolithique pour revenir au texte mythique. Rien n’oppose à prime abord Caïn et Abel au sein de la famille d’Adam. C’est lorsque Caïn présente des produits du sol en offrande à Yahvé «et qu’Abel, de son côté, [offre] des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse» que la jalousie s’instille dans le cœur de Caïn. Rien ne dit que les offrandes de Caïn aient été de moindre qualité. «Or Yahvé agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu». En effet, pourquoi Dieu agréa-t-il l’offrande de l’un et refusa-t-il celle de l’autre? Dieu est-il d’avantage carnivore que végétarien? Ce n’est donc pas sans un certain étonnement qu’on lit la suite : «Yahvé dit à Caïn : “Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite et que tu dois dominer!”» Admettons-le, Yahvé agit ici sournoisement. Il instille volontairement la jalousie dans le cœur de Caïn par le geste d’accepter l’offrande d’Abel. Il cultive le ressentiment de Caïn en le tourmentant sur la culpabilité et le péché. C’est alors qu’intervient le timshel sur lequel l’écrivain américain Steinbeck érigea son roman À l’est d’Éden. 

 

On rappellera, dans le roman de Steinbeck, que Lee, le serviteur chinois d’Adam Trask, se lance dans une exégèse du fameux passage. «…this was the gold from our mining. “Thou mayest”. The American Standard translation orders men to triumph over sin (and you can call sin ignorance). The King James translation makes a promise in “Thou shalt”, meaning that men will surely triumph over sin. But the Hebrew word timshel – “Thou mayest” – that gives a choice. For if “Thou mayest” – it is also true that “Thou mayest not”. That makes a man great and that gives him stature with the gods, for in his weakness and his filth and his murder of his brother he has still the great choice. He can choose his course and fight it through and win». L’interprétation timshel renvoie donc au choix de commettre ou non le mal, ce qui est une lecture augustinienne de la liberté telle qu’exprimée dans les œuvres de l’évêque d’Hippone. Dans le conte de Poe William Wilson, le personnage éponyme était soumis déjà à cette torture morale. Le mauvais Wilson pouvait toujours supporter la présence de son double accusateur et délateur. Thou mayest se disait-il, repoussant son envie de vengeance. Ensuite, il s’encourageait du Thou shalt, essayant de réprimer ses mœurs dépravées, trop fortes pour lui. Enfin, lorsque se présenta le Thou mayest not, il décida de tuer le bon Wilson qui en mourant, lui disait «Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant, tu es mort aussi, mort au Monde, au Ciel et à l’espérance. En moi tu existais, et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même». On ne peut exprimer plus clairement l’impasse dans laquelle se trouve le doppelgänger. Il ne peut vivre avec son double. Il ne peut survivre sans son double. Ce qui apparaît au départ comme une alternative – tu peux comme tu peux ne pas – finit par devenir un aporie fermé sur lui-même. Avec ou sans, le double identitaire te projette dans une schizophrénie insoluble.

 

Dans le cas de Caïn, on le sait, la vengeance déploie sa duplicité : «Caïn dit à son frère Abel : “Allons dehors”, et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua». Débarrassé d’un frère gênant, comme dans le conte de Poe, Caïn n’est pas libre pour autant, même si vengé. «Yahvé dit à Caïn : “Où est ton frère Abel?” Il répondit : “Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère?”» Si Caïn pouvait ruser avec Abel, il ne le peut avec Yahvé qui sait. Et Caïn sait que Yahvé sait. Qu’à cela ne tienne. Il relance, effrontément, suis-je le gardien de mon frère? C’est là la pierre d’achoppement entre le thou mayest et le thou mayest not. Si Yahvé n’avait pas de raison d’accepter les offrandes de Caïn, maintenant il s’en est trouvé une et c’est pour avoir su ce dénouement qu’il refusait les offrandes impures de l’aîné. La réponse de Caïn rejaillit sur tout le verset 4 de la Genèse.

 

«Yahvé reprit : “Qu’as-tu fait? Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol! Maintenant, sois maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre”. Alors Caïn dit à Yahvé : “Ma peine est trop lourde à porter. Vois! Tu me bannis aujourd’hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre : mais, le premier venu me tuera!”»  Mieux que son père Adam, qui essayait de refiler la culpabilité sur la responsabilité de sa femme, Ève, qui, elle, accusait le serpent tentateur, Caïn accepte immédiatement sa faute. Avec lui naît le sentiment de culpabilité essentiel à toute socialisation (je suis le gardien de mon frère). Comme l’écrit André-Marie Gérard, dans son Dictionnaire de la Bible (Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 1989, p. 175) : «Mais Yahvé ne veut pas que le juste châtiment du coupable l’accule au désespoir et le livre à l’aveugle vengeance humaine. Qui tuerait Caïn subirait lui-même la vengeance divine : “sept fois”, c’est-à-dire la plus complète qui puisse être; et pour que nul n’en ignore, Yahvé marque Caïn d’un “signe” avant qu’il ne Cs’éloigne vers le pays de Nod, celui des “nomades” si l’on s’en réfère à la racine dont le mot est tiré. […] Rien non plus qu’il appréhende de rencontrer des exécuteurs sur les chemins de son exil. Quant au “signe” dont le marque Yahvé, il pourrait être, sans dommage pour l’exégèse du passage, une noble interprétation du signe tribal des Quénites, cicatrice ou tatouage; et pourquoi pas d’ailleurs un symbole yahviste» (ibid. p. 176). C’est retiré à l’est d’Éden que Caïn pourra poursuivre sa misérable existence d’errant. Une forte marque de régression suit le crime et la condamnation. L’homme qui cultivait un sol riche et généreux se retrouve nomade, prédateur, errant, damné. Comme le couple Adam et Ève rejeté du Paradis, la nouvelle condamnation pousse d’un cran plus loin le processus de régression collective.


C’est toujours dans cet esprit du châtiment de Caïn que se poursuit l’histoire du monde. Le Déluge devient une punition divine contre l’humanité toute entière, à l’exception du patriarche Noé et de ses fils dont on se demande comment il a pu les épargner considérant ce qui allait se passer par la suite. Puis la terre se repeuple et les hommes étant ce qu’ils sont, le péché de Caïn les poursuit : «L'œil était dans la tombe et regardait Caïn» (V. Hugo). C’est alors qu’on se heurte à la célèbre Tour de Babel. Le texte indique l’art du forgeron et du bâtisseur de ville qu’était celui de Caïn. Faut-il croire que Caïn a transmis cet art à sa descendance? «Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient [toujours à l’orient d’Éden], ils trouvèrent une plaine au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : “Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!” La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : “Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre!” (G 11, 1-3). Il paraît inutile d’insister sur l’identité de Babel avec Babylone et la tour avec la fameuse ziggourat. L’unité de la langue fait ici ciment entre les individus, les bâtisseurs de la tour. Ce «front linguistique» prétend s’ériger pour confronter Dieu, la Tour de Babel étant, étymologiquement, la Porte du Ciel. Cette fois-ci, c’est Yahvé qui semble angoissé de se retrouver face à un doppelgänger : «Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : “Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons! Descendons! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres”. Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre». En brouillant le langage et en le fractionnant en langues incompréhensibles, l’unité du genre humain se voyait brisé et le doppelgänger de Dieu définitivement vaincu. Comme l’écrit René Caillois, le monument de l’orgueil était devenu celui de la confusion. Pour les chrétiens, cette unité ne sera restaurée que par la Pentecôte après la résurrection du Christ où les langues de feu permettront aux apôtres de prêcher parmi tous les peuples de toutes les langues de la terre pour recréer l’œkoumène originale prête à recevoir le message chrétien.

