Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mardi 21 octobre 2014

Les sept péchés capitaux : Orgueil


Hieronymus Bosch. L'orgueil
LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX : ORGUEIL

Contrairement au lieu commun qui, pour pasticher Descartes, est le mieux partagé du monde, ce n’est pas la paresse qui est la mère de tous les vices, mais bien l’orgueil. D’où que l’orgueil est le premier des sept péchés capitaux. Il est le socle de la montagne qui conduit au Paradis selon Dante. Si tous nous ne sombrons pas par notre orgueil, tous nous en sommes habités.

La littérature universelle est friande de caractères qui manifestent un orgueil démesuré. Depuis Adam et Ève dans la Bible ou les combattants grecs de la Guerre de Troie chez Homère, les grands livres de l’humanité foisonnent de personnages orgueilleux. Voyez Shakespeare! Il est dans toutes les pièces : tragiques, historiques ou comiques. Le Satan du Paradise Lost  (1667) de John Milton (1608-
1674) est incon-
testable-
ment un modèle de l'orgueil-
leux parfait. Le voici défait par les armées de chérubins du Tout-Puissant : «Toutefois malgré ces foudres, malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m’infliger, je ne me repens point, je ne change point : rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la cons-
cience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m’élever contre le Plus Puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d’Esprits armés qui osèrent mépriser sa domination : ils me préférèrent à LUI, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire; et dans une bataille indécise au milieu des plaines du ciel ils ébranlèrent son trône». Le Satan de Milton, en affirmant la constance de son esprit, malgré la défaite dans le combat céleste, nous dit la qualité même de tous péchés capitaux.

Satan le révolté transporte ses ambitions dans le monde nouveau qu’il sera appelé à dominer : «Qu’importe la perte du champ de bataille : tous n’est pas perdu. Une volonté insurmontable, l’étude de la vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne cédera, ni ne se soumettra jamais, qu’est-ce autre chose que n’être pas subjugué? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l’extorquera. Je ne me courberai point; je ne demanderai point grâce d’un genou suppliant; je ne déifierai point son Pouvoir qui, par la terreur de ce bras, a si récemment douté de son empire. Cela serait bas en effet! Cela serait une honte et une ignominie au-dessous même de notre chute! Puisque par le Destin, la force des Dieux, la Substance céleste ne peut périr, puisque l’expérience de ce grand événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup en prévoyance, nous pouvons, avec plus d’espoir de succès, nous déterminer à faire, par ruse ou par force, une guerre éternelle, irréconciliable, à notre grand Ennemi qui triomphe maintenant, et qui, dans l’excès de sa joie, régnant seul, tient la tyrannie du ciel». Après la caractéristique universelle du péché capital, voici la particularité de l’orgueil : à la constance s’ajoute l’entêtement, la persistance dans la rébellion.

À Dieu tyran du Ciel, Satan n’a plus que l’Enfer où il se trouve précipité pour exercer sa propre Puissance. Il sera le Dieu de l’Enfer. «Adieu, champs fortunés où la joie habite pour toujours! Salut, horreurs! salut, monde infernal! Et toi, profond Enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t’apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L’esprit est à soi-même sa propre demeure; il peut faire en soi un Ciel de l’Enfer, un Enfer du Ciel. Qu’importe où je serai si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand? Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant n’a pas bâti ce lieu pour l’envier; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté; et à mon avis, régner est digne d’ambition même en Enfer; mieux vaut régner dans l’Enfer que servir dans le Ciel». Et sans doute est-ce là la caractéristique de la profonde modernité du Satan de Milton. L’orgueil refuse la servitude et, en ce sens, le mal conduit au bien tout à fait à la façon dont le pensait saint Augustin. La voie du monde terrestre lui est donc ouverte : «Satan élève une si grande voix, que tout le creux de l’Enfer en retentit. “Princes, potentats, guerriers, fleurs du ciel jadis à vous, main-
tenant perdu! Une stu-
peur telle que celle-
ci peut-
elle saisir des Es-
prits éter-
nels, ou avez-
vous choisi ce lieu après les fati-
gues de la bataille, pour reposer votre valeur lassée, pour la douceur que vous trouvez à dormir ici, comme dans les vallées du ciel? ou bien, dans cette abjecte posture, avez-vous juré d’adorer le Vainqueur? Il contemple à présent chérubins et séraphins, roulant dans le gouffre, armes et enseignes brisées, jusqu’à ce que bientôt ses rapides ministres découvrent des portes du ciel leur avantage, et descendant, nous foulent aux pieds ainsi languissans, ou nous attachent à coups de foudre au fond de cet abîme. Éveillez-vous! levez-vous! ou soyez à jamais tombés!”» (Traduction de Chateaubriand, 1836). Le monde entier va être désormais le lieu de bataille entre le Vainqueur et l’Ennemi et les puissants de ce monde seront ceux qui décideront quel royaume ils vont prétendre continuer. La tyrannie du ciel ou les ambitions des ténèbres?

Après avoir rencontré le Satan de Milton, les figures de l’orgueil chez Dante peuvent nous apparaître bien fades. Sur trois chants du Purgatoire réservés à l’orgueil, nous rencontrons des orgueilleux bien timorés comparés au Possesseur de l’Enfer. Une première ombre se dit être Humbert, comte de Santafiora, fils de Guillaume Aldobrandeschi, riche seigneur de Sienne. Ce que l’on sait de lui, c’est que Humbert était fort arrogant au point que les Siennois le firent assassiner à Campagnatio, dans les Maremmes. Si Odérigi de Gubbio, peintre enlumineur, Cimabuë et Giotto sont cités, c’est moins à cause de leur orgueil que de la haute réputation qui les portait. Dante nous dit que la renommée ne doit pas nous intoxiquer car elle est fugitive : «Ô vaine gloire des avantages humains! plante fragile! comme, à peine élevée, elle commence à se dessécher, si elle n’est pas fortifiée par une longue suite d’années! Cimabué crut, dans la peinture, être devenu maître du champ; maintenant Giotto a obtenu le cri de la célébrité, et la renommée de celui-là est obscurcie. C’est ainsi qu’un autre Guido a enlevé au premier de ce nom la gloire d’avoir ennobli la langue, et peut-être est-il né un troisième qui détrônera celui-ci». Pour le Dante, ce nouveau génie porte le nom de Francesco de Bologne qui eut plus de réputation qu’Odérigi! Il en va de même de Guido, fils de Cavalcante Cavalcanti, dont la réputation a supplanté Guido Guinicelli de Bologne, poète et philosophe distingué. L’orgueil et la vanité se retrouvent chez les étourdis qui croient que la célébrité est un gage d'immortalité.

Le désir d’immortalité ne frappe pas seulement les poètes, les philosophes et les artistes. Il frappe avant tout les chefs militaires qui voudraient que leur nom supplante ceux d’Alexandre le Grand et de Jules César dans la mémoire des hommes. Mais que représente à côté de ces grands noms un Provenzano Salvani? Ce seigneur, qui avait une grande influence à Sienne après que la cité eut défait les Florentins à la bataille de Monte Aperto, apprit un jour qu’un de ses amis avait été fait prisonnier par Charles Ier roi de la Pouille qui demandait une rançon de 10,000 florins d’or. Salvani alla s’installer au milieu de la place publique de Sienne en priant les Siennois de jeter de l’argent sur un tapis qu’il avait fait apporter devant lui. Dante nous dit que ce faisant, Provenzano déposait ici «toute honte, et se soumit au point de demander, en tremblant de tous ses membres, des secours pour arracher aux horreurs de la captivité son ami qui languissait dans les prisons de Charles». Cette honte était, elle, la rançon de sa superbe après la défaite des Florentins.

L’orgueil conduit à la désobéissance, à l’image du Satan de Milton. Il sème la division et la lutte fratricide, comme pour le fils de Salomon, Roboam, contre lequel 11 des 12 tribus d’Israël se soulevèrent; ou encore la mère d’Alcméon, alors que son époux Amphiaraüs se cachait pour éviter d’aller à la guerre de Thèbes. Eriphile trahit son époux et reçue pour prix de sa trahison, une parure d’un grand prix. Alcméon, furieux et voulant venger son père, tua sa mère, et lui fit payer de son sang sa funeste parure. Dante énumère aussi le cas de Sennachérib, roi des Assyriens, assassiné dans un temple par deux de ses fils, tandis qu’il sacrifiait aux idoles.

L’orgueil conduit surtout à l’intoxication de la victoire. C’est ce qui arrive à Cyrus, le grand roi des Perses à qui l’on doit la fondation de l’Empire achéménide et la libération des Juifs détenus à Babylone depuis que Nabuchodonosor II les y avait amenés de force. Dante suit ici le récit qu’en donne Hérodote et qui est le seul à partir duquel les biographes de Cyrus racontent sa mort. Dans le poème, Dante fait dire à l’adversaire de Cyrus, la reine Tomyris : «Tu as eu soif de sang, et je t’emplis de sang». Grand conquérant du Proche-Orient, Cyrus planifiait une guerre en Scythie contre les Messagètes. Leur reine, Tomyris, avait été demandée en mariage par Cyrus. Comprenant que le Roi des rois était plus intéressé par son royaume que par elle, elle refusa l’offre et Cyrus confirma sa ruse en préparant son armée à envahir le royaume. Voyant cela, Tomyris défia Cyrus en lui offrant le choix du terrain. Ou bien, elle reculerait de trois jours de marche son armée pour laisser son territoire envahir par les armées perses; ou bien ce seraient les Perses qui reculeraient de trois jours de marche pour laisser les soins à l’armée des Messagètes d’entrer sur le territoire grec. Le conseil convoqué par Cyrus lui aurait suggéré de reculer pour laisser entrer les troupes ennemies et de les écraser sur le sol grec, mais Crésus, le roi des Mèdes capturé par les Perses, proposa un avis contraire en flattant l’orgueil du roi :
«Mais quelqu’un était là qui blâma ce conseil et fut d’avis contraire, Crésus le Lydien, qui dit à Cyrus : “Seigneur, je te l’ai déclaré déjà : puisque Zeus m’a donné à toi, je veux, si je vois qu’un danger menace ta maison, faire tous mes efforts pour le détourner. Or mon malheur, qui est cruel, m’a enseigné une grande leçon. Si tu crois être immortel et commander une armée d’immortels, te dire ma pensée ne servirait de rien; si tu reconnais que tu es un homme, toi aussi, et que tu commandes à des hommes, laisse-moi te dire ceci d’abord : la fortune des hommes est une roue et ne laisse pas toujours les mêmes au sommet. J’ai donc, sur l’affaire qui nous occupe, une opinion contraire à celle de tes conseillers. Si nous acceptons d’attendre l’ennemi sur cette terre, j’y vois un danger : vaincu, tu perds ton empire entier, car, de toute évidence, les Messagètes victorieux, loin de se retirer, marcheront sur tes provinces; vainqueur ta victoire n’est pas aussi grande que si tu les battais sur leurs terres et les poursuivais dans leur fuite; et je dirai pour toi ce que je disais pour eux : vainqueur des troupes qu’on t’opposera, tu marcheras au cœur des États de Tomyris. Aux raisons que je t’expose, ajoute ceci : se serait une honte insupportable pour Cyrus pour le fils de Cambyse, de reculer devant une femme. Donc, je propose que nous passions le fleuve pour avancer aussi loin que reculeront les Massagètes, puis tenter d’en triompher par le moyen suivant : les Massagètes, me dit-on, ignorent les douceurs de la vie des Perses et n’ont jamais connu l’abondance et le luxe. Abattons donc du bétail à profusion et accommodons-le pour servir à ces hommes simples un banquet dans notre camp, avec des cratères de vin pur à profusion et les mets les plus variés; puis laissons dans le camp les éléments les plus faibles de l’armée, et ramenons le reste des troupes sur le fleuve. Si je ne m’abuse, les Massagètes, en voyant tant de bonnes choses, se jetteront sur elles : à nous alors de montrer notre valeur”» (Hérodote. L’Enquête, t. 1, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 1651, 1964, pp. 151-152 (Livre I, § 207).
Cyrus écouta donc la proposition de Crésus, sans penser que sa ruse enragerait davantage les Messagètes et les animerait d'une véritable guerre d’extermination. Car la ruse réussit fort bien. Les Perses entrèrent en terre de Scythie, organisèrent le fameux banquet qui attira les soldats de Tomyris. Puis, une fois le festin fini et les Messagètes endormis, l’armée perse leur tomba dessus et les massacrèrent, ne gardant comme prisonnier que le fils de Tomyris, Spargapisès :
«Quand la reine apprit le sort de ses troupes et de son fils, elle envoya un héraut dire à Cyrus : “Homme altéré de sang, ne te vante pas de ton succès, si tu le dois au fruit de la vigne – ce fruit qui vous égare, lorsque vous vous en gorgez, au point que le vin descendu dans vos membres fait remonter à vos lèvres un torrent de paroles viles – et si par ce poison ta ruse a triomphé de mon fils, et non ta force en un combat loyal. Maintenant, voici un bon conseil, écoute mes paroles : rends-moi mon fils et quitte ce pays, sans nul châtiment malgré ton insulte au tiers de mon armée. Sinon, par le Soleil, Maître des Massagètes, je te jure bien que, si altéré de sang sois-tu, je t’en rassasiera, moi!”» (Hérodote. Ibid. p. 154 (Livre I, § 212).
Évidemment, Cyrus n’écouta pas le conseil que lui donnait Tomyris. Pis. Une fois Spargapisès remis de son ivresse, il lui détacha les liens et le fils de la reine en profita pour se suicider :
«Ainsi mourut ce prince. Lorsque Cyrus eut repoussé son conseil, Tomyris réunit contre lui toutes ses forces et le combat s’engagea. Ce fut, de toutes les batailles qui mirent aux prises des Barbares, la plus acharnée, à mon avis. Voici, m’a-t-on dit, comment elle se déroula : ils se tinrent tout d’abord à distance et se lancèrent des flèches; puis, quand ils eurent épuisé tous leurs traits, ils combattirent corps à corps avec leurs lances et leurs dagues. Ils restèrent longtemps aux prises sans qu’aucun des deux partis songeât à fuir; enfin les Messagètes l’emportèrent. La plus grande partie de l’armée perse périt là, ainsi que Cyrus, qui mourut après vingt-neuf ans de règne. Tomyris fit remplir une outre de sang humain et rechercher le corps du roi parmi les cadavres des Perses; quand on l’eut retrouvé, elle fit plonger sa tête dans l’outre et, en outrageant son corps elle prononça ces mots : “Oui, toute vivante et victorieuse que je sois, c’est toi qui m’as perdue, puisque ta lâche ruse m’a pris mon fils. Mais je vais, moi, te rassasier de sang, comme je t’en avais menacé”. – On rapporte diversement les circonstances de la mort de Cyrus, mais cette version me semble la plus digne de foi» (Hérodote. Ibid. p. 155 (Livre I, § 214).

