Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mardi 14 octobre 2014

Aux âmes mal nées…


Le Bal des Ardents, 28 janvier 1393
AUX ÂMES MAL NÉES…

Le Dante ne filtre aucune de ses humeurs, recourant à l’ironie, la méchanceté et le mépris lorsqu'il désigne tel ou tel individu qu'il rencontre, en Enfer ou au Purgatoire. Plus souvent, il le fait en situant l'individu dans un cercle où il apparaît plus ou moins ridicule ou pathétique. Observons-le lorsqu’il tient une proie.l’empereur Rodolphe Ier (1218-1291), le premier des Habsbourg à être élu roi de Rome, en fait empereur romain-germa-nique, par les princes-électeurs, prenant le relais des Hohenstaufen. Il se fait surnommer Rodolphe le Batailleur car il travaille essentiellement à élargir son territoire, réussissant la conquête de l’Autriche, qui devait devenir le centre du futur empire. On le voit guerroyer contre Béla IV roi de Hongrie puis Ottokar II, qui détenait précisément l’Autriche. Ottokar, ayant refusé de jurer fidélité à Rodolphe, est tué à la bataille de Marchfeld, en 1278. De 1273 à 1291, année de sa mort, Rodolphe Ier aurait pu travailler à l’union des villes italiennes, mais ne l’a pas fait, voilà pourquoi Dante le condamne au Purgatoire!

Ici, les Français, à qui il reproche de soutenir le pape et, par le fait même, les guelfes ses ennemis personnels. Il leur tient rigueur de leurs interventions en terre italienne, la conquête de la Sicile, le meurtre ignoble de Conradin, adolescent encore mais batailleur, le dernier représentant de la dynastie impériale des Hohenstaufen. Il est certain que la figure centrale est Philippe (IV) le Bel, mais paradoxalement, Dante identifie les principaux membres de sa famille, en commençant par Philippe III le Hardi (1245-
1285). Comme Louis XVI, bien des siècles plus tard, Philippe n’était pas prévu pour succéder à son père, le roi Louis IX (saint Louis). Accédant au pouvoir à quinze ans, Philippe est décrit comme un être faible, présentant beaucoup moins d'aptitudes que son frère, étant de caractère doux, soumis, timide et versatile, presque écrasé par la forte personnalité de ses parents. À un prince fort va succéder un prince faible. Accompagnant son père à la croisade, il est atteint de la même fièvre que celle qui devait emporter le roi. Il continue toutefois de combattre les Sarrasins. Sans grande personnalité ni volonté claire, c’est un homme pieux, mais bon cavalier et sa vaillance au combat pare avec toutes ses faiblesses, d’où son surnom du Hardi. Mais il est incapable de commander les troupes et c’est son oncle, Charles Ier d’Anjou, qui négociera la paix avec le sultan hafside de Tunis.

Philippe sera roi de  1270 à 1285. Quinze années où le roi préfère affirmer son héritage par des mariages plutôt que par des combats. Mais, quand il ne peut reculer, il convoque l’ost et parvient à dominer ses ennemis, le comte d’Armagnac et le comte de Foix. Le premier se rend, mais le second est battu et emprisonné. Toutefois, incapable de rancune, Philippe lui rendra ses terres. Pour les autres provinces ou villes, Philippe préfère négocier que combattre. Philippe profite d’ailleurs de la faiblesse de ses ennemis naturels, l’Angleterre et le Saint-Empire. Son oncle, Charles d’Anjou, a tenté l’aventure en Sicile mais le tout s’est achevé dans le terrible massacre des Vêpres siciliennes en 1282. À la mort de son oncle, au début de 1285, qui s’était engagé dans une croisade d’Aragon, son rival en Sicile, Philippe reprend cette guerre à son compte. Il attaque sans succès la Catalogne. À la défaite militaire s’ajoute la dysenterie, dont le roi lui-même est atteint et en meurt à Perpignan, le 5 octobre, au moment où son armée est en pleine retraite. À côté du père de Philippe le Bel, voici Henri, roi de Navarre, dont la fille Jeanne a épousé le roi maudit. Philippe et Jeanne médisent sur le roi de France. Tout à côté, on retrouve d’autres proches des Capétiens. Béatrix et Marguerite sont filles de Bérenger V comte de Provence. L’une épousa Louis IX et l’autre Charles d’Anjou. Toutes sont donc des aïeules de Philippe le Bel.

Mais on retrouve également Pierre III roi d’Aragon (1240-1285), l’adversaire de Philippe le Hardi. Il partage le Purgatoire avec son ennemi parce qu’il l’a remplacé sur le trône de Sicile, se faisant à son tour le soutien du pape contre les gibelins. Mais il y a un autre aspect sur lequel insiste Dante : à sa mort, en 1285, Pierre III laissa son royaume à son fils aîné, Alphonse III qui régna seulement cinq ans, de 1285 à 1291, année de sa mort, alors que son frère Jacques recevait la Sicile. La mort précoce d’Alphonse fit revenir entre les mains de son frère Jacques, l’Aragon, Valence et Barcelone. Autant Pierre III avait été un grand roi, autant son fils joua de malchance et mourut précocement.

Plus étonnant de retrouver dans cette compagnie le roi d’Angleterre Henry III (1207-1272). Fils du roi Jean sans Terre, Henry accéda au trône en 1216. Ce qui le place parmi les autres figurants du Purgatoire, c’est sa faiblesse même. Comme Philippe le Hardi, Henry est un roi pieux qui aime organiser de somptueuses cérémonies religieuses. Pour ce qui est des faits d’armes, c’est un roi malchanceux. Il ne peut reprendre la Normandie et ses possessions françaises, ce qui se confirme en 1242 à la défaite de Tallebourg. Allié à l’empereur Frédéric II, il échouera cependant à placer son fils sur le trône de Sicile malgré d’importantes dépenses auprès du pape. Au moment où il prépare une croisade au Levant, il doit affronter le soulèvement de Gascogne. Tout cela coûte beaucoup d’argent. À la fin de 1250, les lourds impôts qui servent à financer la diplomatie d’Henry III, diplomatie plutôt inefficace, suscite une coalition de barons menés par Simon V de Montfort qui conduit à un coup d’État contraignant le roi à accepter ce qu’on appela les provisions d’Oxford, dont le but est de limiter les pouvoirs du roi tout en créant un conseil de 24 membres. L’année suivante, le traité de Paris met fin à la vieille querelle entre Capétiens et Plantagenêts. Henry III ne conserve que ses territoires du Sud-Ouest de la France, saint Louis, par contre, obtient toutes les autres terres, y compris la Normandie. À l’intérieur, les provisions d’Oxford et le conseil des 24 ne suffisent pas à calmer les barons qui s’engagent dans un second conflit en 1264. Henry est battu et capturé par Simon à la bataille de Lewes. Son fils Edward est également fait prisonnier, mais il parvient à s’échapper puis à vaincre les rebelles à la bataille d’Evesham en 1265. Libéré, Henry III mène une répression brutale des rebelles que l’Église parvient toutefois à calmer. Au final, Henry sort affaibli de ces temps de troubles. Il meurt en 1272, après un long règne marqué par les confusions intérieures et les échecs diplomatiques.

Vient ensuite Guillaume VII de Montferrat, dit le Grand Marquis (Trino ±1240-1292). Voilà encore un allié de Charles d’Anjou dans sa lutte contre les gibelins. Peu fidèle, Guillaume s’allie avec Alphonse X de Castille qui le nomme vicaire général de Lombardie. Il forme une ligue anti-angevine contre Charles d’Anjou en unissant Pavie, Asti et Gênes. Bon capitaine, il obtient victoire sur victoire, malgré le peu de soutien que lui apporte son allié castillan. Il est à la tête d’une véritable ligue transalpine lorsqu’il réunit Pavie, Vercelli, Novare, Alexandrie, Tortona, Alba, Gênes, Turin, Asti, Brescia, Crémone et Lodi. Cette puissance considérable commence toutefois à se retourner contre lui. Guillaume abandonne Milan à l’un de ses vicaires, d’où le Visconti l’avait nommé capitaine de ses troupes lorsque Alexandrie et Astie se rebellent contre lui. Le 21 juin 1280, il est fait prisonnier par Thomas III de Piémont et, pour obtenir sa liberté, doit lui remettre Turin, Zrugliasco et Collerno ainsi qu’une lourde rançon en or. De ce jour date la naissance du Piémont sous la dynastie de la famille savoyarde. Les malheurs s’acharneront sur Guillaume de Montferrat, en commençant par la destitution de son podestat de Milan en 1281. N’empêche. Guillaume s’obstine. C’est la conquête et la perte constante d’Alexandrie jusqu’à ce que Asti corrompe, par une forte somme d’argent, les Alexandriens pour qu’ils se soulèvent contre Guillaume. Ceux-ci ne pouvant le vaincre de front, se serviront de ruse et de trahison. Ils l’invitent à entrer dans l’enceinte de la ville avec une petite escorte pour négocier. Guillaume est alors capturé et enfermé dans une cage de fer. Il passera de vie à trépas un an plus tard, le 6 février 1292, peut-être de faim ou empoisonné, prisonnier de ses ennemis. Alexandrie restituera son corps à ses sujets où il sera enterré dans l’abbaye cistercienne de Santa Maria de Lucedio.

Guillaume de Montferrat est tout sauf un faible et un pieux résigné. C’est un combattant féodal dans le pur sens du terme, assoiffé de conquêtes et de pouvoir. Mais, aux yeux de Dante, il se situe du côté du mauvais parti.

Les tribulations de Dante le conduisent à Nino de Pise (1265-1296). Citoyen de Pise, fils du juge Giovanni Visconti de Gallura à qui il succède en 1275, il est, lui aussi, partisan des guelfes. Dante, qui l’a connu, reconnaît toutefois que c’est un homme ferme, juste et intègre. En 1286, le jeune Nino tente d’opérer une révolution sociale à Pise. Il réforme le Breve Communis Pisani et le Breve populi Pisani afin d’instaurer un gouvernement seigneurial restreint. Le but est d’entraver l’organisation des corporations de «7 arts majeurs» afin de favoriser celles, plus populaires et artisanales, des «Arts mineurs». Il s’oppose ainsi à la politique de son grand-père Ugolin della Gherardesca et se présente comme un défenseur des libertés des corporations. Les édiles de Pise s’opposent à sa réforme et l’assiègent dans la tour de Caprona avant de le chasser de Pise en 1288, alors que les gibelins se sont momentanément alliés avec le grand-père de Nino. Revenu en Sardaigne, Nino Visconti tente en vain en 1294 de s’imposer, mais meurt prématurément en 1296. L’accueil chaleureux de Dante à l’égard de Nino nous dit qu’au-delà des querelles de partis, le poète savait distinguer les grandes qualités de ses adversaires.