 

D’autres mythologies bibliques appliquent à Nemrod, le «premier puissant de la terre», cette entreprise démentielle d’ériger une tour qui s’élève jusqu’aux cieux. Cette association suffit à le précipiter dans l’Inferno de Dante. Nemrod, que Dante installe parmi les géants, était reconnu pour être un fier chasseur, un peu à l’image des bas-reliefs que nous avons du roi Assurbanipal. Mais en l’associant anachroniquement avec la Tour de Babel, le voilà devenu chasseur de Dieu. Chasseur d’hommes aussi, une fois la confusion établie. Avec Nemrod naît surtout la chasse au doppelgänger. Voilà pourquoi il devient le premier «chef de l’État». Jaloux, comme Yahvé. Bâtisseur, comme Caïn. Doté de la machine totalitaire qu’est l’État despotique oriental, Nemrod va multiplier les meurtres tant sur une courbe géométrique que sur une courbe arithmétique. En s’appropriant à lui seul le droit de laisser vivre ou de faire mourir, il prend sur ses épaules les désirs de meurtres de tous ses membres. Avec Nemrod commence l’ère des massacres, des génocides, des guerres. Le bond quantitatif est aussi un bon qualitatif qui font paraître les meurtriers cités par Dante comme auteurs de crimes relativement insignifiants.

 

Focaccia Cancellieri, noble de Pistoia, qui coupa la main d’un de ses cousins et en assassina ensuite le père; Sassolo Maschéroni, Florentin qui tua un de ses oncles; Alberto Camiccione de’ Pazzi de Valdarno, qui tua par trahison Ubertino, un parent… Rien de plus que des mafieux qui règlent des comptes de famille. Aujourd’hui, tout cela relèverait du pur fait divers. Mais dans le contexte où les rivalités mafieuses interpellaient tous les citoyens, ces crimes étaient assez odieux pour mériter une mention dans les enfers. Pour autant que le circuit de Caïn nous y conduit, cherchons ailleurs la chasse ouverte par Nemrod aux doppelgängers.

 

La rivalité jalouse ne contredit pas le conflit des identités. On pourrait dire que la première est conséquence «naturelle» du second. Ici, je marquerai une nette différence entre l’envie et la jalousie, même si on les tient trop souvent pour synonyme. L’envie marque un désir d’objet. L’envieux veut ce que l’autre possède, en particulier des biens détachés de sa personne : des richesses, des terres, des positions sociales, etc. Le jaloux est un désir subjectif. Le jaloux veut être ce que quelqu’un d’autre est. C’est un envie ontolo-gique. Être comme. Être pareil à. Bref, être identique à un Autre, un modèle, un substitut, etc. On le trouve dans le désir mimétique en établissant des rivalités entre amoureux pour un même objet. Mais la jalousie monte plus haut; elle va jusqu’au désir d’anéantissement de l’Autre pour être certain que le Moi sera sans duplication. Le fratricide passe alors de l’existentiel à l’essentiel. Le fratricide existentiel, mû aussi bien par l’envie que par la compétition, se retrouve dans les cas d’Absalom et de d’Amnon ou encore dans la loi du fratricide ottoman. Par contre, la rivalité d’Étéocle et Polynice et celle de Romulus et de Remus, appartiennent à la jalousie essentielle. Avec le cas psychopathologique de Pierre Rivière, le fratricide atteint un niveau difficilement explicable à l'esprit humain. Comme si nous atteignions enfin le fond du puits dantesque.


La Bible offre un autre cas célèbre de fratricide. Celui des fils de David, Absalom et Amnon. Ce cas est envieux dans la mesure où il place la rivalité des deux frères autour de l’inceste sororal. Amnon, le fils aîné que David a eu d’Ahinoham, convoite Tamar, sa demi-sœur qui, comme Absalom son frère, sont nés de Maaka. Comme il se meure d’amour pour elle et ne sait comment la séduire, son perfide conseiller, Yonadab, lui suggère une ruse. Amnon fait semblant d’être très malade et demande que sa sœur vienne sous sa tente lui préparer des beignets. Lorsqu’elle les lui apport à son alcôve, Amnon s’empare d’elle «“Viens, couche avec moi, ma sœur!” Mais elle lui répondit : “Non, mon frère! Ne me violente pas, car on n’agit pas ainsi en Israël, ne commets pas cette infamie. Moi, où irais-je porter ma honte? Et toi, tu serais comme un infâme en Israël! Maintenant parle donc au roi : il ne refusera pas de me donner à toi”. Mais il ne voulut pas l’entendre, il la maîtrisa et, lui faisant violence, il coucha avec elle». En effet, Tamar n’est que la demi-sœur d’Amnon et David pourrait bien «réinterpréter» la loi en la faveur de son fils bien-aimé. Aussi, ce n’est pas le désir amoureux qui motive ici Amnon, mais celui de la force, de la puissance de défier la loi et se passer des consentements de Tamar aussi bien que de David. Ce qui arrive par la suite est conforme à ce qu’avait annoncé Tamar.

 

«Alors Amnon se prit à la haïr très fort – la haine qu’il lui voua surpassait l’amour dont il l’avait aimée – et Amnon lui dit : “Lève-toi ! Va-t’en !” Elle lui dit : “Non, mon frère, me chasser serait pire que l’autre mal que tu m’as fait”. Mais il ne voulut pas l’écouter. Il appela le garçon qui le servait et lui dit : “Débar-

rasse moi de cette fille, jette-la dehors et verrouille la porte derrière elle!” […] Tamar, prenant de la poussière, la jeta sur sa tête, elle déchira la tunique à longue manches qu’elle portait, mit la main sur sa tête et s’en alla, poussant des cris en marchant. Son frère Absalom lui dit : “Serait-ce que ton frère Amnon a été avec toi ? Maintenant, ma sœur, tais-toi ; c’est ton frère, ne prends pas cette affaire à cœur”. Tamar demeura abandonnée, dans la maison de son frère Absalom. Lorsque le roi David apprit toute cette histoire, il en fut très irrité, mais il ne voulut pas faire de peine à son fils Amnon, qu’il aimait parce que c’était son premier-né. Quant à Absalom, il n’adressa pas la parole à Amnon, car Absalom s’était pris de haine pour Amnon à cause de la violence qu’il avait faite à sa sœur Tamar». La haine de Absalom pour Amnon ne relève donc pas du doppelgänger mais de l’humiliation des enfants nés du sein de Maaka par celui né du sein d’Ahinoham. D’autre part, l’attitude du roi David apparaît comme une réaction de faiblesse. On n’imagine pas un patricien romain réagir ainsi. Elle n’est pas étrangère à la vindicte qu’Absalom prendra plus tard contre son père, le portant jusqu’à le défier par une révolte ouverte.