Pour Gérard Israël, le sort de la bataille se décida au milieu de la mêlée :
«À un moment pourtant le destin bascula. Dans les rangs perses l’ardeur diminuait. Cyrus lui-même semblait frappé par une lourdeur, une fatigue peu communes…
Les Massagètes de Tomyris, portés par l’idée de vaincre le maître du monde, redoublaient de violence, voulant à la fois défendre leur indépendance, sauver l’honneur de leur reine insultée par Cyrus et venger leur prince et ses camarades morts par trahison, sans avoir combattu, livrés aux effets diaboliques du vin.
Les Perses et leurs alliés commençaient à perdre du terrain. Les derniers assauts étaient de plus en plus meurtriers. Peu d’hommes restaient encore debout. Puis, brusquement, il y eut le silence. Et la bataille s’arrêta. Les Perses étaient écrasés.
Le soir venu, Cambyse partit à la recherche du corps de son père. Seuls quelques membres de la garde royale l’entouraient.
En face, les Massagètes fêtaient leur victoire et Tomyris menaçait, si elle retrouvait le corps de Cyrus, de le “noyer dans un bain de sang…”
Dans la nuit noire, la petite troupe de ceux qui avaient naguère conquis le monde, réduite à une dizaine d’hommes, repassait, conduite par Cambyse, l’Oxus aux flots impétueux. Ces hommes qui n’avaient jamais connu la défaite emportaient la dépouille du grand roi, le roi de la Totalité, celui qui avait découvert la vérité du pouvoir, qui avait compris que les maîtres du destin des hommes n’obéissaient pas seulement à leurs impulsions ou à leur bon vouloir, qu’ils ont obligation de libérer les peuples que si le roi est au-dessus des hommes, c’est pour apaiser leurs angoisses face à l’inconnu pour leur assurer le bien-être et la liberté» (G. Israël. Cyrus le Grand, Paris, Fayard, 1987, p. 332).
Il est plus que douteux que le travail des rois soit de libérer les peuples. Mais dans la mesure où la défaite de Cyrus marquait la fin de l’auto-détermination de la civilisation Perse, l’empire achéménide devenait un État universel dont la tâche sera d’assumer la décadence de la civilisation devant «le miracle grec» qui était en train de s’opérer.

Les orgueilleux ambitionnent un niveau d’invincibilité qui ne relève plus de la nature humaine. «Je giflerais le soleil s’il m’insultait» fait dire Melville au capitaine Achab, dans Moby Dick. Et c’est là l’intoléra-
ble pour un esprit chrétien.  Pis, c’est un crime de lèse-divinité. À l’image de l’Ennemi, du Satan de Milton. Or, l’institution humaine qui s’est le plus intoxiquée de sa victoire, n’est-ce pas celle qui place en premier, parmi les péchés capitaux, l’orgueil? L’Église chrétienne?

Parce qu’elle a triomphé en se l’assimilant les croyances païennes. Parce que son pontife a pris les atours de l’imperium romain. Parce qu’elle s’est donnée une vision œcuménique, universelle et totale. Pour toutes ces raisons et surtout parce qu’elle se dit l’incarnation en mouvement du Verbe dans le prolongement des Évangiles, l’Église est la pierre angulaire de l’orgueil des deux civilisa-
tions chré-
tiennes, et en particulier de la civilisa-
tion chré-
tienne occidentale. Si le passage du Moyen Âge à la modernité lui a fait perdre de son prestige, la croyance des clercs en leur mission surnaturelle ne cesse de se contracter devant les assauts de tout ce que représente la modernité : la liberté de conscience, le libéralisme, le socialisme, la laïcité… Le parfum, employé abondamment au concile de Vatican II, ne parvient plus à dissimuler les fortes odeurs de rance qui se dégagent du corps ecclésiastique. Il est symptomatique que celui qui a le plus médité sur les Degrés de l’humilité et de l’orgueil (1127), Bernard de Clairvaux (1090-1153), soit l’incarnation la plus vivante de cet orgueil.

Sous tous ses angles, Bernard nous apparaît comme un personnage haïssable au plus haut degré. Jeune homme ayant bénéficié d’une bonne éducation latine, Bernard adhère à l’ordre établi à Citeaux avant de fonder sa propre abbaye, à Clairvaux, où se pratique l’un des rites les plus ascétiques qui soient. Clairvaux devient vite la rivale de Cluny. L’abbé de Clairvaux n'hésite pas à se mêler de choses intellectuelles, jusqu’à déclencher la célèbre Querelle des Universaux en s’opposant au philosophe Pierre Abélard. Bernard craint la diffusion des hérésies à travers la pensée critique qui jaillit des nouvelles universités. Aussi se sent-il le garant de l’orthodoxie de la chrétienté occidentale, surtout lorsque l’Église passe à travers des conflits sévères avec les puissances temporelles. De la même façon, il s’en prend aux décisions politiques qui vont à l’encontre de l’autorité romaine. Mais de toutes ses préoccupations, c’est celle de la Croisade qui le retient davantage. Ayant vécu son enfance sous l’enthousiasme et les triomphes de la première Croisade, Bernard veut relancer l’entreprise. Il profite de la convocation du roi Louis VII de ses barons et de ses clercs à Vézelay pour monter à la tribune, en plein air, et, rappelant la remontée de l’Islam : «les circonstances douloureuses du sac d’Edesse, l’archevêque massacré avec tous ses prêtres, les saintes reliques dispersées, les crimes de tout genre, l’ébranlement profond de tout l’œuvre demi-séculaire des premiers Croisés, la “grant pitié” des Chrétiens d’Orient» (J. Calmette & H. David. Saint Bernard, Paris, Fayard, Col. Grandes Études historiques, 1953, pp. 233-234), Bernard voulait répéter le coup de l’appel d’Urbain II à Clermont en 1095 qui lança la première croisade. Cette croisade aurait dû être menée sous l’esprit cistercien qui animait l’abbé de Clairvaux, mais la milice chrétienne était moins spirituelle que profane. De France, le message de Vézelay se répand dans l’ensemble de la chrétienté, et Bernard force les rois et l’empereur à y participer. Commencée en 1147, la Croisade mettra deux ans à montrer qu’elle est un échec total. Comme toujours dans de tels cas, les défaites matérielles appellent des victoires morales et Bernard multiplie écrits et sermons pour défendre sa vision orthodoxe du catholicisme.

Il sera récompensé par une apparition mystique de la Vierge Marie. Du moins, c’est lui qui nous le dit dans l’un de ses sermons appelés à implanter le culte marial encore peu développé en Occident : «Seul, un des faits légendaires de cette catégorie mérite ici une mention explicite, d’une part en tant qu’il répond à l’une des beautés de l’éloquence bernardine et, par ailleurs, en raison du parti qu’en ont tiré plus tard les artistes chrétiens : c’est celui de la Lactation. Penchée sur le saint moine en extase, Marie presse des doigts son sein découvert, d’où quelques gouttes roulent sur les lèvres de son chantre inspiré» (J. Calmette & H. David. Ibid. p. 351). Aujourd’hui, on serait tenté de rire d’un tel rêve infantile refoulé dans notre inconscient, mais le rêve – sinon le délire – est hautement pris au sérieux, non seulement par le moine mais par l’ensemble de l’Église chrétienne. Les musulmans auront les terres désertiques et stériles de la Palestine; les Chrétiens boiront le lait et le miel à la source même de Marie. Le culte marial ne dérivera jamais de sa fonction compensatrice dans les moments où l’Église sera mise en péril, sa puissance temporelle amoindrie et sa crédibilité morale déconsidérée.

Voilà pourquoi il ne faut pas s’étonner, lorsqu’on recourt à l’esprit critique - que Bernard combattait en son temps et la curie romaine en des temps plus récents -, que les douze degrés de l’orgueil s’appliquent à l’Église romaine avec une facilité qui ne peut passer inaperçue. Derrière la démarche de Bernard s'esquisse une introspection en profondeur de l'institution elle-même. Et son histoire n’est que celle de l’orgueil. L'orgueil d’une institution humaine à prétention surnaturelle et qui entend contrôler les mœurs individuelles et les comportements collectifs, non tant selon une règle qui serait aussi stricte à l’Évangile que la charia au Coran, mais selon les dits et écrits investis de l’auctoritas romaine; du pape et de ses vassaux jusqu’aux prêtres, vicaires et diacres les plus humbles.

Ainsi, pour Bernard, le premier degré de l’orgueil est la curiosité. Mais de quelle curiosité s’agit-il? «Voici un moine en qui vous avez confiance : partout où il est, debout, marchant, assis, il promène ses regards de tous les côtés, lève la tête et dresse les oreilles : les mouvements de l’homme extérieur vous révèlent les changements survenus dans l’homme intérieur. Car l’homme méchant fait des signes des yeux, il frappe du pied, et parle avec les doigts : l’agitation inusitée du corps trahit la récente maladie de l’âme. En se relâchant de son attention sur lui-même, il s’occupe curieusement des autres. Cette âme s’ignore elle-même, elle se répand au-dehors, et on l’envoie paître les chevreaux. Ces chevreaux, symboles du péché, désignent assez bien les yeux et les oreilles : car, comme la mort est entrée dans le monde par le péché, aussi c’est par ces fenêtres qu’elle pénètre dans l’âme». Le style littéraire de saint Bernard est efficace par sa précision et sa métaphore animale du pécheur. Qu’il mette un méchant moine en scène n’est pas de l’ironie. Bernard essaie toujours d’identifier les méchants moines qui se faufilent parmi son troupeau à Clairvaux. Mais en se relâchant de son attention sur lui-même, il s’occupe curieusement des autres. Et là, il désigne l’orgueil profond de l’institution cléricale.

Cette curiosité n’est pas tant le sacrement de Pénitence, qui ne concerne que les fidèles, mais celui de la confesse, vue de l’institution inquisitrice qui essaie de fouiller l’âme jusqu’en ses racines les plus profondes, non pas pour la guérir de ses angoisses ou de ses névroses, mais pour détecter les ennemis de l’intérieur qu’il faudra soumettre, dominer, ou exclure avec l’aide du «bras séculier». Rares sont les insti-
tutions de justice qui n’ont pas eu, au sein de leurs procé-
dures, des mesures pour limiter ce type d’enquête à qui tous sont soumis, et encore plus ceux qu’on se prendrait à considérer comme ayant eu la vie la plus sainte!  Pour Jean Delumeau, cela relèverait de la «pastorale de la peur» qui s’est établie avec le Concile de Trente (1445-1563). Ce n’est là qu’un paroxysme qui s’est confondu avec la paranoïa occidentale depuis 1204-1453. Pour faire d’une histoire longue une histoire courte, rappelons que le quatrième concile du Latran (1215) (constitution 21) «avait statué que “tous les fidèles de l’un et l’autre sexes, parvenus à l’âge de discrétion” devaient confesser “tous leurs péchés […] au moins une fois par an”. Dans le document “doctrinal” sur la confession, les pères de Trente furent moins catégoriques. Ils ne rendirent obligatoire que l’aveu (au prêtre) de “tous les péchés mortels“. “Quant aux péchés véniels qui n’excluent pas la grâce de Dieu et en lesquels nous tombons souvent (encore que la confes-
sion en soit utile), ils peuvent être tus sans faute et expiés par de nombreux autres remèdes […]. Rien d’autre dans l’Église ne peut être exigé du pénitent […], sinon que chacun confesse les péchés par lesquels ils se souviendra d’avoir offensé mortellement son Dieu et Seigneur” (session XVI, chap. v). En revanche, le canon 8 déclara : “Si quelqu’un dit que la confession de tous les péchés, telle que l’Église l’observe, est impossible […], ou que les fidèles des deux sexes, tous et chacun, n’y sont pas tenus une fois l’an, selon la prescription du grand concile du Latran […], qu’il soit anathème» (J. Delumeau. L’aveu et le pardon, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche, col. références # 2935, 1992, pp. 13-14).

En fait, la curiosité de l’Église sur les secrets de la pénitence ne cesse de s’accroître. Les prêtres expédient-ils trop vite les confessions? Des rédacteurs de manuels de confession vont s’appliquer à rédiger de gros volumes afin de permettre à chaque prêtre de sonder l’âme de leurs ouailles, toutes oreilles et tous yeux grands ouverts,. Dans un autre ouvrage, Delumeau nous décrit comment la perversion liée à la curiosité orgueilleuse telle que décrite par Bernard de Clairvaux s’est développée à partir de ces manuels :
«…les “Manuels de confession” sont … la plupart du temps susceptibles d’une double utilisation, par le prêtre et par le fidèle. De façon didactique, ils enseignent comment administrer et comment recevoir le sacrement de pénitence. Doctrine pénitentielle et formation spirituelle sont fournies à l’intérieur d’un cadre qui englobe les trois phases successives de l’acte sacramentel : la préparation du pénitent (accueil, exhortations), ses aveux, et enfin les conséquences de ceux-ci (satisfaction à enjoindre et absolution). Mais à l’intérieur de ce plan obligé l’interrogatoire (coté confesseur) et l’aveu (côté fidèle) retiennent particulièrement l’attention des auteurs. L’examen de conscience est conduit par référence aux sept péchés capitaux, aux dix commandements, aux cinq sens, parfois aussi aux douze articles du Credo. À quoi certains “Manuels" ajoutent encore, pour faire bonne mesure, d’autres paramètres : les huit Béatitudes, les six ou sept œuvres corporelles de miséricorde, les quatre vertus cardinales, les trois vertus théologales, etc. Ainsi, à mesure que les ouvrages se multiplient, la réflexion pénitentielle accroît sa recherche des circonstances – souvent aggravantes – du péché et multiplie les points de vue selon lesquels envisager la faute. Saint Antonin, Pacifique de Novarre et, à leur suite, beaucoup de rédacteurs de “Manuels” anonymes intègrent à l’examen de conscience des considérations relatives au statut professionnel du pénitent et à ses devoirs d’état. Mais surtout la manie scolastique de la subdivision, sa propension à catégoriser, raffiner et compliquer conduisent, en particulier dans les “Manuels” anonymes, à une inflation prodigieuse du nombre des péchés. Cette évolution rencontre, confirme et accentue un mouvement plus large qui conduit une civilisation inquiète à se pencher sans cesse davantage sur la culpabilité. Dès lors, l’interrogatoire du pénitent ne sera jamais assez poussé, ni l’examen de conscience assez minutieux. On s’en rend compte à la lecture d’une Confession generalis, brevis et utilis qui énumère, par ordre de gravité croissante, les différentes fautes sexuelles – un sujet sur lequel l’Église a toujours voulu que les fidèles fussent très vigilants […]. Les seize catégories de péchés se présentent ainsi : 1) le baiser impur; 2) le toucher impur; 3) la fornication; 4) la débauche, souvent entendue comme la séduction d’une vierge; 5) l’adultère (lorsque les deux partenaires sont mariés); 7) le sacrilège volontaire (quand un des partenaires a prononcé des vœux religieux); 8) le rapt et le viol d’une vierge; 9) le rapt et le viol d’une femme mariée (péché plus grave que le précédent puisqu’il se complique d’un adultère; 10) le rapt et le viol d’une nonne; 11) l’inceste; 12) la masturbation, premier des péchés contre nature; 13) les positions inconvenantes (même entre époux); 14) les relations sexuelles non naturelles; 15) la sodomie; 16) la bestialité» (J. Delumeau. Le péché et la peur, Paris, Fayard, 1983, pp. 225-226).
N'oubliant pas qu’une telle classification touche à tous les péchés capitaux, nous comprenons mieux pourquoi ces manuels sont si étoffés! Comme dans toutes consciences, le péché progresse. L’orgueil se développe et la pénitence du pécheur a été vite débordée par la curiosité malsaine du confesseur.

Le second degré de l’orgueil, toujours selon Bernard de Clairvaux, est la légèreté d’esprit. Précisons ce que Bernard veut dire : «Le religieux qui, oublieux de lui-même, observe curieusement les autres, y admire des supérieurs et méprise des inférieurs. Il trouve dans les uns un sujet d’envie, dans les autres un objet de raillerie». Dès la fin du Moyen Âge, il était demandé aux confesseurs d’interroger le pénitent «s’il s’afflige ou s’est affligé des avantages du prochain, ou s’il a été joyeux de son infortune» (J. Delumeau. Ibid. p. 236). Évidemment, la richesse est à la base de niveau d’orgueil puisqu’il s’obstine à positionner le pécheur entre ceux qu’il envie (donc les plus fortunés) et ceux qu’il méprise (les plus misérables). Une historienne, Mme Vincent-Cassy «ne découvre que 3 représentations de l’envie au XIIIe siècle et 4 au XIVe mais 45 au XVe» (J. Delumeau. Ibid. p. 237). Ce niveau d’orgueil a donc bénéficié de la poussée du capitalisme et des opérations marchandes à partir de la Renaissance. L’Église se veut parmi les riches (même lorsqu’elle se dit l’Église des pauvres) mais méprise les pauvres (par vanité de ses privilèges sociaux).

