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| Hieronymus Bosch. L'orgueil |
historiques ou
comiques. Le Satan du Paradise Lost (1667) de John Milton (1608-1674) est incon-
testable-
ment un modèle de l'orgueil-
leux parfait. Le voici défait par les armées de chérubins du Tout-Puissant : «Toutefois malgré ces foudres, malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m’infliger, je ne me repens point, je ne change
point : rien (quoique
changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né
de la cons-cience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m’élever contre le Plus Puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d’Esprits armés qui osèrent mépriser sa domination : ils me préférèrent à LUI, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire; et dans une bataille indécise au milieu des plaines du ciel ils ébranlèrent son trône». Le Satan de Milton, en affirmant la constance de son esprit, malgré la défaite dans le combat céleste, nous dit la qualité même de tous péchés capitaux.
vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne
cédera, ni ne se soumettra jamais, qu’est-ce autre chose que n’être pas
subjugué? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l’extorquera. Je
ne me courberai point; je ne demanderai point grâce d’un genou suppliant; je ne
déifierai point son Pouvoir qui, par la terreur de ce bras, a si récemment
douté de son empire. Cela serait bas en effet! Cela serait une honte et une
ignominie au-dessous même de notre chute! Puisque par le Destin, la force des
Dieux, la Substance céleste ne peut périr, puisque l’expérience de ce grand
événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup en prévoyance,
nous pouvons, avec plus d’espoir de succès, nous déterminer à faire, par ruse
ou par force, une guerre éternelle, irréconciliable, à notre grand Ennemi qui
triomphe maintenant, et qui, dans l’excès de sa joie, régnant seul, tient la
tyrannie du ciel». Après la caractéristique universelle du péché capital,
voici la particularité de l’orgueil : à la constance s’ajoute
l’entêtement, la persistance dans la rébellion.
monde infernal! Et toi, profond Enfer,
reçois ton nouveau possesseur. Il t’apporte un esprit que ne changeront ni le
temps ni le lieu. L’esprit est à soi-même sa propre demeure; il peut faire en
soi un Ciel de l’Enfer, un Enfer du Ciel. Qu’importe où je serai si je suis
toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le
tonnerre a fait plus grand? Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant
n’a pas bâti ce lieu pour l’envier; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous
pourrons régner en sûreté; et à mon avis, régner est digne d’ambition même en
Enfer; mieux vaut régner dans l’Enfer que servir dans le Ciel». Et sans
doute est-ce là la caractéristique de la profonde modernité du Satan de Milton.
L’orgueil refuse la servitude et, en ce sens, le mal conduit au bien tout à
fait à la façon dont le pensait saint Augustin. La voie du monde terrestre lui
est donc ouverte : «Satan élève une
si grande voix, que tout le creux de l’Enfer en retentit.
“Princes, potentats,
guerriers, fleurs du ciel jadis à vous, main-tenant perdu! Une stu-
peur telle que celle-
ci peut-
elle saisir des Es-
prits éter-
nels, ou avez-
vous choisi ce lieu après les fati-
gues de la bataille, pour reposer votre valeur lassée, pour la douceur que vous trouvez à dormir ici, comme dans les vallées du ciel? ou bien, dans cette abjecte posture, avez-vous juré d’adorer le Vainqueur? Il contemple à présent chérubins et séraphins, roulant dans le gouffre, armes et enseignes brisées, jusqu’à ce que bientôt ses rapides ministres découvrent des portes du ciel leur avantage, et descendant, nous foulent aux pieds ainsi languissans, ou nous attachent à coups de foudre au fond de cet abîme. Éveillez-vous! levez-vous! ou soyez à jamais tombés!”» (Traduction de Chateaubriand, 1836). Le monde entier va être désormais le lieu de bataille entre le Vainqueur et l’Ennemi et les puissants de ce monde seront ceux qui décideront quel royaume ils vont prétendre continuer. La tyrannie du ciel ou les ambitions des ténèbres?
comparés au
Possesseur de l’Enfer. Une première ombre se dit être Humbert, comte de
Santafiora, fils de Guillaume Aldobrandeschi, riche seigneur de Sienne. Ce que
l’on sait de lui, c’est que Humbert était fort arrogant au point que les
Siennois le firent assassiner à Campagnatio, dans les Maremmes. Si Odérigi de
Gubbio, peintre enlumineur, Cimabuë et Giotto sont cités, c’est moins à cause
de leur orgueil que de la haute réputation qui les portait. Dante nous dit
que la renommée ne doit pas nous intoxiquer car elle est fugitive : «Ô vaine gloire des avantages humains! plante
fragile! comme, à peine élevée, elle commence à se dessécher, si elle n’est pas
fortifiée par une longue suite d’années! Cimabué crut, dans la peinture, être
devenu maître du champ; maintenant Giotto a obtenu le cri de la célébrité, et
la renommée de celui-là est obscurcie. C’est ainsi qu’un autre Guido a enlevé
au premier de ce nom la gloire d’avoir ennobli la langue, et peut-être est-il
né un troisième qui détrônera celui-ci». Pour le Dante, ce nouveau génie
porte le nom de Francesco de Bologne qui eut plus de réputation qu’Odérigi! Il
en va de même de Guido, fils de Cavalcante Cavalcanti, dont la réputation a
supplanté Guido Guinicelli de Bologne, poète et philosophe distingué.
L’orgueil et la vanité se retrouvent chez les étourdis qui croient que la
célébrité est un gage d'immortalité.
seigneur, qui avait une grande influence à Sienne après
que la cité eut défait les Florentins à la bataille de Monte Aperto, apprit un
jour qu’un de ses amis avait été fait prisonnier par Charles Ier roi de la
Pouille qui demandait une rançon de 10,000 florins d’or. Salvani alla
s’installer au milieu de la place publique de Sienne en priant les Siennois de
jeter de l’argent sur un tapis qu’il avait fait apporter devant lui. Dante nous
dit que ce faisant, Provenzano déposait ici «toute honte, et se soumit au point de demander, en tremblant de tous
ses membres, des secours pour arracher aux horreurs de la captivité son ami qui
languissait dans les prisons de Charles». Cette honte était, elle, la
rançon de sa superbe après la défaite des Florentins.
comme pour le fils de Salomon,
Roboam, contre lequel 11 des 12 tribus d’Israël se soulevèrent; ou encore la mère
d’Alcméon, alors que son époux Amphiaraüs se cachait pour éviter d’aller à la
guerre de Thèbes. Eriphile trahit son époux et reçue pour prix de sa trahison,
une parure d’un grand prix. Alcméon, furieux et voulant venger son père, tua sa
mère, et lui fit payer de son sang sa funeste parure. Dante énumère aussi le
cas de Sennachérib, roi des Assyriens, assassiné dans un temple par deux de ses
fils, tandis qu’il sacrifiait aux idoles.
Cyrus, la
reine Tomyris : «Tu as eu soif de
sang, et je t’emplis de sang». Grand conquérant du Proche-Orient, Cyrus
planifiait une guerre en Scythie contre les Messagètes. Leur reine, Tomyris,
avait été demandée en mariage par Cyrus. Comprenant que le Roi des rois était
plus intéressé par son royaume que par elle, elle refusa l’offre et Cyrus
confirma sa ruse en préparant son armée à envahir le royaume. Voyant cela,
Tomyris défia Cyrus en lui offrant le choix du terrain. Ou bien, elle
reculerait de trois jours de marche son armée pour laisser son territoire
envahir par les armées perses; ou bien ce seraient les Perses qui reculeraient
de trois jours de marche pour laisser les soins à l’armée des Messagètes
d’entrer sur le territoire grec. Le conseil convoqué par Cyrus lui aurait
suggéré de reculer pour laisser entrer les troupes ennemies et de les écraser
sur le sol grec, mais Crésus, le roi des Mèdes capturé par les Perses, proposa
un avis contraire en flattant l’orgueil du roi :«Mais quelqu’un était là qui blâma ce conseil et fut d’avis contraire, Crésus le Lydien, qui dit à Cyrus : “Seigneur, je te l’ai déclaré déjà : puisque Zeus m’a donné à toi, je veux, si je vois qu’un danger menace ta maison, faire tous mes efforts pour le détourner. Or mon malheur, qui est cruel, m’a enseigné une grande leçon. Si tu crois être immortel et commander une armée d’immortels, te dire ma pensée ne servirait de rien; si tu reconnais que tu es un homme, toi aussi, et que tu commandes à des hommes, laisse-moi te dire cecid’abord : la fortune des hommes est une roue et ne laisse pas toujours les mêmes au sommet. J’ai donc, sur l’affaire qui nous occupe, une opinion contraire à celle de tes conseillers. Si nous acceptons d’attendre l’ennemi sur cette terre, j’y vois un danger : vaincu, tu perds ton empire entier, car, de toute évidence, les Messagètes victorieux, loin de se retirer, marcheront sur tes provinces; vainqueur ta victoire n’est pas aussi grande que si tu les battais sur leurs terres et les poursuivais dans leur fuite; et je dirai pour toi ce que je disais pour eux : vainqueur des troupes qu’on t’opposera, tu marcheras au cœur des États de Tomyris. Aux raisons que je t’expose, ajoute ceci : se serait une honte insupportable pour Cyrus pour le fils de Cambyse, de reculer devant une femme. Donc, je propose que nous passions le fleuve pour avancer aussi loin que reculeront les Massagètes, puis tenter d’en triompher par le moyen suivant : les Massagètes, me dit-on, ignorent les douceurs de la vie des Perses et n’ont jamais connu l’abondance et le luxe. Abattons donc du bétail à profusion et accommodons-le pour servir à ces hommes simples un banquet dans notre camp, avec des cratères de vin pur à profusion et les mets les plus variés; puis laissons dans le camp les éléments les plus faibles de l’armée, et ramenons le reste des troupes sur le fleuve. Si je ne m’abuse, les Massagètes, en voyant tant de bonnes choses, se jetteront sur elles : à nous alors de montrer notre valeur”» (Hérodote. L’Enquête, t. 1, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 1651, 1964, pp. 151-152 (Livre I, § 207).
Cyrus écouta donc la proposition de Crésus, sans penser que sa ruse
enragerait davantage les Messagètes et les animerait d'une véritable guerre
d’extermination. Car la ruse réussit fort bien. Les Perses entrèrent en terre
de Scythie, organisèrent le fameux banquet qui attira les soldats de Tomyris.
Puis, une fois le festin fini et les Messagètes endormis, l’armée perse leur
tomba dessus et les massacrèrent, ne gardant comme prisonnier que le fils de
Tomyris, Spargapisès :«Quand la reine apprit le sort de ses troupes et de son fils, elle envoya un héraut dire à Cyrus : “Homme altéré de sang, ne te vante pas de ton succès, si tu le dois au fruit de la vigne – ce fruit qui vous égare, lorsque vous vous en gorgez, au point que le vin descendu dans vos membres fait remonter à vos lèvres un torrent de paroles viles – et si par ce poison ta ruse a triomphé de mon fils, et non ta force en un combat loyal. Maintenant, voici un bon conseil, écoute mes paroles : rends-moi mon fils et quitte ce pays, sans nul châtiment malgré ton insulte au tiers de mon armée. Sinon, par le Soleil, Maître des Massagètes, je te jure bien que, si altéré de sang sois-tu, je t’en rassasiera, moi!”» (Hérodote. Ibid. p. 154 (Livre I, § 212).
«Ainsi mourut ce prince. Lorsque Cyrus eut repoussé son conseil, Tomyris réunit contre lui toutes ses forces et le combat s’engagea. Ce fut, de toutes les batailles qui mirent aux prises des Barbares, la plus acharnée, à mon avis. Voici, m’a-t-on dit, comment elle se déroula : ils se tinrent tout d’abord à distance et se lancèrent des flèches; puis, quand ils eurent épuisé tous leurs traits, ils combattirent corps à corps avec leurs lances et leurs dagues. Ils restèrent longtemps aux prises sans qu’aucun des deux partis songeât à fuir; enfin les Messagètes l’emportèrent. La plus grande partie de l’armée perse périt là, ainsi que Cyrus, qui mourut après vingt-neuf ans de règne. Tomyris fit remplir une outre de sang humain et rechercher le corps du roi parmi les cadavres des Perses; quand on l’eut retrouvé, elle fit plonger sa tête dans l’outre et, en outrageant son corps elle prononça ces mots : “Oui, toute vivante et victorieuse que je sois, c’est toi qui m’as perdue, puisque ta lâche ruse m’a pris mon fils. Mais je vais, moi, te rassasier de sang, comme je t’en avais menacé”. – On rapporte diversement les circonstances de la mort de Cyrus, mais cette version me semble la plus digne de foi» (Hérodote. Ibid. p. 155 (Livre I, § 214).
Pour Gérard Israël, le sort de la bataille se décida au milieu de la mêlée :
«À un moment pourtant le destin bascula. Dans les rangs perses l’ardeur diminuait. Cyrus lui-même semblait frappé par une lourdeur, une fatigue peu communes…
Les Massagètes de Tomyris, portés par l’idée de vaincre le maître du monde, redoublaient de violence, voulant à la fois défendre leur indépendance, sauver l’honneur de leur reine insultée par Cyrus et venger leur prince et ses camarades morts par trahison, sans avoir combattu, livrés aux effets diaboliques du vin.
Les Perses et leurs alliés commençaient à perdre du terrain. Les derniers assauts étaient de plus en plus meurtriers. Peu d’hommes restaient encore debout. Puis, brusquement, il y eut le silence. Et la bataille s’arrêta. Les Perses étaient écrasés.