 

Mais, pour le moment, Absalom en est à ruminer sa vengeance contre Amnon. Deux ans plus tard, «Absalom prépare un festin de roi, et il donna cet ordre à ses serviteurs : “Faites attention! Lorsque le cœur d’Amnon sera mis en gaîté par le vin et que je vous dirai : ‘Frappez Amnon!’ vous le mettrez à mort. N’ayez pas peur : n’est-ce pas moi qui vous l’ai ordonné? Prenez courage et montrez-vous vaillants». Les serviteurs agirent tel que commandé et firent justice du péché d’Amnon. Apprenant le fratricide, le roi David leva son armée contre Absalom qui s’enfuit à l’étranger où il résida pendant trois ans, attendant que la peine et la colère du roi soient enfin apaisées pour revenir. Le fratricide d’Absalom apparaît donc moins motivé par l’envie que par les ressentiments aussi bien envers son frère qu’envers son père. Ce drame familial a inspiré la littérature occidentale, en particulier le roman de William Faulkner, Absalom Absalom! (1936), qui ramène le drame dans le sud des États-Unis après la guerre de Sécession.

 

Étéocle, Polynice, Ismène et Antigone sont les enfants du mariage incestueux entre Œdipe et sa mère Jocaste. Dans la mythologie grecque, après le suicide de cette dernière et l’exil d’Œdipe, Robert Graves raconte que «Polynice et son frère jumeau Étéocle avaient été élus conjointement rois de Thèbes […]. Ils se mirent d’accord pour régner alternativement pendant une année, mais Étéocle, à qui il échut de régner le premier, ne voulut pas abandonner son trône, au terme de l’année, et, invoquant les mauvaises intentions de Polynice, il le bannit de la ville» (R. Graves. Les mythes grecs, t. 2, Paris, Fayard, (rééd. Pluriel, # 8400, 1967, §106, p. 13). Polynice se rend alors à Colone pour obtenir la bénédiction d’Œdipe dans son projet de lever une armée contre Étéocle. Contrairement à David, Œdipe maudit son fils : «Va, maudit, chassé et renié par ton père, le plus scélérat des hommes, emporte avec toi ces imprécations que je fais contre toi, afin que tu ne t’empares point de la terre, que tu ne retournes jamais dans le creux Argos, mais que tu tombes sous la main fraternelle et que tu égorges celui par qui tu as été chassé!» Bien étrange malédiction que Sophocle prête à la bouche du vieil aveugle! C’est l’épisode tragique des Sept contre Thèbes. Au bout de cette guerre féroce et sans issue, Polynice «pour faire cesser l’effusion de sang, proposa que la succession au trône soit décidée en un combat singulier avec Étéocle. Étéocle accepta le défi, et, au cours d’un combat acharné, chacun blessa l’autre» à mort et Créon, leur oncle, prit alors le commandement de l’armée thébaine, poussant à la déroute les armées ennemies (R. Graves. Ibid. p. 16). Créon acceptera de rendre les hommages de la pompe royale à Étéocle, mais le rebelle, Polynice restera sans sépulture, l’accusant de trahison et d’avoir attaqué Thèbes. On sait le parti que tirèrent Eschyle et Sophocle de ce drame à la fois familial et politique. Si on en reste au point de vue strictement moral, la faute de la tragédie relève d’Étéocle qui n’a pas respecté l’entente de l’alternance des frères-rois. Par contre, du point de vue politique, Étéocle incarne lesens de l’unité de la Cité et par le fait même il a été le plus fort et Polynice n’avait qu’à s’abstenir de s’opposer à son frère. Pire, il outragea la Cité en passant des alliances avec les ennemis de Thèbes et mêler la guerre civile à la guerre entre cités. En opposant Étéocle et Polynice dans un combat ultime avec la mort des deux frères, la tragédie poursuit la malédiction rattachée à Œdipe et à sa progéniture.

 

Il ne faut pas écarter le fait que la succession par alternance créait une situation ambiguë entre Étéocle et Polynice qui n’était pas celle d’Amnon et d’Absalom. En plus d’être jumeaux, Étéocle et Polynice, se succédant tour à tour, apparaissaient aux yeux des thébains comme deux identiques. C’est-à-dire qu’ils se valaient l’un l’autre et créaient ainsi une situation de Doppelgänger, Polynice repoussé comme méchant double alors qu’Étéocle s’était mis en état d’être la figure royale, donc positive. La mort des deux jumeaux sur le champ de bataille dans un duel anticipe la conclusion que Poe donnera à William Wilson. Les deux frères ne pouvaient exister ensemble, ils ne peuvent toutefois pas vivre l’un sans l’autre.

 

Ce qui vaut pour Étéocle et Polynice le vaut encore plus pour Romulus et Remus, les jumeaux fondateurs de l’Urbs, la ville de Rome. Du moins, c’est ce qu’en dit l’historien Tite-Live. Tout dans les récits de la fondation de Rome ramène au duel génellaire. Romulus et Remus sont les fils jumeau de la vestale Rhéa Silvia et du dieu Mars. Leur oncle, roi d’Albe qui a dépossédé son frère Ascagne fils d’Énée noble troyen ayant fui l’invasion grecque, Amulius, s’entend pour se débarrasser de ses petits-neveux, de peur qu’en grandissant, ils réclament leur part d’héritage étant fils d’une vestale qui avait fait vœu de chasteté. Il ordonne qu’on les jette dans le Tibre. Comme Moïse, les enfants sont abandonnés dans un panier sur le fleuve. Ils dérivent, protégés par Mars, jusqu’au mont Palatin. «C’est bien, en effet, à cette véritable “colline inspirée” du site romain et de la légende des origines de la Ville qu’est liée, de manière indissociable, la geste de Romulus : c’est au pied du Palatin que vient échouer le berceau où avaient été mis les deux jumeaux sur ordre de leur grand-oncle, l’usurpateur Amulius, qui voulait les faire périr dans les eaux du Tibre; c’est encore au Palatin qu’en pleine époque classique, on pouvait voir une cabane pieusement et réguliè-rement entretenue et où avaient vécu, disait-on, Romulus et Remus, au milieu des bergers qui les avaient sauvés et recueillis; c’est sur le Palatin, alors que son frère Remus choisit l’Aventin, que Romulus se place pour observer le vol des oiseaux favorables (des vautours !), dont l’apparition signifierait l’approbation des dieux à son projet de fondation, et c’est donc sur la colline survolée par douze vautours que la légende nous le montre, fondant une cité à laquelle il donnera le nom de Rome. Rome serait ainsi née sur le Palatin et, s’il faut en croire la légende, c’est là qu’on doit chercher les signes archéologiques de l’avènement de la cité» (A. Grandazzi. La fondation de Rome, Paris, Les Belles Lettres, Col. Pluriel, # 8820, 1991, p. 248). 