Il en va de même de Corrado Malaspina dit le jeune († 1254) dont il loue la gloire, la courtoisie, l’esprit chevaleresque et la tolérance. Ce sont les petits-fils de Corrado, les cousins Monello et Franceschino qui accueillirent Dante à Fosdinovo puis à Mulazzo en 1306 où il le chargèrent de conclure la paix avec l’évêque de Luni (6 octobre 1306). Pourquoi cet ancêtre généreux se trouve-t-il au Purga-
toire? Encore là, les érudits ne s’en-
tendent pas. Grangier croit que Malaspina est au Purgatoire parce que s’occupant de l’administration de ses états, il avait différé sa pénitence. Toutefois, lorsque Dante lui fait dire : «J’épuise ici l’amour que je portais aux miens» pourrait laisser croire à une certaine faiblesse face au népotisme. Il n’y a pas qu’envers Dante que les Malespina se seraient montrés généreux! Faiblesse toute naturelle en période de féodalité ou de tyrannie comme on en trouvait tant dans l’Italie de l’époque. Mais faiblesse quand même. Quoi qu’il en soit, dans la suite du Purgatoire, Virgile et Dante seront désormais accompagnés de Sordello, le troubadour rencontré plus tôt, Nino de Pise et Conrad (Corrado) de Malaspina.

Que peut-on conclure de ces rencontres sinon que Dante rassemble ici des princes faibles ayant hérité de royaumes gouvernés par des princes forts, ou des princes faibles, mais dont la faiblesse porte à engendrer des êtres malfaisants comme Philippe le Bel, ou mélancoliques comme Henry III d’Angleterre ou Corrado de Malaspina. L’esprit réformateur d’un Nino de Pise ou le népotisme d’un Corrado de Malaspina sont sans doute des fautes de moindre importance, mais elles ont suffit à les camper au Purgatoire. La reconnaissance de Dante pour ses protecteurs ou les hommes dont les qualités dominent l’esprit de parti y sont sans doute pour beaucoup, mais la proximité des condamnations n’en demeure pas moins.

Machiavel  (1469-1527) s’est penché sur ce difficile problème de successions de caractères. Dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live écrits entre 1512 et 1517, en parallèle avec Le Prince, qui est de 1513, nous nous trouvons dans le même esprit sur la conquête et la conservation du pouvoir d’État. Dans les chapitre 19 et 20, maître Nicolas s’arrête sur les questions de successions. Dans le chapitre 20, il postule qu’une succession de deux grands princes produit de grands effets; et que, comme les républiques bien constituées ont nécessairement une succession d’hommes vertueux, elles doivent s’étendre et s’augmenter considérablement. Personne ne contestera le fait que la suite d’un plan politique s’accomplit avantageusement si les princes maintiennent une même conduite avec une vigueur comparable. Si l’exemple de Philippe de Macédoine et d’Alexandre le Grand illustre assez bien ce principe; qu’en sera-t-il d’une république dont la vertu des citoyens saura reconnaître les princes les plus vertueux pour la conduire? D’où l’idéal qu’il pose à travers la République romaine après le renversement des rois étrusques. Les Brutus, Mucius Scævola et autres Cincinnatus seront des modèles à imiter de dirigeants honnêtes, capables, entièrement dévoués à la Cité et à ses libertés.

Mais Machiavel commence avec la thèse : qu’un État qui a un excellent commencement peut se soutenir sous un prince faible; mais sa perte est inévitable, quand le successeur de ce prince faible est faible comme lui. Ici, nous retrouvons la pensée du Dante dans les deux chants du Purgatoire que nous venons d’évoquer. Des rois faibles, pieux et sans autorité sur leurs populations produiront d’autres princes tout aussi faibles, ou pire, des tyrans. Ce sont les princes fermes, belliqueux même, qui fondent des États et les portent sur le berceau de la Cité. Un prince faible ne peut fonder une cité sinon que dans la discorde et la guerre civile. Machiavel précise : «D’où l’on voit qu’avec des qualités moins éminentes que son prédécesseur, un prince jouissant des travaux de celui auquel il succède peut maintenir un État, qui se soutient encore par le génie de ce même prédécesseur; mais si le règne de celui-ci est de longue durée, ou que son successeur ne reprennent pas le génie mâle et vigoureux du premier, la ruine de l’État est inévitable» (N. Machiavel. Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 149, 1985, p. 82). À la succession de Romulus, Numa et Tullus, les premiers rois étrusques, Machiavel voit la continuité essentielle à l’établissement de Rome, jusqu’à ce que les rois voient leur descendance s’étioler. Plus exactement, la succession de David pousse en avant l’incomplétude de la tradition dynastique hébraïque :
«Si, au contraire, deux princes se succèdent, également remarquables par leur caractère et leur valeur, on les voit opérer les plus grandes choses, et porter leur nom jusqu’au ciel. David fut sans contredit un homme très recommandable, et par son courage et par ses connaissances et par son jugement. Après avoir vaincu, dompté tous ses voisins, il laissa à son fils Salomon un royaume paisible, qu’il put conserver en y entretenant les arts de la paix et non de la guerre, en jouissant sans peine des talents et des travaux de son père; mais il ne put le transmettre ainsi à Roboam son fils. Celui-ci n’avait ni la valeur de son aïeul, ni la fortune de son père; aussi ce ne fut qu’avec peine qu’il resta héritier de la sixième parti de leur États» (N. Machiavel. Ibid. p. 82). 
Saint Louis fut sans doute un roi fort, mais Philippe III n’était hardi qu’au combat, non à la gouvernance de l’État. Il apparaît donc normal que Philippe le Bel ait été un roi décadent. Mais l’Idéologique perturbe ici le bon jugement du Dante, car Philippe le Bel sera plutôt doté de l'ambition de son aïeul plus que de la combativité de son père et ce n’est qu’après lui, avec la succession sans héritiers de ses trois fils, que les conflits dynastiques menèrent à la Guerre de Cent Ans. Il y a là, sans doute, une faiblesse chez Philippe le Bel qui n’apparaît pas dans sa façon dont il constitua l’appareil de l’État pour le rendre encore plus uni et plus puissant. Mais ses procédés, parce que douteux, laissèrent une dimension inaperçu par le «roi de fer» et dont les résultats négatifs se présenteront sous son fils aîné, Louis X le Hutin, avec la question de la succession féminine. Le poignard dans le flanc de l’État, c’est Philippe lui-même qui le planta dans l’affaire de la Tour de Nesle et la confrontation avec la papauté et les Templiers. D’où la conclusion de Machiavel : «Je dis donc, d’après ces exemples, qu’après un excellent prince, un État peut se soutenir sous un prince faible; mais que sa perte est inévitable quand ce prince faible a un successeur faible comme lui; à moins que ces États, comme celui de la France, ne soient soutenus par la force de leurs anciennes constitutions; et j’appelle princes faibles ceux qui sont incapables de faire la guerre» (N. Machiavel. Ibid. p. 83). Incapables de la gagner surtout, comme Philippe III le Hardi ou Henry III d’Angleterre. On comprend ici qu’une filiation de pensée unit Machiavel à Dante. On aura également remarqué que Machiavel parle en termes politiques de succession et non d'hérédité. Si ça se trouve, considérant l'ensemble de l'œuvre, il préférerait une élection au sein d’une ploutocratie (comme l’élection pontificale ou le doge de Venise) voire même un coup de force par un condottieri ambitieux, habile et combattant que les risques d’une hérédité appelée à se tarer avec les générations. C'est la progression vers l'État absolutiste qui va donner à la succession le caractère héréditaire qui remplacera les coups de force militaires par la volonté divine - ou pour mieux dire, le hasard - de la primogéniture.

Des princes faibles sont des princes sans vigueur ou dont la vigueur est détournée de son but, c’est-à-dire la conservation de l’État et de ses territoires. Depuis Dante et Machiavel, nombreux ont été des rois puissants dotés d’une progéniture inapte à leur succéder. Louis XIV fut ainsi, à l’exemple de David, un roi belliqueux et désirant étendre son empire sur toutes choses dans son royaume, et même à l’extérieur. Si on omet la période perturbée de la Régence, on passe à Louis XV qui, après une vie de raffinements culturels et de défaites militaires, finit par se ressaisir vers la fin de son règne en abolissant les Parlements, ces cours de justice d’Ancien Régime qui s’opposaient ouvertement à l’application de ses lois. Ce faisant, il faisait ce que Machiavel considérait comme une erreur magistrale : il pillait sur la constitution même du Royaume. De Louis XV on passa à Louis XVI dont l’inaptitude à régner se révéla assez vite pour laisser aux forces centripètes d’accélérer le déclenchement de la Révolution, et ce, en partant de la noblesse elle-même! On pourrait dire qu’il en fut ainsi de la suite Henry VII, Henry VIII et Elizabeth en Angleterre. Le premier amassa une fortune pour son royaume que le second dilapida dans des guerres qui s’accompagnèrent de la percée de la Réformation religieuse. L’Angleterre était presque sur le point de retomber dans les rivalités du temps de la Guerre des Deux Roses lorsque la reine Elizabeth, appuyée de conseillers habiles et sans scrupules ramena, le Royaume dans la stabilité et l’enrichissement. À sa mort, sa couronne passa à son parent d’Écosse, le fils de Mary Stuart, Jacques Ier d’Angleterre qui n’avait pas la même capacité de maintenir son pouvoir dans l’union des intérêts. Avec son fils, Charles, la guerre civile éclata jusqu’au régicide et à la dictature tyrannique des Puritains de Cromwell.

Bien entendu, des circonstances nombreuses accompagnent ces déchéances générationnelles qui fait que d’un prince faible peut naître aussi un roi puissant, comme on le vit à la mort de Charles VII et sa suc-
cession par trois rois qui apporte-
ront l’expan-
sion à la France : Louis XI, Charles VIII et Louis XII. De même, après la destitution puis l’assas-
sinat du faible Edward II en Angleterre, son fils, Edward III, parvint à dominer les intrigues de sa mère, «la louve de France», et de son amant, Mortimer, pour ensuite défier ouvertement son suzerain, le roi de France, Philippe VI de Valois qui assurait la succession de la dynastie des Capétiens après la mort du dernier fils de Philippe le Bel. C’est lui qui, par son long règne de vingt-deux ans (1328-1350), allait donner à l’Angleterre sa puissance au point de dominer militairement et politiquement une France divisée par des querelles dynastiques. Son fils aura cependant moins de chance.

Richard II (1367-1400) était à la fois le fils d’un roi batailleur, Edward III et neveu d’un oncle que sa vaillance militaire et ses grands exploits appelaient le Prince Noir. Ils avaient tous les deux déclarés la guerre à la dynastie des Valois pour re-
vendiquer la légitimité du trône de France, Edward étant le petit-fils par la mère de Philippe le Bel. Edward et son frère avaient mené la première partie de la guerre de Cent Ans, défaisant les Français, entre 1337 et 1364. Les grandes batailles de l’Écluse, Crécy et Poitiers ont toutes eu lieu sous son règne. Mais aussi l’intervalle de la Grande Peste de 1348, qui a dépeuplé les deux royaumes et forcé un temps d’arrêt aux armées. Le Prince Noir meurt le premier, puis le roi Édouard en 1377. Richard se méritera le titre d’être le dernier des Plantagenêts. Un an plus tard expira la trêve plusieurs fois reportée entre les deux partis. Cette fois-ci, la France se trouvait dominée par un puissant roi, Charles V le Sage. Trois ans plus tard, ce roi mourut à son tour, laissant un enfant faible sur le trône, Charles VI le Bien Aimé. Richard II et Charles VI apparaissent presque en même temps, illustrant la thèse de Machiavel de la succession par des princes faibles.