En face, les Massagètes fêtaient leur victoire et Tomyris menaçait, si elle retrouvait le corps de Cyrus, de le “noyer dans un bain de sang…”
Dans la nuit noire, la petite troupe de ceux qui avaient naguère conquis le monde, réduite à une dizaine d’hommes, repassait, conduite par Cambyse, l’Oxus aux flots impétueux. Ces hommes qui n’avaient jamais connu la défaite emportaient la dépouille du grand roi, le roi de la Totalité, celui qui avait découvert la vérité du pouvoir, qui avait compris que les maîtres du destin des hommes n’obéissaient pas seulement à leurs impulsions ou à leur bon vouloir, qu’ils ont obligation de libérer les peuples que si le roi est au-dessus des hommes, c’est pour apaiser leurs angoisses face à l’inconnu pour leur assurer le bien-être et la liberté» (G. Israël. Cyrus le Grand, Paris, Fayard, 1987, p. 332).
soleil s’il m’insultait» fait dire
Melville au capitaine Achab, dans Moby
Dick. Et c’est là l’intoléra-ble pour un esprit chrétien. Pis, c’est un crime de lèse-divinité. À l’image de l’Ennemi, du Satan de Milton. Or, l’institution humaine qui s’est le plus intoxiquée de sa victoire, n’est-ce pas celle qui place en premier, parmi les péchés capitaux, l’orgueil? L’Église chrétienne?
Évangiles, l’Église est la pierre angulaire de
l’orgueil des deux civilisa-tions chré-
tiennes, et en particulier de la civilisa-
tion chré-
tienne occidentale. Si le passage du Moyen Âge à la modernité lui a fait perdre de son prestige, la croyance des clercs en leur mission surnaturelle ne cesse de se contracter devant les assauts de tout ce que représente la modernité : la liberté de conscience, le libéralisme, le socialisme, la laïcité… Le parfum, employé abondamment au concile de Vatican II, ne parvient plus à dissimuler les fortes odeurs de rance qui se dégagent du corps ecclésiastique. Il est symptomatique que celui qui a le plus médité sur les Degrés de l’humilité et de l’orgueil (1127), Bernard de Clairvaux (1090-1153), soit l’incarnation la plus vivante de cet orgueil.
homme ayant bénéficié d’une bonne éducation
latine, Bernard adhère à l’ordre établi à Citeaux avant de fonder sa propre
abbaye, à Clairvaux, où se pratique l’un des rites les plus ascétiques qui
soient. Clairvaux devient vite la rivale de Cluny. L’abbé de Clairvaux n'hésite pas à se mêler de choses intellectuelles, jusqu’à déclencher la célèbre Querelle des Universaux
en s’opposant au philosophe Pierre Abélard. Bernard craint la diffusion des hérésies à travers la
pensée critique qui jaillit des nouvelles universités. Aussi se sent-il le
garant de l’orthodoxie de la chrétienté occidentale, surtout lorsque l’Église
passe à travers des conflits sévères avec les puissances temporelles. De la
même façon, il s’en prend aux décisions politiques qui vont à l’encontre de
l’autorité romaine. Mais de toutes ses préoccupations, c’est celle de la
Croisade qui le retient davantage. Ayant vécu son enfance sous l’enthousiasme
et les triomphes de la première Croisade, Bernard veut relancer l’entreprise.
Il profite de la convocation du roi Louis VII de ses barons et de ses clercs à
Vézelay pour monter à la tribune, en plein air, et, rappelant la remontée de
l’Islam : «les circonstances
douloureuses du sac d’Edesse, l’archevêque massacré avec tous ses prêtres, les
saintes reliques dispersées, les crimes de tout genre, l’ébranlement profond de
tout
l’œuvre demi-séculaire des premiers Croisés, la “grant pitié” des
Chrétiens d’Orient» (J. Calmette & H. David. Saint Bernard, Paris, Fayard, Col. Grandes Études historiques,
1953, pp. 233-234), Bernard voulait répéter le coup de l’appel d’Urbain II à
Clermont en 1095 qui lança la première croisade. Cette croisade aurait dû être
menée sous l’esprit cistercien qui animait l’abbé de Clairvaux, mais la milice
chrétienne était moins spirituelle que profane. De France, le message de
Vézelay se répand dans l’ensemble de la chrétienté, et Bernard force les rois
et l’empereur à y participer. Commencée en 1147, la Croisade mettra deux ans à
montrer qu’elle est un échec total. Comme toujours dans de tels cas, les
défaites matérielles appellent des victoires morales et Bernard multiplie
écrits et sermons pour défendre sa vision orthodoxe du catholicisme.
faits légendaires de cette
catégorie mérite ici une mention explicite, d’une part en tant qu’il répond à
l’une des beautés de l’éloquence bernardine et, par ailleurs, en raison du
parti qu’en ont tiré plus tard les artistes chrétiens : c’est celui de la
Lactation. Penchée sur le saint moine en extase, Marie presse des doigts son
sein découvert, d’où quelques gouttes roulent sur les lèvres de son chantre
inspiré» (J. Calmette & H. David. Ibid.
p. 351). Aujourd’hui, on serait tenté de rire d’un tel rêve infantile refoulé dans notre inconscient, mais le rêve – sinon le délire – est hautement pris au
sérieux, non seulement par le moine mais par l’ensemble de l’Église chrétienne.
Les musulmans auront les terres désertiques et stériles de la Palestine; les
Chrétiens boiront le lait et le miel à la source même de Marie. Le culte marial
ne dérivera jamais de sa fonction compensatrice dans les moments où l’Église
sera mise en péril, sa puissance temporelle amoindrie et sa crédibilité morale déconsidérée.
temps et la curie romaine en
des temps plus récents -, que les douze degrés de l’orgueil s’appliquent à
l’Église romaine avec une facilité qui ne peut passer inaperçue. Derrière la démarche de Bernard s'esquisse une introspection en profondeur de l'institution elle-même. Et son histoire
n’est que celle de l’orgueil. L'orgueil d’une institution humaine à prétention
surnaturelle et qui entend contrôler les mœurs individuelles et les
comportements collectifs, non tant selon une règle qui serait aussi stricte à
l’Évangile que la charia au Coran, mais selon les dits et écrits investis de l’auctoritas romaine; du pape et de ses
vassaux jusqu’aux prêtres, vicaires et diacres les plus humbles.
promène ses regards de tous les côtés, lève la tête
et dresse les oreilles : les mouvements de l’homme extérieur vous révèlent
les changements survenus dans l’homme intérieur. Car l’homme méchant fait des
signes des yeux, il frappe du pied, et parle avec les doigts : l’agitation
inusitée du corps trahit la récente maladie de l’âme. En se relâchant de son
attention sur lui-même, il s’occupe curieusement des autres. Cette âme s’ignore
elle-même, elle se répand au-dehors, et on l’envoie paître les chevreaux. Ces
chevreaux, symboles du péché, désignent assez bien les yeux et les
oreilles : car, comme la mort est entrée dans le monde par le péché, aussi
c’est par ces fenêtres qu’elle pénètre dans l’âme». Le style littéraire de
saint Bernard est efficace par sa précision et sa métaphore animale du pécheur.
Qu’il mette un méchant moine en scène n’est pas de l’ironie. Bernard essaie
toujours d’identifier les méchants moines qui se faufilent parmi son troupeau à
Clairvaux. Mais en se relâchant de son
attention sur lui-même, il s’occupe curieusement des autres. Et là, il
désigne l’orgueil profond de l’institution cléricale.
faudra soumettre, dominer, ou exclure avec l’aide du «bras séculier». Rares sont les insti-tutions de justice qui n’ont pas eu, au sein de leurs procé-
dures, des mesures pour limiter ce type d’enquête à qui tous sont soumis, et encore plus ceux qu’on se prendrait à considérer comme ayant eu la vie la plus sainte! Pour Jean Delumeau, cela relèverait de la «pastorale de la peur» qui s’est établie avec le Concile de Trente (1445-1563). Ce n’est là qu’un paroxysme qui s’est confondu avec la paranoïa occidentale depuis 1204-1453. Pour faire d’une histoire longue une histoire courte, rappelons que le quatrième concile du Latran (1215) (constitution 21) «avait statué que “tous les fidèles de l’un et l’autre sexes, parvenus à l’âge de discrétion” devaient confesser “tous leurs péchés […] au moins une fois par an”. Dans le document “doctrinal” sur la confession, les pères de Trente furent moins catégoriques. Ils ne rendirent obligatoire que l’aveu (au prêtre) de “tous les péchés mortels“. “Quant aux péchés véniels qui
n’excluent
pas la grâce de Dieu et en lesquels nous tombons souvent (encore que la
confes-sion en soit utile), ils peuvent être tus sans faute et expiés par de nombreux autres remèdes […]. Rien d’autre dans l’Église ne peut être exigé du pénitent […], sinon que chacun confesse les péchés par lesquels ils se souviendra d’avoir offensé mortellement son Dieu et Seigneur” (session XVI, chap. v). En revanche, le canon 8 déclara : “Si quelqu’un dit que la confession de tous les péchés, telle que l’Église l’observe, est impossible […], ou que les fidèles des deux sexes, tous et chacun, n’y sont pas tenus une fois l’an, selon la prescription du grand concile du Latran […], qu’il soit anathème» (J. Delumeau. L’aveu et le pardon, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche, col. références # 2935, 1992, pp. 13-14).
«…les “Manuels de confession” sont … la plupart du temps susceptibles d’une double utilisation, par le prêtre et par le fidèle. De façon didactique, ils enseignent comment administrer et comment recevoir le sacrement de pénitence. Doctrine pénitentielle etformation spirituelle sont fournies à l’intérieur d’un cadre qui englobe les trois phases successives de l’acte sacramentel : la préparation du pénitent (accueil, exhortations), ses aveux, et enfin les conséquences de ceux-ci (satisfaction à enjoindre et absolution). Mais à l’intérieur de ce plan obligé l’interrogatoire (coté confesseur) et l’aveu (côté fidèle) retiennent particulièrement l’attention des auteurs. L’examen de conscience est conduit par référence aux sept péchés capitaux, aux dix commandements, aux cinq sens, parfois aussi aux douze articles du Credo. À quoi certains “Manuels" ajoutent encore, pour faire bonne mesure, d’autres paramètres : les huit Béatitudes, les six ou sept œuvres corporelles de miséricorde, les
quatre vertus cardinales, les trois vertus théologales, etc. Ainsi, à mesure que les ouvrages se multiplient, la réflexion pénitentielle accroît sa recherche des circonstances – souvent aggravantes – du péché et multiplie les points de vue selon lesquels envisager la faute. Saint Antonin, Pacifique de Novarre et, à leur suite, beaucoup de rédacteurs de “Manuels” anonymes intègrent à l’examen de conscience des considérations relatives au statut professionnel du pénitent et à ses devoirs d’état. Mais surtout la manie scolastique de la subdivision, sa propension à catégoriser, raffiner et compliquer conduisent, en particulier dans les “Manuels” anonymes, à une inflation prodigieuse du nombre des péchés. Cette évolution rencontre, confirme et accentue un mouvement plus large qui conduit une civilisation inquiète à se pencher sans cesse davantage sur la culpabilité. Dès lors, l’interrogatoire du pénitent ne sera jamais assez poussé, ni l’examen de conscience assez minutieux. On s’en rend compte à la lecture d’une Confession generalis, brevis et utilis qui énumère, par ordre de gravité croissante, les différentes fautes sexuelles – un sujet sur lequel l’Église a toujours voulu que les fidèles fussent très vigilants […]. Les seize catégories de péchés se présentent ainsi : 1) le baiser impur; 2) le toucher impur; 3) la fornication; 4) la débauche, souvent entendue comme la séduction d’une vierge; 5) l’adultère (lorsque les deux partenaires sont mariés); 7) le sacrilège volontaire (quand un des partenaires a prononcé des vœux religieux); 8) le
rapt et le viol d’une vierge; 9) le rapt et le viol d’une femme mariée (péché plus grave que le précédent puisqu’il se complique d’un adultère; 10) le rapt et le viol d’une nonne; 11) l’inceste; 12) la masturbation, premier des péchés contre nature; 13) les positions inconvenantes (même entre époux); 14) les relations sexuelles non naturelles; 15) la sodomie; 16) la bestialité» (J. Delumeau. Le péché et la peur, Paris, Fayard, 1983, pp. 225-226).
objet de raillerie». Dès la fin du Moyen Âge,
il était demandé aux confesseurs d’interroger le pénitent «s’il s’afflige ou s’est affligé des avantages du prochain, ou s’il a
été joyeux de son infortune» (J. Delumeau. Ibid. p. 236). Évidemment, la richesse est à la base de niveau
d’orgueil puisqu’il s’obstine à positionner le pécheur entre ceux qu’il envie
(donc les plus fortunés) et ceux qu’il méprise (les plus misérables). Une
historienne, Mme Vincent-Cassy «ne
découvre que 3 représentations de l’envie au XIIIe siècle et 4 au XIVe mais 45
au XVe» (J. Delumeau. Ibid. p.