 

Vite oublié l’épisode de la louve qui allaita les deux jumeaux arrivés sains et saufs au Palatin. En fait, cet épisode dit plus sur l’ambiguïté gémellaire du doppelgänger que l’on y voit à première vue. Michel Serres le rappelle dès l’ouverture de son essai sur Rome Le livre des fondations : «Romulus et Remus, jumeaux albains abandonnés, tètent le sein sec de la louve, je dis sein sec puisque en latin la louve indique la putain, une putain de lupanar. Faux fils de putain, vrais fils de vestale et de Mars, légendaires, fils de violence et de viol, fils du dieu de la guerre et d’une prêtresse chaste et sauvage, Romulus et Remus sont petits-fils aussi de frères ennemis. Le meurtre entre les frères n’a pas commencé aujourd’hui. Romulus, donc, tue Remus et il fonde Rome. […] Romulus tue Remus et Rome fut fondée» (M. Serres. Rome Le livre des fondations, Paris, Grasset & Fasquelles, Col. Pluriel, # 873, 1983, p. 21). Serres fait référence ici au combat mythologique entre Hercule et Cacus, et c’est à Hercule que Romulus sacrifie après le fratricide. Le fratricide de Romulus sert de doublet de l’autre, comme on en trouve dans les Évangiles : «Les dieux passent avant les rois. Un héros devient dieu aux lieux où le jumeau devient roi. Hercule monte sur l’autel, Romulus sur le trône. Romulus a tué Remus, Hercule a tué Cacus. Romulus a risqué sa vie dans la bataille à mort, au milieu de la tourbe. Hercule a risqué sa vie dans la foule des pâtres du voisinage, tous venus secourir Cacus. Hercule a été reconnu dieu, fils de dieu par Évandre, Romulus cherche la reconnaissance, il cherche une légitimité. La légende intervient au milieu du récit légendaire par changement de langue, par changement de registre, de ton, par changement d’échelle, d’état, d’espace et de temps, on dirait une métalangue. […] Remus vient de mourir, soit tué par son frère au voisinage des murailles, de l’autre bord de leur dessin, soit frappé au milieu de la foule, de la tourbe, qui discutait passionnément à propos des vautours. Mort déchiré au milieu des vautours. Romulus, resté seul, sacrifie. Or il sacrifie à Hercule, parmi d’autres rites albains…» (M. Serres. Ibid. pp. 22 et 23).

 

Alors que Caïn et Polynice, les révoltés, sont les porteurs du fratricide et condamnés par cet acte, Romulus est justifié par le modèle herculéen. Mais, comme Caïn, Romulus apparaît comme un fondateur de ville : «La légende affirme que Rome comme ville ne naît pas d’un miracle, mais d’un coup de force. D’une volonté. Plantés l’un sur l’Aventin, l’autre sur le Palatin, Remus et Romulus comptent les oiseaux qui doivent signifier le choix des dieux entre ces jumeaux. Six vautours d’abord, puis douze. Qui a gagné ? Celui qui a vu le premier, ou celui qui a vu plus d’oiseaux ? De toute évidence, l’augure est illisible» (J. Gaillard. Rome, le temps, les choses, s.v., Actes Sud, Col. Babel # 262, 1995, pp. 35-36). Le métalangage est aussi indéchiffrable que les augures. Vraie ou fausse légende, la morale est évidente et les deux jumeaux ne peuvent fonder chacun une ville sans que l’autre ne se porte à sa destruction : «Là-dessus, des Grecs feraient une dissertation, pèseraient le pour et le contre, instruiraient une casuistique et chercheraient où est la ruse. Les Romains, sachant qu’ils ne savent pas lire, ont l’ordinaire comportement des hommes en cas de telle rivalité : ils se battent. Comme des chiffonniers, comme des hooligans, bande contre bande, supporters contre supporters. C’est la première version donnée par Tite-Live : il s’ensuit que Remus est tué, vive Romulus. Autre version que la mémoire a retenue – plus dramatique, et sans doute plus forte : Romulus a pris la charrue, tracé un sillon, Remus le nargue en bondissant par-dessus ce mur symbolique ; Romulus le tue, vive Romulus. Et qui proclame : “Périsse ainsi quiconque franchira mes murailles !” (J. Gaillard. Ibid. p. 36).

 

Étrange synchronisme qui nous fait retrouver la charrue de Caïn entre les mains de Romulus. Les chrétiens s’en serviront pour créer un syncrétisme le moment venu. Mais, en aucun cas Remus n’est le doublet d’Abel. Il a mérité son sort, comme Polynice. Le récit mythologique de Romulus efface en un sens le «signe» porté par Caïn. Le péché du fratricide est effacé par l’Urbs appelée à devenir éternelle; à devenir éternellement le centre du monde chrétien.

 

Gaillard poursuit : «Deux versions, dont l’une, la première, énonce simplement la loi du plus fort de deux groupes; c’est une manière de voir comment se règlent souvent les conflits politiques. Par une violence confuse, une rixe sans loi et sans doute sans esprit. L’autre version dit bien qu’il y a des morts utiles, et c’est déjà une loi politique, dont la République fera grand usage. Affreux en soi, le fratricide peut prendre des airs de sacrifice. Néanmoins, le recours à cette force brutale fait froid dans le dos, et, à l’heure des guerres civiles, le meurtre romuléen donnera des cauchemars aux Romains – parce qu’il est profondément primitif et radical. C’est le radicalisme qui fait les rois : Romulus supprime son frère comme Alexandre tranche le nœud gordien, d’un bon coup de glaive. La priorité va à celui qui a osé faire, à ce laboureur qui n’entend pas perdre son temps à discuter, et trace le rempart tandis que les autres en sont encore à se battre pour savoir qui conduira les bœufs. S’il a raison, les dieux lui donneront raison. Et si son frère lui donne tort, il le tue. Pragmatiquement. Pour sortir de l’impasse. Et bien faire comprendre qu’on ne plaisante pas avec la Ville. C’est sérieux. La gravitas peut, le cas échéant, se révéler contondante» (J. Gaillard. Ibid. pp. 36-37). On comprend comment l’Église du Christ, née à Jérusalem, s’est vite transposée à Rome où les nouveaux jumeaux devenaient les apôtres martyres Pierre et Paul, sacrifiés tous deux par l’imperium de Néron. Romulus et Remus des origines réconciliés dans la vocation chrétienne de l’Urbs. S’il est possible de tuer son frère parce qu’il ne rejoint pas la Vraie Foi, c’est parce que la mythologie romaine enseigne ce qui ne se trouve pas dans la mythologie biblique. Caïn, Absalom sont aussi faibles qu’ils sont envieux. Étéocle et Romulus aussi forts qu’ils sont tyranniques. Des premiers naissent les villes; des seconds les États. Abel, Amnon, Polynice, Remus peuvent être doux, violents, rebelles, outrecuidants, peu importe ils sont stériles, voire une menace pour la civilisation. Ne cherchons pas d’autres morales que celle de Machiavel et c’est pour cela que l’auteur du Prince fut le commentateur le plus brillant de Tite-Live. Nous comprenons également que l’avenir du fratricide procédera de l’envie des forts et de la jalousie identitaire des faibles qui n'auront pas reconnu leur force.