Richard II n’avait que dix ans à son accession au trône d’Angleterre. La régence fut conduite par des conseillers franchement incompétents, haïs et méprisés de sorte qu’il y eut soulèvement dans le East-Anglie et des comtés du centre (1381). Une foule se forma qui décida de marcher vers Londres. «Ce fut une révolte, plus ou moins concertée et préparée par John Ball et ses agents contre la petite noblesse, les hommes de loi et les riches hommes d’Église. Ce que les rebelles revendiquaient avant tout c’était la transformation de toutes les redevances serviles du pays en une rente de quatre pences par acre ; beaucoup réclamaient également la confiscation des biens d’Église, le libre usage des forêts, l’abolition des lois sur le gibier et des mises hors-la-loi, programme “à la Robin Hood”, tout à fait suggestif de la vie que venaient d’adopter récemment certains de ceux qui étaient à la tête de la révolte» (G. M. Trevelyan. Précis d’histoire de l’Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1955, p. 178). Ce qui a mis le feu aux poudres est la «Pool Tax», nouveau moyen de pressurer les pauvres afin de financer la guerre française. Cet événement va marquer le règne du jeune Richard. Le règne de Richard II sera celui de la grande révolte paysanne.
«Les premières révoltes, qui étaient au début le fait d’artisans, de serfs, de tenanciers, furent à l’occasion guidées, dans leur développement, par des petits nobles, des prêtres, tel le célèbre John Ball, et aussi par des bourgeois riches, avides de revanche sur des adversaires politiques : plusieurs aldermen de la Cité de Londres furent ainsi accusés justement d’avoir favorisé les insurgés. Les chefs les plus connus sont des humbles : Wat Tyler, placé le 7 juin à la tête des révoltés du Kent, est d’origine obscure, peut-être un ancien valet d’armes; Jack Straw, son émule, est encore moins bien connu; dans le Norfolk le teinturier Georffrey Lister, chef incontesté des rebelles qui s’emparèrent de Norwich, était très pauvre. Rares sont, au contraire, les knights qui se mirent à la tête des révoltés; on citera Roger Bacon, l’un des principaux lieutenants de Lister et porte-parole des rebelles à Yarmouth.
 
Au départ, les violences essentielles sont exercées sur les juges royaux, les sheriffs, les asséeurs de l’impôt. Comme lors de la Grande Peur de 1789, on livre assaut aux abbayes, aux châteaux, on brûle les archives, on détruit les rôles des impositions, on exige des chartes d’affranchissement, la concession d’avantages variés. On pille les maisons de riches détestés, on s’attaque de préférence aux établissements religieux.
 
De la jacquerie et des révoltes localisées, on glisse vers la révolution véritable. À partir du 11 juin, des milliers de rebelles, certains chroniqueurs parlent de 60 000, venus de l’Essex et du Kent, marchent sur Londres. Au soir du 12, ils campent sur la colline de Blackheath, à proximité immédiate de la capitale, et John Ball les fanatise par ses sermons. Le lendemain, Richard II, venu à leur demande négocier avec eux se retire rapidement sur le conseil de son entourage. À partir du 13, Londres est envahie par des bandes furieuses : des palais, des établissements religieux, les maisons des Flamands sont pillés, leurs occupants parfois massacrés, et la plèbe de Londres assiste les envahisseurs. Le 14 juin, deux événements contradictoires se produisent : Richard II se rend à une nouvelle entrevue avec ses sujets rebelles et, à Mile-End, réussit à les convaincre de sa bonne volonté et leur promet un prompt relèvement de leur situation; pendant ce temps, à Londres, on massacre le chancelier Sudbury, le trésorier Hales et d’autres conseillers du roi, vainement réfugiés dans la Tour. Le 15 juin, Wat Tyler, qui juge insuffisantes les concessions de Richard II et rêve peut-être d’une révolution plus globale, d’un véritable changement de régime, provoque l’entrevue de Smithfield : il y est tué par l’escorte du roi, alors qu’il s’était imprudemment exposé. C’est le signal de la revanche des hommes d’ordre : inquiets, les bourgeois de Londres s’arment contre les insurgés et, avec leur aide, Richard II n’a aucune peine à disperser ces derniers, en évitant d’ailleurs de verser inutilement le sang» (R. Marx. L’Angleterre des révolutions, Paris, Armand Colin, Col. U prisme # 12, 1971, pp. 56-58).

Inutile de préciser qu’Edward et le Prince Noir n’auraient jamais laissé une telle rébellion de paysans se développer. Richard n’était pas le roi de la situation. «Le roi était à la Tour et ses sujets l’y bloquèrent. La situation fut sauvée… mais par des moyens assez vils. Richard II se rencontra avec les rebelles à Mile End et fit promesse de leur pardonner et d’émanciper les vilains, promesse que ses conseillers n’avaient nulle intention de tenir (14 juin). Il fut ainsi facile d’abuser les plus modérés des rebelles qui nourrissaient une foi naïve dans le roi, considéré comme distinct de son Conseil, de son Parlement, des légistes, de l’Église et de la chevalerie. Et cependant la Couronne d’Angleterre s’identifiait avec les intérêts de ceux-ci» (G. M. Trevelyan. Op. cit. p. 178). Même si la révolte continua à se développer en régions, dès qu’elle eût perdu son emprise sur Londres, elle était perdue.  «Devant l’emploi d’un mélange de force et de cajolerie, les insurgés se dispersèrent rapidement» (G. M. Trevelyan. Ibid. p. 178). Ce qu’il avait concédé lors des rencontres à Mile-End et à Smithfield, il le révoqua : «Quelques jours plus tard, le roi révoqua les chartes, disant qu’on les avait obtenues par la force, contre la loi, interdit tout ras-
semble-
ment public et chargea Tresilian, le nouveau Chief-Justice, de parcourir les comtés pour juger les rebelles. John Ball, Jack Straw, Grindcob et presque tous les chefs des paysans, environ cent, furent pris, déclarés coupables, et pendus, chargés de chaînes, pour servir d’exemple aux autres». (F. York Powell & T. F. Tout. Histoire d’Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1932, p. 297). Même si Richard essaya de limiter le sang versé, la répression fut quand même brutale et le sang répandu de Wat Tyler ne pouvait suffire à épancher la soif des nobles qui se sentaient pris à revers par leurs propre paysannerie.