237). Ce niveau d’orgueil a donc bénéficié de la poussée du capitalisme et des
opérations marchandes à partir de la Renaissance. L’Église se veut parmi les
riches (même lorsqu’elle se dit l’Église des pauvres) mais méprise les pauvres
(par vanité de ses privilèges sociaux).
caractériser les relations de
l’Église avec le monde des affaires matérielles. Les Actes des Apôtres nous
rapportent que Ananias et sa femme Saphira avaient vendu leur maison et gardés
pour eux une partie du prix plutôt que de le partager avec la communauté
chrétienne. Après avoir été sermonnés par l’apôtre Pierre, ils tombèrent morts
aux pieds de celui à qui le Christ avait confié les clés du Paradis (Acte V,
1-11). Mais ce communisme primitif n’a pas dépassé le temps de l’Église
primitive. Aux temps des catacombes romaines, le christianisme attire de riches
veuves. Les prédicateurs de la nouvelle religion collent avec art les classes
urbaines aisées. Philippe Simonnot raconte ainsi :«La conversion de l’aristocratie au christianisme facilite l’apparition d’un nouveau mécénat. Ces largesses ne profitent pas exclusivement à la construction d’églises. Un certain Maximum invoque l’inspiration divine pour offrir des bains. Mais ce qui compte vraiment, ce sont les donations assez généreuses pour permettre la fondation d’une église : c’est-à-dire le terrain, la construction, le matériel liturgique et même l’entretien du culte et du clergé. En 401-402, Longinianus, un préfet de Rome en fonction, élève à ses frais un baptistère à côté de Sainte-Anastasie, au Vélabre. Un peu plus tôt, le préfet du prétoire Tétronius Probus a fait aménager son mausolée familial au chevet même dela basilique Saint-Pierre. Une matrone nommée Vestina a laissé au pape Innocent Ier (r. 401-417) un patrimoine où le pontife puise le nécessaire à la construction d’une église et de quoi assurer son entretien. Il y trouve aussi une boulangerie, des thermes, une maison, un bureau d’octroi, etc. Après 410, s’il y a encore des païens parmi les nobles romains, ils sont en minorité et deviennent bientôt l’exception. Une telle évolution en l’espace d’un demi-siècle conduit à une esquisse de rapprochement politique entre l’évêque et le sénat de Rome» (P. Simonnot. Les papes, l’Église et l’argent, Paris, Bayard, 2005, pp. 161-162).
vers 460). Bien avant
Bernard, Théodoret maudissait les envieux : «Ces “contrôleurs de la sagesse de Dieu”, ainsi que les appelle
Théodoret, “ouvrent leur bouche contre la Providence divine” et “écument leur
rage contre les riches, indignés carrément qu’une si grande inégalité règne
dans ce monde”. Ils “calomnient le bon ordre”, ils “se tourmentent fort
pourquoi tous les hommes n’abondent en richesse”, ils “veulent qu’ils habitent
tous dans des palais et parent leurs corps de soie et d’étoffes de grand prix”
et, chose plus grave, “non seulement accusent la pauvreté, mais aussi déplorent
la servitude et se lamentent de ce que le gouvernement exige des impôts et de
beaucoup d’autres choses concernant la vie présente”» (G. Walter. Les origines du communisme, Paris,
Payot, Col. P.B.P. # 252, 1975, p. 131). Il est en effet difficile de condamner
ceux qui soutiennent la construction des églises, y ajoutant un thermes à
proximité, voire un bureau d’octroi!
l’or et l’argent en œuvre, taille un
vêtement ou fait autre chose semblable. Le riche, orgueil-leux de ses biens, et qui hausse les épaules par-des-
sus la tête et met les mains au côté, suivi d’une foule de serviteurs, vient à ce pauvre qui demeure assis cousant le cuir, ou faisant quelque autre chose de son état. Alors le riche divise avec lui et demeurant debout montre par sa présence que le métier du pauvre a un usage nécessaire”» (G. Water. Ibid. pp. 134-135). Telle est la vraie doctrine sociale de l’Église où l’envie et le mépris se complètent partagés par un sophisme vaseux. Il appartiendra à l’évêque de Nîmes, Fléchier, grand prédicateur à la cour de Louis XIV de dire ouvertement, sans faux semblants : «Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche» (Cité in P. Jaccard. Histoire sociale du travail, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1960, p. 191).
«Les rapports de Salviati ne furent pas les premiers à informer le Saint-Siège. Le secrétaire de Mandelot avait envoyé un courrier à M. de Jou, commandeur de Saint-Antoine, qui avertit d’abord le cardinal de Lorraine. C’était le 2 septembre. Le Cardinal, hors de lui, courut chez le Pape en compagnie de l’ambassadeur Férals.
[…]
Le 8 septembre, Grégoire XIII, à Saint-Louis-des-Français, remercia solennellement le ciel “d’avoir délivré non seulement le roi de France, mais encore tout son royaume et le Saint-Siège du péril qui les menaçait si Coligny avait réalisé son dessein d’assassiner Charles IX, de se faire nommer roi, de soutenir les rebelles néerlandais et de marcher sur l’Italie pour détruire les États de l’Église et la métropole de Romoe”. Telles étaient les inventions du cardinal de Lorraine.
Jamais événement ne fut célébré à Rome avec tant d’éclat. Jubilé d’actions de grâces, médailles commémoratives, salves d’artillerie, Te Deum se répondant d’une église à l’autre, procession grandiose, commande au peintre Vasari d’une fresque murale qui perpétuerait les scènes du 24 août, rien ne manqua» (P. Erlanger. Le massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, Col. Trente journées qui ont fait la France, # 12, 1960, pp. 200 et 201).
Gorbatchev dans la
salle du Trône. Un demi-mil-liard de téléspec-
tateurs assistent en direct à l’événe-
ment. Pendant une heure et demie, le pape impose ses thèmes : liberté religieuse en URSS, liberté de conscience (afin de permettre aux non-communistes de s’opposer à la dictature du Soviet Suprême), légalisation des uniates d’Ukraine. Gorbatchev, de son côté, «souligne que la “nouvelle pensée” est une vraie révolution pour l’URSS : “On ne saurait prétendre détenir la vérité absolue, ni tenter de l’imposer aux autres”, explique Gorbatchev, reniant ainsi, une fois pour toutes, la doctrine marxiste-léniniste. Mais le Soviétique a une idée derrière la tête. À écouter certains milieux à l’Ouest, dit-il, la “rénovation” du communisme devrait se faire “uniquement sur la base des valeurs occidentales”. Or, explique-t-il, c’est le meilleur moyen pour faire échouer la perestroïka! Les Américains ne pourraient-ils pas “respecter les intérêts et les traditions” de l’URSS et laisser aux Soviétiques “le choix de tel ou tel système politique”?» (B. Lecomte. Jean-Paul II, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 4335, 2006, pp. 493-494). Évidemment, si Gorbatchev suppose que la vérité n’appartient pas au marxisme-léninisme, son vis-à-vis croit, au contraire, qu’elle appartient à l’Évangile dont il a le monopole de l'interprétation car, comme Jean-Paul II l'énoncera clairement, la vérité n’est pas démocratique. Il s’agit
bien d’une abdication idéologique.
Et Jean-Paul II dira ce que le visiteur attendait de lui : «Personne ne doit prétendre que les
changements en Europe [de l’Est] devraient se faire selon le modèle occidental»
(B. Lecomte. Ibid. p. 494).
Gorbatchev, en retour, concède : «Nous
accepterons tout accord que vous réaliserez avec l’Église orthodoxe», ce
qui est, évidemment, une «subtilité» très soviétique considérant le vieux
schisme millénaire des deux Églises. Quoi qu’il en soit, les fonctionnaires
soviétiques caressent l’orgueil de l’Église et de son pape et la curie romaine
pavoise : «En attendant que Gorbatchev
et Jean-Paul II aient terminé leur tête à tête, le nouveau ministre soviétique
des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze, s’est penché vers le cardinal
Casaroli : “Sans vous [le Vatican] il n’y aurait pas eu tout cela!” C’est
exactement ce que Mikhaïl Gorbatchev exprimera lui-même, deux ans plus tard,
dans un article de La Stampa :
“Nous pouvons affirmer aujourd’hui que tout ce qui s’est passé en Europe de
l’Est au cours de ces dernières années n’aurait pas été possible sans la
présence de ce pape, sans le rôle éminent – y compris sur le plan politique –
qu’il a joué sur la scène mondiale”» (B.
Lecomte. Ibid. p. 495). À la toute fin de cette année 1991, Gor-batchev sera éjecté du pouvoir et remplacé par un alcoolique qui ouvrira les portes toutes grandes aux investisseurs occidentaux tandis que l’effondrement intérieur de la Russie ramènera une Église orthodoxe plus intraitable que jamais et un système mafieux issu tout droit de la décomposition de la bureaucratie soviétique, mais converti au capitalisme sauvage. On ne pouvait célébrer sa joie de façon aussi inepte.
«Les dictatures se sont durcies. Et les évêques du continent se sont profondément divisés. Il y a ceux qui défendent le clergé engagé, parfois les armes à la main, dans la voie de la théologie de la libération – l’expression a été popularisée par le théologien péruvienGustavo Gutiérrez – et ceux qui tentent d’endiguer ce qu’ils considèrent comme une dérive idéologique et politique, quitte à collaborer parfois avec des pouvoirs iniques et brutaux. Les uns et les autres attendent avec impatience ce que va dire le nouveau chef de l’Église catholique. La situation politique et sociale est si grave, dans toute l’Amérique latine, qu’il semble exclu de réconcilier les deux camps. À la Curie, on avait carrément recommandé au nouveau pape de ne pas se rendre sur place, mais Jean-Paul II a personnellement pris la décision de faire le voyage.
Le pape venu de l’Est sait ce qu’il va dire à tous ces prêtres généreux et populaires,plongés au cœur d’une injustice sociale flagrante, mais qui entraînent peu à peu leur Église sur une ligne politique marxiste et révolutionnaire. Fort de trente années de confrontation avec le communisme, l’ancien archevêque de Cracovie n’a pas l’intention de garder sa langue dans sa poche. Quelques semaines avant le voyage, l’archevêque mexicain Menez Arceo, de Cuernavaca, avait demandé audience au pape. Le cardinal Villot, secrétaire d’État, avait mis en garde Jean-Paul II sur son appartenance aux “Prêtres pour le socialisme”. Le Saint-Père avait répondu avec humeur : “Le socialisme, je connais!”
À Puebla, sans fioritures, Jean-Paul II condamne la vision familière et excessive d’un “Jésus politiquementengagé, combattant les puissants, partisan de la lutte des classes”. L’orateur ne mâche pas ses mots : “Cette notion d’un Christ politicien, révolutionnaire et dissident n’est pas conforme à l’enseignement de l’Église!” Dans un silence pesant, Jean-Paul II rappelle que le Christ condamnait le recours à la violence. La solution marxiste n’est pas la bonne, souligne-t-il, car elle réduit l’humanisme à un matérialisme “anthropologiquement erroné”. La doctrine sociale de l’Église, en revanche, fait de l’homme non pas un rouage des structures et des contradictions sociales, mais un artisan de son destin économique et politique. L’Église, en mettant la dignité humaine au-dessus de tout, n’a pas besoin de se référer à tel système ou telle idéologie pour prôner “la libération authentique” de l’homme. Qu’on se le dise» (B. Lecomte. Ibid. pp. 536-537).
mensonge idéologique. Le Père dominicain
M.-D. Chenu n’avait-il pas, dès 1979, dénoncé l’utilisation idéologique de la doctrine sociale de l’Église que propose
Jean-Paul II comme alternative à la théologie de la libération? «Irruption évangélique, par laquelle la
morale chrétienne a partie liée à une dynamique du changement social, prenant
sa source dans le Mystère fondateur du christianisme», et non dans
l’enseignement de l’Église que l’évolution historique finit toujours par
déborder. «Non pas éthique de la loi
naturelle, mais théologie de l’Incarnation et de l’assomption des réalités
terrestres. Les ”théologiens de la libération” émanant du messianisme des
opprimés, ne se construisent pas sur les dossiers de la “doctrine sociale”»
(M. D. Chenu. La «doctrine sociale» de
l’Église comme idéologie, Paris, Cerf, 1979, p. 93). Car la théologie de la
libération n’était pas qu’une variante catholique du marxisme-léninisme avec
lequel elle est incompatible. Elle avait moins pour but de faire des pays
d’Amérique latine des petites URSS ou des petites Chines qu’agir pour la
transformation du régime même, ce à quoi s’opposait de toutes façons l’Église. C’est ce double
standard de la jactance curiale qui fait de l’Église une entité orgueilleuse et
vaine :«Il ne s’agit… pas, pour l’Église, de proposer un “modèle” préétabli, un projet de société, une “troisième voie”, qui se trouverait en concurrence idéologique avec d’autres régimes sociaux, le libéral ou le communiste, et par lequel une Église-chrétienté exercerait sa religion comme la forme déterminante de la civilisation. Consciemment ou non, les tenants et acteurs de la “doctrine sociale” sont pénétrés du mythe de la chrétienté. Bernanos dénonçait dans le christianisme social “l’alibi d’une faillite de la chrétienté”. Conception juridico-sociétaire qui n’est qu’un avatar de la potestas indirecta» (M. D. Chenu. Ibid. pp. 93-94).
transmis au pape le salut que les Indiens lui
ont préparé : “Le bétail est mieux traité que nous”, a écrit l’auteur du
texte, au nom de tous ses frères depuis si longtemps humiliés et opprimés»
(B. Lecomte. Op. cit. p. 537). Nous
sommes ici au cœur du Mexique révolutionnaire. Le Mexique des Indiens et des
paysans révoltés jadis sous la conduite d’Emiliano Zapata. Touché par cette
missive, le pape lance : «Le pape
actuel veut être solidaire de votre cause, qui est la cause des humbles, la
cause des pauvres! Le pape est aux côtés de ces masses populaires presque
toujours abandonnées à un niveau de vie indigne et parfois traitées et
exploitées durement» (B. Lecomte. Ibid.
p. 537). Joli constat. Que fait-on maintenant? «Le pape veut être votre voix, la voix de ceux qui ne peuvent pas
parler, ou qui sont contraints au silence! […] Le monde rural en désarroi, le
travailleur dont la sueur arrose même son propre accablement ne peuvent
attendre davantage la reconnaissance pleine et entière de leur dignité, qui
n’est pas inférieure à celle de toute autre catégorie sociale [Ces travailleurs
ruraux] ont le droit de ne pas être dépossédés de
leurs maigres biens par suite
de machinations qui sont parfois du vol pur et simple! […] Et maintenant, à
vous, responsables des peuples, classes dirigeantes, la conscience humaine, la
conscience des peuples, le cri de l’abandonné, la voix de Dieu surtout, la voix
de l’Église, vous répètent avec moi : ce n’est pas juste, ce n’est pas
humain, ce n’est pas chrétien de perpétuer ainsi certaines situations aussi
évidemment injustes!» (B. Lecomte. Ibid.
pp. 537-538). Et Lecomte d’ajouter : «En deux discours complémentaires, à Puebla et Cuilapan, tout est dit.