Très tôt l’Église chrétienne dut définir sa relation avec l’argent. Le «rendez à César…» ne suffisait plus pour caractériser les relations de l’Église avec le monde des affaires matérielles. Les Actes des Apôtres nous rapportent que Ananias et sa femme Saphira avaient vendu leur maison et gardés pour eux une partie du prix plutôt que de le partager avec la communauté chrétienne. Après avoir été sermonnés par l’apôtre Pierre, ils tombèrent morts aux pieds de celui à qui le Christ avait confié les clés du Paradis (Acte V, 1-11). Mais ce communisme primitif n’a pas dépassé le temps de l’Église primitive. Aux temps des catacombes romaines, le christianisme attire de riches veuves. Les prédicateurs de la nouvelle religion collent avec art les classes urbaines aisées. Philippe Simonnot raconte ainsi :
«La conversion de l’aristocratie au christianisme facilite l’apparition d’un nouveau mécénat. Ces largesses ne profitent pas exclusivement à la construction d’églises. Un certain Maximum invoque l’inspiration divine pour offrir des bains. Mais ce qui compte vraiment, ce sont les donations assez généreuses pour permettre la fondation d’une église : c’est-à-dire le terrain, la construction, le matériel liturgique et même l’entretien du culte et du clergé. En 401-402, Longinianus, un préfet de Rome en fonction, élève à ses frais un baptistère à côté de Sainte-Anastasie, au Vélabre. Un peu plus tôt, le préfet du prétoire Tétronius Probus a fait aménager son mausolée familial au chevet même de la basilique Saint-Pierre. Une matrone nommée Vestina a laissé au pape Innocent Ier (r. 401-417) un patrimoine où le pontife puise le nécessaire à la construction d’une église et de quoi assurer son entretien. Il y trouve aussi une boulangerie, des thermes, une maison, un bureau d’octroi, etc. Après 410, s’il y a encore des païens parmi les nobles romains, ils sont en minorité et deviennent bientôt l’exception. Une telle évolution en l’espace d’un demi-siècle conduit à une esquisse de rapprochement politique entre l’évêque et le sénat de Rome» (P. Simonnot. Les papes, l’Église et l’argent, Paris, Bayard, 2005, pp. 161-162).
Ce n’est donc pas en évangélisant les pauvres que l’Église s’est hissée dans la société romaine, mais bien en enviant le monde aristocratique des riches romains. Et les pauvres dans tout cela? Il ne faut pas prendre à la légère ce qu’en dit l’évêque Théodoret de Cyr (±393-† vers 460). Bien avant Bernard, Théodoret maudissait les envieux : «Ces “contrôleurs de la sagesse de Dieu”, ainsi que les appelle Théodoret, “ouvrent leur bouche contre la Providence divine” et “écument leur rage contre les riches, indignés carrément qu’une si grande inégalité règne dans ce monde”. Ils “calomnient le bon ordre”, ils “se tourmentent fort pourquoi tous les hommes n’abondent en richesse”, ils “veulent qu’ils habitent tous dans des palais et parent leurs corps de soie et d’étoffes de grand prix” et, chose plus grave, “non seulement accusent la pauvreté, mais aussi déplorent la servitude et se lamentent de ce que le gouvernement exige des impôts et de beaucoup d’autres choses concernant la vie présente”» (G. Walter. Les origines du communisme, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 252, 1975, p. 131). Il est en effet difficile de condamner ceux qui soutiennent la construction des églises, y ajoutant un thermes à proximité, voire un bureau d’octroi!

Pour réfuter ces infâmes critiques, Théodoret use d’un sophisme couramment répandu, jusque dans la doctrine sociale de l’Église. Pauvres et riches sont égaux devant Dieu, et si inégalités sociales existent, c’est pour le mieux être des pauvres : «Ce n’est pas, d’après Théodoret, le riche qui dicte ses conditions au pauvre. C’est au pauvre, au contraire, qu’appartient le dernier mot et c’est lui qui est en quelque sorte le maître du marché : “Le pauvre est assis en pleine place publique, où il fait des souliers, met l’or et l’argent en œuvre, taille un vêtement ou fait autre chose semblable. Le riche, orgueil-
leux de ses biens, et qui hausse les épaules par-des-
sus la tête et met les mains au côté, suivi d’une foule de serviteurs, vient à ce pauvre qui demeure assis cousant le cuir, ou faisant quelque autre chose de son état. Alors le riche divise avec lui et demeurant debout montre par sa présence que le métier du pauvre a un usage nécessaire”» (G. Water. Ibid. pp. 134-135). Telle est la vraie doctrine sociale de l’Église où l’envie et le mépris se complètent partagés par un sophisme vaseux. Il appartiendra à l’évêque de Nîmes, Fléchier, grand prédicateur à la cour de Louis XIV de dire ouvertement, sans faux semblants : «Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche» (Cité in P. Jaccard. Histoire sociale du travail, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1960, p. 191).

Le troisième degré d’orgueil est celui que Bernard appelle la joie inepte. Cette joie mal placée (shadenfreude), on la retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire de l’Église, surtout quand le parti catholique abat des adversaires hérétiques ou païens. Il n’y a ici qu’à penser à la médaille que le pape Grégoire XIII fit frapper pour célébrer le massacre des protestants à Paris en 1572 :
«Les rapports de Salviati ne furent pas les premiers à informer le Saint-Siège. Le secrétaire de Mandelot avait envoyé un courrier à M. de Jou, commandeur de Saint-Antoine, qui avertit d’abord le cardinal de Lorraine. C’était le 2 septembre. Le Cardinal, hors de lui, courut chez le Pape en compagnie de l’ambassadeur Férals.
Grégoire XIII fit éclater son enthousiasme. Sans écouter Férals qui conseillait d’attendre les dépêches officielles, il ordonna d’allumer des feux de joie.
[…]
Le 8 septembre, Grégoire XIII, à Saint-Louis-des-Français, remercia solennellement le ciel “d’avoir délivré non seulement le roi de France, mais encore tout son royaume et le Saint-Siège du péril qui les menaçait si Coligny avait réalisé son dessein d’assassiner Charles IX, de se faire nommer roi, de soutenir les rebelles néerlandais et de marcher sur l’Italie pour détruire les États de l’Église et la métropole de Romoe”. Telles étaient les inventions du cardinal de Lorraine.
Jamais événement ne fut célébré à Rome avec tant d’éclat. Jubilé d’actions de grâces, médailles commémoratives, salves d’artillerie, Te Deum se répondant d’une église à l’autre, procession grandiose, commande au peintre Vasari d’une fresque murale qui perpétuerait les scènes du 24 août, rien ne manqua» (P. Erlanger. Le massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, Col. Trente journées qui ont fait la France, # 12, 1960, pp. 200 et 201).
C’était ainsi que la cour pontificale célébrait le massacre de 3 000 protestants (et quelques catholiques) à Paris et jusqu’à 10 000 dans toute la France. Ce type de célébration inepte s’est reproduit à plusieurs reprises au cours de l’Histoire. À Rome, le 1er décembre 1989, le pape Jean-Paul II reçoit en grandes pompes Mikhaïl et Raissa Gorbatchev dans la salle du Trône. Un demi-mil-
liard de téléspec-
tateurs assistent en direct à l’événe-
ment. Pendant une heure et demie, le pape impose ses thèmes : liberté religieuse en URSS, liberté de conscience (afin de permettre aux non-communistes de s’opposer à la dictature du Soviet Suprême), légalisation des uniates d’Ukraine. Gorbatchev, de son côté, «souligne que la “nouvelle pensée” est une vraie révolution pour l’URSS : “On ne saurait prétendre détenir la vérité absolue, ni tenter de l’imposer aux autres”, explique Gorbatchev, reniant ainsi, une fois pour toutes, la doctrine marxiste-léniniste. Mais le Soviétique a une idée derrière la tête. À écouter certains milieux à l’Ouest, dit-il, la “rénovation” du communisme devrait se faire “uniquement sur la base des valeurs occidentales”. Or, explique-t-il, c’est le meilleur moyen pour faire échouer la perestroïka! Les Américains ne pourraient-ils pas “respecter les intérêts et les traditions” de l’URSS et laisser aux Soviétiques “le choix de tel ou tel système politique”?» (B. Lecomte. Jean-Paul II, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 4335, 2006, pp. 493-494). Évidemment, si Gorbatchev suppose que la vérité n’appartient pas au marxisme-léninisme, son vis-à-vis croit, au contraire, qu’elle appartient à l’Évangile dont il a le monopole de l'interprétation car, comme Jean-Paul II l'énoncera clairement, la vérité n’est pas démocratique. Il s’agit bien d’une abdication idéologique. Et Jean-Paul II dira ce que le visiteur attendait de lui : «Personne ne doit prétendre que les changements en Europe [de l’Est] devraient se faire selon le modèle occidental» (B. Lecomte. Ibid. p. 494). Gorbatchev, en retour, concède : «Nous accepterons tout accord que vous réaliserez avec l’Église orthodoxe», ce qui est, évidemment, une «subtilité» très soviétique considérant le vieux schisme millénaire des deux Églises. Quoi qu’il en soit, les fonctionnaires soviétiques caressent l’orgueil de l’Église et de son pape et la curie romaine pavoise : «En attendant que Gorbatchev et Jean-Paul II aient terminé leur tête à tête, le nouveau ministre soviétique des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze, s’est penché vers le cardinal Casaroli : “Sans vous [le Vatican] il n’y aurait pas eu tout cela!” C’est exactement ce que Mikhaïl Gorbatchev exprimera lui-même, deux ans plus tard, dans un article de La Stampa : “Nous pouvons affirmer aujourd’hui que tout ce qui s’est passé en Europe de l’Est au cours de ces dernières années n’aurait pas été possible sans la présence de ce pape, sans le rôle éminent – y compris sur le plan politique – qu’il a joué sur la scène mondiale”» (B. Lecomte. Ibid. p. 495). À la toute fin de cette année 1991, Gor-
batchev sera éjecté du pouvoir et remplacé par un alcoolique qui ouvrira les portes toutes grandes aux investisseurs occidentaux tandis que l’effondrement intérieur de la Russie ramènera une Église orthodoxe plus intraitable que jamais et un système mafieux issu tout droit de la décomposition de la bureaucratie soviétique, mais converti au capitalisme sauvage. On ne pouvait célébrer sa joie de façon aussi inepte.

Au quatrième degré d’orgueil, Bernard de Clairvaux parle de la jactance, c’est-à-dire ce bavardage, cette oralité liée à la symbolique maternante de l’Église romaine. Pontifier ne suffit pas, il faut jacasser, sermonner, discourir, enseigner, cultiver la doxa chrétienne. Aujourd’hui, l’utilisation de la langue de bois curiale, qui multiplie les «papes de transition» ou autres formules du genre, nous informe que  les homosexuels ont des qualités à offrir à la communauté chrétienne. Aux longues formules consacrées, comme tout État, l'Église préfère la concision d’un message vide. En fait de jactance, Jean-Paul II n’était pas le dernier venu à user de sophismes pour réussir la quadrature du cercle, surtout en matière de questions sociales. Par exemple : comment, dans les pays dictatoriaux d’Amérique latine, concilier le rejet de la théologie de la libération et le discours de l’Église avec les pauvres?

Le voici, en 1989 à Puebla, au Mexique d’où il s’adresse à l’ensemble des pays latino-américains :
«Les dictatures se sont durcies. Et les évêques du continent se sont profondément divisés. Il y a ceux qui défendent le clergé engagé, parfois les armes à la main, dans la voie de la théologie de la libération – l’expression a été popularisée par le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez – et ceux qui tentent d’endiguer ce qu’ils considèrent comme une dérive idéologique et politique, quitte à collaborer parfois avec des pouvoirs iniques et brutaux. Les uns et les autres attendent avec impatience ce que va dire le nouveau chef de l’Église catholique. La situation politique et sociale est si grave, dans toute l’Amérique latine, qu’il semble exclu de réconcilier les deux camps. À la Curie, on avait carrément recommandé au nouveau pape de ne pas se rendre sur place, mais Jean-Paul II a personnellement pris la décision de faire le voyage.
Le pape venu de l’Est sait ce qu’il va dire à tous ces prêtres généreux et populaires, plongés au cœur d’une injustice sociale flagrante, mais qui entraînent peu à peu leur Église sur une ligne politique marxiste et révolutionnaire. Fort de trente années de confrontation avec le communisme, l’ancien archevêque de Cracovie n’a pas l’intention de garder sa langue dans sa poche. Quelques semaines avant le voyage, l’archevêque mexicain Menez Arceo, de Cuernavaca, avait demandé audience au pape. Le cardinal Villot, secrétaire d’État, avait mis en garde Jean-Paul II sur son appartenance aux “Prêtres pour le socialisme”. Le Saint-Père avait répondu avec humeur : “Le socialisme, je connais!”
À Puebla, sans fioritures, Jean-Paul II condamne la vision familière et excessive d’un “Jésus politiquement engagé, combattant les puissants, partisan de la lutte des classes”. L’orateur ne mâche pas ses mots : “Cette notion d’un Christ politicien, révolutionnaire et dissident n’est pas conforme à l’enseignement de l’Église!” Dans un silence pesant, Jean-Paul II rappelle que le Christ condamnait le recours à la violence. La solution marxiste n’est pas la bonne, souligne-t-il, car elle réduit l’humanisme à un matérialisme “anthropologiquement erroné”. La doctrine sociale de l’Église, en revanche, fait de l’homme non pas un rouage des structures et des contradictions sociales, mais un artisan de son destin économique et politique. L’Église, en mettant la dignité humaine au-dessus de tout, n’a pas besoin de se référer à tel système ou telle idéologie pour prôner “la libération authentique” de l’homme. Qu’on se le dise» (B. Lecomte. Ibid. pp. 536-537).
Évidemment, le pape qui saluait l’abaissement de l’idéologie marxiste-léniniste comme porteuse de la Vérité n’hésite pas à affirmer que «Cette notion d’un Christ politicien, révolutionnaire et dissident n’est pas conforme à l’enseignement de l’Église». C’est toujours le monopole de la Vérité détenu par Rome, possesseur de l’auctoritas de dire qui est Dieu, que pense Dieu, que veut Dieu. En dénonçant l’orgueil de Satan qui refuse la tyrannie, même divine, l’Église s’enfonce dans un orgueil encore plus pernicieux : celui du mensonge idéologique. Le Père dominicain M.-D. Chenu n’avait-il pas, dès 1979, dénoncé l’utilisation idéologique de la doctrine sociale de l’Église que propose Jean-Paul II comme alternative à la théologie de la libération? «Irruption évangélique, par laquelle la morale chrétienne a partie liée à une dynamique du changement social, prenant sa source dans le Mystère fondateur du christianisme», et non dans l’enseignement de l’Église que l’évolution historique finit toujours par déborder. «Non pas éthique de la loi naturelle, mais théologie de l’Incarnation et de l’assomption des réalités terrestres. Les ”théologiens de la libération” émanant du messianisme des opprimés, ne se construisent pas sur les dossiers de la “doctrine sociale”» (M. D. Chenu. La «doctrine sociale» de l’Église comme idéologie, Paris, Cerf, 1979, p. 93). Car la théologie de la libération n’était pas qu’une variante catholique du marxisme-léninisme avec lequel elle est incompatible. Elle avait moins pour but de faire des pays d’Amérique latine des petites URSS ou des petites Chines qu’agir pour la transformation du régime même, ce à quoi s’opposait de toutes façons l’Église. C’est ce double standard de la jactance curiale qui fait de l’Église une entité orgueilleuse et vaine :
«Il ne s’agit… pas, pour l’Église, de proposer un “modèle” préétabli, un projet de société, une “troisième voie”, qui se trouverait en concurrence idéologique avec d’autres régimes sociaux, le libéral ou le communiste, et par lequel une Église-chrétienté exercerait sa religion comme la forme déterminante de la civilisation. Consciemment ou non, les tenants et acteurs de la “doctrine sociale” sont pénétrés du mythe de la chrétienté. Bernanos dénonçait dans le christianisme social “l’alibi d’une faillite de la chrétienté”. Conception juridico-sociétaire qui n’est qu’un avatar de la potestas indirecta» (M. D. Chenu. Ibid. pp. 93-94).
Ainsi, dans cette tournée de l’Amérique latine, voici notre pape rendu à Cuilapan, au sud du Mexique, «où l’attendent, sur fond de montagne aride, des dizaines de milliers de campesinos et d’indios venus à pied des quatre coins de l’Oaxaca et du Chiapas, à la frontière guatémalthèque. La veille, on a transmis au pape le salut que les Indiens lui ont préparé : “Le bétail est mieux traité que nous”, a écrit l’auteur du texte, au nom de tous ses frères depuis si longtemps humiliés et opprimés» (B. Lecomte. Op. cit. p. 537). Nous sommes ici au cœur du Mexique révolutionnaire. Le Mexique des Indiens et des paysans révoltés jadis sous la conduite d’Emiliano Zapata. Touché par cette missive, le pape lance : «Le pape actuel veut être solidaire de votre cause, qui est la cause des humbles, la cause des pauvres! Le pape est aux côtés de ces masses populaires presque toujours abandonnées à un niveau de vie indigne et parfois traitées et exploitées durement» (B. Lecomte. Ibid. p. 537). Joli constat. Que fait-on maintenant? «Le pape veut être votre voix, la voix de ceux qui ne peuvent pas parler, ou qui sont contraints au silence! […] Le monde rural en désarroi, le travailleur dont la sueur arrose même son propre accablement ne peuvent attendre davantage la reconnaissance pleine et entière de leur dignité, qui n’est pas inférieure à celle de toute autre catégorie sociale [Ces travailleurs ruraux] ont le droit de ne pas être dépossédés de leurs maigres biens par suite de machinations qui sont parfois du vol pur et simple! […] Et maintenant, à vous, responsables des peuples, classes dirigeantes, la conscience humaine, la conscience des peuples, le cri de l’abandonné, la voix de Dieu surtout, la voix de l’Église, vous répètent avec moi : ce n’est pas juste, ce n’est pas humain, ce n’est pas chrétien de perpétuer ainsi certaines situations aussi évidemment injustes!» (B. Lecomte. Ibid. pp. 537-538). Et Lecomte d’ajouter : «En deux discours complémentaires, à Puebla et Cuilapan, tout est dit. Jean-Paul II s’engage sans ambiguïté du côté des pauvres, contre l’injustice, tout en condamnant fermement la théologie de la libération». Cette parole, celle de Jean-Paul II qui, à elle seule, aurait fait s’écrouler le mur de Berlin, faut-il croire, n’a pas été entendu, puisqu’en 1994 commençait la longue guerre du Chiapas