Richard avait à peine repris son pouvoir qu’une nouvelle ère de troubles s’ouvrait avec la diffusion du «lollardisme», ces réformateurs chrétiens inspirés de la pensée de John Wycliffe, maître d’école d’Oxford. Chassés des milieux cléricaux, ils se ré-
pandaient parmi le peuple et commen-cèrent une pré-
dication qui devait atteindre son paroxysme sous le règne des Tudor. Pendant ce temps, la guerre en France avait repris. Richard ne guerroie pas comme son père ou son oncle. Il envoie des expéditions menées par des généraux ou des amiraux en Flandres (Despenser) et en Castille (Jean de Gaunt) qui demeurent indécises. Des troubles dynastiques, plus graves, venaient le contrarier. Le duc de Gloucester, son jeune oncle, s’oppose au roi et à ses proches. Gloucester contrôle le Parlement et entend décider de l’entourage du roi. Ce dernier résiste. Gloucester et Arundel menacent de le déposer s’il ne gouvernait pas selon les vœux du Parlement. Richard s’incline :
«il céda, envoya les sceaux à l’évêque d’Ely et permit aux Lords, de juger Suffolk et de le condamner pour détournement des fonds publics; il consentit, sous réserve de ses droits, à la nomination d’un Conseil de onze membres qui collaborerait avec les ministres et qui siégerait un an pour surveiller les serviteurs et les trésors du roi et réformer tous les actes non prévus par le droit coutumier ou ecclésiastique ni par les lois forestières. Mais, dès que l’assemblée se fut séparée, Richard relâcha Suffolk et parcourut à cheval le pays avec ses amis pour essayer de se gagner des partisans au prochain parlement. Les juges lui donnèrent leur avis; à savoir que le nouveau Conseil était illégal, que le roi aussi avait le droit de choisir et de renvoyer ses ministres et que ceux qui l’avaient menacé et qui avaient établi le Conseil avaient agi en traîtres. Le roi rendit cette déclaration publique…» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. p. 302-303).
Bref, Richard essaya de jouer le même tour à la haute noblesse qu’il avait joué aux paysans de son royaume. Gloucester ne se laissa pas intimider par l’entreprise et se retourna avec Arundel, très en faveur auprès de la population après avoir capturé des vaisseaux français chargés de vins de bordeaux. Ce furent bientôt les conseillers du roi qui se trouvèrent accusés de trahison et deux furent pendus tandis que les juges qui s’étaient prononcés pour le roi furent exilés en Irlande. Désormais, Richard dut régner avec son oncle Gloucester à son côté. Il lui faudra attendre 1397-1398 pour écraser le parti de Gloucester. Richard ambitionnait mettre un terme à la guerre en France en épousant la fille de Charles VI. Gloucester avait évidemment tout fait pour empêcher ce mariage, mais en vain. Richard s’émancipait et prenait de l’assurance : «Gloucester, attribuant l’indulgence de Richard à la crainte, poussa la violence jusqu’à traiter ouvertement et injustement son neveu de lâche et de fainéant, au cours d’un banquet, parce qu’il n’avait pas fait la guerre à la France et que, sur la foi d’un traité, il avait cédé Brest et Cherbourg à leurs propriétaires, le duc de Bretagne et le roi de Navarre. Le roi retint encore son bras jusqu’au moment où le comte de Nottingham, qui s’était querellé avec Gloucester, lui apprit que son oncle complotait avec Warwick et les deux Arundels de l’emprisonner, pour reprendre le gouverne-
ment…» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. p. 309). Le roi fit arrêter Gloucester et chargea un groupe de nobles de l’accuser de trahison devant le Parlement. Arundel fut décapité et Gloucester étouffé dans une auberge de Calais sur ordre de Nottingham. Tous les ennemis de Richard étaient ainsi proscrits ou éliminés. Rien de tout cela ne fut fait avec ouverture et courage, mais par traîtrise et abus de pouvoirs. Richard en sorti plus faible que fort :
«Richard gouverna au moyen des hommes qui avaient dirigé pour lui les Communes : le président Bushy, Scrope, Bagot et Green et intimida ses ennemis par ses gardes du Cheschire, qui l’aimaient du fond du cœur et avaient coutume de lui dire : “Dors en paix, mon petit Richard, nous prendrons soin de toi, et si tu avais épousé la fille de Sir Perkin de Lee, tu aurais pu braver tous les seigneurs d’Angleterre”. Pourtant, il n’avait pas l’esprit tranquille, il regrettait la mort d’Arundel et avait toujours peur de quelque nouveau complot contre lui; il savait bien que les Londoniens (avec qui il s’était querellé en 1392, parce qu’ils ne voulaient pas lui prêter d’argent) ne l’aimaient pas et que nombre de seigneurs se méfiaient de lui. Aussi essaya-t-il de raffermir son pouvoir; il fit des emprunts forcés, obligea Londres et dix-sept comtés à se rançonner eux-mêmes pour lui verser des sommes élevées, appelées “Plaisance”, et persuada de nombreux marchands et gentilshommes de signer en blanc des chartes qu’il remplissait à son gré, de promesses de fidélité. De plus, il chercha à se gagner des amis en leur donnant son insigne : un cerf blanc en argent, qu’ils portaient sur le bras ou au cou, comme marque de sa faveur spéciale et de sa protection. Comme il était riche et bien gardé, qu’il était homme à risquer beaucoup pour gagner les bonnes grâces de tous, il aurait pu, avec le temps, triompher de la haine qu’on avait pour lui et gouverner longtemps et équitablement s’il ne s’était mis à dos la puissante maison de Lancastre par son manque de loyauté» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. p. 310).
Henry de Lancastre était l’homme le plus populaire d’Angleterre, se trouvant à l’écart des querelles intestines alors qu’il participait à des croisades en Lithuanie et à Jérusalem. Plutôt que de se le rallier, Richard décida de le combattre afin d’obtenir ses propriétés dans le Saint-Empire. Sur les entre faits, Richard s’était embarqué pour l’Irlande. Henry en profita pour passer de la Bretagne à l’Angleterre et se rallier un parti avec des nobles frustrés par la politique de Richard. Son règne allait s’achever dans la débandade :
«Richard envoya Salisbury rassembler des troupes à Conway, promettant de le suivre tout de suite; pourtant trois semaines s’écoulèrent avant qu’il débarquât à Beaumaris. Ses propres soldats s’enfuirent et il tomba dans le désespoir, maudissant la déloyauté de l’Angleterre en disant : “Hélas! Quelle foi y a-t-il en ce monde trompeur?” Au lieu d’aller à Bordeaux, où on l’aurait accueilli et aidé, il abandonna son trésor et s’enfuit à Conway sous un déguisement. Il n’y trouva aucun secours, car les soldats de Salisbury étaient rentrés chez eux, fatigués de l’attendre. Avant qu’il eût conçu de nouveaux plans, trompé par un faux serment de Northumberland, il quitta sa citadelle et fut amené à Flint. “Sot que j’étais!” s’écrie-t-il quand il se vit trahi. “J’ai sauvé la vie de cet Henry de Lancastre trois fois, oui, je l’ai épargné, même quand son propre père aurait voulu sa mort, pour crime de trahison! Le proverbe est bien vrai qui dit : ton pire ennemi est celui que tu sauves de la potence”. Quand il vit Lancastre, il sourit et s’écria : “Soyez le bienvenu, beau cousin!” – “Je suis rentré en Angleterre avant l’époque fixée, sire, répondit Lancastre en s’inclinant, parce que votre peuple se plaint de ce que vous l’avez gouverné durement depuis vingt ans ou plus; mais maintenant, s’il plaît à Dieu, je vous aiderai à mieux exercer le pouvoir”. – “Votre volonté est la nôtre”, répliqua Richard. Et ils partirent pour Londres. À Liehfield, le roi essaya de s’échapper, mais on le reprit et à partir de ce moment on le garda de près. Les Londoniens accueillirent Henry avec joie; toutefois, ils crièrent et murmurèrent quand on mena le roi à la Tour. Avant que le parlement convoqué eût pu se réunir, Richard, ne voyant pas d’autre issue pour l’instant, consentit à signer une renonciation à la couronne. On adressa de nouvelles lettres de convocation pour la réunion d’un parlement dans les six jours. Pendant la séance, la renonciation fut lue en anglais et en latin et acceptée. Puis on donna lecture de trente-trois actes d’accusation contre Richard. On le chargeait : a) d’avoir mal agi envers l’archevêque Arundel et les “accusateurs”; b) d’avoir rempli le Parlement de partisans, par l’entremise des sheriffs, et de l’avoir amené à lui abandonner ses droits légitimes; c) d’avoir humilié la couronne libre d’Angleterre en demandant au pape d’approuver les actes du Parlement; d) d’avoir perçu, contrairement à la loi, des impôts, emprunts pourvoirie et rançons; e) d’avoir violé les lois concernant les sheriffs, les officiers royaux et les juges; f) d’avoir fait un testament inique; g) d’avoir dit et soutenu que la loi était son bon plaisir, qu’il pouvait la changer à son gré et que la vie, les terres et les biens de tous étaient à sa merci, sans jugement. Un vote du Parlement décréta que ces accusations étaient justifiées et suffisaient pour déposer le roi; on envoya sept commissaires pour le lui annoncer…» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. pp. 311 à 313).
Les accusations montrent que le temps n’était pas encore venu pour l’absolutisme royal. Que l’Europe en était encore au Moyen Âge. En ce 30 septembre 1399, le roi Richard II se trouva déchu de son trône, préliminaire à ce que sera la guerre civile dite Guerre des Deux-Roses (1455-1485). L’action du duc de Lancastre fut de mettre le pied de la Rose Rouge à l’étrier du pouvoir :


«Dès que le trône fut déclaré vacant, le duc de Lancastre se leva et, se signant, déclara : “Au nom de Dieu, moi, Henry de Lancastre, je réclame ce royaume et la couronne, avec toutes ses possessions et dépendances, et j’entends en tant que descendant légitime du roi Henry et par le pouvoir que Dieu m’a donné, avec l’aide de mes parents et amis, recouvrer ledit royaume, que le manque de gouvernement et l’oubli des lois allaient perdre”. Et il montra le sceau que Richard lui avait donné à Flint. Là-dessus, les Trois États, séparément d’abord, puis ensemble, acceptèrent de le reconnaître pour roi. Henry s’agenouilla et pria quelque temps au milieu d’eux; puis deux archevêques le conduisirent au trône. […] Le lendemain, 1er octobre, Sir William Thirning, président des sept commissaires, se rendit à la Tour pour dire à Richard : “Sire, vous vous rappelez bien que vous avez résigné et abjuré le titre de roi et de maître avec toutes les dignités qui en découlent”. – “Oui”, dit Richard, “mais je n’ai pas renoncé à l’honneur religieux du sacre royal que je ne peux ni résigner, ni abjurer”. – Thirning répondit que les États et le peuple avaient définitivement accepté et ratifié son abandon et sa renonciation, “et d’ailleurs, Sire”, dit-il, “à la demande des États et du peuple, certaines fautes commises par votre gouvernement ont été lues au Parlement, entendues et comprises par tous lesdits États, qui les ont jugées si évidentes et si manifestes que, pour ces deux raisons et pour d’autres encore, tenant compte de vos propres paroles d’abandon et renonciation, où vous reconnaissiez ouvertement que vos démérites vous rendaient indigne et incapable de gouverner (comme il est dit plus longuement ici), ils ont jugé qu’il était juste et raisonnable de vous déposer”. – “Non, non, s’écria Richard, ce n’est pas à cause de mon incapacité, mais parce que mon gouvernement ne plaisait pas au peuple”. – “Je ne fais qu’employer votre expression, Sire, répondit Thirning”. – “Bien, répliqua Richard en souriant, je ne chercherai pas plus loin; après tout, j’espère que mon cousin sera un bon maître pour moi”. Ce sont les dernières paroles que prononça librement le roi emprisonné. Le 27 octobre, les Lords et le conseil le condamnèrent à la prison perpétuelle et, deux jours après, l’envoyèrent de la Tour à Pomfret. La fin de sa vie est restée jusqu’ici ignorée» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. pp. 313-314).
v

Évidemment, plus personne ne doute que Richard mourut peu après dans sa prison, sans doute assassiné. Henry de Lancastre était devenu Henry IV d’Angleterre et allait reprendre la guerre en France. Pour F. York Powell & T. F. Tout, le caractère de Richard II ressemble à celui des rois faibles, dont Henry III tel que projeté au Purgatoire par le Dante :
«Richard fut perdu, comme le disait William Langland, par manque de bons conseils. Il n’était pas oisif et frivole comme Édouard II, dépensier et sans ressources comme Henri III; c’était un homme fort, bien doué, beau, brave, généreux, intelligent, pitoyable, capable d’agir courageusement et vivement quand il le voulait. Son règne ne fut jamais exempt de difficultés et de dangers: querelles de famille, hostilité à l’étranger, mécontentement en Angleterre : tel est l’héritage de troubles que lui apporta la couronne; mais il était sur le point de retrouver la sécurité, quand deux ou trois faux-pas, faits dans l’intérêt de ses amis plutôt que dans le sien ou dans celui de son peuple, le perdirent. Il fut mal avisé quand, par désir de paix, il laissa sans punition les méfaits irritants de ses frères, de ses officiers et de ses gardes; mal avisé quand, par amour pour les arts, la magnificence et la vie somptueuse, il entretint une vaste cour et patronna poètes, peintres et architectes, alors qu’il savait que son peuple n’aimait dépenser de l’argent que pour la guerre; mal avisé quand, impatienté par les incessants complots et trahisons de ses parents, il employa un langage hautain et mit ses prérogatives de roi au-dessus de la loi ; encore plus mal avisé quand il essaya de bien gouverner sans consulter les volontés du peuple qu’il devait diriger, quand il exila ses favoris, abolit ses privilèges, se moqua de ses plus chères croyances et piétina les droits auxquels il tenait. Toutefois, Richard n’était pas un tyran brutal et cruel; si sa chance ne l’avait pas abandonné, il aurait pu renier les sottises et réparer les fautes où sa jeunesse et celle de ses conseillers l’avaient entraîné; il eut régné alors plus heureusement que celui qui le supplanta. Pourtant, une occasion de se rattraper lui fut offerte; il n’en profita pas, et le peuple anglais, peut-être avec raison, ne voulut pas lui en fournir une autre; mais il avait quelques bons amis qui ne purent oublier son beau visage et sa générosité et qui déplorèrent son sort» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. pp. 314-315).
William Shakespeare ne pouvait passer à côté d’un si beau sujet. La pièce homonyme présente Richard II comme un roi irresponsable, cruel et rancunier. Ce n’est qu’une fois destitué et emprisonné qu’il accède à un semblant de splendeur et de dignité. Tout cela, bien entendu n’est qu’une fiction et Shakespeare fait de nombreuses omissions et prend quelques libertés dans la rédaction de son œuvre. Le dernier des Plantagenêts marquait la fin de la première dynastie typiquement anglaise quoiqu’elle se crût également rattachée aux anciennes possessions françaises de Normandie, d’Aquitaine et de l’Ouest jusqu’aux Pyrénées. C’est la Guerre de Cent Ans qui devait, à la fin, rompre cette prétention et ramener le peuple anglais à son vrai territoire, celui de l’archipel de Grande-Bretagne. Et il convient de souligner le hasard que face à Richard II se trouvait un roi aussi, sinon plus faible que lui, qui lui donna sa propre fille en mariage en vue de créer un état de paix entre les deux royaumes. Mais ce vœux était prématuré.