Jean-Paul II s’engage sans ambiguïté du côté des pauvres, contre l’injustice,
tout en condamnant fermement la théologie de la libération». Cette parole,
celle de Jean-Paul II qui, à elle seule, aurait fait s’écrouler le mur de Berlin,
faut-il croire, n’a pas été entendu, puisqu’en 1994 commençait la longue
guerre du Chiapas…
protocole, sur le tarmac même de l'aéroport qu'il vient de baiser, le pape tance Mgr Cardenal venu recevoir la bénédiction papale. Jean-Paul II lui reproche
sa participation au gouvernement révolutionnaire en tant que
ministre de la culture. Cette attitude passe très mal auprès de la population nicaraguayenne et du monde entier qui n'ont pas oublié les décennies de terreur exercées par l'ancienne dictature des Somoza. Ici, contrairement au séjour mexicain, la foule conspue le
souverain pontife lors de la messe qu'il peine à prononcer le soir même :«En arrivant à l’esplanade où il doit dire la messe devant quelque huit cent mille personnes, le pape découvre, tout comme le nonce Montezemolo au comble de la fureur, d’immenses portraits repeints à neuf de Marx, Lénine, Sandino et d’autres révolutionnaires mythiques. “Ne vous en faites pas, dit tranquillement le pape : quand je serai sur le podium, personne ne regardera ces panneaux”. L’organisateur du voyage, le père Tucci, s’aperçoit aussi avec inquiétude que le gouvernement a garni tous les premiers rangs de sympathisants sandinistes prêts à vociférer sur ordre de leur chef et que les fonctionnaires du Parti “tiennent” la sono. La suite n’est pas difficile à prévoir : pendant l’homélie, à l’instigation d’Ortega qui brandit lui-même le poing en criant des slogans révolutionnaires, tous ces militants dociles se mettent à couvrir la voix du pape :
- Poder popular! Poder popular!- Silencio! crie le Saint-Père, excédé, en direction des premiers rangs.
Sans succès. Son micro ne marche plus. Le pape brandit alors sa crosse au-dessus de sa tête pour saluer ostensiblement tous les fidèles relégués derrière cette meute braillarde. Et, pour la première fois, craignant une profanation des hosties, il décide de ne pas distribuer la communion à la foule. La messe s’achève par une dernière avanie : en guise de chant de sortie, les fidèles ont la surprise d’entendre les haut-parleurs diffuser à tue-tête l’hymne sandiniste» (B. Lecomte. Ibid. p. 541).
l’air, afin de
pouvoir dire : Je ne suis pas comme le reste des hommes». L’Église
s’est toujours elle-même définie comme une espèce spécifique de société : la
com-munion des fidèles. Mais en étant l’Église militante mêlée avec tous les autres types de status (propriétaire foncier, État, culture ethnocentrique), il a fallu tout au long de son histoire qu’elle négocie avec les autres puissances – rois, empereurs, peuples et même d’autres Églises – sa situation hiérarchique. De Constantin à Mussolini, on ne compte plus les «accords» ou «concordats» passés entre les sociétés civiles ou politiques et l’Église. Un épisode charnière de l'opposition des deux glaives, au XIe siècle, est la Querelle des investitures qui opposa l’empereur Henri IV Hohenstaufen au pape Grégoire VII Hildebrand (1015/1020-1085). Provenant de Cluny, Grégoire VII avait la volonté de faire de l’Europe une réplique grandeur universelle de l’abbaye bénédictine, le pape agissant comme Père Abbé de l’Europe. La Querelle des Investitures avait pour source l’ambition de l’empereur de désigner les évêques et archevêques de ses diocèses que le pape n’aurait plus qu’à approuver par la suite. À cela se mêlait également les revenus des propriétés ecclésiastiques qui iraient tout droit dans les coffres de l’Empire. Pour contrer cette infraction, Grégoire VII opposa le texte qui définit le plus la singularité de l’Église, le Dictatus Papæ en 1075.
«1. L’Église romaine a été fondée par le Seigneur seul.2. Seul, le pontife romain est dit à juste titre universel.3. Seul, il peut disposer ou absoudre les évêques.4. Son légat, dans un concile, est au-dessus de tous les évêques, même s’il leur est inférieur par l’ordination, et il peut prononcer contre eux une sentence de déposition.5. Le pape peut déposer les absents.6. On ne doit pas habiter sous le même toit que ceux qui sont excommuniés par lui.7. Seul il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, comme de nouvelles communautés, transformer une collégiale en abbaye et vice versa, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.8. Seul, il peut user des insignes impériaux.9. Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.11. Son nom est unique dans le monde.12. Il lui est permis de déposer les empereurs.13. Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre selon la nécessité.14. Il peut ordonner un clerc de n’importe quelle église, où il veut.15. Celui qui a été ordonné par lui peut recevoir l’église d’un autre mais non faire la guerre; il ne doit pas recevoir d’un autre évêque d’un grade supérieur.16. Aucun synode ne doit être appelé général sans son ordre.17. Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.18. Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul, il peut réformer la sentence de tous.19. Il ne doit être jugé par personne.20. Personne ne doit se risquer à condamner celui qui fait appel au siège apostolique.21.Les affaires graves concernant n’importe quelle église doivent être portées devant lui.22. L’Église romaine n’a jamais erré, comme l’atteste l’Écriture, et elle ne pourra jamais errer.23. Le pontife romain, s’il est canoniquement ordonné, est indubitablement, par les mérites de saint Pierre, établi dans la sainteté, au témoignage de saint Ennodius, évêque de Pavie, d’accord avec de nombreux Pères, comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque.24. Sur l’ordre et avec l’autorisation du pape, il est permis à des sujets de porter une accusation25. Il peut, en dehors d’une assemblée synodale, déposer ou absoudre les évêques.26. Celui qui n’est pas en harmonie avec l’Église romaine ne doit pas être considéré comme catholique.27. Le pape peut délier du serment de fidélité les sujets d’un prince tombé dans l’impiété» (Cité in J. Loew et M. Meslin. Histoire de l’Église par elle-même, Paris, Fayard, 1978, pp. 242-243).
froide dans le dos des empereurs et des
rois car, sitôt excommunié, tous les vassaux et les serfs de ses domaines
étaient libérés de leur suzerain. Ce césaro-papisme où le
pape s’attribuait un pouvoir temporel au-dessus du potestas des princes européens marqua pour toujours la suite de
l’histoire de l’Église. Les papes qui, s’identifiant à la cause de Dieu, ne
pouvaient même concevoir qu’une quelconque puissance terrestre puisse les
dominer. Huit cents ans plus tard, le pape Pie IX, en guerre contre la
modernité, dépossédé par l’État italien de ses territoires sur lesquels il
exerçait depuis Charlemagne une autorité temporelle, se braqua dans le dogme
de l’infaillibilité pontificale, lointain avatar du Dictatus Papæ.«1) Qu’il parle comme chef (tête) de l’Église universelle, car son infaillibilité est personnelle, en ce sens qu’elle appartient à tous et à chacun des pontifes romains, aucun d’entre eux n’étant exclu – distincte de l’impeccabilité et de la sainteté – appartenant en propre au pape, mais seulement en tant que pape, comme personne publique, dans l’accomplissement de son office de magistère dans l’Église universelle, en vertu de son office propre de pasteur et docteur de tous les chrétiens – donc incommunicable.
2) Que son enseignement porte sur une doctrine relative à la foi et aux mœurs. Cette formule, dans le langage théologique, est consacrée par l’usage qu’en a fait le Concile de Trente et qu’a repris le Concile du Vatican. Elle indique toute la doctrine chrétienne spéculative et pratique, c’est-à-dire la croyance et l’action humaines, selon les exigences de la révélation divine. En d’autres termes, l’objet de l’infaillibilité pontificale, ce sont toutes les vérités en quelque manière révélées et elles seules. Au pape appartient en propre le titre de “gardien et maître de la parole révélée” dans le même sens que cette expression est attribuée à l’Église.
3) Que, dans son enseignement sur lesdites matières (foi et mœurs) le pape entende prononcer un jugement définitif. Il faut qu’il emploie une forme d’où ressorte manifestement son intention de porter une sentence définitive sur telle doctrine, la proposant comme à retenir par l’Église universelle. “Le terme propre s’appelle définir : ‘definit’ qui a pour corrélative la formule ex cathedra. Donc le pape est infaillible quand il parle ex cathdra, quand il “définit”.
Ces trois conditions sur lesquelles le Concile a particulièrement insisté pour… dissiper toute crainte que le Concile ne veuille attribuer au pape la toute-puissance qui n’appartient qu’à Dieu; les effets de l’infaillibilité ne forment qu’une seule chose, de sorte que non seulement s’il en manque une, manquent aussi les deux autres, mais encore qu’aucune de ces conditions ne peut être réalisée sens plein sans les autres» (P. Fernessole. Pie IX, t. 2 : 1855-1878, Paris, Lethielleux, 1963, pp. 299-300).
Non seulement le dogme de l’Infaillibilité du pape refuse d’identifier la toute puissance divine avec l’auctoritas du Souverain Pontife, mais en plus il limite les cadres dans lesquels cette parole est désormais encadrée. Pour tous les chrétiens de la fin du XIXe siècle où la liberté de pensée était devenue valeur courante, la crainte d’un abus d’autorité d’un pape réactionnaire était bien réelle. De fait, la seule fois où un pape s’est prononcé par voie d’infaillibilité depuis 1870, c’est Pie XII lorsqu’en 1950, il promu le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie, et ce, après consultation des évêques du monde entier. Jamais le pape ne s’est prononcé de manière infaillible sur les questions morales comme l’autorise la proclamation de Vatican I.
aussi bien avec
le Cantique des Cantiques que les temples romains. Mais avec l’effondre-ment de l’Empire, à l’ouest, et les longs siècles de barbaries où l’institution apprit à survivre, voire à s’allier avec des rois guerriers puis le nouvel empereur d’Occident, la quantité de ses possessions terriennes, en particulier des abbayes où ne travaillaient pas que des moines mais aussi des serfs, fit converger vers Rome des richesses importantes. Une multinationale comme Cluny, qui érigeait des abbayes d’obédiences dans toute l’Europe, pouvait se permettre des constructions capables de rassembler des milliers d’individus à l’intérieur et autour. Mais le clergé régulier étant tenu à l’austérité et au dépouillement.
C’est par l’architecture d’abord que cet orgueil se manifesta dans
le monde occidental. La cathédrale, rappelle Georges Duby, est l’église de
l’évêque ou de l’archevêque; c’est aussi l’église de la Cité. Dans un esprit
anthropologique, il est donc normal que l’église magnifie la cité autant que la
gloire du Christ. En 1130, rappelle notre historien, la plus royale des églises
n’était pas une cathédrale mais un monastère. Après les siècles de
dépouillement bénédictin du temps de Cluny, un nouvel esprit profita de la
stabilisation de l’Europe pour interpréter l’art en fonction de la vanité de
l’Église et des rois qui gravitaient autour. Le monastère en question est
Saint-Denis-en-France et son abbé, Suger, va lancer le manifeste du nouvel art
chrétien d’Occident :«Il est né de la volonté d’un homme, Suger. Ce moine qui n’était pas de haute noblesse, était l’ami d’enfance du roi. Cette amitié le poussa jusqu’au sommet de l’autorité politique. Abbé, il percevait mieux que personne les valeurs symboliques du monastère dont il avait pris la conduite. Il voyait sa charge comme un honneur, et le plus haut – par conséquent vouée au faste. Bénédictin, sa conception de la vocation monastique n’était pas de pauvreté ni de refus absolu du monde : Suger se tenait dans la voie clunisienne. Établie au faîte des hiérarchies terrestres, l’abbaye, pour lui comme pour Hugues de Cluny, devait fairerayonner les splendeurs pour la plus grande gloire de Dieu. “Que chacun suive sa propre opinion. Pour moi je déclare que ce qui m’a paru surtout juste, c’est que tout ce qu’il y a de plus précieux doit servir par-dessus tout à la célébration de la Sainte Eucharistie. Si les coupes d’or, si les fioles d’or, si les petits mortiers d’or servaient selon la parole de Dieu et l’ordre du Prophète à recueillir le sang des boucs, des veaux et d’une génisse rouge, combien davantage, pour recevoir le sang de Jésus-Christ, doit-on disposer les vases d’or, les pierres précieuses et tout ce que l’on tient pour précieux dans la création. Ceux qui nous critiquent objectant qu’en cette célébration doivent suffire une âme sainte, un esprit pur, une intention fidèle, et certes, nous l’admettons, c’est cela vraiment qui importe avant tout. Mais nous affirmons aussi que l’on doit servir par les ornements extérieurs des vases sacrés, et plus qu’en toute autre chose dans le service du saint sacrifice, en toute pureté intérieure, en toute noblesse extérieure”. Soucieux de cette noblesse extérieure, Suger consacra les richesses de son monastère à composer un cadre splendide pour le déroulement des liturgies. Entre 1135 et 1144, contre les tenants de la pauvreté totale qui l’attaquaient, il entreprit de reconstruire l’église abbatiale et de l’orner, travaillant pour l’honneur de Dieu, pour celui de saint Denis, mais aussi pour l’honneur des rois de France, les morts ses hôtes, le vivant son ami et son bienfaiteur» (G. Duby. Le Temps des cathédrales, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, p. 122).