En 1983, lorsqu’il se rend au Nicaragua où le régime pro-communiste sandiniste est au pouvoir depuis 1979, Jean-Paul II sent qu’il se rend dans l’antre de l’Ennemi. Accueilli à Managua de la manière qu’exige le protocole, sur le tarmac même de l'aéroport qu'il vient de baiser, le pape tance Mgr Cardenal venu recevoir la bénédiction papale. Jean-Paul II lui reproche sa participation au gouvernement révolutionnaire en tant que ministre de la culture. Cette attitude passe très mal auprès de la population nicaraguayenne et du monde entier qui n'ont pas oublié les décennies de terreur exercées par l'ancienne dictature des Somoza. Ici, contrairement au séjour mexicain, la foule conspue le souverain pontife lors de la messe qu'il peine à prononcer le soir même :
«En arrivant à l’esplanade où il doit dire la messe devant quelque huit cent mille personnes, le pape découvre, tout comme le nonce Montezemolo au comble de la fureur, d’immenses portraits repeints à neuf de Marx, Lénine, Sandino et d’autres révolutionnaires mythiques. “Ne vous en faites pas, dit tranquillement le pape : quand je serai sur le podium, personne ne regardera ces panneaux”. L’organisateur du voyage, le père Tucci, s’aperçoit aussi avec inquiétude que le gouvernement a garni tous les premiers rangs de sympathisants sandinistes prêts à vociférer sur ordre de leur chef et que les fonctionnaires du Parti “tiennent” la sono. La suite n’est pas difficile à prévoir : pendant l’homélie, à l’instigation d’Ortega qui brandit lui-même le poing en criant des slogans révolutionnaires, tous ces militants dociles se mettent à couvrir la voix du pape :
-          Poder popular! Poder popular!
-    Silencio! crie le Saint-Père, excédé, en direction des premiers rangs.
Sans succès. Son micro ne marche plus. Le pape brandit alors sa crosse au-dessus de sa tête pour saluer ostensiblement tous les fidèles relégués derrière cette meute braillarde. Et, pour la première fois, craignant une profanation des hosties, il décide de ne pas distribuer la communion à la foule. La messe s’achève par une dernière avanie : en guise de chant de sortie, les fidèles ont la surprise d’entendre les haut-parleurs diffuser à tue-tête l’hymne sandiniste» (B. Lecomte. Ibid. p. 541).
Jean-Paul II, le pape de la société du spectacle; le pape de la jactance, craignait le martyre comme la peste.

Le cinquième pallier de l’orgueil est la singularité. «C’est une honte à celui, qui en sa jactance se vante de surpasser les autres, de n’en pas faire plus qu’eux, afin de prouver sa supériorité». Ce que le cas de Jean-Paul II vient d’illustrer cruellement. Prophétiquement, Bernard de Clairvaux écrit : «Ce n’est pas qu’il travaille à devenir meilleur : il se borne à le paraître : il désire moins de mieux vivre, que d’en avoir l’air, afin de pouvoir dire : Je ne suis pas comme le reste des hommes». L’Église s’est toujours elle-même définie comme une espèce spécifique de société : la com-
munion des fidèles. Mais en étant l’Église militante mêlée avec tous les autres types de status (propriétaire foncier, État, culture ethnocentrique), il a fallu tout au long de son histoire qu’elle négocie avec les autres puissances – rois, empereurs, peuples et même d’autres Églises – sa situation hiérarchique. De Constantin à Mussolini, on ne compte plus les «accords» ou «concordats» passés entre les sociétés civiles ou politiques et l’Église. Un épisode charnière de l'opposition des deux glaives, au XIe siècle, est la Querelle des investitures qui opposa l’empereur Henri IV Hohenstaufen au pape Grégoire VII Hildebrand (1015/1020-1085). Provenant de Cluny, Grégoire VII avait la volonté de faire de l’Europe une réplique grandeur universelle de l’abbaye bénédictine, le pape agissant comme Père Abbé de l’Europe. La Querelle des Investitures avait pour source l’ambition de l’empereur de désigner les évêques et archevêques de ses diocèses que le pape n’aurait plus qu’à approuver par la suite. À cela se mêlait également les revenus des propriétés ecclésiastiques qui iraient tout droit dans les coffres de l’Empire. Pour contrer cette infraction, Grégoire VII opposa le texte qui définit le plus la singularité de l’Église, le Dictatus Papæ en 1075.
«1. L’Église romaine a été fondée par le Seigneur seul.
2. Seul, le pontife romain est dit à juste titre universel.
3. Seul, il peut disposer ou absoudre les évêques.
4. Son légat, dans un concile, est au-dessus de tous les évêques, même s’il leur est inférieur par l’ordination, et il peut prononcer contre eux une sentence de déposition.
5. Le pape peut déposer les absents.
6. On ne doit pas habiter sous le même toit que ceux qui sont excommuniés par lui.
7. Seul il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, comme de nouvelles communautés, transformer une collégiale en abbaye et vice versa, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.
8. Seul, il peut user des insignes impériaux.
9. Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
10. Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
11. Son nom est unique dans le monde.
12. Il lui est permis de déposer les empereurs.
13. Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre selon la nécessité.
14. Il peut ordonner un clerc de n’importe quelle église, où il veut.
15. Celui qui a été ordonné par lui peut recevoir l’église d’un autre mais non faire la guerre; il ne doit pas recevoir d’un autre évêque d’un grade supérieur.
16. Aucun synode ne doit être appelé général sans son ordre.
17. Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.
18. Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul, il peut réformer la sentence de tous.
19. Il ne doit être jugé par personne.
20. Personne ne doit se risquer à condamner celui qui fait appel au siège apostolique.
21.Les affaires graves concernant n’importe quelle église doivent être portées devant lui.
22. L’Église romaine n’a jamais erré, comme l’atteste l’Écriture, et elle ne pourra jamais errer.
23. Le pontife romain, s’il est canoniquement ordonné, est indubitablement, par les mérites de saint Pierre, établi dans la sainteté, au témoignage de saint Ennodius, évêque de Pavie, d’accord avec de nombreux Pères, comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque.
24. Sur l’ordre et avec l’autorisation du pape, il est permis à des sujets de porter une accusation
25. Il peut, en dehors d’une assemblée synodale, déposer ou absoudre les évêques.
26. Celui qui n’est pas en harmonie avec l’Église romaine ne doit pas être considéré comme catholique.
27. Le pape peut délier du serment de fidélité les sujets d’un prince tombé dans l’impiété» (Cité in J. Loew et M. Meslin. Histoire de l’Église par elle-même, Paris, Fayard, 1978, pp. 242-243).
On comprend vite dans le contexte de la féodalité, que l’article 27 pouvait faire couler beaucoup de sueur froide dans le dos des empereurs et des rois car, sitôt excommunié, tous les vassaux et les serfs de ses domaines étaient libérés de leur suzerain. Ce césaro-papisme où le pape s’attribuait un pouvoir temporel au-dessus du potestas des princes européens marqua pour toujours la suite de l’histoire de l’Église. Les papes qui, s’identifiant à la cause de Dieu, ne pouvaient même concevoir qu’une quelconque puissance terrestre puisse les dominer. Huit cents ans plus tard, le pape Pie IX, en guerre contre la modernité, dépossédé par l’État italien de ses territoires sur lesquels il exerçait depuis Charlemagne une autorité temporelle, se braqua dans le dogme de l’infaillibilité pontificale, lointain avatar du Dictatus Papæ.

Voté au concile Vatican I en 1870, le dogme de l’infaillibilité du pape signifie que le Pontife romain est infaillible toutes les fois et seulement lorsque sont réalisées cumulativement les trois conditions  ou «rquisiti» établies par le Concile : par rapport au sujet – à l’objet – et au mode d’enseignement. À savoir :
«1) Qu’il parle comme chef (tête) de l’Église universelle, car son infaillibilité est personnelle, en ce sens qu’elle appartient à tous et à chacun des pontifes romains, aucun d’entre eux n’étant exclu – distincte de l’impeccabilité et de la sainteté – appartenant en propre au pape, mais seulement en tant que pape, comme personne publique, dans l’accomplissement de son office de magistère dans l’Église universelle, en vertu de son office propre de pasteur et docteur de tous les chrétiens – donc incommunicable.
 
2) Que son enseignement porte sur une doctrine relative à la foi et aux mœurs. Cette formule, dans le langage théologique, est consacrée par l’usage qu’en a fait le Concile de Trente et qu’a repris le Concile du Vatican. Elle indique toute la doctrine chrétienne spéculative et pratique, c’est-à-dire la croyance et l’action humaines, selon les exigences de la révélation divine. En d’autres termes, l’objet de l’infaillibilité pontificale, ce sont toutes les vérités en quelque manière révélées et elles seules. Au pape appartient en propre le titre de “gardien et maître de la parole révélée” dans le même sens que cette expression est attribuée à l’Église.
3) Que, dans son enseignement sur lesdites matières (foi et mœurs) le pape entende prononcer un jugement définitif. Il faut qu’il emploie une forme d’où ressorte manifestement son intention de porter une sentence définitive sur telle doctrine, la proposant comme à retenir par l’Église universelle. “Le terme propre s’appelle définir : ‘definit’ qui a pour corrélative la formule ex cathedra. Donc le pape est infaillible quand il parle ex cathdra, quand il “définit”.
Ces trois conditions sur lesquelles le Concile a particulièrement insisté pour… dissiper toute crainte que le Concile ne veuille attribuer au pape la toute-puissance qui n’appartient qu’à Dieu; les effets de l’infaillibilité ne forment qu’une seule chose, de sorte que non seulement s’il en manque une, manquent aussi les deux autres, mais encore qu’aucune de ces conditions ne peut être réalisée sens plein sans les autres» (P. Fernessole. Pie IX, t. 2 : 1855-1878, Paris, Lethielleux, 1963, pp. 299-300).

Non seulement le dogme de l’Infaillibilité du pape refuse d’identifier la toute puissance divine avec l’auctoritas du Souverain Pontife, mais en plus il limite les cadres dans lesquels cette parole est désormais encadrée. Pour tous les chrétiens de la fin du XIXe siècle où la liberté de pensée était devenue valeur courante, la crainte d’un abus d’autorité d’un pape réactionnaire était bien réelle. De fait, la seule fois où un pape s’est prononcé par voie d’infaillibilité depuis 1870, c’est Pie XII lorsqu’en 1950, il promu le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie, et ce, après consultation des évêques du monde entier. Jamais le pape ne s’est prononcé de manière infaillible sur les questions morales comme l’autorise la proclamation de Vatican I.

Le sixième degré d’orgueil répertorié par saint Bernard est l’arrogance : «Il croit ce qu’il entend dire; il loue tout ce qu’il fait, et ne sonde guère ses intentions, ou plutôt il les oublie, pour suivre l’opinion». Bref, l’orgueilleux cherche l’approbation en se montrant arrogant, voire détestable. Ce qui serait assez conforme au portrait qu’a laissé de lui saint Bernard! Tant d’omniscience et d’omnipotence ne pouvait conduire l’Église qu’à faire l’étalage de son orgueil, ce qui la faisait avancer un degré de plus dans son évolution psychologique. À l’instar des empires passés, elle suscita des goûts pharaoniques en matière d’arts plastiques. L’art paléochrétien est encore modeste, convertissant la beauté païenne en beauté chrétienne, aussi bien avec le Cantique des Cantiques que les temples romains. Mais avec l’effondre-
ment de l’Empire, à l’ouest, et les longs siècles de barbaries où l’institution apprit à survivre, voire à s’allier avec des rois guerriers puis le nouvel empereur d’Occident, la quantité de ses possessions terriennes, en particulier des abbayes où ne travaillaient pas que des moines mais aussi des serfs, fit converger vers Rome des richesses importantes. Une multinationale comme Cluny, qui érigeait des abbayes d’obédiences dans toute l’Europe, pouvait se permettre des constructions capables de rassembler des milliers d’individus à l’intérieur et autour. Mais le clergé régulier étant tenu à l’austérité et au dépouillement.