Nous aurions tendance à considérer les faibles comme les forts dans la mesure où ils tendaient à une paix entre les deux puissances au moment où la Guerre de Cent Ans pouvait être interrompue. Mais c’est oublier que nous sommes à l’époque de la féodalité encore, avec ses  codes et la façon de se représenter comme société et comme valeurs. Après le règne belliqueux de Edward III, voici que la France avait su se relever grâce à Charles V, roi couronné en période d’instabilité sociale. Étienne Marcel, le prévôt des marchands de Paris, n’avait-il pas fait tuer deux maréchaux proches du roi dans ses propres appartements et en sa présence?  La révolte d’Étienne Marcel, avant d’être réprimée avec autant de violence que celle de John Ball et de Wat Tyler de l’autre côté de la Manche, s’étouffe d’elle-même avec le revirement de la population parisienne qui tue le prévôt. Là aussi, la révolte urbaine eut son écho dans les provinces avec des jacqueries que Charles V réprime par les Grandes Compagnies, des troupes de mercenaires d’une brutalité sans nom. Mais Charles parvient à reconsolider son armée et à reconquérir une partie des terres enlevées par le roi d’Angleterre.

Charles meurt seulement trois ans après Edward III, en 1380. Charles VI (1368-1422) n’a que douze ans. Un conseil de régence établi par son père, le défunt roi, est la cause d’une première instabilité. Alors que le Valois semble si faible, toutes les maisons vassales sentent le moment propice pour s’emparer du trône. Là aussi des révoltes fiscales accompagnent l’arrivée au pouvoir du jeune prince, aussi le régent Philippe II de Bourgogne s’occupe-t-il de pacifier et rectifier les chartes contestées. Sa maîtrise des affaires du Royaume lui donne de l’assurance. En attendant, Charles, qui n’est pas un enfant malingre, poursuit son éducation. Il a une ferveur religieuse qui le pousse à des dévotions envers la Vierge Marie. Il joue aux dames et aux échecs et la vie de cour n’est pas négligée pour autant. Enfin, Charles développe un goût prononcé pour la chasse. Charles est toujours un enfant et il partage les curiosités que développe tout enfant. Son maître, Philippe de Mézières, choisi par Charles V avant sa mort, aurait préféré une plus grande réserve :
«Loin de rester distant comme l’aurait souhaité Philippe de Mézières, l’adolescent est à l’aise avec tous et curieux de tout. Il regarde les faucheurs faner ses prés du château de Compiègne, où, peut-être fier de montrer sa force comme on peut l’être à treize ans, il donne un coup de main aux maçons. Il va voir les charpentiers qui travaillent à la Bastille Saint-Antoine, rend visite aux verriers de la forêt de Chevreuse et les regarde faire le verre. De telles occupations ne sont pas simple amusement, mais encore un aspect de l’office royal.
Roi des Français et pas seulement des princes et des clercs, Charles doit laisser venir à lui tous ses sujets et même aller à eux, en les visitant dans leurs travaux.
C’est ainsi que Charles apprend le métier de roi. C’est ainsi qu’il devient un guerrier adroit et fort, un prince courtois dans une cour fastueuse, un chevalier dévoué à la Croix. Ni le duc de Bourgogne qui avait guidé son adolescence, ni ses sujets n’étaient déçus. Pourquoi alors les critiques de Christine de Pizan et du Religieux de Saint-Denis, pourquoi les regrets du “Vieil Pèlerin”? C’est qu’il y avait deux modèles du prince idéal, celui des clercs, longuement décrit dans les livres et que Charles V, roi des avocats et des intellectuels, avait admirablement incarné, et celui des chevaliers qui guidait le jeune Charles VI. Ce prince-là est beau et preux, il est un roi généreux et seigneur fidèle. Il ressemble aux héros de romans de chevalerie.
C’est au prince des chevaliers qu’allait la préférence des peuples. Ne l’ont-ils pas montré par les surnoms qu’ils ont donnés de leur vivant aux rois et aux ducs, à Philippe le Bel et à Philippe le Hardi, à Jean le Bon, c’est-à-dire le Brave, et à Jean sans Peur?» (F. Autrand. Charles VI, Paris, Fayard, 1986, pp. 31-32.
Charles VI semble donc, mieux que son père encore, avoir tous les éléments pour être un grand roi et venir à bout des rivalités dynastiques et des complots qui ne cesseront de l’entourer durant les quarante-deux années que durera son règne – l’un des plus longs de la France. Personne ne semblait deviner la tare héréditaire qui sommeillait en lui. Comme le rappelle Françoise Autrand, sa biographe :
«Des relations entre Charles VI et sa mère, nous ne savons rien. Mais il faut retenir qu’en 1373, à trente-cinq ans, elle avait souffert d’une maladie mentale. Charles avait alors cinq ans : “La reine de France fut malade par un caraut ou empoisonnement, si qu’elle en perdit son bons sens et son bon mémoire. Le roi qui  moult l’aimait en fit mainte pèlerinage, et, la merci Notre-Seigneur, elle revint en bonne santé et en bon sens”. Quand elle mourut, le dauphin avait dix ans.
Le jeune prince eut à souffrir de la rigueur d’une seule personne : Jean de La Grange, cardinal d’Amiens. Le fait a dû frapper les contemporains, car il nous est parvenu de deux côtés différents. Conseiller très écouté de Charles V, évêque d’Amiens, Jean de La Grange, devenu cardinal, résidait à la cour pontificale d’Avignon d’où il revenait souvent à Paris pour voir le roi. Lors d’une de ses visites, le dauphin, alors âgé de dix ans, se tenait auprès de son père. À la vue du prélat, l’enfant se mit à se signer en criant à son père : “Chassez ce diable! Fuyez ce diable!” Des gens de la cour, en effet, lui avaient fait croire que le cardinal avait “un diable privé qui lui disait les choses passées et à venir”. Courroucé et mécontent, Jean de La Grange pria le roi de faire dire au dauphin qui lui avait raconté cette fable : “Monseigneur le dauphin répondit : ‘Tout le monde le dit’ et ‘que, pour Dieu, le roi n’approchât point de lui!” Onques n’en voulut dire autre chose. Ni pour beau parler, ni pour menace ne voulut onques dire qui lui avait dit”» (F. Autrand. Ibid. p. 35).
Charles VI  comme nous l’avons déjà vu, partage avec Richard II d’Angleterre l’espoir d’en finir avec la guerre. De ce côté-ci de la Manche, cette volonté paraît tout aussi extraordinaire que de l’autre côté : «La paix après la guerre, les économies après les grandes tailles, la conquête des cœurs après la pression fiscale : la direction de la politique française a tourné à angle droit» (F. Autrand. Ibid. p.165). Moins qu’aux caprices des rois, c’est à la situation interne de leurs pays respectifs qu’il faut attribuer ce changement de direction. À vingt ans, Charles, selon Olivier de Clisson, «est moult agréable et de bon entrain et jeune et gaillard prince». De fait, Charles VI est plus vigoureux et plus volontaire que Richard II :
«Charles est grand, larges d’épaules. Il a le teint clair, les yeux vifs, les cheveux blonds. Il est robuste et sportif, bon tireur et bon cavalier. Cinq campagnes militaires l’ont entraîné à la vie de plein air. Il ne craint ni le mauvais temps ni la mer. Froissart raconte qu’il a le pied marin et qu’il s’en vantait auprès de Clisson, au camp de l’Écluse : “Connétable, j’ai déjà monté en mon vaisseau, je m’y plais beaucoup et crois que je serai bon marinier : la mer ne me fait pas mal”. Au moral, le Religieux de Saint-Denis remarque qu’il est affable et de contact facile. Il a la mémoire des visages et des noms. Il a aussi celle du bien et du mal qu’on lui fait. Il se met rarement en colère, parle avec douceur et modération. Le Religieux déplore l’intérêt trop vif qu’il porte aux femmes mais ajoute que, dans ses aventures, le roi n’apporta jamais le scandale ni l’injure.
[…]
Le portrait de Charles qui se dessine entre les pages du Songe du Vieil Pèlerin que Philippe de Mézières écrivit en cette année 1388-1389 où le roi avait vingt ans, apporte d’autres détails. Charles a “belle forme humaine, sain, bel, fort, droit et léger”. Il est bien pourvu de mémoire et d’intelligence. Il ne jure pas, mais laisse trop ses familiers jurer en sa présence “sans rein et sans vergogne”. Cela c’est pour le connétable. Il ne s’intéresse guère à l’astrologie, la sorcellerie, la magie, mais doit bien s’en garder. Cela, c’est pour Louis, le frère du roi. Son défaut c’est de passer la nuit à la fête et à la danse, après sa dure journée de travail et de manquer de sommeil. Déjà, il souffre d’insomnies. Et puis il y a les femmes. Philippe a beau lui recommander de “boire l’eau de sa propre citerne” et de “s’enivrer saintement des belles mamelles” d’Isabeau, Charles aime trop la compagnie des autres, “des belles femmes estranges” et le vieux maître doit lui répéter que, dans cette délicate affaire, “on ne peut mieux avoir la victoire que fuir”.
Mais Charles est jeune. Tel qu’il est, il plaît aux Français. Sa prise de pouvoir les a réjouis. Beaucoup plus qu’au jour de son avènement, ils sont, le jour de ses vingt ans, prêts à crier : “Nouveau roi, nouvelle loi, nouvelle joie!”» (F. Autrand. Ibid. pp. 177-178).
Charles VI avait donc, dès le départ, toutes les caractéristiques prédisposant à un règne fort et énergique, sinon dans la continuité de la politique de reconquête de son père, du moins dans sa volonté de prendre un tournant politique garantissant à ses peuples le «bon gouvernement» qu’il est en droit d’attendre de son propre roi. C’est ainsi qu’il apparaît en 1488, au moment où il atteint à sa majorité. Quatre ans plus tard, nous sommes en présence d’un autre homme :
«La crise de la forêt du Mans…, le bal des Ardents, la rechute, suivie par l’alternance de crises et de rémissions, ainsi commencent, en 1392, pour Charles VI, trente années d’une vie de souffrance et, pour la France, trente années de difficultés politiques. Entre le malheur du roi et celui du royaume, le lien a paru évident aux contemporains comme aux historiens. Pourtant les uns et les autres ne voient pas les choses d’un même regard» (F. Autrand. Ibid. p. 289).
Pour les historiens, les liens sont présentés selon une logique structurelle : la folie du roi; l’affaiblissement de son autorité; le désordre féodal avec la conquête anglaise, la guerre civile opposant Armagnacs et Bourguignons… Charles le Bien Aimé, comme on l’appelait à l’origine, est devenu Charles le Fol. Pour les gens de l’époque, la pitié est plus forte que les reproches :
«Les gens du Moyen Âge liaient bien autrement la folie du roi et la crise du royaume. Les malheurs qui les frappaient n’épargnaient pas leur souverain. Éprouvés par la misère et par la guerre, ils se reconnaissaient dans leur roi souffrant, et, dans ses traits douloureux, ils voyaient le visage du Christ de la Passion. Jamais ils ne l’appelèrent autrement que Charles le Bien Aimé. Et si l’on voulait être fidèle à leurs pensées, il faudrait intituler ce récit non pas “la folie du roi”, mais “la Passion du roi Charles, le Bien Aimé”. Ce ne sont là, dira-t-on, que de ces bons sentiments avec lesquels on fait de la mauvaise politique. Reste à savoir si la France, parvenue à ce moment de son Histoire, avait besoin d’un souverain à poigne ou d’une nation incarnée dans la personne de son roi.
Tel est, à long terme, l’enjeu de l’histoire de Charles VI et de sa folie. Mais avant d’en arriver à ces conclusions, il faut répondre aux questions qui se posent à nous comme aux hommes du XIVe siècle, questions médicales : quelle est la maladie du roi? Quelles en sont les causes? les remèdes? Questions politiques : qui va gouverner et, les structures politiques étant ce qu’elles sont, quelles seront les conséquences, pour le royaume et la monarchie, de la maladie du roi?» (F. Autrand. Ibid. pp. 289-290).
La crise de la forêt du Mans a été raconté, non sans brio, par Michelet :
«C’était le milieu de l’été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d’août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tête chargée d’un chaperon écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient derrière sournoisement et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de lui faire moins de poussière. Seul, il traversait les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois pauvres d’ombrage, les chaleurs étouffées des clairières, les mirages éblouissants du sable à midi.
Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans autre vêtement qu’une cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval du roi, criant d’une voix terrible : “Arrête, noble roi, ne passe outre, tu es trahi!”
On lui fit lâcher la bride, mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.
Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer dans une plaine de sable où le soleil frappait d’aplomb. Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui portait la lance royale s’endormit sur son cheval, et la lance, tombant, alla frapper le casque que portait un autre page. À ce bruit d’acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l’épée, et, piquant des deux, il crie : “Sus, sus aux traîtres? ils veulent me livrer!” Il courait ainsi l’épée nue sur le duc d’Orléans. Le duc échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu’on pût l’arrêter. Il fallut attendre qu’il se fût lassé; alors un de ses chevaliers vint le saisir par-derrière. On le désarma, on le descendit de cheval, on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête, il ne reconnaissait personne et ne disait mot» (Michelet, cité in F. Autrand. Ibid. pp. 290-291).
D’abord, qui était cet étrange personnage? Un fou? Un anachorète à qui on aurait soufflé ce qu’il avait à dire au roi? Cette dernière explication est retenue par le chroni-
queur du temps, Froissart. Tous s’en-
tendent sur l’aver-
tissement de l’appa-
rition.
«Que cette rencontre soit à l’origine de la crise, tous s’accordent à le dire, même si chacun donne son explication. Pour le Religieux, elle agit comme un choc psychologique : “Elle lui causa une forte terreur”… “L’homme qu’on ne put écarter par les menaces ni par la terreur… clamait d’une voix terrible”. Un effet de terreur sur une “imagination troublée”. Aux yeux de Froissart, c’est une machination politique qui tourne mal : “Cette parole entra en la tête du roi qui était faible…, son esprit frémit et se sang mêla tout”. Avec le chroniqueur des Quatre premiers Valois, on quitte le domaine du rationnel pour entrer en pleine magie. “Le roi se voulut délivrer du fol” en le frappant de son épée… En dépit de l’avertissement, il a franchi la limite interdite, il est entré dans la forêt où tout peut arriver…» (F. Autrand. Ibid. pp. 292-293).
De ceci découle la réponse à la question médicale :
«La crise? “Un accès de manie aiguë”, disent les savants, une crise de “fureur” (le Religieux), de “frénésie” (Juvénal des Ursins). Le roi “perdit l’esprit” (le Religieux), “se desvoya”, “se marvoya ou désespéra” (Chronique des Quatre premiers Valois). “Son esprit frémit et se sang mêla tout” (Froissart). “Le cerveau lui a tourné” (l’Italien d’Avignon). Chacun a son mot pour désigner la crise, mais, attentifs au discours du malade qui criait : “On veut me livrer à mes ennemis!” “Je suis trahi” (l’Italien d’Avignon), tous sont unanimes sur le contenu du délire maniaque : Charles se voit encerclé d’ennemis qui veulent le tuer. Il attaque pour se défendre. Il frappe. Il tue» (F. Autrand. Ibid. pp. 293-294).
Dans le jargon actuel, nous dirons que Charles VI est frappé d’une crise de paranoïa. La nouvelle fait le tour du Royaume. La réponse à la question politique sera que faire de la maladie du roi? Pour Charles VI, la pros-
tration a succédé à l’excitation délirante. Il reste sans connaissance, sans mouvement, comme mort. Ses médecins avaient bien reconnu, avant qu’il ne parte en campagne pour recouvrer la Bretagne, qu’il était mal en point. Le roi s’est surmené au cours des années précédentes. Du coup, tout s’effondre au niveau politique :