«Tout se passe comme si les seigneurs, ne pouvant plus se référer à l’ordre social ancien et aux anciennes valeurs qui lui étaient liées, étant encore mal assurés sinon toujours de leur pouvoir du moins de son bien-fondé, avaient ressenti une inquiétude, inquiétude sociale, inquiétude pour l’avenir sur terre ou dans le ciel, et cherchaient en favorisant les églises à en faire un outil idéologique à leur service, susceptible de justifier leur domination tant aux yeux du peuple qu’aux leurs mêmes. Par la suite, au cours des XIe et XIIe siècles, quand le système féodal se sera consolidé et aura élaboré ses valeurs et sa morale propres, les générosités des seigneurs envers l’Église se raréfieront laissant la place à des regrets et même à de l’animosité comme en témoigne cette menace proférée par un grand seigneur à l’encontre des gens d’Église dans la chanson de Garin le Lorain.
![]() |
| Église romane de Saint-Robert (Auvergne) |
“En Gaule sont vingt mille chevaliers dont les clercs ont les fours et les moulins : qu’ils y pensent ou par le Seigneur Dieu, les choses prendront un autre tout”.
On retrouve un phénomène analogue à la fin du XIIe siècle quand les premiers bourgeois enrichis, mal assurés de leur nouveau pouvoir et soucieux de se justifier sur le plan idéologique, vont multiplier à leur tour les dons aux églises» (A. Scobeltzine. L’art féodal et son enjeu social, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 134, 1973, pp. 193-194).
144). Les croisades
entraînè-rent des contacts non seulement militaires, mais également d’ordre intellec-
tuel avec la civili-
sation syrienne musulmane. Les mathématiques, que les Arabes avaient importées de leur conquête du monde indien, bouleversaient non seulement les armes de jets, mais aussi les splendides constructions architecturales qu’on retrouvait du royaume de Grenade jusqu’à Jérusalem. Dans une Europe enrichie par l’activité méditerranéenne, le style roman ne pouvait satisfaire la nouvelle noblesse tributaire des joyaux de Constantinople, à défaut d’avoir pu s’établir durablement sur Jérusalem.
C’est le pape Innocent III (r. 1198-1216), sous le règne duquel le
césaro-papisme inauguré par Grégoire VII atteignit son apogée, qui allait donner
l’impulsion pour le siècle à venir de la nécessité de l’art religieux
ostentatoire. De là naîtra l’ordre gothique : «Le système de pensée gothique…, a dû être largement soutenu et impulsé
par une bonne partie du clergé séculier, qui y a trouvé les principes d’ordre
et les modèles grâce auxquels il a pu élargir son pouvoir au milieu des
conflits qui parcouraient le monde féodal, et notamment, reprendre, à partir de
la deuxième partie du XIIe siècle, le rôle de leader idéologique qui lui avait
été ravi par les monastères bénédictins à l’époque précédente» (A.
Scobeltzine. Op. cit. p. 300).«En l’espace de trois siècles, de 1050 à 1350, la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. La France a charrié plus de pierres en ces trois siècles que l’ancienne Égypte en n’importe quelle période de son histoire – bien que la Grande Pyramide, à elle seule, ait un volume de 2 500 000 m³.
Les fondations des grandes cathédrales s’enfoncent jusqu’à 10 mètres de profondeur – c’est le niveau moyen d’une station de métro parisien – et forment dans certains cas une masse de pierre aussi considérable que celle de la partie visible au-dessus du sol.
Il y avait au Moyen-Âge une église pour 200 habitants environ; la surface couverte par les édifices du culte était donc considérable par rapport aux dimensions modestes des villes; nous savons que dans les villes de Norwich, Lincoln et York, cités de 5 000 à 10 000 habitants, il y avait respectivement 50, 49 et 41 églises. De graves problèmes se sont toujours posés aux ambitieux qui voulaient reconstruire leur église sur une superficie plus vaste : il fallait souvent démolir une ou deux églises voisines et construire des logements modernes pour les habitants expropriés.
La surface de la cathédrale d’Amiens, qui couvrait 7 700 m², permettait à toute la population, soit environ 10 000 habitants, d’assister à la même cérémonie. Pour faire une comparaison à l’échelle de notre temps, il faut imaginer qu’aujourd’hui, dans une ville d’un million d’habitants, on élève, au cœur de la cité, un stade assez vaste pour accueillir un million de personnes. Or le plus grand stade du monde n’a que 180 000 places.
La hauteur des nefs, des tours et des flèches nous étonne. Dans le chœur de la cathédrale de Beauvais, un architecte pourrait élever un immeuble de 14 étages avant d’atteindre la voûte, à 48 mètres du sol. Pour égaler les hommes de Chartres qui, au XIIe siècle, lancèrent la flèche de leur cathédrale à 105 mètres, l’actuelle municipalité devrait édifier un gratte-ciel de 30 étages; et pour égaler les Strasbourgeois qui lancèrent leur flèche à 142 mètres, il faudrait construire un gratte-ciel de 40 étages» (J. Gimpel. Les bâtisseurs de cathédrales, Paris, Seuil, Col. Le temps qui court, # 11, 1958, pp. 3-4).
façades seront sculptées; le mobilier orné
et doré; les vitraux mettront en valeur la puissance de la lumière par des jeux
figuratifs de couleurs chatoyantes. À l’art massif du roman succédera l’art
aérien du gothique; au pilier, la colonne; à la pesanteur, la légèreté de la
grâce : «La domination de la masse
pesante par une activité maîtresse d’elle-même qui s’élève paisiblement dans
les airs, la domination de la matière par une expression immatérielle de
mouvement, voilà le but rêvé par l’art médiéval de la voûte et atteint par le
gothique de la maturité»
(W. Worringer. L’art
gothique, Paris, Gallimard, Col. Idées/Arts, # 13, 1967, p. 185). Les églises de la Renais-
sance et de l’âge baroque verront se développer le raffinement, mais aussi la sensualité que la peinture peut apporter en sus à l’élévation mystique. L’âge baroque sera l’âge de l’ornementation la plus exquise mais aussi la plus maniérée. Avec la Révolution industrielle et la réaction anti-moderniste romaine, la vérité des intentions profondes de l’orgueil clérical se révélera au grand jour. À des églises construites sur des matériaux nouveaux comme l’acier, s’ajouteront des fausses colonnes, des voûtes strictement ornementales, des tableaux kitsch. Mais toujours en essayant d’imiter le grandiose gothique et cela dans des régions quasi désertes.
1829, date de l’inauguration officielle. Entre 1841 et 1843,
l’architecte John Ostell ajouta les deux tours latérales dont la hauteur est de
69 m. La tour de l’ouest, nommée Persévérance
abrite le gros bourdon, pesant 10 900 kg, tandis que la tour de l’est, Tempérence, abrite un carillon de 10
cloches. En 1831, la population de Montréal s’élevait à 27, 297 habitants. Dix
ans plus tard, au moment de l’érection des deux tours, à 40,356. Ce style
néo-gothique se répandra dans les villages des alentours, ainsi à Varennes, la
basilique Sainte-Anne construite entre 1884 et 1887, et même dans l’Ouest
canadien, avec la cathédrale de Saint-Boniface du Manitoba. La mégalomanie de
l’évêque Bourget de Montréal atteint la limite du kitsch décadent lorsqu’il se
commande une nouvelle cathédrale,
Marie-Reine du Monde, modèle réduit de
Saint-Pierre de Rome, érigée entre 1875 et 1894. En 1891, la population de
Montréal était de 176,263 habitants. La disproportion entre la population et le
gigantisme des cathédrales jouait d’un effet de contrapoposto dont le but était d’amplifier la grandeur de l’Église
par rapport à la modestie du petit peuple. L’adaptation à la culture québécoise
(qui font substituer les 12 apôtres de Saint-Pierre par les 13 saints patrons
des paroisses de Montréal) donne un reflet particulier, plus un mirage
d’originalité qu’une véritable portée créatrice sur l’œuvre imitée, mais jamais
émulée.
a assimilé cette loi naturelle à la création divine. Ce n’est qu’au
XIIIe siècle, après saint Thomas d’Aquin, que l’Église s’ouvrit aux
connaissances encyclopédiques d’un Aristote par exemple, de même qu’à la
médecine de Galien ou à l’astro-géographie de Ptolémée. En conséquence, cette
science antique apportait la connaissance objective de la création. Tant que les
connaissances relevaient davantage de la spéculation plutôt que d’une méthode
empirique, il suffisait d’expliquer tous phénomènes naturels par son rapport à
ce qu’Aristote dixit. Tout le reste
tombait dans la contre-nature ou dans le mystère divin (l’Incarnation dans le corps d'une
vierge en est le meilleur exemple). Lorsque l’esprit critique commença à se
manifester, à la fin du Moyen Âge, la réaction cléricale se développa,
considérant les découvertes scientifiques qui contredisaient la loi naturelle
comme potentiellement porteuses d’hérésies propres à menacer l’intégrité du
dogme.
passe l’Église. La thèse de Copernic apparaît
au moment où l’Église subit le conflit entre le Concile et la papauté; Galilée au
moment où se répand la Réformation, Darwin publie ses traités au moment de la
crise anti-moderniste, tandis que le freudisme présente la religion comme une illusion. Une Église inquiète, instable
et en quête de restauration ne saurait sentir ces vérités autrement que comme
des menaces à l’intégrité du dogme par lequel elle règne sur les consciences
depuis toujours. C’est ce qui permet à Georges Minois d’écrire, à propos des
circonstances contextuelles, que c'est ce qui a sauvé : «Nicolas Copernic, approuvé par les plus hautes instances
de l’Église dans la première moitié du XVIe siècle, et mis à l’Index en
1616 : ce qui apparaissait comme une légitime hypothèse en 1543 devient
une thèse “insensée et absurde en philosophie, formellement hérétique”
soixante-dix ans plus tard. Rien ne pourrait mieux exprimer le formidable recul
effectué par l’Église après le concile de Trente dans le domaine scientifique.»
(G. Minois. L’Église et la science, t.
1 : De saint Augustin à Galilée, Paris, Fayard, 1990, p.325).
facile,
lorsqu’on s’attribue l’assimi-lation au Tout-Puis-
sant, régner sur un monde clos que sur un univers infini qu’il faudra toujours chercher à refermer d’une manière ou d’une autre. L’héliocentrisme ne fait que placer le soleil à la place de la Terre dans la hiérarchie des gravitations, mais la représentation de l’univers demeure compatible avec l’idée que les clercs s’en faisaient depuis toujours. Ce que l’idée d’un univers infini apporté, entre autres, par le cardinal Nicolas de Cues et sur lequel spécula Giordano Bruno, c’est la possibilité que dans un univers infini il y aurait d’autres mondes parallèles aux nôtres, à l’exemple de ces sociétés païennes découvertes par les grandes explorations du XVIe siècle. Nous passons ici de l’imaginaire du merveilleux (surnaturel) à l’anticipation fantastique (rationnel). En ouvrant l’univers, les élèves de Copernic ouvrent l’Imaginaire de la
représentation mentale des Occidentaux.
Voilà ce qui est condamné dans le procès de Bruno : «Le centre de sa doctrine est de caractère panthéiste : Dieu est
immanent au monde, il est la force spirituelle qui anime la matière et se cache
en son sein. Comme l’a montré Paul Henri Michel, Bruno situe au niveau des
atomes l’intervention de l’esprit, de l’âme du monde; l’atome est centre de
vie, il est le point dans lequel vient s’insérer l’esprit et il est co-éternel
à Dieu. Les atomes, travaillés du dedans, ne se combinent pas par hasard ni de
façon désordonnée, mais suivant une volonté organisatrice allant vers des
structures de plus en plus complexes et de plus en plus parfaites. Bruno
rejette donc en partie Démocrite et Épicure; par cette intuition, il préfigure
la thèse fondamentale de la gnose de Princeton» (G. Minois. Iibd. P. 340). Bruno est condamné à mort
par le Saint-Office et brûlé à Rome en février 1600.
Josué avait fait arrêter la course du soleil. C’est sans doute un détail
mineur mais qui prend son importance dans le statut qu’on doit adopter envers
l’«hypothèse» de Copernic. C’est ce que précise le Jésuite, le cardinal
Bellarmin, féru de sciences et de théologie : «Dans une lettre du 12 avril 1615, répondant au carme Foscarini qui avait pris le parti de Copernic, le
cardinal Bellarmin, la plus grande autorité théologique de son temps, précise
de façon très claire la position de l’Église : l’héliocentrisme est tout à
fait licite comme hypothèse; il est par contre formellement interdit d’affirmer
sa vérité absolue, car cela contredirait l’Écriture. Mais le porte n’est pas
fermée : si un jour on arrive à fournir des preuves, ce dont le cardinal
doute, alors nous dirons que nous avons mal compris les passages de l’Écriture»
(G. Minois. Ibid. pp. 373-374).