 

Tel fut le cas de César Borgia, précisément le héros de Machiavel et qui l’inspira pour sa rédaction du Prince. César Borgia a-t-il couché avec sa sœur, comme Amnon avec Tamar? Le sait-on vraiment nous qui ne prêtons qu’aux riches? Mais qu’il ait tué son frère, ça nous le savons, et si inceste il y a eu, il ne fut pas à l’origine de l’assassinat du duc de Gandie. 

 

Le duc de Gandie (1476-1497), frère aîné de César Borgia et fils préféré de son père, le pape Alexandre VI, subit un destin aussi tragique que bien des jeunes gens au cours des vendettas italiennes sous la Renaissance. Juan Borgia «n’avait pas les qualités nécessaires pour devenir le valeureux condottieri rêvé par son père, ni même celles lui permettant de devenir simplement un bon capitaine. Jeune, beau, riche, Juan Borgia ne désirait rien d’autre que jouir des avantages offerts par la vie et passer son temps dans la compagnie des femmes qui lui plaisaient…» (M. Bellonci. Lucrèce Borgia, Paris, Plon, rééd. Livre de poche Col. historique, # 679-680, s.d., pp. 48-49). Mais le frère de Juan, César, ne partageait pas la même admiration pour son frère. Les deux frères se tenaient en inimitié pour le contrôle de la Romagne. Dans un climat de complots, de traquenards de délinquants, le crime se produisit au sortir d’un souper chez la Vannozza, le 14 juin 1497, où le duc de Gandie et son frère César étaient reçus par leur mère. Il n’y eut aucun témoin de l’affaire, aucun spectacle offert en guise de pédagogie politique, aucun mot d’humaniste pour racheter le tout. La conjuration se transformait en crime crapuleux et l’homme d’élite se retrouva dans la cloaca maxima, la vase des égouts de Rome : «Finalement un certain Giorgio Schiavone, qui était couché dans une barque amarrée au bord du Tibre, où il gardait une cargaison de bois, fut interrogé. Il dit qu’il avait vu deux hommes à pied sortir de la rue à gauche de l’hôpital de Saint-Gérôme des Esclavons, sur la route qui mène du château Saint-Ange à l’église de Sainte-Marie du Peuple en longeant le fleuve, tout près du moderne pont Cavour, à côté de la fontaine. C’était juste après le lever du soleil. Ils regardèrent autour d’eux pour voir s’il n’y avait personne, puis s’en retour-nèrent. Ils furent suivis par deux autres, qui, après avoir aussi regardé aux alentours, firent un signal. Quelqu’un monté sur un cheval blanc sortit alors de la ruelle avec le corps d’un homme à travers de sa bête. Deux hommes à pied marchaient à côté en tenant ce corps pour l’empêcher de tomber. Ils arrivèrent ainsi jusqu’au bord du fleuve, à l’endroit où l’on vidait les chariots d’ordure. Le cheval fut tourné la croupe vers le Tibre, les deux hommes prirent le cadavre par les mains et par les pieds et le lancèrent dans le courant de toute leur force, le plus loin possible. Le cavalier leur demanda s’il était enfoncé et ils répondirent : "Oui messire". Il regarda alors le fleuve, aperçut le manteau du mort qui flottait et demanda ce qu’était cet objet noir. On jeta des pierres pour le faire couler. Puis ils s’en allèrent tous, y compris les deux premiers qui étaient restés à regarder. Quand on demanda au témoin pourquoi il n’avait pas parlé plus tôt, il répondit qu’il avait vu jeter là nuitamment au fleuve cent cadavres et que nul ne s’en était inquiété. On fit draguer le fleuve par trois cents bateliers et pécheurs. Vers l’heure des vêpres le cadavre du duc fut retrouvé avec la gorge coupée et huit autres blessures. Il était tout habillé, ses gants encore à sa ceinture et trente ducats dans sa bourse, ce qui prouvait qu’il n’avait pas été tué par des voleurs mais pour des raisons personnelles. Il avait les mains liées» (L. Collison-Morley. Histoire des Borgia, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1951, pp. 90-91). 

 

La postérité, comme les enquêteurs de l’époque, se sont perdus en conjecture sur l’assassinat du duc de Gandie, mais les soupçons reviennent toujours sur son frère César. Le pape, son père, en fit une crise - momentanée - de désespoir : «Alexandre était accablé de douleur à l’idée que le fils en qui il avait mis ses espérances pour la future gloire de sa maison eût été jeté au Tibre "comme de l’ordure". Enfermé dans sa chambre et pleurant amèrement, il refusa de manger et de boire pendant trois jours» (L. Collison-Morley. ibid. p. 92). Puis, l’ordinaire reprit le dessus, le silence tacite du pape laissant prise à la violence licencieuse de son fils pervers : «Quelques mois plus tard, une tragédie encore plus mystérieuse, mais moins retentissante, fit marcher toutes les langues. Des pécheurs avaient sorti du Tibre le cadavre d’un jeune homme d’une extraordinaire beauté, premier camérier de Sa Sainteté, et l’un de ses favoris. Bientôt l’on chuchota tout bas que César Borgia était le meurtrier. Il aurait poignardé le jeune homme, réfugié sous le manteau d’Alexandre VI, dans les bras de son père indigné. "Le sang aurait rejailli sur le visage du pape dont messire Perotto était le favori." Une fois de plus on se perdait en conjectures sur les raisons de ce meurtre et, faute de mieux, on laissait entendre que César avait puni l’amant de sa sœur, la blonde Lucrèce que Pinturicchio avait peinte, trois ou quatre ans auparavant, sous les traits de sainte Catherine d’Alexandrie. Hypothèse toute gratuite, bien entendu. Lucrèce, en juillet 1498, épousait le duc de Bisenglie, fils du roi de Naples, Alphonse II, jeune homme d’une grande beauté et d’un caractère charmant qui conquit aussitôt le cœur de sa jeune femme. Ils s’aimèrent passionnément, on n’en saurait douter, car tous les rapports du temps parlent de leur gaieté, de leur exubérance, de leur bonheur. Puis ils eurent un fils et la joie d’Alexandre VI fut si grande qu’il fit notifier la naissance de l’enfant à tous les ambassadeurs et à tous les cardinaux. Mais quelques mois plus tard, le duc de Bisenglie était assailli, sur les degrés du Vatican, par une bande de spadassins et grièvement blessé à la tête, au bras et à la jambe. Transporté dans les appartements pontificaux, gardé, sur l’ordre du pape, par seize estafiers, il fut si bien soigné par sa femme qu’il entra bientôt en convalescence. Un jour, César, récemment fait duc de Valentinois par le nouveau roi de France, Louis XII, pénétra en coup de vent dans la chambre du duc, en chassa tout le monde, puis donna l’ordre à son bourreau qui l’accompagnait, d’étrangler le jeune homme sous ses yeux. Le désespoir de Lucrèce fut si grand qu’il excita une compassion universelle. Quant au pape, depuis la mort du duc de Gandie, "jeté comme une ordure dans le Tibre", il avait beaucoup vieilli et était victime de fréquentes syncopes…» (F. Bérence. Michel-Ange, Paris, La Colombe, 1947, pp. 115-116). Si César Borgia assassina par jalousie incestueuse son beau-frère, le duc de Bisenglie, c’est par jalousie filiale qu’il tua Juan, son frère aîné. César supportait difficilement l’idée d’être le second dans la famille : second après son frère, second après son beau-frère. Juan n’était pas moins pervers que César et César pas plus aimé de sa sœur que le duc de Bisenglie, les circonstances des luttes romaines créaient l’occasion à ce surhomme d’accomplir ses crimes personnels, multipliant les souvenirs d’une «nuit, le cadavre découvert, beau de cette désespérante beauté qui masque le visage des jeunes morts» (M. Bellonci. op. cit. p. 108). 