«Le lendemain, il faut prendre des décisions, donner des ordres. L’armée est licenciée. Les soldes sont payées largement. Ordre est donné aux gens d’armes de retourner “chacun en son hôtel doucement et courtoisement, sans faire nulle violence sur le pays”. Puis, par crainte des troubles que la nouvelle peut faire éclater dans le pays, des chevaucheurs sont envoyés à toutes les bonnes villes pour leur recommander de monter une garde vigilante. Le roi, leur fait-on dire sans plus, “n’est pas bien disposé”» (F. Autrand. Ibid. p. 295).

Philippe de Bourgogne et Louis d’Orléans, les parents du roi, commencent alors cette rivalité des partis qui devait animer la dernière phase de la guerre de Cent Ans : les Bourguignons et les Armagnacs. Les premiers ne tarderont pas à faire alliance avec le roi d’Angleterre. Peu à peu, le roi se rétablit. Il retrouve l’appétit, le sommeil. Il sort de la confusion mentale et reconnaît les gens et les choses. Il reste cependant très faible. Maître Guillaume de Hercigny, le médecin appelé pour soigner le roi, lui fait faire de l’exercice, des distractions qu’il aime, remonter à cheval, chasser. Il passera tout le mois de septembre au grand air, dans les bois, au milieu des chevaux et des chiens. Il poursuit le gibier, suit du regard l’épervier, chasse l’alouette. Reprenant goût à la vie, il réclame sa femme, la perfide Isabeau de Bavière, et son fils, le dauphin Charles. Il s’agit d’oublier la violence de la crise du roi :
«Crise aiguë, perte de connaissance, confusion mentale, cette succession d’états paraît inexplicable. Les médecins ont beau dire que c’est un épanchement de bile noire qui a troublé la raison du roi, on ne peut croire qu’une telle maladie a des causes naturelles. Le roi n’a pas été empoisonné, soit, mais alors, c’est pire encore, il a été ensorcelé, “entaraudé”. Ainsi parlent les seigneurs et le peuple.
Pour d’autres, l’origine du malheur, à coup sûr, est surnaturelle. Qu’avait donc fait le royaume pour s’attirer un tel châtiment de Dieu? Et après cette première punition, de quelles autres “verges cruelles” n’allait-il pas le frapper? Quel fléau allait-il survenir? Quelle peste? Quelle guerre? Dieu n’aime plus la France.
Devant la folie du roi, pris d’angoisse, les Français n’épargnent rien pour apaiser la colère divine. Les villes organisent des prières publiques. “À Paris, à Rouen, écrit le chroniqueur des Quatre premiers Valois, on fit des processions en grande dévotion, le peuple tout nu-pieds. Et l’on fit chanter des messes pour prier pour le roi. Et semblablement fut fait ainsi par les autres bonnes villes et en plat pays”. Paris, Rouen, c’étaient les villes qui dix ans plus tôt s’étaient mises en révolte ouverte contre le roi. Déjà en ce temps-là, un conseiller du roi avait semé l’inquiétude dans les esprits en évoquant “les dangers où le peuple se mettait de faire de telles commotions”, dangers vagues, bien pires qu’une lourde amende ou la décapitation de quelques gros bourgeois. Après la colère du roi, celle de Dieu n’allait-elle pas s’abattre sur la ville? N’est-ce pas cette peur confuse, soufflée par certains, qui poussait les citadins, nu-pieds, dans les rues, à prier pour le roi?» (F. Autrand. Ibid. p. 298).
Et c’est ainsi que le délire paranoïaque de Charles VI entraîne une démoralisation tranquille de la population de ses royaumes. Le sentiment de culpabilité et l’attente d’un courroux encore plus sévère hantent les Français. Le destin ne tardera pas à répondre à l’attente intolérable. Cela se passera à l’occasion d’une fête qui tourne mal.
«Aux premiers froids, le roi, rétabli, s’est installé à Paris, à l’Hôtel Saint-Pol, avec la reine. On s’amuse à Saint-Pol, pendant les longues soirées d’hiver, on danse, on carole.
Ce jour-là, le mardi 28 janvier 1393, on fête les noces d’une dame d’honneur de la reine. Isabeau aimait beaucoup cette Catherine qui était allemande et parlait allemand avec elle. Pour cette amie, deux fois veuve, elle avait trouvé un troisième mari et invité aux noces toute la cour. La journée passe en fêtes et en banquets. Vient le soir et l’heure du bal. Les musiciens s’avancent. Trompettes, flûtes, tambourins et chalumeaux se mettent à jouer et la danse commence.
Tout à coup six sauvages font irruption au milieu des danseurs, six hommes poilus comme des bêtes, vêtus de costumes collants couverts d’étoupe, le visage caché par un masque velu. Ils arrivent en file, attachés l’un à l’autre, “à la queue le leu”, comme marchent, dit-on, les loups et les bêtes sauvages. Ils se jettent dans le bal en poussant des grognements, courent et sautent, en faisant des gestes obscènes, hurlent comme des loups. Puis comme il convient à des sauvages, ils se mettent à danser la sarrasine.
On se doutait que le roi faisait partie de ces joyeux drilles. Qui étaient les autres? On le sut vite : le comte de Joigny et le sire de Nantouillet, Yvain de Foix, bâtard de Gaston Fébus, Charles de Poitiers, fils du comte de Valentinois, et un chevalier du duc de Bourbon, Hugues de Guisay. Mais comment reconnaître l’un de l’autre sous cet identique affublement? Surtout qu’on n’y voit pas très clair. Yvain de Foix, craignant le feu, a demandé au roi de faire écarter les torches. “En nom Dieu, Yvain, vous parlez bien et sagement et ce sera fait”, répond Charles qui appelle l’huissier d’armes qui gardait la porte : `Va-t-en en la chambre où les dames sont et commande de par le roi que toutes les torches se retirent à part et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là venir”. Les torches sont donc rangées le long des murs et les sauvages font leur sarabande dans l’ombre.
Et le duc d’Orléans? Où est-il?Le voici qui arrive accompagné de quatre chevaliers et de dix porteurs de torches. Il arrache une torche à son valet, l’approche d’un des masques. Le costume tout fait de poix, de touffes de lin, d’étoupe, s’embrase. Le feu passe de l’un à l’autre, en un instant. Les flammes brûlent ensemble le vêtement collant et la peau des malheureux. Le feu prend si vite qu’Yvain de Foix ne peut atteindre la porte où deux de ses valets guettent en tenant des draps mouillés. Plus heureux, Nantouillet court à la cuisine voisine et se jette dans le cuveau de la vaisselle. L’horreur du spectacle met en délire l’imagination du Religieux de Saint-Denis : “Le feu pénétra leurs parties intérieures, jusqu’à l’intérieur du nombril. Leurs organes génitaux avec leurs verges viriles qui tombaient par morceaux ensanglantaient le pavé de la salle”.
La reine, épouvantée aux premiers cris, s’était enfuie avec ses dames dans une salle retirée. Le roi allait-il donc mourir? Était-il mort? Elle savait qu’il était l’un des six sauvages et que c’était pour Catherine, son Allemande, qu’on avait mené un tel train. Isabeau tombe à terre, à moitié morte de peur. Elle ne retrouve ses sens que lorsqu’elle voit le roi, sauf et rhabillé accouru pour la rassurer. Charles devait à une femme d’avoir échappé au feu. La duchesse de Berry, en effet, l’avait sauvé en le roulant dans le drap épais de sa longue traîne. Savait-elle qu’elle sauvait le roi? Froissart dit que non : “Qui êtes-vous? Il est heure que vous vous nommiez! Demande-t-elle au chevalier qu’elle retient dans ses bras. – Je suis le roi!”. Même si elle n’avait pas reconnu Charles, la duchesse, qui faisait partie de la bande des jeunes princes, était dans le secret du divertissement prévu. Comme Isabeau, donc, elle savait le roi en péril de mort et aussitôt après l’avoir protégé des flammes, elle l’envoie rassurer la reine. Charles, alors, s’en va dans sa chambre, se fait ôter son déguisement et revêtir son vêtement du jour. Inquiet d’Isabeau et de l’enfant qu’elle porte – la reine finit un troisième mois de grossesse -, il court auprès de sa femme qu’il accompagne jusqu’à sa chambre pour la réconforter» (F. Autrand. Ibid. pp. 299-300).
Cet épisode fameux, le Bal des Ardents, a inspiré à Edgar Poe l’un de ses meilleurs contes, Hop Frog. Pour le moment, la population, apprenant la nouvelle, est en colère. Les oncles, de Berry et de Bourgogne, décident de montrer le roi au peuple. Une procession expiatrice, le roi en tête, est menée dans les rues de Paris. Chaque jour, on se mit à célébrer une messe pour chacune des quatre victimes de la farandole. Comment apaiser le courroux divin après ce second événement tragique. Charles éprouva une certaine frayeur, après l’événement, mais son esprit ne chavira pas définitivement comme la légende le laisse sous-entendre. Ce n’est que quelques mois plus tard que la faiblesse du roi va définitivement s’établir :
«Le roi a perdu la raison. Et cette fois pour longtemps. La crise commence à la mi-juin 1393. Elle dure jusqu’en janvier 1394. Charles guérit, puis rechute. À chaque rémission l’espoir renaît, mais peu à peu l’évidence s’impose : le roi est malade. Dès 1396, le Religieux de Saint-Denis, résigné, parle de la “maladie habituelle” du roi. Les crises reviennent périodiquement. Elles durent quelques jours, quelques semaines, au pire quelques mois. En un clin d’œil, Charles perd la raison. Il ne sait plus qui il est, ne reconnaît pas ses proches. Pris de fureur, il frappe, il brise, il court, il hurle. Puis c’est la prostration. Abattu, Charles refuse de manger, de dormir, de se laver. Abîmé dans ses songeries confuses, il perd le contact du présent et de la réalité, est incapable de raisonner, d’agir. Enfin le mal disparaît aussi mystérieusement qu’il est venu. Charles, comme s’il s’éveillait d’un cauchemar, retrouve son bon sens et sa droite volonté et aussi sa personnalité de simple chevalier au cœur bon. Bien conscient de sa maladie, Charles, après la crise, garde le souvenir des affreuses souffrances qu’il vient d’endurer et se désespère quand il sent revenir l’accès» (F. Autrand. Ibid. p. 304).