Bellarmin pense en critique épistémologique : tant que des preuves
confirmant l’hypothèse de Copernic ne sont pas apportées, il convient de
retenir le système copernicien comme hypothétique et non véridique. Or faut-il
que le temps des
preuves s’amènent puisqu’un an plus tard, c’est la
condam-nation : «…le 24 février 1616, la doctrine de Copernic est con-
damnée en bonne et due forme. À l’unanimité, les théologiens du Saint-Office déclarent “insensée et absurde en philosophie, formellement hérétique en tant qu’elle contredit expressément de nombreux passages de la Sainte Écriture, selon la propriété des mots et le sens des saints Péres et des docteurs théologiens”, la proposition suivante : “Le soleil est le centre du monde et par conséquent immobile de mouvement local”. La deuxième proposition, condamnée comme “au moins erronée dans la foi”, est “que la terre n’est pas le centre du monde, ni immobile, mais se meut sur elle-même tout entière par un mouvement diurne» (G. Minois. Ibid. p. 375).
de Copernic est prouvée, il
faudra rectifier le jugement que l’on porte sur l’épisode de Josué. Dès lors,
c’est l’ou-verture implicite à tous les doutes qui entourent les énoncés de la Bible, ancien et nouveau Testaments confondus. Or, il y a un savant qui, par l’invention technique de la lunette, peut montrer le cours des planètes autour du soleil. Galileo Galilée. En mai 1612, il a publié, non pas en latin mais en italien, un Discorso dans lequel il prend partie pour le système de Copernic. En 1616, on lui impose le silence. Mais si Galilée est prudent, il est aussi susceptible, et il récidive avec le Saggiatore en 1622 qu’il dédie au nouveau pape, Urbain VIII :
«Mais la forme faisait passer une théorie scientifique qui n’avait rien d’anodin. Superficiellement, il s’agissait de l’explication des comètes. Trois d’entre elles étaient apparues à la fin de 1618 et au début de 1619, et le jésuite Grassi, à la suite de Tycho Brahé, avait montré qu’elles ne pouvaient pas avoir une orbite circulaire. En ridiculisantcette affirmation, Galilée soutenait indirectement le système de Copernic, dont il n’avait plus le droit de parler depuis 1616, et qui voit, à tort, des orbites circulaires partout. Plus profondément, le Saggiatore fondait sa théorie sur une explication corpusculaire de la lumière et de tous les phénomènes perceptibles, sauf le son. C’était le retour de l’atomisme contre la physique des qualités d’Aristote. Tous les vieux fantômes, Démocrite, Occam, Telesio, Bruno, remontaient à la surface; récemment, en 1621, le premier médecin et philosophe de l’université de Pise, Esteban Rodrigo de Castro, avait lui aussi soutenu cette théorie dans son De meteoris microcosmi libri quatuor. L’atome reprenait l’offensive, soutenu par la prestigieuse Académie dei Lincei dont le patron et mécène, le prince Cesi, avait de vastes projets éditoriaux d’une encyclopédie de la nouvelle science» (G. Minois. Ibid. p. 379).
après la publica-tion d’un troisième ouvrage, le Dialogo, dans lequel Galilée revient sur le système de Copernic, mais en le considérant seulement comme pure hypothèse. Il présente le tout dans une satire entre trois personnages stéréotypés où le défenseur du système ptoléméen (donc l’Église) est montré de manière plutôt ridicule. Cette fois-ci, il va falloir que le savant se rétracte ouvertement et reconnaisse la fausseté de l’héliocentrisme et de ses hypothèses publiées dans son livre. Galilée pliera le genou, sera condamné à l’emprisonnement perpétuel commué aussitôt en résidence surveillée par le pape. La sensation causée par la condamnation de Galilée n’empêcha pas les astronomes protestants de poursuivre leur enquête sur l’héliocentrisme et les travaux de Kepler et de Newton d’aller encore plus loin, ceux-ci étant inatteignables
par le Saint-Office. Ce sont les philosophes du Siècle des
Lumières qui vont ériger en symbole de l’obscurantisme religieux le cours et
l’issu du procès intenté à Galilée. L’aristotélisme, réduit progressivement à
l’ombre de lui-même avec les travaux des astronomes, des biologistes, des
médecins et autres naturalistes, ne pouvaient plus confirmer le dogme. Voilà
pourquoi on retient moins aujourd’hui la thèse de la confrontation des deux
systèmes (héliocentrique et géocentrique) que la question des atomes car elle
en viendrait, même si Galilée lui-même ne soulève pas la question, à contredire
le mystère eucharistique, le plus important de la vie du chrétien. Telle est la
découverte du chercheur Pietro Redondi qui a tant fait couler d’encre voilà 30
ans :«Mais venons-en maintenant à la véritable dénonciation. On y déclare que si les atomes de Galilée sont substantiels, comme les “homéomeries” d’Anaxagore, la doctrine de Galilée n’est pas compatible avec l’existence des accidents eucharistiques établie par le second canon de la XIIIe session du concile de Trente.
Un grand principe “expérimental”, de valeur philosophique et théologique, était la permanence miraculeuse de la chaleur, de la couleur, de la saveur, de l’odeur et des autres accidents sensibles du pain et du vin après la Consécration, qui transformait toute leur substance en le corps et le sang de Jésus-Christ. Si nous interprétons ces accidents comme le veut le Saggiatore, c’est-à-dire avec les “particules minimes” de substance, alors, même après la Consécration, ce seront des particules de la substance du pain eucharistique qui produiront ces sensations. Il resterait ainsi, si nous adoptons les idées du Saggiatore en physique, des particules de substance du pain dans l’hostie consacrée, mais cela est une erreur frappée d’anathème par le concile de Trente» (P. Redondi. Galilée hérétique, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, p. 182).
pièces
du procès ont été détruites au cours des siècles, pour éviter le bûcher à
Galilée, Urbain VIII en serait resté à l’interdiction de professer le système
de Copernic pour dissimuler la véritable querelle scientifique qui menaçait les
positions prises par le concile de Trente dans sa lutte contre les réformés.
monde en six jours. En 1859 paraissait On the Origin of Species by Means of Natural Selection qui devint vite un best-seller
en Angleterre. L’ouvrage fut rapidement traduit dans toutes les langues
occidentales. Enfin, en 1871, Darwin tirait les conclusions «morales» de son
approche scientifique dans The Descent of
Man, and Selection in Relation to Sex. Il faut dire qu’en plein puritanisme
victorien, la présence seule du mot «sexe» suffisait à alarmer toutes les
susceptibilités des bien pensants. Évidemment, on tira des études de Darwin ce
qui n’y était pas, comme l’idée que «l’homme descendrait du singe». Mais
l’Église n’attendit pas de telles idioties pour censurer et condamner
l’ouvrage. Comme au temps de Galilée, tous les penseurs chrétiens qui
entendaient défendre en entier ou en partie les thèses de Darwin furent
immédiatement condamnés au silence. Le ton, si c’était possible, était encore plus
violent qu’aux attaques menées contre l’astronome. Ainsi, le père de Scoraille
parle-t-il de «fictions répugnantes» dans un article publié
dans la revue jésuite, les Études :«“L’apparition successive des animaux par voie d’évolution progressive, d’ascension d’une espèce inférieure à une autre espèce supérieure, de transformation enfin, a donc étéexposée et soutenue. C’est déjà beaucoup trop, mais ce n’est pas tout. Le système a été étendu jusqu’à l’espèce humaine inclusivement : l’opinion a été émise que le corps du premier homme aurait été élaboré, non par l’action immédiate des mains divines, mais par la série de ces transformations animales dont il serait le dernier terme; qu’il suffisait d’admettre la création initiale de la matière avec ses forces évolutionnelles, l’influence permanente de la Providence, et la création finale de l’âme pour rester dans les limites d’une irréprochable orthodoxie. Dieu, cependant, d’après cette hypothèse, aurait saisi dans sa formation même le fruit de quelque génération simienne pour lui infuser la première âme spirituelle, et une femelle animale aurait enfanté, nourri, élevé un homme véritable, notre ancêtre et celui de Jésus-Christ. Ce n’est ni le lieu, ni le moment d’examiner ce que valent scientifiquement ces fictions répugnantes”.
Rien de très scientifique dans tout cela. La réaction du père de Scoraille est un haut-le-cœur à la pensée qu’une femelle animale ait pu engendrer un homme et que la généalogie du Christ puisse donc comporter des singes. Ce sont ces arguments de décence, combinés avec l’accusation de sacrilège que l’on retrouve le plus souvent : l’homme a été fait “à l’image de Dieu”, ce qui exclut a priori une origine animale; la Bible le déclare formellement : il y a eu un couple initial entièrement humain, créé directement, sans aucun intermédiaire animal, et ce premier couple est responsable du péché originel. Quant à ceux qui cherchent des arguments scientifiques à opposer à l’évolutionnisme, ils s’appuient essentiellement sur le fait que les chaînons manquants n’existent pas, que l’on constate une stabilité générale des espèces, sur de très longues périodes : comme à l’époque de Copernic et de Galilée, on oppose le sens commun, l’expérience quotidienne, le “bon sens” à la nouvelle théorie. Le père de Scoraille publiait une lettre d’un abbé montrant que le transformisme était en contradiction avec les faits, et déclarant que dans dix ans cette théorie aurait disparu. Le père Vigouroux accumulait dans ses cinq volumes des Livres saints et la critique rationaliste tous les faits qui semblaient contredire l’évolutionnisme» (G. Minois. L’Église et la science, t. 2 : De Galilée à Jean-Paul II, Paris, Fayard, 1991, pp. 228-229).
profond de leur conscience entre les
découver-tes empi-
riques qui confir-
maient un aspect ou l’autre de la théorie et leur foi envers le message biblique. Jamais Darwin ne voulut exclure Dieu du processus de la création, mais cela relevait de la théologie et non des sciences naturelles qui le concernaient; un siècle plus tard, Richard Dawkins, dans la tradition de l’évolutionnisme, pourra intituler l’un de ses ouvrages Pour en finir avec Dieu.
romaine, les Églises protestantes en avaient conservé son péché d’orgueil.
L’affaire en question – le procès Scopes – concerne l’enseignement de la
théorie de Darwin dans les écoles du Tennessee. Un jeune enseignant, Thomas Scopes (1900-1970), professeur de sciences naturelles à Dayton, est mis en
accusation en 1925 par des fondamentalistes religieux pour avoir dérogé à la
loi Butler qui interdit expressément l’enseignement des théories
évolutionnistes. Ils en appellent au grand tribun de l’Amérique profonde,
William Jennings Bryan, ancien candidat démocrate à la présidence, pour les
représenter. Face à eux, un avocat téméraire connu pour gagner ses procès, Clarence Darrow, est engagé par l’Union pour la défense des libertés civiles afin de défendre Scopes.«Le vote de cette loi faisait partie intégrante d’une vaste mobilisation anti-évolutionniste engagée depuis cinq années déjà. On avait ainsi vu en 1921 le pasteur baptiste J. W. Porter faire campagne contre l’enseignement de la théorie de l’évolution à l’Université de l’État du Kentucky. Une proposition de loi visant à l’interdire avait été déposée l’année suivante à la Chambre et au Sénat, lequel l’avait rejetée, mais de justesse puisque par une seule voix de majorité. De même, en 1923, une proposition du même type avait été déposée en Alabama, puis au Texas; la Chambre des représentants de Floride adoptant au même moment une résolution déclarant “inconvenant et subversif… d’enseigner l’athéisme, l’agnosticisme, le darwinisme ou toute autre hypothèse qui présuppose un lien consanguin entre l’homme et une autre espèce”. En juillet 1924, la Chambre de Géorgie avait été saisie à son tour, mais elle avait rejeté le projet de loi; en janvier 1925, c’était au tour de la Chambre de Caroline du Nord…
À cette pression législative organisée, il faut ajouter une série de décisions qui donnent une idée de l’intensité de cette campagne. En avril 1923, cinq professeurs du Kentucky Wesleyan College (méthodiste) avaient été licenciés pour avoir défendu devant leurs élèves une formule de compromis selon laquelle l’évolution ne contredisait pas la Bible. En juin, le gouverneur de l’Oklahoma avait avalisé l’interdiction faite à l’État d’acheter des manuels scolaires jugés coupables d’évolutionnisme. De même, en janvier 1924, le gouverneur de la Caroline du Nord avait interdit l’usage de deux manuels de biologie qui enseignaient l’un que l’homme “descendait du singe”, l’autre qu’homme et singe étaient “cousins”» (D. Lecourt. Ibid. p. 22).
bonne humeur qui ne laissa pas de sur-prendre les reporters du Nord, lesquels s’atten-
daient à ne rencon-
trer à Dayton que des masses paysannes incultes et fanatisées. L’humour même se mit de la partie, puisqu’on fit des affaires en vendant, dit-on, des quantités respectables de singes en peluche!» (D. Lecourt. Ibid. p. 23). Ce fut, en effet, un véritable show. D’un côté, l’impeccable Bryan, orateur démagogique, enfant du Bible Belt, et Clarence Darrow, non moins médiatique, reconnu pour avoir défendu deux psychopathes d’origine juive dans une histoire de pédophilie et de meurtre, Richard Loeb et Nathan Leopold à qui il parvint d’éviter la peine capitale.