C’est par l’architecture d’abord que cet orgueil se manifesta dans le monde occidental. La cathédrale, rappelle Georges Duby, est l’église de l’évêque ou de l’archevêque; c’est aussi l’église de la Cité. Dans un esprit anthropologique, il est donc normal que l’église magnifie la cité autant que la gloire du Christ. En 1130, rappelle notre historien, la plus royale des églises n’était pas une cathédrale mais un monastère. Après les siècles de dépouillement bénédictin du temps de Cluny, un nouvel esprit profita de la stabilisation de l’Europe pour interpréter l’art en fonction de la vanité de l’Église et des rois qui gravitaient autour. Le monastère en question est Saint-Denis-en-France et son abbé, Suger, va lancer le manifeste du nouvel art chrétien d’Occident :
«Il est né de la volonté d’un homme, Suger. Ce moine qui n’était pas de haute noblesse, était l’ami d’enfance du roi. Cette amitié le poussa jusqu’au sommet de l’autorité politique. Abbé, il percevait mieux que personne les valeurs symboliques du monastère dont il avait pris la conduite. Il voyait sa charge comme un honneur, et le plus haut – par conséquent vouée au faste. Bénédictin, sa conception de la vocation monastique n’était pas de pauvreté ni de refus absolu du monde : Suger se tenait dans la voie clunisienne. Établie au faîte des hiérarchies terrestres, l’abbaye, pour lui comme pour Hugues de Cluny, devait faire rayonner les splendeurs pour la plus grande gloire de Dieu. “Que chacun suive sa propre opinion. Pour moi je déclare que ce qui m’a paru surtout juste, c’est que tout ce qu’il y a de plus précieux doit servir par-dessus tout à la célébration de la Sainte Eucharistie. Si les coupes d’or, si les fioles d’or, si les petits mortiers d’or servaient selon la parole de Dieu et l’ordre du Prophète à recueillir le sang des boucs, des veaux et d’une génisse rouge, combien davantage, pour recevoir le sang de Jésus-Christ, doit-on disposer les vases d’or, les pierres précieuses et tout ce que l’on tient pour précieux dans la création. Ceux qui nous critiquent objectant qu’en cette célébration doivent suffire une âme sainte, un esprit pur, une intention fidèle, et certes, nous l’admettons, c’est cela vraiment qui importe avant tout. Mais nous affirmons aussi que l’on doit servir par les ornements extérieurs des vases sacrés, et plus qu’en toute autre chose dans le service du saint sacrifice, en toute pureté intérieure, en toute noblesse extérieure”. Soucieux de cette noblesse extérieure, Suger consacra les richesses de son monastère à composer un cadre splendide pour le déroulement des liturgies. Entre 1135 et 1144, contre les tenants de la pauvreté totale qui l’attaquaient, il entreprit de reconstruire l’église abbatiale et de l’orner, travaillant pour l’honneur de Dieu, pour celui de saint Denis, mais aussi pour l’honneur des rois de France, les morts ses hôtes, le vivant son ami et son bienfaiteur» (G. Duby. Le Temps des cathédrales, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, p. 122).
Suger n’était pas le seul à penser ainsi. L’art féodal, dont le château et la cathédrale sont les deux axes de la représentation des deux glaives, devait participer à l’instauration d’un nouvel ordre social enfin stabilisé :
«Tout se passe comme si les seigneurs, ne pouvant plus se référer à l’ordre social ancien et aux anciennes valeurs qui lui étaient liées, étant encore mal assurés sinon toujours de leur pouvoir du moins de son bien-fondé, avaient ressenti une inquiétude, inquiétude sociale, inquiétude pour l’avenir sur terre ou dans le ciel, et cherchaient en favorisant les églises à en faire un outil idéologique à leur service, susceptible de justifier leur domination tant aux yeux du peuple qu’aux leurs mêmes. Par la suite, au cours des XIe et XIIe siècles, quand le système féodal se sera consolidé et aura élaboré ses valeurs et sa morale propres, les générosités des seigneurs envers l’Église se raréfieront laissant la place à des regrets et même à de l’animosité comme en témoigne cette menace proférée par un grand seigneur à l’encontre des gens d’Église dans la chanson de Garin le Lorain.
Église romane de Saint-Robert (Auvergne)
“En Gaule sont vingt mille chevaliers dont les clercs ont les fours et les moulins : qu’ils y pensent ou par le Seigneur Dieu, les choses prendront un autre tout”.
On retrouve un phénomène analogue à la fin du XIIe siècle quand les premiers bourgeois enrichis, mal assurés de leur nouveau pouvoir et soucieux de se justifier sur le plan idéologique, vont multiplier à leur tour les dons aux églises» (A. Scobeltzine. L’art féodal et son enjeu social, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 134, 1973, pp. 193-194).
On aura compris que le premier ordre architectural – l’art roman – équivalait à l’inquiétude des nouveaux seigneurs féodaux, tandis que le second – l’art gothique – répondait aux inquiétudes de la bourgeoisie qui devait finir par mettre fin au millénaire médiéval. «Les nouvelles cathédrales naquirent dans une société dont l’idéal de sainteté demeurait, pour quelque temps encore, monastiques» (G. Duby. Op. cit. p. 144). Les croisades entraînè-
rent des contacts non seulement militaires, mais également d’ordre intellec-
tuel avec la civili-
sation syrienne musulmane. Les mathématiques, que les Arabes avaient importées de leur conquête du monde indien, bouleversaient non seulement les armes de jets, mais aussi les splendides constructions architecturales qu’on retrouvait du royaume de Grenade jusqu’à Jérusalem. Dans une Europe enrichie par l’activité méditerranéenne, le style roman ne pouvait satisfaire la nouvelle noblesse tributaire des joyaux de Constantinople, à défaut d’avoir pu s’établir durablement sur Jérusalem.

C’est le pape Innocent III (r. 1198-1216), sous le règne duquel le césaro-papisme inauguré par Grégoire VII atteignit son apogée, qui allait donner l’impulsion pour le siècle à venir de la nécessité de l’art religieux ostentatoire. De là naîtra l’ordre gothique : «Le système de pensée gothique…, a dû être largement soutenu et impulsé par une bonne partie du clergé séculier, qui y a trouvé les principes d’ordre et les modèles grâce auxquels il a pu élargir son pouvoir au milieu des conflits qui parcouraient le monde féodal, et notamment, reprendre, à partir de la deuxième partie du XIIe siècle, le rôle de leader idéologique qui lui avait été ravi par les monastères bénédictins à l’époque précédente» (A. Scobeltzine. Op. cit. p. 300).

Le tour de force accompli par l’art gothique illustre l’omnipotence même du chrétien sur la nature. Ses architectes défient les grandeurs naturelles :
«En l’espace de trois siècles, de 1050 à 1350, la France a extrait plusieurs millions de tonnes de pierres pour édifier 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d’églises paroissiales. La France a charrié plus de pierres en ces trois siècles que l’ancienne Égypte en n’importe quelle période de son histoire – bien que la Grande Pyramide, à elle seule, ait un volume de 2 500 000 m³.
Les fondations des grandes cathédrales s’enfoncent jusqu’à 10 mètres de profondeur – c’est le niveau moyen d’une station de métro parisien – et forment dans certains cas une masse de pierre aussi considérable que celle de la partie visible au-dessus du sol.
Il y avait au Moyen-Âge une église pour 200 habitants environ; la surface couverte par les édifices du culte était donc considérable par rapport aux dimensions modestes des villes; nous savons que dans les villes de Norwich, Lincoln et York, cités de 5 000 à 10 000 habitants, il y avait respectivement 50, 49 et 41 églises. De graves problèmes se sont toujours posés aux ambitieux qui voulaient reconstruire leur église sur une superficie plus vaste : il fallait souvent démolir une ou deux églises voisines et construire des logements modernes pour les habitants expropriés.
La surface de la cathédrale d’Amiens, qui couvrait 7 700 m², permettait à toute la population, soit environ 10 000 habitants, d’assister à la même cérémonie. Pour faire une comparaison à l’échelle de notre temps, il faut imaginer qu’aujourd’hui, dans une ville d’un million d’habitants, on élève, au cœur de la cité, un stade assez vaste pour accueillir un million de personnes. Or le plus grand stade du monde n’a que 180 000 places.
La hauteur des nefs, des tours et des flèches nous étonne. Dans le chœur de la cathédrale de Beauvais, un architecte pourrait élever un immeuble de 14 étages avant d’atteindre la voûte, à 48 mètres du sol. Pour égaler les hommes de Chartres qui, au XIIe siècle, lancèrent la flèche de leur cathédrale à 105 mètres, l’actuelle municipalité devrait édifier un gratte-ciel de 30 étages; et pour égaler les Strasbourgeois qui lancèrent leur flèche à 142 mètres, il faudrait construire un gratte-ciel de 40 étages» (J. Gimpel. Les bâtisseurs de cathédrales, Paris, Seuil, Col. Le temps qui court, # 11, 1958, pp. 3-4).
De plus, contrairement aux églises romanes, les églises gothiques seront puissamment ornementées. Les façades seront sculptées; le mobilier orné et doré; les vitraux mettront en valeur la puissance de la lumière par des jeux figuratifs de couleurs chatoyantes. À l’art massif du roman succédera l’art aérien du gothique; au pilier, la colonne; à la pesanteur, la légèreté de la grâce : «La domination de la masse pesante par une activité maîtresse d’elle-même qui s’élève paisiblement dans les airs, la domination de la matière par une expression immatérielle de mouvement, voilà le but rêvé par l’art médiéval de la voûte et atteint par le gothique de la maturité» (W. Worringer. L’art gothique, Paris, Gallimard, Col. Idées/
Arts, # 13, 1967, p. 185). Les églises de la Renais-
sance et de l’âge baroque verront se développer le raffinement, mais aussi la sensualité que la peinture peut apporter en sus à l’élévation mystique. L’âge baroque sera l’âge de l’ornementation la plus exquise mais aussi la plus maniérée. Avec la Révolution industrielle et la réaction anti-moderniste romaine, la vérité des intentions profondes de l’orgueil clérical se révélera au grand jour. À des églises construites sur des matériaux nouveaux comme l’acier, s’ajouteront des fausses colonnes, des voûtes strictement ornementales, des tableaux kitsch. Mais toujours en essayant d’imiter le grandiose gothique et cela dans des régions quasi désertes.

Prenons les majestueuses églises canadiennes, souvent construites au milieu de plaines à peine peuplées. C’est la basilique Notre-Dame de Montréal dont la structure d’acier est camouflée par la pierre grise de Montréal. Conçue par l’architecte irlandais James O’Donnell de New York, elle fut construite entre 1824 et 1829, date de l’inauguration officielle. Entre 1841 et 1843, l’architecte John Ostell ajouta les deux tours latérales dont la hauteur est de 69 m. La tour de l’ouest, nommée Persévérance abrite le gros bourdon, pesant 10 900 kg, tandis que la tour de l’est, Tempérence, abrite un carillon de 10 cloches. En 1831, la population de Montréal s’élevait à 27, 297 habitants. Dix ans plus tard, au moment de l’érection des deux tours, à 40,356. Ce style néo-gothique se répandra dans les villages des alentours, ainsi à Varennes, la basilique Sainte-Anne construite entre 1884 et 1887, et même dans l’Ouest canadien, avec la cathédrale de Saint-Boniface du Manitoba. La mégalomanie de l’évêque Bourget de Montréal atteint la limite du kitsch décadent lorsqu’il se commande une nouvelle cathédrale, Marie-Reine du Monde, modèle réduit de Saint-Pierre de Rome, érigée entre 1875 et 1894. En 1891, la population de Montréal était de 176,263 habitants. La disproportion entre la population et le gigantisme des cathédrales jouait d’un effet de contrapoposto dont le but était d’amplifier la grandeur de l’Église par rapport à la modestie du petit peuple. L’adaptation à la culture québécoise (qui font substituer les 12 apôtres de Saint-Pierre par les 13 saints patrons des paroisses de Montréal) donne un reflet particulier, plus un mirage d’originalité qu’une véritable portée créatrice sur l’œuvre imitée, mais jamais émulée.

Le septième degré de l’orgueil est la présomption. Plus que de prendre la première place dans les assemblées et de répondre lorsqu’on ne l’a pas interrogé, le présomptueux exhibe son omniscience. De même, l'Église, en matière de connaissance et de raison, a fait preuve – et continue de faire preuve – d’une présomption impudente. Éduquée dans la loi naturelle de la philosophie antique, l’Église des premiers siècles a assimilé cette loi naturelle à la création divine. Ce n’est qu’au XIIIe siècle, après saint Thomas d’Aquin, que l’Église s’ouvrit aux connaissances encyclopédiques d’un Aristote par exemple, de même qu’à la médecine de Galien ou à l’astro-géographie de Ptolémée. En conséquence, cette science antique apportait la connaissance objective de la création. Tant que les connaissances relevaient davantage de la spéculation plutôt que d’une méthode empirique, il suffisait d’expliquer tous phénomènes naturels par son rapport à ce qu’Aristote dixit. Tout le reste tombait dans la contre-nature ou dans le mystère divin (l’Incarnation dans le corps d'une vierge en est le meilleur exemple). Lorsque l’esprit critique commença à se manifester, à la fin du Moyen Âge, la réaction cléricale se développa, considérant les découvertes scientifiques qui contredisaient la loi naturelle comme potentiellement porteuses d’hérésies propres à menacer l’intégrité du dogme.

On connaît les grands procès religieux de l’Église contre les découvertes scientifiques majeures : Copernic, Galilée, Darwin, Freud… Règle générale, l’Église regarde la science d’un œil satisfaisant, tant que ne s’y mêlent pas des discours qui frôlent l’hérésie (Bruno), le schisme (Colet) ou l’athéisme (Servet). Il faut aussi situer ces éclats de colère dans les contextes difficiles par lesquels passe l’Église. La thèse de Copernic apparaît au moment où l’Église subit le conflit entre le Concile et la papauté; Galilée au moment où se répand la Réformation, Darwin publie ses traités au moment de la crise anti-moderniste, tandis que le freudisme présente la religion comme une illusion. Une Église inquiète, instable et en quête de restauration ne saurait sentir ces vérités autrement que comme des menaces à l’intégrité du dogme par lequel elle règne sur les consciences depuis toujours. C’est ce qui permet à Georges Minois d’écrire, à propos des circonstances contextuelles, que c'est ce qui a sauvé : «Nicolas Copernic, approuvé par les plus hautes instances de l’Église dans la première moitié du XVIe siècle, et mis à l’Index en 1616 : ce qui apparaissait comme une légitime hypothèse en 1543 devient une thèse “insensée et absurde en philosophie, formellement hérétique” soixante-dix ans plus tard. Rien ne pourrait mieux exprimer le formidable recul effectué par l’Église après le concile de Trente dans le domaine scientifique.» (G. Minois. L’Église et la science, t. 1 : De saint Augustin à Galilée, Paris, Fayard, 1990, p.325).

En effet, l’Église accepte au départ la cosmologie de Copernic qui ne fait que rectifier la cosmologie de Ptolémée sans faire pour autant, comme dit Alexandre Koyré, d’un monde clos un univers infini. Il est plus facile, lorsqu’on s’attribue l’assimi-
lation au Tout-Puis-
sant, régner sur un monde clos que sur un univers infini qu’il faudra toujours chercher à refermer d’une manière ou d’une autre. L’héliocentrisme ne fait que placer le soleil à la place de la Terre dans la hiérarchie des gravitations, mais la représentation de l’univers demeure compatible avec l’idée que les clercs s’en faisaient depuis toujours. Ce que l’idée d’un univers infini apporté, entre autres, par le cardinal Nicolas de Cues et sur lequel spécula Giordano Bruno, c’est la possibilité que dans un univers infini il y aurait d’autres mondes parallèles aux nôtres, à l’exemple de ces sociétés païennes découvertes par les grandes explorations du XVIe siècle. Nous passons ici de l’imaginaire du merveilleux (surnaturel) à l’anticipation fantastique (rationnel). En ouvrant l’univers, les élèves de Copernic ouvrent l’Imaginaire de la représentation mentale des Occidentaux. Voilà ce qui est condamné dans le procès de Bruno : «Le centre de sa doctrine est de caractère panthéiste : Dieu est immanent au monde, il est la force spirituelle qui anime la matière et se cache en son sein. Comme l’a montré Paul Henri Michel, Bruno situe au niveau des atomes l’intervention de l’esprit, de l’âme du monde; l’atome est centre de vie, il est le point dans lequel vient s’insérer l’esprit et il est co-éternel à Dieu. Les atomes, travaillés du dedans, ne se combinent pas par hasard ni de façon désordonnée, mais suivant une volonté organisatrice allant vers des structures de plus en plus complexes et de plus en plus parfaites. Bruno rejette donc en partie Démocrite et Épicure; par cette intuition, il préfigure la thèse fondamentale de la gnose de Princeton» (G. Minois. Iibd. P. 340). Bruno est condamné à mort par le Saint-Office et brûlé à Rome en février 1600.