On devine dans quel état d’esprit le roi de France est appelé à finir ses jours. À lire les récits des différentes crises, la maladie évolue nettement au fil des années. Toujours, les crises de paranoïa désigne son frère, le duc d’Orléans, comme voulant l’assassiner. Mais cela n’est qu’un prétexte :
«En 1407, Louis mourut et Charles ne guérit pas. Désormais sans objet, la violence destructrice du pauvre roi se tourna contre lui-même. Au reste, depuis quelque temps déjà, la maladie avait évolué dans ce sens. Les crises de furie – les accès maniaques -, moins fréquentes, sont remplacées par un état de prostration – les accès mélancoliques. Quand il est en crise, Charles, prenant en haine son propre corps, refuse de se laver, de se changer, de se laisser couper les cheveux et faire la barbe. Refusant le monde extérieur, il repousse ceux qui l’approchent. Il vit hors du temps, ne connaissant pas le jour et la nuit ni les heures qui rythment la journée. Il repousse ses repas, mais quand à la longue il a faim, il se jette goulûment sur la nourriture.
[…]
Vers la fin novembre 1405, Charles était plongé dans un état de dépression profonde qui durait depuis quatre mois. Impossible de le laver et même de lui faire quitter ses vêtements pour se mettre au lit ou se changer, ni de gré ni de force. Il était, dit Juvénal des Ursins, “tout plein de poux, de vermine et d’ordure”. De plus, il avait, sans qu’on le sache, un morceau de fer “au plus près de la chair… qui lui avait tout pourri la pauvre chair". Avait-il brisé une lame en se donnant un coup de couteau sans que le voient ceux qui le gardaient? Nul ne le sait. Le médecin prévint les ducs du danger que courait Charles à rester dans un tel état. Mais que faire? Impossible de le prendre de force. Charles tuera ceux qui voudront le toucher. Il faut une ruse. À la nuit tombante, dix compagnons, déguisés, une cuirasse sous leur vêtement de crainte des blessures, le visage noirci, pénètrent dans la chambre du roi. Ébahi, Charles les voit venir à lui, le prendre, sans écouter ses paroles, le déshabiller et le changer. Ainsi les hommes noirs réussirent-ils à “changer sa chemise et ses draps, à lui faire prendre des bains, à se laisser raser la barbe, enfin à manger et à dormir à des heures réglées” (F. Autrand. Ibid. pp. 316-317).
Paranoïa et mélancolie se traduisent, politiquement, par l’insécurité et l’instabilité de la situation internationale de la France. La Guerre de Cent Ans reprend de plus belle, doublée d’une guerre civile entre les partisans du nouveau et jeune duc de Bourgogne, Jean sans Peur qui assassine Louis d’Orléans le jeune frère du roi, à Paris. Charles est peut-être délivré de la présence inquiétante de son frère, mais ce meurtre ne ralentit pas la plongée dans la démence du roi :
«Au bout de plusieurs années, les accès répétés de mélancolie eurent raison de la personnalité de Charles, tandis que les désastres du royaume brisaient les derniers ressorts de son énergie. Azincourt marque un tournant. C’est après la défaite qui a détruit son armée, le 25 octobre 1415, et dépeuplé sa cour que Charles perd tout contact avec la réalité, même en dehors des crises. À la fin de l’année 1415, en plein désastre, Charles voulait encore organiser des tournois et prenait très mal les reproches que lui valait cette initiative déplacée. Sa lucidité, sa volonté, qu’il avait conservées si longtemps pendant les périodes de rémission, sont alors abolies. En 1418 quand le duc de Bourgogne prend Paris, en 1420 quand on discute le traité de Troyes, Charles est indifférent. Pierre de Fénin qui était proche de lui en ces dernières années le dit dans ses Chroniques : “Le roi était de tout content, et de Bourguignons et d’Armagnacs, et peu lui chaloit comme tout allait”. À la fin, dans Paris occupé par les Anglais, son propre fils chassé, sa fille mariée à son adversaire devenu régent du royaume de France, Charles joue aux échecs, joue à la paume au bois de Vincennes, avec ses pages Tassin, Robinet et Cerise» (F. Autrand. Ibid. p. 317).

Dans ce contexte, Charles finit par sombrer dans la folie en 1414 jusqu’à sa mort, le 21 octobre 1422. La faiblesse de Richard II résidait dans son caractère; celle de Charles VI dans sa santé mentale. Dans les deux cas, l’effet publique du drame fut le même : crises sociales depuis longtemps en attente d’éclater; rivalités dynastiques; effondrement moral du peuple et surtout des armées. La légalité se voyait déserter la légitimité. La destitution de Richard mit fin à la dynastie des Plantagenêts sur le trône d’Angleterre tandis que l’esseulement de Charles VI conduisit à une querelle dynastique entre la prétention d’Henry V d’Angleterre et le dauphin Charles, fils de Charles VI et futur Charles VII, dénoncé par sa propre mère, Isabeau de Bavière, comme n’étant pas de son mari, le roi. Voilà pourquoi le pays perdu par une putain devra être sauvé par une vierge. Elle portera le nom de Jeanne d’Arc.

Un facteur sur lequel nous n’avons pas assez appuyé dans ces deux exemples, celui de Richard II et de Charles VI, c’est comment les régences ont pour effet d’affaiblir le pouvoir de l’héritier du trône. Ces périodes intermédiaires attirent les intrigants et sèment les dissensions, autant à l’intérieur du conseil de régence que parmi la population. Après une période où des rois ont régné quasi sans partage – Edward III et Charles V -, les périodes de régence affaiblissent le trône sur lequel montera un successeur moins confiant. Certes, il y a eut des périodes de grandes régences. Celle de Mazarin par exemple, qui, malgré la haine de la noblesse et ses complots contre le cardinal-ministre, conduisit Louis XIV à devenir le roi que l’on connaît. Mais ce cas est l’exception qui confirme la règle.