 

Les fratricides sont de toutes les civilisations. On en retrouve dans l’Empire byzantin, le tsarat de Russie, l’empire chinois, dans le Räj indien. Mais c’est dans l’État universel osmanlis que le fratricide apparaît comme une politique systématique de gouvernement, ce qu’on appelait le devoir de fratricide. Cette mesure fut instituée par le sultan Mahomet II le Conquérant, celui qui fit tomber Constantinople aux mains des Turcs en 1453. L’origine de cette loi provient d’un traumatisme à l’accession de Mehmed au trône de son père Mourad II, en 1451. Comme toujours dans ces moments, les conjurations s’ourdissent dans les antichambres et les vizirs s’activent autour du jeune sultan. «Ishâq [pacha] prit donc le chemin de l’Anatolie avec la dépouille mortelle de son ancien maître. Une grande pompe avait été déployée et, en chemin, d’importantes sommes d’argent furent distribuées parmi les pauvres. Mais, en même temps que le cercueil de Mourad, une deuxième bière partit pour l’ancienne capitale Brousse. Pendant que la belle-mère de Mehmed, la fille d’Isfendiyâr-oghlou, était apparue dans la salle du trône pour exprimer au nouveau souverain sa douleur pour la perte de son époux, du moins à ce que rapporte encore Doukas [le chroniqueur], le sultan avait envoyé Ali beg, fils de l’Evrénos, dans les appartements des femmes pour y étouffer dans son bain le plus jeune des fils de Mourad "né dans la pourpre", Kutchuk (c’est-à-dire : le petit) Ahmed tchélébi. La loi du fratricide, qui allait être appliquée pendant de longs siècles à chaque changement de règne fut appliquée ici pour la première fois et d’une façon particu-lièrement cruelle par Mehmed II. Dans la suite, le même sultan a donné force de loi au fratricide en donnant à son édit le libellé suivant : "Quel que soit celui de mes fils à qui écherra le règne de sultan, il devra dans l’intérêt de l’ordre mondial, tuer ses frères. La plupart des jurisconsultes ont aussi approuvé cela. C’est donc ainsi qu’ils agiront". Si l’indication souvent attestée que le jeune prince n’était âgé que de huit mois est exacte, il y aurait lieu de s’étonner qu’il soit venu au monde si tard, alors que ses parents étaient déjà mariés depuis 26 ans» (F. Babinger. Mahomet II le Conquérant, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1954, p. 86). C’était une mesure assez drastique et la justification politique semble satisfaire à ceux qui se penchent sur les raisons d’une telle loi.

 

Pourtant la règle de succession ottomane ne divergeait guère des autres puissances. Il paraissait évident que le fils du sultan lui succède. «Toutefois, le fait qu’aucune règle stricte ne venait les départager, qu’il n’existait pas de principe successoral à proprement parler, constituait, comme plusieurs épisodes l’ont montré au long du XVe siècle, un germe redoutable de troubles et même de dissolution de l’État. Dans ces conditions, la pratique s’établit chez les princes qui venaient d’accéder au trône de faire périr étouffés tous leurs frères. De cette précaution Mehmed II fit une règle, la fameuse "loi du fratricide", décrétée "pour le bien de l’État", avec l’approbation d’"une majorité d’oulémas". Par cette terrible mesure qui contribua grandement à l’horreur durable inspirée par le régime ottoman aux observateurs occidentaux, le souverain assurait efficacement la solidité de son pouvoir, comme les droits de sa propre progéniture. Peut-être était-il aussi guidé par l’idée - là encore une ancienne conception turque - selon laquelle son succès sanctionnait un choix divin dont il ne faisait que tirer les conséquences. Seul survivant des fils de Selim Ier, Süleymân [dit Soliman le Magnifique] fut dispensé d’accomplir à son avènement la macabre besogne. Il ne s’en montra pas moins fidèle ultérieurement à la logique dont elle procédait : on rapporte qu’après la prise de Rhodes, il fit mettre à mort le fils et le petit-fils de son grand-oncle, Djem, réfugiés auprès des chevaliers de Saint-Jean. De même, il ne se contenta pas de faire exécuter ses deux fils, Mustafâ et Bâyazid, qui avaient défié son autorité, puisqu’il s’acharna aussi bien sur leurs rejetons afin de retrancher ces deux rameaux de la compétition successorale future» (G. Veinstein, in R. Mantran (éd.) Histoire de l’empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 165). Cette terrible mesure ne tarda pas toutefois à s’adoucir au fur et à mesure que les héritiers se voyaient enfermés dans des «cages» dorés, c’est-à-dire des harems retirés oû des femmes plus ou moins stériles étaient servies avec la dolce vitæ d’un empire à son apogée. Plus que jamais, aussi, l’idée du dédoublement de l’État par des prétendants et des compétiteurs était perçue non sans une certaine angoisse psychologique. Prenant la succession d’un empire (le Byzantin) qui avait connu tant de drames sanglants dans le cours de la succession à l’imperium, il était normal qu’une population encore nomade finisse par prendre les grands moyens pour s’assurer leur permanence sur leur nouvelle acquisition. 