Dans son sillage, les savants devront se montrer prudents dans la rédaction de leurs traités scrutés à la loupe. D’où qu’on en revient à Copernic. L’héliocentrisme s’oppose à un épisode connu de la Bible, ce moment où Josué avait fait arrêter la course du soleil. C’est sans doute un détail mineur mais qui prend son importance dans le statut qu’on doit adopter envers l’«hypothèse» de Copernic. C’est ce que précise le Jésuite, le cardinal Bellarmin, féru de sciences et de théologie : «Dans une lettre du 12 avril 1615, répondant au carme Foscarini  qui avait pris le parti de Copernic, le cardinal Bellarmin, la plus grande autorité théologique de son temps, précise de façon très claire la position de l’Église : l’héliocentrisme est tout à fait licite comme hypothèse; il est par contre formellement interdit d’affirmer sa vérité absolue, car cela contredirait l’Écriture. Mais le porte n’est pas fermée : si un jour on arrive à fournir des preuves, ce dont le cardinal doute, alors nous dirons que nous avons mal compris les passages de l’Écriture» (G. Minois. Ibid. pp. 373-374). Bellarmin pense en critique épistémologique : tant que des preuves confirmant l’hypothèse de Copernic ne sont pas apportées, il convient de retenir le système copernicien comme hypothétique et non véridique. Or faut-il que le temps des preuves s’amènent puisqu’un an plus tard, c’est la condam-
nation : «…le 24 février 1616, la doctrine de Copernic est con-
damnée en bonne et due forme. À l’unanimité, les théologiens du Saint-Office déclarent “insensée et absurde en philosophie, formellement hérétique en tant qu’elle contredit expressément de nombreux passages de la Sainte Écriture, selon la propriété des mots et le sens des saints Péres et des docteurs théologiens”, la proposition suivante : “Le soleil est le centre du monde et par conséquent immobile de mouvement local”. La deuxième proposition, condamnée comme “au moins erronée dans la foi”, est “que la terre n’est pas le centre du monde, ni immobile, mais se meut sur elle-même tout entière par un mouvement diurne» (G. Minois. Ibid. p. 375).

La raison de cette réaction est claire. Si, comme le suppose non sans ironie le cardinal Bellarmin, l’hypothèse de Copernic est prouvée, il faudra rectifier le jugement que l’on porte sur l’épisode de Josué. Dès lors, c’est l’ou-
verture implicite à tous les doutes qui entourent les énoncés de la Bible, ancien et nouveau Testaments confondus. Or, il y a un savant qui, par l’invention technique de la lunette, peut montrer le cours des planètes autour du soleil. Galileo Galilée. En mai 1612, il a publié, non pas en latin mais en italien, un Discorso dans lequel il prend partie pour le système de Copernic. En 1616, on lui impose le silence. Mais si Galilée est prudent, il est aussi susceptible, et il récidive avec le Saggiatore en 1622 qu’il dédie au nouveau pape, Urbain VIII :
«Mais la forme faisait passer une théorie scientifique qui n’avait rien d’anodin. Superficiellement, il s’agissait de l’explication des comètes. Trois d’entre elles étaient apparues à la fin de 1618 et au début de 1619, et le jésuite Grassi, à la suite de Tycho Brahé, avait montré qu’elles ne pouvaient pas avoir une orbite circulaire. En ridiculisant cette affirmation, Galilée soutenait indirectement le système de Copernic, dont il n’avait plus le droit de parler depuis 1616, et qui voit, à tort, des orbites circulaires partout. Plus profondément, le Saggiatore fondait sa théorie sur une explication corpusculaire de la lumière et de tous les phénomènes perceptibles, sauf le son. C’était le retour de l’atomisme contre la physique des qualités d’Aristote. Tous les vieux fantômes, Démocrite, Occam, Telesio, Bruno, remontaient à la surface; récemment, en 1621, le premier médecin et philosophe de l’université de Pise, Esteban Rodrigo de Castro, avait lui aussi soutenu cette théorie dans son De meteoris microcosmi libri quatuor. L’atome reprenait l’offensive, soutenu par la prestigieuse Académie dei Lincei dont le patron et mécène, le prince Cesi, avait de vastes projets éditoriaux d’une encyclopédie de la nouvelle science» (G. Minois. Ibid. p. 379).
Le Saint-Office, toujours agacé par les écrits de Galilée, rappellent le premier jugement qui interdisait à l’astronome de tenir pour équivalent le système de Copernic avec celui d’Aristote. Un procès est ouvert après la publica-
tion d’un troisième ouvrage, le Dialogo, dans lequel Galilée revient sur le système de Copernic, mais en le considérant seulement comme pure hypothèse. Il présente le tout dans une satire entre trois personnages stéréotypés où le défenseur du système ptoléméen (donc l’Église) est montré de manière plutôt ridicule. Cette fois-ci, il va falloir que le savant se rétracte ouvertement et reconnaisse la fausseté de l’héliocentrisme et de ses hypothèses publiées dans son livre. Galilée pliera le genou, sera condamné à l’emprisonnement perpétuel commué aussitôt en résidence surveillée par le pape. La sensation causée par la condamnation de Galilée n’empêcha pas les astronomes protestants de poursuivre leur enquête sur l’héliocentrisme et les travaux de Kepler et de Newton d’aller encore plus loin, ceux-ci étant inatteignables par le Saint-Office. Ce sont les philosophes du Siècle des Lumières qui vont ériger en symbole de l’obscurantisme religieux le cours et l’issu du procès intenté à Galilée. L’aristotélisme, réduit progressivement à l’ombre de lui-même avec les travaux des astronomes, des biologistes, des médecins et autres naturalistes, ne pouvaient plus confirmer le dogme. Voilà pourquoi on retient moins aujourd’hui la thèse de la confrontation des deux systèmes (héliocentrique et géocentrique) que la question des atomes car elle en viendrait, même si Galilée lui-même ne soulève pas la question, à contredire le mystère eucharistique, le plus important de la vie du chrétien. Telle est la découverte du chercheur Pietro Redondi qui a tant fait couler d’encre voilà 30 ans :
«Mais venons-en maintenant à la véritable dénonciation. On y déclare que si les atomes de Galilée sont substantiels, comme les “homéomeries” d’Anaxagore, la doctrine de Galilée n’est pas compatible avec l’existence des accidents eucharistiques établie par le second canon de la XIIIe session du concile de Trente.
Un grand principe “expérimental”, de valeur philosophique et théologique, était la permanence miraculeuse de la chaleur, de la couleur, de la saveur, de l’odeur et des autres accidents sensibles du pain et du vin après la Consécration, qui transformait toute leur substance en le corps et le sang de Jésus-Christ. Si nous interprétons ces accidents comme le veut le Saggiatore, c’est-à-dire avec les “particules minimes” de substance, alors, même après la Consécration, ce seront des particules de la substance du pain eucharistique qui produiront ces sensations. Il resterait ainsi, si nous adoptons les idées du Saggiatore en physique, des particules de substance du pain dans l’hostie consacrée, mais cela est une erreur frappée d’anathème par le concile de Trente» (P. Redondi. Galilée hérétique, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, p. 182).
Bref, les atomes restant les atomes, le transubstantiation, objet au centre de la querelle entre luthériens et catholiques, ne pouvait s’effectuer, le pain restant du pain et le vin du vin. Parce qu’une grande partie des pièces du procès ont été détruites au cours des siècles, pour éviter le bûcher à Galilée, Urbain VIII en serait resté à l’interdiction de professer le système de Copernic pour dissimuler la véritable querelle scientifique qui menaçait les positions prises par le concile de Trente dans sa lutte contre les réformés.

Avec Darwin, on n’en était plus aux subtilités atomistiques. C’était carrément la validité des fondements bibliques qui étaient en cause. La théorie de l’évolution, qui divergeait de celle des générations spontanées de Cuvier, s’en prenait à ce qui était le plus universellement connu de l’enseignement chrétien : la création du monde en six jours. En 1859 paraissait On the Origin of Species by Means of Natural Selection qui devint vite un best-seller en Angleterre. L’ouvrage fut rapidement traduit dans toutes les langues occidentales. Enfin, en 1871, Darwin tirait les conclusions «morales» de son approche scientifique dans The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex. Il faut dire qu’en plein puritanisme victorien, la présence seule du mot «sexe» suffisait à alarmer toutes les susceptibilités des bien pensants. Évidemment, on tira des études de Darwin ce qui n’y était pas, comme l’idée que «l’homme descendrait du singe». Mais l’Église n’attendit pas de telles idioties pour censurer et condamner l’ouvrage. Comme au temps de Galilée, tous les penseurs chrétiens qui entendaient défendre en entier ou en partie les thèses de Darwin furent immédiatement condamnés au silence. Le ton, si c’était possible, était encore plus violent qu’aux attaques menées contre l’astronome. Ainsi, le père de Scoraille parle-t-il de «fictions répugnantes» dans un article publié dans la revue jésuite, les Études :
«“L’apparition successive des animaux par voie d’évolution progressive, d’ascension d’une espèce inférieure à une autre espèce supérieure, de transformation enfin, a donc été exposée et soutenue. C’est déjà beaucoup trop, mais ce n’est pas tout. Le système a été étendu jusqu’à l’espèce humaine inclusivement : l’opinion a été émise que le corps du premier homme aurait été élaboré, non par l’action immédiate des mains divines, mais par la série de ces transformations animales dont il serait le dernier terme; qu’il suffisait d’admettre la création initiale de la matière avec ses forces évolutionnelles, l’influence permanente de la Providence, et la création finale de l’âme pour rester dans les limites d’une irréprochable orthodoxie. Dieu, cependant, d’après cette hypothèse, aurait saisi dans sa formation même le fruit de quelque génération simienne pour lui infuser la première âme spirituelle, et une femelle animale aurait enfanté, nourri, élevé un homme véritable, notre ancêtre et celui de Jésus-Christ. Ce n’est ni le lieu, ni le moment d’examiner ce que valent scientifiquement ces fictions répugnantes”.
Rien de très scientifique dans tout cela. La réaction du père de Scoraille est un haut-le-cœur à la pensée qu’une femelle animale ait pu engendrer un homme et que la généalogie du Christ puisse donc comporter des singes. Ce sont ces arguments de décence, combinés avec l’accusation de sacrilège que l’on retrouve le plus souvent : l’homme a été fait “à l’image de Dieu”, ce qui exclut a priori une origine animale; la Bible le déclare formellement : il y a eu un couple initial entièrement humain, créé directement, sans aucun intermédiaire animal, et ce premier couple est responsable du péché originel. Quant à ceux qui cherchent des arguments scientifiques à opposer à l’évolutionnisme, ils s’appuient essentiellement sur le fait que les chaînons manquants n’existent pas, que l’on constate une stabilité générale des espèces, sur de très longues périodes : comme à l’époque de Copernic et de Galilée, on oppose le sens commun, l’expérience quotidienne, le “bon sens” à la nouvelle théorie. Le père de Scoraille publiait une lettre d’un abbé montrant que le transformisme était en contradiction avec les faits, et déclarant que dans dix ans cette théorie aurait disparu. Le père Vigouroux accumulait dans ses cinq volumes des Livres saints et la critique rationaliste tous les faits qui semblaient contredire l’évolutionnisme» (G. Minois. L’Église et la science, t. 2 : De Galilée à Jean-Paul II, Paris, Fayard, 1991, pp. 228-229).

L’évolutionnisme n’avait donc qu’à rentrer dans le manifeste anti-moderniste de Pie IX pour être exclu de facto de la pensée chrétienne, et tout au long du XXe siècle, sans jamais parvenir à y réussir parfaitement, des esprits, comme le père Teilhard de Chardin (1881-1955), auront à lutter au plus profond de leur conscience entre les découver-
tes empi-
riques qui confir-
maient un aspect ou l’autre de la théorie et leur foi envers le message biblique. Jamais Darwin ne voulut exclure Dieu du processus de la création, mais cela relevait de la théologie et non des sciences naturelles qui le concernaient; un siècle plus tard, Richard Dawkins, dans la tradition de l’évolutionnisme, pourra intituler l’un de ses ouvrages Pour en finir avec Dieu.

Mais ce n’est pas au sein du catholicisme que la théorie de Darwin causa les plus vives émotions populaires. Avec le célèbre «procès du singe» tenu aux États-Unis, il apparut que, même en se scindant d’avec l’Église romaine, les Églises protestantes en avaient conservé son péché d’orgueil. L’affaire en question – le procès Scopes – concerne l’enseignement de la théorie de Darwin dans les écoles du Tennessee. Un jeune enseignant, Thomas Scopes (1900-1970), professeur de sciences naturelles à Dayton, est mis en accusation en 1925 par des fondamentalistes religieux pour avoir dérogé à la loi Butler qui interdit expressément l’enseignement des théories évolutionnistes. Ils en appellent au grand tribun de l’Amérique profonde, William Jennings Bryan, ancien candidat démocrate à la présidence, pour les représenter. Face à eux, un avocat téméraire connu pour gagner ses procès, Clarence Darrow, est engagé par l’Union pour la défense des libertés civiles afin de défendre Scopes.