![]() |
| Clarence Darrow (gauche) et W. J. Bryan (droite) |
calités, Bryan fit une décla-
ration fort explicite des buts de la poursui-
te : «notre seul but, c’est de faire valoir le droit des parents à protéger la religion de leurs enfants contre les efforts entrepris au nom de la science pour ébranler leur foi en une religion surnaturelle. On ne s’attaque pas à la liberté d’expression, ni à la liberté de pensée, ni à la liberté de presse, ni au libre échange des idées. Mais les parents ont sûrement le droit de sauvegarder la santé religieuse de leurs enfants» (Cité in G. Golding. Le procès du singe, Bruxelles, Éditions Complexe, Col. Mémoire du Siècle, # MS 17, 1982, pp. 62-63). Le pape n’aurait pas dit autrement. Darrow, lui, s’amusa avec les témoins, citant des extraits contradictoires qu’ils puisaient dans la Bible. La scène la plus pathétique fut lorsque Darrow eut l’audace de faire comparaître Bryan comme témoin! Comme le juge Raulston refusait d’examiner les arguments
scientifiques, Darrow comprit qu’il n’avait pas d’autres choix que
d’attaquer la Bible en faisant témoigner son plus fervent défenseur. Bryan fut
donc appelé en tant que spécialiste de la Bible! Il aurait pu refusé, mais son
orgueil le poussa à accepter le défi. Une fois assis sur le siège des témoins,
Darrow le cuisina pendant une heure et demie, enchaînant les questions sur la
rationalité de la Bible : si Adam et Ève étaient seuls au monde, comment
leur fils Caïn a-t-il pu trouver une femme?
Ou encore, les poissons ont-ils été noyés eux aussi le jour du Déluge?.
Enfin, comment les jours de 24 heures s’écoulaient-ils avant la création du Soleil
le quatrième jour? Évidemment, Bryan était tombé dans le piège et ne pouvait
répondre à ces questions pour la forme. Mais c’est lors de son plaidoyer qu’il
secoua l’auditoire : «“Mon ami le procureur dit que John Scopes sait bien pourquoi il est là aujourd’hui”, fitDarrow, toujours l’air détendu. “Oui, je sais pourquoi il est là”, et sa voix changea brusquement de registre, pour devenir agressive et mordante, “il est là parce que les fondamentalistes en veulent à tous ceux qui pensent. Je sais qu’il est là parce que l’ignorance et la bigoterie sévissent partout, et à elles deux, Votre Honneur, elles représentent une force terrible”. Puis l’orage d’indignation passée, la décontraction souriante refit surface. “Permettez-moi de vous montrer un véritable acte d’accusation, messieurs, au cas où vous auriez besoin d’en dresser un autre. Une petite plaisanterie, si vous le voulez bien”.
Darrow les tenait maintenant; c’était bien fini les petits sommes, l’ennui et les sorties furtives pour “voir ce qui se passe sur place”. Certain d’avoir captivé l’attention de l’assistance entière, Darrow reprit son plaidoyer en faveur de la tolérance. Tout le monde sait, dit-il, “qu’il n’y a pas deux machines humaines pareilles ni deux êtres humains qui aient eu les mêmes expériences, et leurs idées de la vie et de la philosophie émergent de leur perception des expériences rencontrées sur le chemin de la vie. Si vous voulez maintenir un état de liberté, il est impossible de façonner les opinions d’une personne à partir des opinions d’une autre – seule la tyrannie peut faire cela”.
"Cette loi”, s’indigna Darrow, “fait de la Bible la mesure de l’intelligence et del’instruction de quelqu’un. Vos mathématiques sont-elles bonnes? Voyez, I Élie, ii. Votre philosophie est-elle bonne? Voyez I Samuel, iii. Votre astronomie est-elle bonne? Voyez Genèse, chapitre II, verset 7. Votre chimie est-elle bonne? Voyez, eh bien, chimie, voyez Deutéronome, iii, 6 ou tout autre chapitre qui parle de soufre”. Les citations étaient improvisées, bien entendu – il n’y a pas de livre d’Élie – mais Darrow se fit comprendre. En érigeant la Bible en autorité universelle, compétente en toute chose, la loi Butler était devenue “un travestissement de la langue, de la justice et de la Constitution”.
Se tournant vers le juge Raulston, l’avocat leva les bras et dit : “Votre Honneur sait que l’on a allumé des feux en Amérique, afin d’enflammer la bigoterie et la haine…”» (G. Golding. Ibid. pp. 67-68)
la séance. Lors du jugement,
Raulston considère que Scopes a bien violé la loi Butler et le condamne à payer
l'amende minimale de $ 100. Le 14 juillet 1927, la Cour suprême de Nashville
annula le jugement au motif que l'amende aurait dû être fixée par le jury et
non par le seul juge. Le procureur renonce à un second procès, ce qui prive
Darrow de la possibilité de faire appel devant cette Cour sur la
constitutionnalité de la loi. Le Butler Act restera en vigueur jusqu’en 1967!
Il est ironique que les créationnistes qui condamnent la théorie darwinienne au
niveau naturel soient les mêmes qui défendent l’idéologie du darwinisme social
qui veut que the brightest and the
fittest dominent la société puisqu’ils sont, précisément, les mieux adaptés
à l’économie et à l’enrichissement? Faut-il croire que l’Église catholique n’a
pas le monopole du double standard des valeurs?
énoncés. C’est Eugen Drewermann
(né en 1940), théologien et psychanalyste, qui a causé le trouble dans la
conscience de l’Église comme Galilée en avait causé un dans sa représentation
de l’univers et Darwin dans l’évolution des espèces. Ordonné prêtre en 1966,
onze ans plus tard il publie sa thèse en trois volumes, Strukturen des Bösen (Structures du Mal), sur les onze premiers
chapitres de la Genèse en utilisant tour à tour la psychologie des profondeurs
de Jung, et la philosophie de Kant, Hegel, Kierkegaard et Sartre. Pour
Drewermann, il s’agissait de renouveler la vision de la doctrine du péché
originel : saisi d’angoisse devant
sa liberté, l’homme fuit sa condition d’être limité, mais responsable. On
était là devant Eric Fromm autant que C. G. Jung.
l’archevêque de
Paderborn en 1994 à la suite du succès de son livre Fonctionnaires de Dieu (paru en 1989), il est privé de sa chaire au
séminaire universitaire et ne peut plus célébrer ou conférer les sacrements.
C’est l’université publique de Paderborn qui va lui ouvrir une chaire de
sociologie et anthropologie de la civilisation. Produit de l’esprit œcuménique
de Vatican II, Drewermann est chaud partisan du dialogue interreligieux,
s’étant opposé malgré l’ordre romain, à la création de la conscription en
Allemagne en 1956, dans le cadre de la Guerre Froide. Sa notion de «bureaucrate
consacré» a été critiquée par Benoît XVI dont on devine l’incompatibilité avec
la démarche intellectuelle de Drewermann.
Aujourd’hui, il semblerait que l’aveu soit devenu un exercice courant
dans le monde clérical. Jean-Paul II avait ouvert le bal. Tout au long des
années 1990 et surtout au jubilé de l’an 2000, le pape demande pardon pour les
erreurs du passé. Ainsi, en 1994, dans Tertio
Millennio adveniente : «Il
est donc juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son
terme, l'Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de
ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au
cours de son histoire, ils se sont éloignés de l'esprit du Christ et de son Évangile,
présentant au monde, non point le témoignage d'une vie inspirée par les valeurs
de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d'agir qui étaient de
véritables formes de contre-témoignage et de scandales». Aussi,
demandera-t-il pardon pour les croisades, la croisade albigeoise comprise; le
péché de division entre Églises chrétiennes; l’épuration ethnique des
aborigènes d’Australie; la condamnation de Jan Hus; sur les conflits avec
l’Église d’Orient; les massacres et l’acculturation des Amérindiens; les excès
et moyens pris par l’Inquisition; le procès Galilée; le silence de la shoah…
Bref, le vaticaniste Luigi Accatoli a recensé quelque quarante textes où le
pape demande pardon (B. Lecomte. Op. cit.
p. 826). Ce sont des fautes qui remontent assez loin dans le passé, mais
lorsqu’il s’agit des abus sexuels dans les communautés enseignantes de par le
monde, l’Église, tout en condamnant la pédophilie, essaie autant que faire se
peut d’échapper aux procès civils qui lui coûteraient fort cher. Demander pardon en repentance coûte bien peu comparées aux réparations que demandent les victimes, et l'Église étant pauvre, n'a pas d'argent pour compenser ceux et celles qui ont souffert par la faute de son péché d'orgueil.
Chaque arrêt était l’occasion de demander pardon pour une faute
historique commise. Ces céré-monies ne sont pas innocen-
tes au succès mé-
diatique remporté par Jean-Paul II qui a un sens aigu de la propagande hérité des pays communistes. Il essaie constamment de convertir la jeunesse du monde à soutenir l’Église : «Je veux m’adresser aux jeunes : vous êtes l’avenir du monde, l’espérance de l’Église, vous êtes mon espérance!» (Cité in B. Lecomte. Ibid. p. 832) et, pour ce faire, les cérémonies dans les stades ou
sur les places publiques
où apparaîtra le Saint-Père sont orchestrées comme des show rock. C’est au Madison Square Garden qu’il apparaît, le
3 octobre 1979, lors de son premier voyage à New York. «Alors que les haut-parleurs diffusent le thème ultra-populaire de Star
Wars interprété par un orchestre local,
le pape monte sur l’estrade et se met… à imiter le batteur. Puis il lève le
pouce, à l’américaine, vers ces dizaines de milliers d’adolescents ravis. Les
cadeaux se succèdent : un tee-shirt, une guitare, un blue-jean. Jean-Paul
II arbore un large sourire. La foule est survoltée : - John Paul Two, we love you! John Paul Two, we love you! Et le pape de répondre, la main posée sur
le micro : - Wou-hou-hwou, John Paul II loves you!» (B. Lecomte. Ibid. pp. 832-833). Le Time titre John Paul II Superstar. Et il en va ainsi de visite en visite. Même
à Paris, où il est reçu froidement par les autorités, Jean-Paul II suscite la
ferveur d’une certaine jeunesse. Il faut bien dire d’une certaine, car lui-même
reconnaît qu’il y a parfois des dérapages :«Aucun de ces échanges n’est gratuit pour le Saint-Père. À preuve cette anecdote qu’il rappellera à André Frossard : au Parc des Princes, alors que les questions étaient plus ou moins prévues à l’avance, voilà qu’un jeune homme monte à la tribune, un papier à lamain, se déclare athée et pose une question au pape : “Saint-Père, en qui croyez-vous? Pourquoi croyez-vous? Qu’est-ce qui vaut le don de notre vie? Quel est ce Dieu que vous adorez?” Mais, dans le tumulte de cette soirée, le pape, qui écoute déjà parmi bien d’autres la question posée par une jeune handicapée, oublie de répondre au jeune homme. De retour à Rome, il y repense, s’en repent, et il écrit au cardinal Marty pour qu’il retrouve le jeune homme et lui transmette ses excuses. Des mois plus tard, il s’en veut encore. Et en parle longuement à Frossard : “Sa question ne figurait pas sur la liste qui m’avait été remise. Or le problème qu’il soulevait était fondamental”» (B. Lecomte. Ibid. p. 836).
Bref, comme dans une soirée Rock, rien n’est laissé à l’improvisation. L’émotionnalisme à l’américaine remplace la pensée critique qui dominait les lendemains de Vatican II. Le pape sait que ses nouveaux adversaires ne sont plus les dogmatiques, froids et antipathiques porteurs de la doxa marxiste-léniniste, mais le télé-évangélisme protestant qui gagne de la ferveur auprès des foules, partout dans le monde.
se fait toutefois polémiste d’un goût douteux
lorsqu’il dénonce les cultes païens ou l’hérésie marcionite. À la fin de sa
vie, il rejoindra l’hérésie montaniste avant de s’exclure lui-même des
hérétiques. Comme l’écrit Charles-André Julien : «Nous ignorons les conditions de sa conversion. Elle dut être provoquée,
comme tous les acte de sa vie, par sa logique passionnée. Dès qu'il voyait une
vérité, il s'y livrait corps et âme, sans ménagement, sans compromission.