 

Pour fantastique que soit le doppelgänger, le fratricide n’est pas un acte courant. Les mécanismes psychologiques sont faits de telle façon que l’identité bien assumée reste la meilleure alternative à l’angoisse du double. L’autre extrémité de cette angoisse confine à la schizophrénie, ce qui ne semble pas toucher les collectivités. À l’échelle des nations et des civilisations, il m’est inconnu de groupes qui vivraient un dédoublement d’identité ou «de personnalité.....». Pourtant, à l’intérieur des groupes, des tendances marquées à la multiplication de problèmes d’identité peuvent conduire à des fratricides. Michel Foucault a étudié un cas célèbre en France du XIXe siècle, celui de Pierre Rivière «ayant égorgé» sa mère, sa sœur et son frère. Foucault a exhumé les pièces du dossier, dont le procès-verbal qui décrit assez bien la scène de crime : 

 

«Aujourd'hui, 3 juin 1835, une heure après midi. 

 

Nous, François-Édouard Baudouin, juge de paix du canton d'Aunay, assisté de Louis-Léandre Langliney, notre greffier. 

 

À l'instant informé par M. le maire de la commune d'Aunay, qu'un meurtre épouvantable vient d'être commis en ladite commune d'Aunay, village dit la Faucterie, au domicile du sieur Pierre-Margrin Rivière, propriétaire cultivateur, absent de chez lui, nous dit-on, depuis le matin; nous nous sommes immédiatement transportés audit domicile, accompagnés de M. le maire d'Aunay et encore de MM. Morin, docteur en médecine et Cordier, officier de santé, l'un et l'autre domiciliés à Aunay; venus sur notre réquisition conformément à la loi. Entrés dans une maison au rez-de-chaussée, à usage de salle, joutée au nord par le chemin vicinal d'Aunay à Saint-Agnan, éclairée au midi par une croisée et une porte, et au nord par une porte vitrée, nous y avons trouvé trois cadavres gisant par terre : /° une femme d'environ quarante ans renversée sur le dos en face la cheminée où il paraît qu'elle était occupée, au moment où elle a été assassinée, à faire cuire de la bouillie qui était encore dans une casserole sur le foyer. Cette femme est vêtue comme à son ordinaire, décoiffée; elle a le cou et le derrière du crâne coupés et coutelassés. 2° Un petit garçon de sept à huit ans, vêtu d'une blouse bleue, pantalon, bas, et souliers, tombé sur le ventre le visage contre terre, ayant la tête fendue par derrière à une très grande profondeur. 3° Une fille vêtue d'indienne, bas, sans souliers ni sabots, tombée sur le dos, les pieds sur le seuil de la porte donnant sur la cour, vers midi, son métier à dentelle posé sur son ventre, son bonnet de coton à ses pieds, et une forte poignée de cheveux qui paraissent lui avoir été arrachés lors du meurtre, le côté droit de la figure et le cou coutelassés à une très grande profondeur. Il paraîtrait que cette malheureuse jeune personne travaillait à sa dentelle, près de la porte vitrée opposée à celle où elle est tombée, ses sabots étant restés au pied de la chaise qui y est placée.

 

Ce triple assassinat paraît avoir été commis avec un instrument tranchant.

 

Ces victimes se nomment : la première, Victoire Brion, épouse de Pierre-Margrin Rivière; la seconde, Jules Rivière; la troisième, Victoire Rivière; les deux dernières, enfants de la première.


La vindicte publique désignant comme auteur de ce crime le nommé Pierre Rivière, fils et frère des assassinés…» (Cité in M. Foucault. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Paris, Gallimard/Julliard, Col. Archives, # 49, 1973, pp. 21-22)


Ce procès-verbal, malgré sa rédaction ponctuelle, ne peut empêcher de dégager un certain sentiment d’horreur causé autant par l’état de la scène de crime que par le fait que le meurtrier est matricide doublé d’un double fratricide. Pierre Rivière est âgé de 20 ans. C’est un paysan normand. Sa mère était enceinte d’un autre enfant (d’une famille nombreuse) au moment du drame. Il les a tué à coups de serpe. Rivière n’est pas un type totalement sous-doué. Il est suffisamment instruit pour écrire sa propre déclaration et narrer les causes et la justification de ses crimes. Dans son témoignage, il avoue avoir tué sa mère et sa sœur qu’il accuse de maltraiter son père. Il raconte également sa piété mystique mais aussi ses curiosités, dont pour l’astronomie. Traité comme fou, dément, idiot du village, Rivière a suffisamment de raison pour s’en apercevoir et s’en trouver attristé. Il n’est pas sans vanité d’ailleurs et admire les chefs vendéens qui ont résisté à la Révolution. Devant tant d’injustices et d’incompréhension, Pierre Rivière va jusqu’à associer sa mission à celle du Christ : «notre Seigneur Jésus-Christ est mort sur la croix pour sauver les hommes, pour les racheter de l’esclavage du demon, du peché, et de la damnation eternelle, il était Dieu, c’était lui qui devait punir les hommes qui l’avait offensé; il pouvait donc leur pardonner sans souffrir ces choses; mais moi je ne peux delivrer mon pére qu’en mourant pour lui. Lorsque j’entendit dire que prés de cinquante personnes avaient pleuré lorsque mon pére avait chanté l’eau bénite, je dit en moi-même : si des etrangers qui n’y sont pour rien pleurent, que ne dois-je pas faire, moi qui suis son fils. Je pris donc cette affreuse resolution, je me determinai à les tuer tous trois : les deux premiéres parce qu’ils s’accordaient pour faire souffrir mon pére, pour le petit j’avais deux raisons, l’une parce qu’il aimait ma mére et ma sœur, l’autre parce que je craignais qu’en ne tuant que les deux autres, que mon pére quoique en ayant une grande horreur ne me regrettât encore lorsqu’il saurait que je mourut pour lui, je savais qu’il aimait cet enfant qui avait de l’intelligence, je me pensai il aura une telle horreur de moi qu’il se rejouira de ma mort, et par là exempt de regrets il vivra plus heureux. Ayant donc pris ces funestes resolutions je resolut de les mettre en exécution…» (Cité in M. Foucault. ibid. p. 130). 

 

Cette identification de Pierre Rivière à son père entraîne une inversion plutôt rare. Refusant le Siècle des Lumières, Pierre Rivière, à l’exemple d’Auguste Comte qu’il ne connaissait pas, associe le XIXe siècle à la femme : «…que je ferais mes déclarations que je mourrais pour mon pére, qu’on avait beau soutenir les femmes, que cella ne trompherait pas, que mon pére serait desormais tranquille et heureux; je pensais que je dirais aussi : autrefois on vit des Jael contre des Sirara, des Judith contre des Holophernes, des Charlotte Corday contre des Marat; maintenant il faudra que ce soient les hommes qui emploient cette manie, ce sont les femmes qui commandent à present, ce beau siècle qui se dit siècle de lumière, ce nation qui semble avoir tant de gout pour la liberté et pour la gloire, obéit aux femmes, les romains étaient bien mieux civilisés, les hurons et les hottentots, les alquongins, ces peuples qu’on dit idiots, le sont même beaucoup mieux, jamais ils n’ont avili la force, ce sont toujours été les plus forts de corps qui ont toujours fait la loi chez eux…» (Cité in M. Foucault. ibid. p. 132). Jugé, condamné à mort, gracié pour aliénation mentale, on le retrouvera pendu dans sa cellule le 22 octobre 1840 dans la maison de détention de Beaulieu, accomplissant le suicide qu’il s’était promis en planifiant son triple meurtre. 