Il faut considérer que la loi Butler, adoptée par la législature du Tennessee en 1924, était le fruit d’un enseignant qui voyait dans l’évolutionnisme la source d’un venin dangereux pour les esprits chrétiens. Il s’agissait d’interdire «à tout enseignant d’Université, d’École normale ou de toute autre école publique financée entièrement ou partiellement par les fonds de l’État, d’enseigner une théorie qui nie l’histoire de la Création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible, et qui prétend que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux» (Cité in D. Lecourt. L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, # 256, 1992, p. 21. Plus qu’un incident localisé, l’affaire Scopes entrait dans une vaste stratégie anti-évolutionniste planifiée dans tout le Bible Belt, c’est-à-dire dans le Sud-Est des États-Unis :
«Le vote de cette loi faisait partie intégrante d’une vaste mobilisation anti-évolutionniste engagée depuis cinq années déjà. On avait ainsi vu en 1921 le pasteur baptiste J. W. Porter faire campagne contre l’enseignement de la théorie de l’évolution à l’Université de l’État du Kentucky. Une proposition de loi visant à l’interdire avait été déposée l’année suivante à la Chambre et au Sénat, lequel l’avait rejetée, mais de justesse puisque par une seule voix de majorité. De même, en 1923, une proposition du même type avait été déposée en Alabama, puis au Texas; la Chambre des représentants de Floride adoptant au même moment une résolution déclarant “inconvenant et subversif… d’enseigner l’athéisme, l’agnosticisme, le darwinisme ou toute autre hypothèse qui présuppose un lien consanguin entre l’homme et une autre espèce”. En juillet 1924, la Chambre de Géorgie avait été saisie à son tour, mais elle avait rejeté le projet de loi; en janvier 1925, c’était au tour de la Chambre de Caroline du Nord…
À cette pression législative organisée, il faut ajouter une série de décisions qui donnent une idée de l’intensité de cette campagne. En avril 1923, cinq professeurs du Kentucky Wesleyan College (méthodiste) avaient été licenciés pour avoir défendu devant leurs élèves une formule de compromis selon laquelle l’évolution ne contredisait pas la Bible. En juin, le gouverneur de l’Oklahoma avait avalisé l’interdiction faite à l’État d’acheter des manuels scolaires jugés coupables d’évolutionnisme. De même, en janvier 1924, le gouverneur de la Caroline du Nord avait interdit l’usage de deux manuels de biologie qui enseignaient l’un que l’homme “descendait du singe”, l’autre qu’homme et singe étaient “cousins”» (D. Lecourt. Ibid. p. 22).
On a trop peu souligné le fait que le procès Scopes se déroula sur fond de montée du racisme aux lendemains de la Grande Guerre et de la recrudescence des actes de violence du Ku-Klux-Klan. Aussi, l’affaire concernait moins la culpabilité de Scopes que la constitutionnalité de la loi Butler. Ce qui allait devenir le célèbre procès du singe s’ouvrit le 10 juillet 1925 sous le regard de plusieurs centaines de journalistes appelés à couvrir cet événement inusité : un tribunal de province investit du rôle du Saint-Office. Près de 3000 visiteurs convergèrent vers Dayton, «le tout dans une atmosphère de kermesse et de bonne humeur qui ne laissa pas de sur-
prendre les reporters du Nord, lesquels s’atten-
daient à ne rencon-
trer à Dayton que des masses paysannes incultes et fanatisées. L’humour même se mit de la partie, puisqu’on fit des affaires en vendant, dit-on, des quantités respectables de singes en peluche!» (D. Lecourt. Ibid. p. 23). Ce fut, en effet, un véritable show. D’un côté, l’impeccable Bryan, orateur démagogique, enfant du Bible Belt, et Clarence Darrow, non moins médiatique, reconnu pour avoir défendu deux psychopathes d’origine juive dans une histoire de pédophilie et de meurtre, Richard Loeb et Nathan Leopold à qui il parvint d’éviter la peine capitale.

Clarence Darrow (gauche) et W. J. Bryan (droite)
Alors que le procès s’enlisait dans les techni-
calités, Bryan fit une décla-
ration fort explicite des buts de la poursui-
te : «notre seul but, c’est de faire valoir le droit des parents à protéger la religion de leurs enfants contre les efforts entrepris au nom de la science pour ébranler leur foi en une religion surnaturelle. On ne s’attaque pas à la liberté d’expression, ni à la liberté de pensée, ni à la liberté de presse, ni au libre échange des idées. Mais les parents ont sûrement le droit de sauvegarder la santé religieuse de leurs enfants» (Cité in G. Golding. Le procès du singe, Bruxelles, Éditions Complexe, Col. Mémoire du Siècle, # MS 17, 1982, pp. 62-63). Le pape n’aurait pas dit autrement. Darrow, lui, s’amusa avec les témoins, citant des extraits contradictoires qu’ils puisaient dans la Bible. La scène la plus pathétique fut lorsque Darrow eut l’audace de faire comparaître Bryan comme témoin! Comme le juge Raulston refusait d’examiner les arguments scientifiques, Darrow comprit qu’il n’avait pas d’autres choix que d’attaquer la Bible en faisant témoigner son plus fervent défenseur. Bryan fut donc appelé en tant que spécialiste de la Bible! Il aurait pu refusé, mais son orgueil le poussa à accepter le défi. Une fois assis sur le siège des témoins, Darrow le cuisina pendant une heure et demie, enchaînant les questions sur la rationalité de la Bible : si Adam et Ève étaient seuls au monde, comment leur fils Caïn a-t-il pu trouver une femme?  Ou encore, les poissons ont-ils été noyés eux aussi le jour du Déluge?. Enfin, comment les jours de 24 heures s’écoulaient-ils avant la création du Soleil le quatrième jour? Évidemment, Bryan était tombé dans le piège et ne pouvait répondre à ces questions pour la forme. Mais c’est lors de son plaidoyer qu’il secoua l’auditoire :
«“Mon ami le procureur dit que John Scopes sait bien pourquoi il est là aujourd’hui”, fit Darrow, toujours l’air détendu. “Oui, je sais pourquoi il est là”, et sa voix changea brusquement de registre, pour devenir agressive et mordante, “il est là parce que les fondamentalistes en veulent à tous ceux qui pensent. Je sais qu’il est là parce que l’ignorance et la bigoterie sévissent partout, et à elles deux, Votre Honneur, elles représentent une force terrible”. Puis l’orage d’indignation passée, la décontraction souriante refit surface. “Permettez-moi de vous montrer un véritable acte d’accusation, messieurs, au cas où vous auriez besoin d’en dresser un autre. Une petite plaisanterie, si vous le voulez bien”.
Darrow les tenait maintenant; c’était bien fini les petits sommes, l’ennui et les sorties furtives pour “voir ce qui se passe sur place”. Certain d’avoir captivé l’attention de l’assistance entière, Darrow reprit son plaidoyer en faveur de la tolérance. Tout le monde sait, dit-il, “qu’il n’y a pas deux machines humaines pareilles ni deux êtres humains qui aient eu les mêmes expériences, et leurs idées de la vie et de la philosophie émergent de leur perception des expériences rencontrées sur le chemin de la vie. Si vous voulez maintenir un état de liberté, il est impossible de façonner les opinions d’une personne à partir des opinions d’une autre – seule la tyrannie peut faire cela”.
"Cette loi”, s’indigna Darrow, “fait de la Bible la mesure de l’intelligence et de l’instruction de quelqu’un. Vos mathématiques sont-elles bonnes? Voyez, I Élie, ii. Votre philosophie est-elle bonne? Voyez I Samuel, iii. Votre astronomie est-elle bonne? Voyez Genèse, chapitre II, verset 7. Votre chimie est-elle bonne? Voyez, eh bien, chimie, voyez Deutéronome, iii, 6 ou tout autre chapitre qui parle de soufre”. Les citations étaient improvisées, bien entendu – il n’y a pas de livre d’Élie – mais Darrow se fit comprendre. En érigeant la Bible en autorité universelle, compétente en toute chose, la loi Butler était devenue “un travestissement de la langue, de la justice et de la Constitution”.
Se tournant vers le juge Raulston, l’avocat leva les bras et dit : “Votre Honneur sait que l’on a allumé des feux en Amérique, afin d’enflammer la bigoterie et la haine…”» (G. Golding. Ibid. pp. 67-68)
Raulston, qui était partisan du créationnisme, interrompit la plaidoirie enflammée de Darrow pour suspendre la séance. Lors du jugement, Raulston considère que Scopes a bien violé la loi Butler et le condamne à payer l'amende minimale de $ 100. Le 14 juillet 1927, la Cour suprême de Nashville annula le jugement au motif que l'amende aurait dû être fixée par le jury et non par le seul juge. Le procureur renonce à un second procès, ce qui prive Darrow de la possibilité de faire appel devant cette Cour sur la constitutionnalité de la loi. Le Butler Act restera en vigueur jusqu’en 1967! Il est ironique que les créationnistes qui condamnent la théorie darwinienne au niveau naturel soient les mêmes qui défendent l’idéologie du darwinisme social qui veut que the brightest and the fittest dominent la société puisqu’ils sont, précisément, les mieux adaptés à l’économie et à l’enrichissement? Faut-il croire que l’Église catholique n’a pas le monopole du double standard des valeurs?

Le freudisme étant considéré comme une «science juive», l’Église a tout fait pour ignorer son existence. Freud n’a pas suscité la colère comme Galilée, ni la hargne méprisante de Darwin. De fait, il a frappé l’Église près de trois quarts de siècle après ses premiers énoncés. C’est Eugen Drewermann (né en 1940), théologien et psychanalyste, qui a causé le trouble dans la conscience de l’Église comme Galilée en avait causé un dans sa représentation de l’univers et Darwin dans l’évolution des espèces. Ordonné prêtre en 1966, onze ans plus tard il publie sa thèse en trois volumes, Strukturen des Bösen (Structures du Mal), sur les onze premiers chapitres de la Genèse en utilisant tour à tour la psychologie des profondeurs de Jung, et la philosophie de Kant, Hegel, Kierkegaard et Sartre. Pour Drewermann, il s’agissait de renouveler la vision de la doctrine du péché originel : saisi d’angoisse devant sa liberté, l’homme fuit sa condition d’être limité, mais responsable. On était là devant Eric Fromm autant que C. G. Jung.

Drewermann entre en conflits avec les exégètes historico-critiques qui l’accusent de détruire les bases historiques de la foi chrétienne. Rome les appuie. Interdit d’enseignement à l’université catholique par l’archevêque de Paderborn en 1994 à la suite du succès de son livre Fonctionnaires de Dieu (paru en 1989), il est privé de sa chaire au séminaire universitaire et ne peut plus célébrer ou conférer les sacrements. C’est l’université publique de Paderborn qui va lui ouvrir une chaire de sociologie et anthropologie de la civilisation. Produit de l’esprit œcuménique de Vatican II, Drewermann est chaud partisan du dialogue interreligieux, s’étant opposé malgré l’ordre romain, à la création de la conscription en Allemagne en 1956, dans le cadre de la Guerre Froide. Sa notion de «bureaucrate consacré» a été critiquée par Benoît XVI dont on devine l’incompatibilité avec la démarche intellectuelle de Drewermann.

Ce végétarien, adversaire du capitalisme et de la croissance économique (insensée), de l’intérêt des minorités dominantes, partisan de l’euthanasie autant qu’il a lutté contre la guerre du Golfe et les attaques israéliennes au Liban, il se veut un porte-parole d’une nouvelle gauche post-communiste. Si le cas Drewermann n’a pas suscité autant d’éclat que les affaires Galilée et Darwin, il témoigne toujours de cette présomption de l’Église d’avoir le dernier mot, même dans les domaines qui ne sont pas les siens.

Le huitième degré de l’orgueil ajoute peu de choses sinon que l’orgueilleux persiste à soutenir ses fautes. Aujourd’hui, il semblerait que l’aveu soit devenu un exercice courant dans le monde clérical. Jean-Paul II avait ouvert le bal. Tout au long des années 1990 et surtout au jubilé de l’an 2000, le pape demande pardon pour les erreurs du passé. Ainsi, en 1994, dans Tertio Millennio adveniente  : «Il est donc juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l'Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l'esprit du Christ et de son Évangile, présentant au monde, non point le témoignage d'une vie inspirée par les valeurs de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d'agir qui étaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandales». Aussi, demandera-t-il pardon pour les croisades, la croisade albigeoise comprise; le péché de division entre Églises chrétiennes; l’épuration ethnique des aborigènes d’Australie; la condamnation de Jan Hus; sur les conflits avec l’Église d’Orient; les massacres et l’acculturation des Amérindiens; les excès et moyens pris par l’Inquisition; le procès Galilée; le silence de la shoah… Bref, le vaticaniste Luigi Accatoli a recensé quelque quarante textes où le pape demande pardon (B. Lecomte. Op. cit. p. 826). Ce sont des fautes qui remontent assez loin dans le passé, mais lorsqu’il s’agit des abus sexuels dans les communautés enseignantes de par le monde, l’Église, tout en condamnant la pédophilie, essaie autant que faire se peut d’échapper aux procès civils qui lui coûteraient fort cher. Demander pardon en repentance coûte bien peu comparées aux réparations que demandent les victimes, et l'Église étant pauvre, n'a pas d'argent pour compenser ceux et celles qui ont souffert par la faute de son péché d'orgueil.

Cela conduit au neuvième degré qui est la confession simulée. Jusqu’où est-on en droit d’interroger la sincérité de la repentance de l’Église ou l’exercice de la purification de la mémoire de l’an 2000? Ces dix années préparatoires au jubilé de l’an 2000 se sont passées dans des voyages de propagande vaticane. Chaque arrêt était l’occasion de demander pardon pour une faute historique commise. Ces céré-
monies ne sont pas innocen-
tes au succès mé-
diatique remporté par Jean-Paul II qui a un sens aigu de la propagande hérité des pays communistes. Il essaie constamment de convertir la jeunesse du monde à soutenir l’Église : «Je veux m’adresser aux jeunes : vous êtes l’avenir du monde, l’espérance de l’Église, vous êtes mon espérance!» (Cité in B. Lecomte. Ibid. p. 832) et, pour ce faire, les cérémonies dans les stades ou sur les places publiques où apparaîtra le Saint-Père sont orchestrées comme des show rock. C’est au Madison Square Garden qu’il apparaît, le 3 octobre 1979, lors de son premier voyage à New York. «Alors que les haut-parleurs diffusent le thème ultra-populaire de Star Wars interprété par un orchestre local, le pape monte sur l’estrade et se met… à imiter le batteur. Puis il lève le pouce, à l’américaine, vers ces dizaines de milliers d’adolescents ravis. Les cadeaux se succèdent : un tee-shirt, une guitare, un blue-jean. Jean-Paul II arbore un large sourire. La foule est survoltée : - John Paul Two, we love you! John Paul Two, we love you! Et le pape de répondre, la main posée sur le micro : - Wou-hou-hwou, John Paul II loves you!» (B. Lecomte. Ibid. pp. 832-833). Le Time titre John Paul II Superstar. Et il en va ainsi de visite en visite. Même à Paris, où il est reçu froidement par les autorités, Jean-Paul II suscite la ferveur d’une certaine jeunesse. Il faut bien dire d’une certaine, car lui-même reconnaît qu’il y a parfois des dérapages :

«Aucun de ces échanges n’est gratuit pour le Saint-Père. À preuve cette anecdote qu’il rappellera à André Frossard : au Parc des Princes, alors que les questions étaient plus ou moins prévues à l’avance, voilà qu’un jeune homme monte à la tribune, un papier à la main, se déclare athée et pose une question au pape : “Saint-Père, en qui croyez-vous? Pourquoi croyez-vous? Qu’est-ce qui vaut le don de notre vie? Quel est ce Dieu que vous adorez?” Mais, dans le tumulte de cette soirée, le pape, qui écoute déjà parmi bien d’autres la question posée par une jeune handicapée, oublie de répondre au jeune homme. De retour à Rome, il y repense, s’en repent, et il écrit au cardinal Marty pour qu’il retrouve le jeune homme et lui transmette ses excuses. Des mois plus tard, il s’en veut encore. Et en parle longuement à Frossard : “Sa question ne figurait pas sur la liste qui m’avait été remise. Or le problème qu’il soulevait était fondamental”» (B. Lecomte. Ibid. p. 836).

Bref, comme dans une soirée Rock, rien n’est laissé à l’improvisation. L’émotionnalisme à l’américaine remplace la pensée critique qui dominait les lendemains de Vatican II. Le pape sait que ses nouveaux adversaires ne sont plus les dogmatiques, froids et antipathiques porteurs de la doxa marxiste-léniniste, mais le télé-évangélisme protestant qui gagne de la ferveur auprès des foules, partout dans le monde.


Le dixième degré de l’orgueil est la rébellion. Ces rébellions qui ont donné les grandes périodes de réformations depuis les gnostiques dans l’Antiquité jusqu’aux sectes protestantes au cours des derniers siècles. Ce sont souvent les catholiques qui se veulent le plus intégristes qui finissent par rompre avec l’appareil institutionnel. L'Église connaît sa force réelle par rapport aux aspirations parfois démoniques de ses disciples. Le cas de Tertullien est fort représentatif de ce besoin de rébellions qui peut animer un esprit orthodoxe.