C'était un extrémiste et un minoritaire. Il n'aimait pas les doctrines
triomphantes qui pactisent avec le siècle. Son esprit se complaisait dans
l'absolu, son tempérament dans la lutte. Avec cela, pamphlétaire admirable,
armé pour la polémique comme pas un et s'y donnant tout entier. Un Berbère
converti, mais qui, sous le placage chrétien, gardait toutes les passions,
toute l'intransigeance, toute l'indiscipline du Berbère» (C.-H. Julien. Histoire de l’Afrique du Nord, t. 1, Paris,
Payot, Col. Bibliothèque historique, 1951, p. 226). Car notre homme ne sera
jamais un modéré. Lisons «les pamphlets que Tertullien, devenu hérétique à son tour, jetait à la tête des modérés qui désapprouvaient son zèle farouche, ceux qu'il appelle dédaigneusement des "psychiques", c'est-à-dire, dans la langue de S. Paul, des "animaux". Ce sont des goinfres libidineux, qui ont pour Dieu leur ventre, pour autel leur estomac, pour prêtre leur cuisinier : qu'on ne leur parle pas d'inspirés qui prophétisent; ils ne connaissent d'autre Esprit-Saint que le fumet des plats, et roter est leur façon de prophétiser. Les agapes de ces gens-là sont des ripailles qui engendrent le dévergondage. "Vous y tenez surtout", dit le forcené, "parce que, grâce à elles, nos jeunes gens dorment avec leurs sœurs". Les psychiques refusaient les honneurs du martyre aux exaltés qui le recherchaient; Tertullien, en revanche, traite de lâcheté leur prudence. Leurs martyrs ne savent pas souffrir, pour soutenir leur courage, on installe dans les prisons des débits où on les enivre. Il en cite un qui, prisonnier en chambre, choyé, ayant bonne table et le bain à sa disposition, est allé à l’audience hébété par un vin drogué qu’on lui avait fait prendre que les
ongles de fer lui faisaient l’effet d’un chatouillement. Incapable de répondre aux questions du président autrement que par des rotes et des hoquets; il mourut en reniant la foi. D’autres se font mettre en prison ou envoyer au bagne pour la forme, afin d’en sortir avec un prestige qui leur permette de faire trafic d’indulgences et de réconcilier avec l’Église des individus souillés de ténébreuses débauches" (A. Bouché-Leclercq. L’intolérance religieuse et la politique, Paris, Flammarion, 1911, p. 299). Évidemment, les modérés ne sont jamais des rebelles. Il faut atteindre les extrémités, d’un bord comme de l’autre, pour reconnaître ceux qui témoignent faiblement, avec couardise, la vérité. Ainsi, pour Luther. Rome est-elle la Grande Babylone. Calvin ne parlera pas autrement. Pour bien des adeptes des sectes protestantes, Rome, le Vatican, l’Opus Dei sont le nid de tous les complots paranoïaques. Ils sont plus catholiques que le pape, dirions-nous.L’exemplarité de Tertullien nous conduit aux deux derniers degrés de l’orgueil. Celui de la liberté du péché, le onzième, car ayant fait sécession avec le monde et avec l’Histoire, l’orgueilleux rebelle n’a ni supérieur à redouter, ni frères à respecter. Il peut donc se livrer à tous ses désirs, avec d’autant plus de liberté qu’il jouit d’une sécurité plus entière, ce que la honte et la crainte l’empêcheraient de faire, comme suppose Bernard de Clairvaux. Cet égocentrisme sans limite repose bien sur des fondements pervers où le sado-masochisme est le terreau le plus fertile : "Chez Tertullien apparaît… un accent mis sur le péché, cette attitude allait marquer l’Occident. Il parle du vicium originis (péché originel), qu’il assimile à la sexualité. Ce faisant, il inaugure une tendance qui se perpétuera dans le christianisme romain : le mépris du sexe et l’idée que le péché se cache partout" (P. Tillich. Histoire de la pensée chrétienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1970, p. 119). La hantise de la faute suppose la commission irrépressible du
péché. C’est parce qu’il est lui-même pécheur, lui-même rebelle, lui-même orgueil-leux jusqu’à assumer la liberté de pécher à sa guise, que Tertullien fantasme si bien, si voluptueusement pourrait-on dire, le tourment du pécheur! «Tertullien, toujours sévère, excessif même parfois insista sur les rites de cette pénitence. Des mots ne suffisent plus. Le pénitent devrait se prosterner, s’humilier, se coucher sous la cendre, s’envelopper le corps de haillons, abandonner son âme à la tristesse. "Le pénitent gémit, pleure, mugit jour et nuit vers le ciel, se roule aux pieds des prêtres". La seconde entrée dans l’Église [après le baptême] était moins glorieuse, plus douloureuse que la première. Saint Ambroise (349-397), évêque de Milan, put dire que l’Église proposait l’eau et les armes : l’eau du baptême et les larmes de la pénitence» (G. Bechtel. La chair, le diable et le confesseur, Paris, Plon, Col. Pluriel, 1996, pp. 67-68).
Au douzième degré, le péché est devenu une habitude, sinon la qualité même de l’orgueilleux. Son plaisir est dans la souffrance comme pour l’hédoniste dans la sexualité, la nourriture, les beaux vêtements. Il finirait par dire Dieu n’existe pas s’il ne s’était pas déjà assimilé à Sa Volonté. La façon dont Bernard de Clairvaux
évoque le douzième degré vise à camoufler de façon idéologi-que le sort de l’Église chré-
tienne qu’il com-
prend si bien à travers ce «moine» dont il suit la trajectoire depuis le tout début. Ce dernier est maintenant hors de l’Église et, hors de l’Église point de salut. Il est devenu «l’impie». «Le douzième degré peut donc s’appeler l’habitude du péché, qui ôte la crainte de Dieu et nous en inspire le mépris». Nous voilà revenu à l’Ennemi, au Satan de Milton. À celui qui, aux yeux de Tertullien, mérite toutes les souffrances que les martyrs – les Témoins – ont souffert depuis le Christ.
symbole parfait du péché
d’orgueil poussé jusqu’au douzième degré, et ce, après avoir si bien exposé le mystère
de la Trinité. Ses fantasmes masochistes se transforment en pures visions sadiques des tortures éternelles qui affligeront les païens en Enfer. Nul mieux que Tertullien, en effet, n’a exprimé cet orgueil masochiste des premiers chrétiens à travers son adresse (Apôtres I) tel que cité par Reik : «Nous disons devant tous, et déchirés et sanglants sous les tortures, nous clamons : "Nous adorons Dieu à travers le Christ". Il décrit l’attitude typique du chrétien devant le tribunal : "S’il est désigné, il s’en glorifie, s’il est accusé, il ne se défend pas, s’il est interrogé, il confesse volontairement, s’il est condamné, il rend grâces"» Il ajoute : «quoique très pénibles, [ces tortures] furent supportées avec calme par beaucoup et ont été ardemment désirées pour l’amour de la gloire et de la renommée» (T. Reik. Le masochisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, pp. 318-319).La rhétorique du martyre sert de reflet aux supplices des pécheurs, des modérés et des couards. Un Luther, dans ses Conversations de table, aura la même médisance cruelle contre les Juifs que Tertullien contre les comédiens qui s’agitent dans les flammes de l’Enfer : «En lui, a écrit K. Hall, c’est l’esprit occidental qui s’exprime clairement pour la première fois» (Cité in H. von Campenhaussen. Les Pères latins, s.v., Ed.
de L’Orante, rééd. Seuil, Col. Livre de
Vie, # 96, 1967, p. 46). L’une de ses phrases, «Facio quia absurdum» («Ce que je fais est absurde»), reflète assez bien sa person-nalité extrémiste. Dans son traité de 197, De l’Apologétique, il écrit : «Qui ne désire pas souffrir, afin d’obtenir de Dieu son pardon complet en échange de son sang? Car cet échange procure le pardon de son sang?» (Cité in T. Reik. op. cit. p. 315); dans son Épitre (25), il écrit encore : «Que peut-il arriver de plus glorieux, de plus béni… que de confesser sa croyance en Dieu sous la menace de la mort, devant le bourreau? De confesser le Christ…, avec un esprit encore libre quoique sur le point de s’envoler, parmi les tortures féroces, variées et raffinées des puissances de ce monde, quand le corps est roué et coupé en morceaux? Que de monter au Ciel en laissant le monde derrière soi?» (Cité in T. Reik. ibid, pp. 315-316). Ou dans sa lettre à Scapula (1), où il affirme que «nous assurant de par notre accord même, la condamnation nous donne plus de plaisir que l’acquittement»! (Cité in T. Reik. ibid. p. 316). De L’Apologétique (197) à De Corona (211), la pensée de Tertullien ne cessera d’affirmer l’orgueil de son masochisme par une négation constante de la réalité sociale romaine, se conformant ainsi aux reproches de Celse : «"Rien ne nous est plus étranger que l’intérêt public; nous ne reconnaissons qu’une république commune à tous : le monde"; "la seule chose qui importe aux
chrétiens dans ce monde, c’est de le quitter au plus vite". Ailleurs, il évoque les possibi-lités de vengean-
ce que les chrétiens pourraient utiliser s’il leur était permis de rendre le mal pour le mal : une désertion en masse des soldats chrétiens, une nuit d’incendie pour laquelle "quelques torches suffiraient". Aux yeux des autorités, de tels passage justifiaient toutes les méfiances. Dans son autre traité (Ad Nationes), que l’on date de la même année (197), il va plus loin. "Il nous faut, disait-il, lutter contre les institutions des ancêtres, l’autorité des traditions, les lois des maîtres du monde, les argumentations des jurisconsultes, contre le temps, la coutume, la nécessité, contre les exemples, les prodiges, les miracles qui ont fortifié cette foi bâtarde". Le polythéisme imprégnait toute la vie sociale : la refuser, c’était lutter contre la société païenne, et Tertullien allait jusqu’au bout de ce raisonnement. Son intransigeance allait croissant, jusqu’à
l’amener à partir de 207, à s’opposer aux pasteurs de l’Église qu’il jugeait trop indulgents et tolérants, et à passer à la secte montaniste, qui groupait alors des chrétiens extrémistes. Il finit d’ailleurs par se brouiller avec ces derniers, et il fonda sa propre secte des Tertullianistes, qui persista à Carthage jusqu’au temps de saint Augustin. Dans son traité De l’idolâtrie qu’on date de 211, il pousse ses conceptions jusqu’aux plus folles conséquences : pour lui, aucun métier n’est compatible avec le christianisme. Le commerce sera interdit, car il est fondé sur la cupidité, et les marchandises vendues peuvent toujours être portées en offrande dans un temple par un client païen. L’agriculture et l’élevage seront pareillement proscrits, car les produits de la terre où les bêtes du troupeau peuvent être offerts en sacrifice aux faux dieux, ce qu’un chrétien ne peut accepter. Tertullien considère donc qu’une communauté chrétienne digne de ce nom ne peut que mendier ou mourir de faim. "…Tu es étranger à ce monde, tu es citoyen de la Jérusalem céleste" (De Corona, 13)» (C. Lepelley. L’empire romain et le christianisme, Paris, Flammarion, Questions d’histoire, 1969, pp. 43-44). Là aussi cette rhétorique anti-sociale allait, pour employer l’heureuse expression de Lewis Mumford, «jusqu’à transférer les rituels sadiques de l’arène romaine à la conception chrétienne de l’enfer, en tant que décret suprême de la justice divine, faisant du spectacle de la torture éternelle des pécheurs damnés l’une des suprêmes joies des justes en paradis» (L. Mumford. Le mythe de la machine, t. 2 : Le Pentagone de la puissance, Paris, Fayard, Col. Le Phénomène scientifique, 1974, p. 579). Ce dont témoignent ses fantasmes du Jugement Dernier : «Ce sera une représentation d’une tout autre envergure! Là, nous
aurons de quoi nous étonner, et de quoi rire aussi! Quelle bonne plaisante-rie, et quelle jouissan-
ce, pour moi, d’aper-
cevoir cette foule de rois, qu’on disait avoir été reçus dans le ciel et que voici condamnés à gémir, en compagnie de Jupiter et de ses soi-disant témoins de ces événements, dans les abîmes des ténèbres! - Mais j’aperçois aussi les gouverneurs, ceux qui ont persécuté le nom du Seigneur, les voici en train de fondre dans les flammes plus cruelles que celles naguère joyeusement employées à sévir contre les chrétiens! À qui le tour? Nous les voyons, ces sages philosophes, qui savaient si bien nous raconter que Dieu ne s’occupe pas du monde, que l’âme n’existe certainement pas, ou que, du moins, elle ne
reviendra sûrement jamais dans le corps, eh bien! là, sous les yeux de leurs disciples, qui brûlent avec eux, ils sont déjà d’un joli rouge!… Voilà pour vous une fameuse occasion d’entendre vos grands tragédiens : leur voix n’a jamais été aussi belle qu’à présent, pour gémir sur leur propre misère! Et vos mimes, c’est maintenant que vous devez les observer, le feu donne à leurs articulations une souplesse nouvelle! C’est aussi le moment de regarder les conducteurs de chars, rouges de la plante des pieds à la racine des cheveux, dans cette roue de flammes! Et c’est alors qu’apparaît celui qui fut tourné en dérision, battu, couvert de crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre, le Seigneur,
dans toute sa majesté, au milieu de ses anges et des saints ressuscités, dressés devant les Juifs perfides et ses persé-cuteurs de tout temps! Un tel spectacle, il n’est sur terre ni préteur, ni consul, ni prêtre capable de le monter, et pourtant, d’une certaine façon, nous l’avons déjà, en esprit, sous les yeux, sans attendre que commence enfin dans l’éternel royaume de Dieu, "ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu" (I Co. 2, 9). Et voilà, je pense, qui nous donnera une autre qualité de plaisir que le cirque et le théâtre!» (Cité in H. von Campenhaussen. Op. cit. p. 38).
pouvoir y interve-nir sérieu-
sement, même au nom de la morale de la justice, de la charité et de l’amour. Toutes les autres institu-
tions occiden-
tales qui ont suivi au cours des siècles l’ont imitée : l’État, l’Empire, les Cités, les gouvernements, les corporations, les partis et les syndicats. Partout l’orgueil de l’institution l’emporte sur les fondements nécessaire pour le vivre-ensemble qui en sont ses seules justifications. Pendant dix ans, le pape Jean-Paul II a revisité l'Histoire de l'Église pour dénicher toutes les victimes qui avaient eu à souffrir d'une manière ou d'une autre de l'Épouse du Chriat. À la fin de l'exercice, il n'en avait omis qu'un; le plus important de tous : l’orgueil⌛































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