 

À partir du dossier rassemblé par Foucault, le cas Pierre Rivière a fait l’objet de plusieurs séminaires en psychiatrie et en criminologie. Il a même fait l’objet d’un très beau film de René Allio (1975). Hanté par des cauchemars liés à l’inceste, Pierre Rivière est prisonnier entre les terreurs de la «pastorale de la peur» catholique et les horreurs de ces temps de troubles : la Révolution, les guerres sanglantes de Napoléon, les attentats contre le roi Louis-Philippe. Entre les terreurs anciennes et les horreurs modernes, l’esprit délirant du jeune Pierre Rivière place son triple meurtre dans un broyeur mental où les représentations se chevauchent, se complètent, se confondent. Lorsque nous rassemblons les différents témoignages - les aveux du criminel, les dépositions des membres de la famille et des voisins, les rapports médicaux des aliénistes et les pièces judiciaires -, quelle personnalité de Pierre Rivière finissons-nous par obtenir?

 

Nous avons de meilleurs moyens d’identifier la démence de Pierre Rivière que n’en disposaient l’équipe de Foucault. Pierre était un garçon qui aimait la solitude tout en faisant montre d’opiniâtreté. Ses proches observaient chez lui qu’il posait des gestes étranges et parlait tout seul. Il éclatait dans des rires interminables et non motivés. Tout cela relève de la psychose. La crainte de l’inceste et sa haine des femmes, comprises non seulement comme identification à la figure du Père mais à la prise de celle-ci comme objet d’investissement érotique, suppose chez lui un complexe de Ganymède ouvert vers l’homosexualité, ce qui explique le meurtre le plus justifié et le plus gratuit, celui de son jeune frère, Jules, idéal du Moi de Pierre Rivière (Jules est intelligent alors que lui, Pierre, passe pour l’idiot du village; Jules est le favori de son père alors qu’il se doit d’être considéré comme un paria par son père qui ne pourrait supporter la mort de ses fils). Comme le célèbre président Schreber, il sentait autour de lui des «fluides fécondants» et des diables et des fées qui s’entretenaient avec lui. Mais lorsque nous entrons dans la cruauté qu’il avait envers les animaux et les enfants, nous passons directement à une psychopathie plus grave. Même pour des aliénistes du XIXe siècle, son cas ne pouvait qu’apparaître lourd et la grâce qui lui fut accordée par le gouvernement et sa condamnation à la réclusion dans un institut, montrent que le «parricide» était hors des normes de la vie en collectivité.

 

Par contre, cette obstination, même parmi les collaborateurs de Foucault, à parler de parricide n’est pas elle-même sans étrangeté, puisqu’il s’agit d’un parricide sans meurtre du père. Œdipe est un parricide, mais pas Pierre Rivière. Pourquoi l’idée du matricide doit-elle être évacuée du discours analytique? Pierre est un fratricide, cela va de soi; il est aussi un sororicide, c’est évident, mais Pierre est avant tout un matricide. C’est la personne de la mère qui est la cible première. L’imago de la mauvaise mère dira-t-on, mais c’est Victoire Brion qui reçoit les coups de serpe la première et de manière forcenée. Cherche-ra-t-on l’action du double dans la psychose de Rivière? Il est partout. Non pas fixé à un individu particulier, mais il envahit tout l’espace où vit le jeune Rivière. Il se manifeste dans ses fantaisies d’abord, ces démons qui lui parlent; il est dans ces fluides dans lesquels on reconnaît son propre désir incestueux générateur de sa misogynie; il est dans son idéal du père avec lequel il s’identifie par la bande de ses propres ressentiments envers la société qui le rejette et qu’il prend comme objet de désir jusqu’à le venger et à se suicider (suicide qu’il n’accomplira pas sur le coup du meurtre comme il le prévoyait, mais beaucoup plus tard, dans la cellule de sa prison); enfin dans son jeune frère qu’il savait être le préféré de son père. Dans un délire chrétien de «sacrifice pour le salut de son père», Pierre Rivière rejoignait la terreur de la pastorale de la peur catholique qui rongeait son esprit et en s’abandonnant à la justice des hommes, ces révolutionnaires, il se livrait à l’horreur de l’échafaud ou de l’emprisonnement.

 

Le fratricide en tant que phénomène de société, de culture ou de civilisation appartient aux temps d’anomie. Voilà pourquoi le théâtre, qui naît dans de telles conditions, nous entretient de parricide (Sophocle), de matricide (Eschyle), de fratricide (Sophocle encore, Corneille, Racine, Shakespeare) ou d’infanticide (Shakespeare, Racine). Tous ces sous-produits homicides du désir d’inceste avouent l’intense besoin de maintenir le sens de l’unité par un accouplement du présent avec le passé afin d’empêcher les temps à venir de tout bouleverser. Quand le temps à fait son œuvre, il ne reste plus alors qu’à philosopher sur la vie et la mort. On vit dans l’impression que les identités sont définies et fixées une fois pour toutes et que le doppelgänger ne viendra plus nous angoisser. C’est une illusion. Cet homme d’origine ukrainienne qui assassina, en 1985, sa sœur, l’historienne canadienne Marta Danylewycz, avec ses parents, oncles et tantes - cette femme, née dans un camp de réfugiés deux ans après la guerre, en 1947, pour se retrouver dans une «communauté ukrainienne «très fermée» aux États-Unis, puis émigrée au Canada une fois mariée -, ne rejoua-t-il pas le rôle tragique de Pierre Rivière, pétrifié entre la terreur des souvenirs de guerre et d’exil et l’horreur d’une société nord-américaine dont la violence pour être plus larvée, n’en joue pas moins un rôle profondément insidieux au plus profond de la personnalité?


Contrairement aux mythologies et aux contes fantastiques, le doppelgänger qui invite au fratricide, le fantasme dément de Pierre Rivière le réinsérait à l’intérieur de sa propre personne, et c’est ainsi que les collectivités vivent la pathologie du double. Dès lors le schisme de l’âme appelle le schisme du corps social, d’où, qu’après les caïnides, ce sont les traîtres à leur patrie qui se retrouveront au plus profond du puits de l’Inferno. Mais, comme le disait Rudyard Kipling, «ça, c’est une autre histoire»

 

Montréal,

26 avril 2014

 

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