Tertullien (150 ou 160 - ±222), est né à Carthage et est d’origine berbère, probablement comme plus tard Augustin. Père de l’Église d’Occident, nous lui devons le premier le concept de trinité. Homme intelligent, il se fait toutefois polémiste d’un goût douteux lorsqu’il dénonce les cultes païens ou l’hérésie marcionite. À la fin de sa vie, il rejoindra l’hérésie montaniste avant de s’exclure lui-même des hérétiques. Comme l’écrit Charles-André Julien : «Nous ignorons les conditions de sa conversion. Elle dut être provoquée, comme tous les acte de sa vie, par sa logique passionnée. Dès qu'il voyait une vérité, il s'y livrait corps et âme, sans ménagement, sans compromission. C'était un extrémiste et un minoritaire. Il n'aimait pas les doctrines triomphantes qui pactisent avec le siècle. Son esprit se complaisait dans l'absolu, son tempérament dans la lutte. Avec cela, pamphlétaire admirable, armé pour la polémique comme pas un et s'y donnant tout entier. Un Berbère converti, mais qui, sous le placage chrétien, gardait toutes les passions, toute l'intransigeance, toute l'indiscipline du Berbère» (C.-H. Julien. Histoire de l’Afrique du Nord, t. 1, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1951, p. 226). Car notre homme ne sera jamais un modéré. Lisons «les pamphlets que Tertullien, devenu hérétique à son tour, jetait à la tête des modérés qui désapprouvaient son zèle farouche, ceux qu'il appelle dédaigneusement des "psychiques", c'est-à-dire, dans la langue de S. Paul, des "animaux". Ce sont des goinfres libidineux, qui ont pour Dieu leur ventre, pour autel leur estomac, pour prêtre leur cuisinier : qu'on ne leur parle pas d'inspirés qui prophétisent; ils ne connaissent d'autre Esprit-Saint que le fumet des plats, et roter est leur façon de prophétiser. Les agapes de ces gens-là sont des ripailles qui engendrent le dévergondage. "Vous y tenez surtout", dit le forcené, "parce que, grâce à elles, nos jeunes gens dorment avec leurs sœurs". Les psychiques refusaient les honneurs du martyre aux exaltés qui le recherchaient; Tertullien, en revanche, traite de lâcheté leur prudence. Leurs martyrs ne savent pas souffrir, pour soutenir leur courage, on installe dans les prisons des débits où  on les enivre. Il en cite un qui, prisonnier en chambre, choyé, ayant bonne table et le bain à sa disposition, est allé à l’audience hébété par un vin drogué qu’on lui avait fait prendre que les ongles de fer lui faisaient l’effet d’un chatouillement. Incapable de répondre aux questions du président autrement que par des rotes et des hoquets; il mourut en reniant la foi. D’autres se font mettre en prison ou envoyer au bagne pour la forme, afin d’en sortir avec un prestige qui leur permette de faire trafic d’indulgences et de réconcilier avec l’Église des individus souillés de ténébreuses débauches" (A. Bouché-Leclercq. L’intolérance religieuse et la politique, Paris, Flammarion, 1911, p. 299). Évidemment, les modérés ne sont jamais des rebelles. Il faut atteindre les extrémités, d’un bord comme de l’autre, pour reconnaître ceux qui témoignent faiblement, avec couardise, la vérité. Ainsi, pour Luther. Rome est-elle la Grande Babylone. Calvin ne parlera pas autrement. Pour bien des adeptes des sectes protestantes, Rome, le Vatican, l’Opus Dei sont le nid de tous les complots paranoïaques. Ils sont plus catholiques que le pape, dirions-nous.

L’exemplarité de Tertullien nous conduit aux deux derniers degrés de l’orgueil. Celui de la liberté du péché, le onzième, car ayant fait sécession avec le monde et avec l’Histoire, l’orgueilleux rebelle n’a ni supérieur à redouter, ni frères à respecter. Il peut donc se livrer à tous ses désirs, avec d’autant plus de liberté qu’il jouit d’une sécurité plus entière, ce que la honte et la crainte l’empêcheraient de faire, comme suppose Bernard de Clairvaux. Cet égocentrisme sans limite repose bien sur des fondements pervers où le sado-masochisme est le terreau le plus fertile : "Chez Tertullien apparaît… un accent mis sur le péché, cette attitude allait marquer l’Occident. Il parle du vicium originis (péché originel), qu’il assimile à la sexualité. Ce faisant, il inaugure une tendance qui se perpétuera dans le christianisme romain : le mépris du sexe et l’idée que le péché se cache partout" (P. Tillich. Histoire de la pensée chrétienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1970, p. 119). La hantise de la faute suppose la commission irrépressible du péché. C’est parce qu’il est lui-même pécheur, lui-même rebelle, lui-même orgueil-
leux jusqu’à assumer la liberté de pécher à sa guise, que Tertullien fantasme si bien, si voluptueusement pourrait-on dire, le tourment du pécheur! «Tertullien, toujours sévère, excessif même parfois insista sur les rites de cette pénitence. Des mots ne suffisent plus. Le pénitent devrait se prosterner, s’humilier, se coucher sous la cendre, s’envelopper le corps de haillons, abandonner son âme à la tristesse. "Le pénitent gémit, pleure, mugit jour et nuit vers le ciel, se roule aux pieds des prêtres". La seconde entrée dans l’Église [après le baptême] était moins glorieuse, plus douloureuse que la première. Saint Ambroise (349-397), évêque de Milan, put dire que l’Église proposait l’eau et les armes : l’eau du baptême et les larmes de la pénitence» (G. Bechtel. La chair, le diable et le confesseur, Paris, Plon, Col. Pluriel, 1996, pp. 67-68).

Au douzième degré, le péché est devenu une habitude, sinon la qualité même de l’orgueilleux. Son plaisir est dans la souffrance comme pour l’hédoniste dans la sexualité, la nourriture, les beaux vêtements. Il finirait par dire Dieu n’existe pas s’il ne s’était pas déjà assimilé à Sa Volonté. La façon dont Bernard de Clairvaux évoque le douzième degré vise à camoufler de façon idéologi-
que le sort de l’Église chré-
tienne qu’il com-
prend si bien à travers ce «moine» dont il suit la trajectoire depuis le tout début. Ce dernier est maintenant hors de l’Église et, hors de l’Église point de salut.  Il est devenu «l’impie». «Le douzième degré peut donc s’appeler l’habitude du péché, qui ôte la crainte de Dieu et nous en inspire le mépris». Nous voilà revenu à l’Ennemi, au Satan de Milton. À celui qui, aux yeux de Tertullien, mérite toutes les souffrances que les martyrs – les Témoins – ont souffert depuis le Christ.

Tertullien a vécu à l’ère des grandes persécutions. Le martyre des autres l’enchante sans que lui-même ne se sente précipité jusqu’à gifler un fonctionnaire de l’Empire persécuteur. En tant que Père Apologète, il est le symbole parfait du péché d’orgueil poussé jusqu’au douzième degré, et ce, après avoir si bien exposé le mystère de la Trinité. Ses fantasmes masochistes se transforment en pures visions sadiques des tortures éternelles qui affligeront les païens en Enfer. Nul mieux que Tertullien, en effet, n’a exprimé cet orgueil masochiste des premiers chrétiens à travers son adresse (Apôtres I) tel que cité par Reik : «Nous disons devant tous, et déchirés et sanglants sous les tortures, nous clamons : "Nous adorons Dieu à travers le Christ". Il décrit l’attitude typique du chrétien devant le tribunal : "S’il est désigné, il s’en glorifie, s’il est accusé, il ne se défend pas, s’il est interrogé, il confesse volontairement, s’il est condamné, il rend grâces"» Il ajoute : «quoique très pénibles, [ces tortures] furent supportées avec calme par beaucoup et ont été ardemment désirées pour l’amour de la gloire et de la renommée» (T. Reik. Le masochisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, pp. 318-319).

La rhétorique du martyre sert de reflet aux supplices des pécheurs, des modérés et des couards. Un Luther, dans ses Conversations de table, aura la même médisance cruelle contre les Juifs que Tertullien contre les comédiens qui s’agitent dans les flammes de l’Enfer : «En lui, a écrit K. Hall, c’est l’esprit occidental qui s’exprime clairement pour la première fois» (Cité in H. von Campenhaussen. Les Pères latins, s.v., Ed. de L’Orante, rééd. Seuil, Col. Livre de Vie, # 96, 1967, p. 46). L’une de ses phrases, «Facio quia absurdum» («Ce que je fais est absurde»), reflète assez bien sa person-
nalité extrémiste. Dans son traité de 197, De l’Apologétique, il écrit : «Qui ne désire pas souffrir, afin d’obtenir de Dieu son pardon complet en échange de son sang? Car cet échange procure le pardon de son sang?» (Cité in T. Reik. op. cit. p. 315); dans son Épitre (25), il écrit encore : «Que peut-il arriver de plus glorieux, de plus béni… que de confesser sa croyance en Dieu sous la menace de la mort, devant le  bourreau? De confesser le Christ…, avec un esprit encore libre quoique sur le point de s’envoler, parmi les tortures féroces, variées et raffinées des puissances de ce monde, quand le corps est roué et coupé en morceaux? Que de monter au Ciel en laissant le monde derrière soi?» (Cité in T. Reik. ibid, pp. 315-316). Ou dans sa lettre à Scapula (1), où il affirme que «nous assurant de par notre accord même, la condamnation nous donne plus de plaisir que l’acquittement»! (Cité in T. Reik. ibid. p. 316). De L’Apologétique (197) à De Corona (211), la pensée de Tertullien ne cessera d’affirmer l’orgueil de son masochisme par une négation constante de la réalité sociale romaine, se conformant ainsi aux reproches de Celse : «"Rien ne nous est plus étranger que l’intérêt public; nous ne reconnaissons qu’une république commune à tous : le monde"; "la seule chose qui importe aux chrétiens dans ce monde, c’est de le quitter au plus vite". Ailleurs, il évoque les possibi-
lités de vengean-
ce que les chrétiens pourraient utiliser s’il leur était permis de rendre le mal pour le mal : une désertion en masse des soldats chrétiens, une nuit d’incendie pour laquelle "quelques torches suffiraient". Aux yeux des autorités, de tels passage justifiaient toutes les méfiances. Dans son autre traité (Ad Nationes), que l’on date de la même année (197), il va plus loin. "Il nous faut, disait-il, lutter contre les institutions des ancêtres, l’autorité des traditions, les lois des maîtres du monde, les argumentations des jurisconsultes, contre le temps, la coutume, la nécessité, contre les exemples, les prodiges, les miracles qui ont fortifié cette foi bâtarde". Le polythéisme imprégnait toute la vie sociale : la refuser, c’était lutter contre la société païenne, et Tertullien allait jusqu’au bout de ce raisonnement. Son intransigeance allait croissant, jusqu’à l’amener à partir de 207, à s’opposer aux pasteurs de l’Église qu’il jugeait trop indulgents et tolérants, et à passer à la secte montaniste, qui groupait alors des chrétiens extrémistes. Il finit d’ailleurs par se brouiller avec ces derniers, et il fonda sa propre secte des Tertullianistes, qui persista à Carthage jusqu’au temps de saint Augustin. Dans son traité De l’idolâtrie qu’on date de 211, il pousse ses conceptions jusqu’aux plus folles conséquences : pour lui, aucun métier n’est compatible avec le christianisme. Le commerce sera interdit, car il est fondé sur la cupidité, et les marchandises vendues peuvent toujours être portées en offrande dans un temple par un client païen. L’agriculture et l’élevage seront pareillement proscrits, car les produits de la terre où les bêtes du troupeau peuvent être offerts en sacrifice aux faux dieux, ce qu’un chrétien ne peut accepter. Tertullien considère donc qu’une communauté chrétienne digne de ce nom ne peut que mendier ou mourir de faim. "…Tu es étranger à ce monde, tu es citoyen de la Jérusalem céleste" (De Corona, 13)» (C. Lepelley. L’empire romain et le christianisme, Paris, Flammarion, Questions d’histoire, 1969, pp. 43-44). Là aussi cette rhétorique anti-sociale allait, pour employer l’heureuse expression de Lewis Mumford, «jusqu’à transférer les rituels sadiques de l’arène romaine à la conception chrétienne de l’enfer, en tant que décret suprême de la justice divine, faisant du spectacle de la torture éternelle des pécheurs damnés l’une des suprêmes joies des justes en paradis» (L. Mumford. Le mythe de la machine, t. 2 : Le Pentagone de la puissance, Paris, Fayard, Col. Le Phénomène scientifique, 1974, p. 579). Ce dont témoignent ses fantasmes du Jugement Dernier : «Ce sera une représentation d’une tout autre envergure! Là, nous aurons de quoi nous étonner, et de quoi rire aussi! Quelle bonne plaisante-
rie, et quelle jouissan-
ce, pour moi, d’aper-
cevoir cette foule de rois, qu’on disait avoir été reçus dans le ciel et que voici condamnés à gémir, en compagnie de Jupiter et de ses soi-disant témoins de ces événements, dans les abîmes des ténèbres! - Mais j’aperçois aussi les gouverneurs, ceux qui ont persécuté le nom du Seigneur, les voici en train de fondre dans les flammes plus cruelles que celles naguère joyeusement employées à sévir contre les chrétiens! À qui le tour? Nous les voyons, ces sages philosophes, qui savaient si bien nous raconter que Dieu ne s’occupe pas du monde, que l’âme n’existe certainement pas, ou que, du moins, elle ne reviendra sûrement jamais dans le corps, eh bien! là,  sous les yeux de leurs disciples, qui brûlent avec eux, ils sont déjà d’un joli rouge!… Voilà pour vous une fameuse occasion d’entendre vos grands tragédiens : leur voix n’a jamais été aussi belle qu’à présent, pour gémir sur leur propre misère! Et vos mimes, c’est maintenant que vous devez les observer, le feu donne à leurs articulations une souplesse nouvelle! C’est aussi le moment de regarder les conducteurs de chars,  rouges de la plante des pieds à la racine des cheveux, dans cette roue de flammes! Et c’est alors qu’apparaît celui qui fut tourné en dérision, battu, couvert de crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre, le Seigneur, dans toute sa majesté, au milieu de ses anges et des saints ressuscités, dressés devant les Juifs perfides et ses persé-
cuteurs de tout temps! Un tel spectacle, il n’est sur terre ni préteur, ni consul, ni prêtre capable de le monter, et pourtant, d’une certaine façon, nous l’avons déjà, en esprit, sous les yeux, sans attendre que commence enfin dans l’éternel royaume de Dieu, "ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu" (I Co. 2, 9). Et voilà, je pense, qui nous donnera une autre qualité de plaisir que le cirque et le théâtre!» (Cité in H. von Campenhaussen. Op. cit. p. 38).

Avec le trajet de Tertullien s’achève la déchéance entraînée par l’orgueil. L’Église chrétienne a été le modèle du péché d’orgueil tout au long de son existence et l’a mené jusqu’à son propre isolement, son incapacité actuelle à comprendre les crises qui secouent le monde, son impuissance à pouvoir y interve-
nir sérieu-
sement, même au nom de la morale de la justice, de la charité et de l’amour. Toutes les autres institu-
tions occiden-
tales qui ont suivi au cours des siècles l’ont imitée : l’État, l’Empire, les Cités, les gouvernements, les corporations, les partis et les syndicats. Partout l’orgueil de l’institution l’emporte sur les fondements nécessaire pour le vivre-ensemble qui en sont ses seules justifications. Pendant dix ans, le pape Jean-Paul II a revisité l'Histoire de l'Église pour dénicher toutes les victimes qui avaient eu à souffrir d'une manière ou d'une autre de l'Épouse du Chriat. À la fin de l'exercice, il n'en avait omis qu'un; le plus important de tous : l’orgueil

Montréal
18 octobre 2014

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