François Ier était un roi puissant mais malheureux. Son adversaire, Charles-Quint disposait de richesses pour dominer l’Europe que le roi de France ne possédait pas. Son fils, futur Henri II, le détestait pour la liberté de qui, lui et son frère aîné, avaient été échangés étant enfants, lorsque le roi fut capturé à la bataille de Pavie. De 1526 à 1530, soit durant quatre ans, ils resteront les «invités» du roi d’Espagne, Charles-Quint. Henri en reviendra traumatisé et marquera toujours une hypocondrie. Son règne parachève la Renaissance française dans tout son éclat et si ce ne fut le malheureux coup de lance au cours d’un tournoi qui perça sa visière et lui creva l’œil à mort, son règne aurait continué d’être grand. La reine, son épouse, était Catherine de Médicis qui lui avait donné une bonne progéniture de dix enfants, dont sept survivaient. Catheri-
ne avait été le choix de François, d’où qu’Henri n’en était pas amoureux. Sa maîtresse, la célèbre Diane de Poitiers, se comportait en reine virtuelle. À la mort d’Henri, le grand problème du Royaume est l’expansion de la religion réformée. Fidèle catholique, Henri s’engage dans la lutte contre les Huguenots et des protestants commencent à monter les marches du bûcher. Pour cette raison, Henri avait confié la régence, survenant sa mort, à la famille de Guise, championne du catholicisme et alliée de l’Espagne : «Les Guise gouvernent désormais au nom du jeune François II. Ils poursuivent une politique répressive contre les réformés. Les protestants parisiens essaient en vain d’intervenir auprès de la reine Catherine afin qu’elle fasse arrêter le procès d’Anne du Bourg : sinon Dieu qui a châtié le feu roi par une mort inattendue pourrait étendre sa vengeance sur elle et ses enfants. Mais Catherine n’a guère de crédit sur l’entourage de son jeune fils. Le cardinal de Lorraine [frère de François de Guise] ordonne au Parlement d’en finir et, par arrêt du 23 décembre 1559, Du Bourg, convaincu du crime d’hérésie, est condamné à être pendu et brûlé en place de Grève» (I. Cloulas. Henri II, Paris, Fayard, 1985, p. 597). De fait, Catherine n’est pas régente. Mère possessive et habile politique, Catherine n’en arrivera pas moins à dominer ses enfants : «Sous François II, Marie Stuart et les Guise la contraindront à un effacement réel, quoique moins complet qu’il ne peut sembler de prime abord. À partir de Charles IX, elle régnera vraiment, avec, sous Henri III, des périodes d’éclipse, où elle en sera réduite à recourir à l’activité brouillonne de François d’Anjou [son dernier fils]. Elle ne renoncera qu’à l’heure de la mort à la politique, passion de toute sa vie» (J. Héritier. Catherine de Médicis, Paris, Librairie Académique Perrin, 1985, p. 70).

Le dauphin François est né le 19 janvier 1544 et n’a donc que quinze ans en 1559, au moment où le coup de lance d’un preux chevalier envoie son père dans l’autre monde. C’est un enfant chétif. «La santé de François II avait toujours été déplorable. Depuis son enfance il était sujet à des vertiges, il ne pouvait se moucher, son oreille gauche “faisait l’office du nez”. Son tempérament cassant, autoritaire et coléreux se ressentait de ses souffrances physiques : il conjurait ses névroses par de longues parties de chasse en Sologne, dans le Perche, dans le bois de Vincennes. C’est à la veille d’une de ces randonnées qu’il prit froid, en novembre 1560 à Orléans, et que commença son affreuse agonie de dix-sept jours, au cours de laquelle, une tumeur s’étant formée derrière l’oreille, le pus s’écoulait par le tympan et la bouche» (I. Cloulas. Catherine de Médicis, Paris, Fayard, 1979, p. 128). Marie Stuart, jeune fille âgée d’à peine deux ans de plus que le roi, était apparentée aux Guise. Il fut donc facile pour la régence de manipuler le roi et sa jeune épouse au nom du parti catholique. Catherine, étant catholique elle-même, parvenait à s’accommoder même si la frustration ne cessait de la ronger de l’intérieur. Stefan Zweig écrit :
«François II est malade, dès le début de son règne il est marqué pour une mort précoce. Ce pâle adolescent au visage rond et bouffi vous regarde avec des yeux anxieux, lourds et las, les yeux d’un individu réveillé en sursaut; une croissance soudaine et anormale vient encore affaiblir davantage sa résistance. Les médecins veillent constamment sur sa santé et lui recommandent vivement de se ménager; mais ce jeune homme est possédé d’un orgueil insensé, il ne veut pas être inférieur à sa femme qui, svelte et nerveuse, se livre avec passion à la chasse et aux sports. Il se force à accomplir de rudes chevauchées et de nombreux efforts physiques afin de se donner l’illusion de la santé et de la virilité; mais on ne trompe pas la nature. Son sang, funeste héritage de son grand-père François Ier, demeure irrémédiablement pauvre et vicié, il a sans cesse des accès de fièvre, quand le temps est mauvais il faut qu’il garde la chambre, ombre lamentable qu’entourent de soins une foule de docteurs. Un aussi triste sire inspire à sa cour plus de pitié que de respect; dans le peuple au contraire, de fâcheux bruits circulent : il serait atteint de la lèpre et pour guérir il se baignerait dans le sang de petits enfants fraîchement égorgés; les paysans jettent de sombres regards à ce garçon blême et chétif lorsqu’il passe lentement à cheval devant eux. Les courtisans, gens prévoyants, ne tardent pas à se grouper autour de la reine mère et de Charles, l’héritier du trône. On ne peut pas tenir longtemps les rênes du pouvoir avec des mains aussi débiles; de temps à autre l’enfant-roi, de son écriture raide et maladroite, appose bien un “François” au bas de documents et de décrets, mais en réalité ce sont les parents de Marie Stuart, les Guises qui gouvernent à sa place; François II est suffisamment occupé par la lutte qu’il mène pour conserver aussi longtemps que possible le peu de force et de vie qui est en lui» (S. Zweig. Marie Stuart, Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, Col. historique, # 337-338, s.d., pp. 47-48). Enfin, «François II s’affaiblit de jour en jour, le sang vicié qui coule dans ses veines lui martèle douloureusement les tempes et bourdonne dans ses oreilles. Il ne peut plus monter à cheval, il ne peut plus marcher et il faut le transporter d’un endroit à l’autre. Finalement l’humeur lui jaillit de l’oreille, les médecins se déclarent impuissants et le 6 décembre 1560 le malheureux garçon a fini de souffrir» (S. Zweig. Ibid. p. 50).
S’il est permis de ne pas trop insister sur «le sang vicié» hérité de celui de François Ier, il est possible, toutefois, de voir en François II un roi moins débile qu’il n’y paraît. Jean Héritier rappelle que «François II n’était pas l’imbécile que se représente une tradition aussi fausse que tenace, dont l’origine est dans les pamphlets protestants et les plaidoyers en faveur des Bourbons ou des Montmorency, comme le célèbre recueil de Louis Régnier de La Planche, sur l’État de France, tant de la République que de la religion. Sans être supérieur par l’intelligence, il n’apparaissait point sot, et ne manquait pas de culture. Marie Stuart, dont il était éperdument amoureux, sans posséder encore les moyens physiques de se comporter en époux, le dominait d’une manière absolue. Cette déesse, venue du Septentrion, le courbait sous le joug des Guises, avec tant de charme qu’il s’imaginait avoir les plus dévoués des parents, là où ne se trouvaient, en réalité, que les plus ambitieux des protecteurs. Fort malsain, névropathe excessif dans sa passion pour la chasse, il ne fut qu’un enfant infirme devenu roi, et qui se croyait un homme. La dominante de son caractère – qui se retrouvera chez son frère Charles IX – était la violence, qu’il prenait pour de la force. Ses végétations adénoïdes, son otite suppurée étaient si graves qu’il en mourut. Les contemporains s’étonnaient d’une affection mal connue de la médecine d’alors. L’origine tuberculeuse de cette affection est certaine, étant donnés ses fréquents accès de fièvre quarte, signalés par son entourage et ses frénésies de toutes sortes. Impuissant, avec cela, car La Planche n’a pu inventer qu’“il avait les parties génératives constipées et empêchées, sans faire aucune action”» (J. Héritier. Op. cit. pp. 95-96). Lorsque François II mourut de sa mastoïdite aiguë, les Guise comprirent qu’ils perdaient l’influence qu’ils avaient tenue de l’oreille du roi.

Le frère de François, Charles, monte donc sur le trône. Or Charles n’a que dix ans à la mort de son frère. Forte de l’expérience passée dans l’ombre de son défunt époux et des vexations subies sous le règne de son défunt fils, Catherine se sent maintenant placée non seulement pour jouer son rôle de gouvernante des enfants royaux, mais également pour assurer la politique de la régence. Dans le Royaume, les choses vont de mal en pis. Des partis sont organisés, catholique avec les Guise, protestants avec la personnalité dominante de l’amiral de Coligny. Nous sommes en pleine guerre de religions. Évidemment, les puissances étrangères subventionnent en sous-mains les partis. Philippe d’Espagne pour les catholiques; Elizabeth d’Angleterre pour les protestants. Comme au temps de Charles VI, le Royaume est déchiré par la guerre civile et la menace étrangère. Il faut admirer la hardiesse avec laquelle la politique de Catherine parvint à contenir les partis à l’intérieur et à sous-tirer satisfaction des puissances menaçantes. Le 17 août 1563, Charles IX proclame sa majorité. Il sera désormais le roi de France, mais le roi était, en fait, tout à sa mère (I. Cloulas. Op. cit. 1979, p. 183).

La cour de Charles IX est plus joyeuse et plus colorée que celle de son malheureux frère. Issue d’une famille de banquier qui dominait Florence depuis plus d’un demi-siècle, habituée dans sa jeunesse des fêtes et des triomphes, Catherine «italianisait» sa cour.
«Le roi Charles IX est un adolescent timide de quatorze ans, de mœurs très pures, paraissant aimer surtout les armes et le cheval. Il était assez grand, mais maigre et pâle de teint. Déjà au début de son règne, l’ambassadeur vénitien Jean Michel disait qu’il était un enfant admirable, avec de très beaux yeux, grâcieux de gestes, mais peu robuste. Il était porté sur les exercices physiques, trop violents pour lui, car il avait la respiration courte. Suriano, le successeur de Michel, confirme cette faiblesse de complexion et s’inquiète de la prédiction de Nostradamus qui a dit à la reine qu’elle verrait tous ses enfants sur le trône. Le devin semblait condamner le jeune roi à mourir prématurément» (I. Cloulas. Ibid. pp. 189-190).
Charles a quand même des dons artistiques, la peinture et la ciselure surtout. «Bon et affable, il porte à Catherine un amour filial exemplaire. Il lui montrera cet amour jusqu’à la fin, malgré le développement de la tuberculose congénitale qui le rend de plus en plus névropathe approchant, par crises, de la démence. Il sera toujours conscient et reconnaissant des services et du dévouement de sa mère» (I. Cloulas. Ibid. p. 183). Mais il y a là plus de façade que de franchise. Si Zweig attribuait la maladie dégénérative de François II au sang vicié de François Ier et des Valois, Philippe Erlanger affirme que «l’atavisme Médicis vaut à Charles IX de redoutables infirmités physiques et morales. Le Roi est tuberculeux. De surcroît, il souffre d’un déséquilibre qui se traduit par des crises de rage frénétiques, une propension aux jeux sadiques (avant la lettre) et le goût du sang. À la chasse, il n’emploie guère les armes à feu pour le plaisir d’enfoncer son couteau dans une chair vivante. Rien ne l’amuse plus que de sangler ses compagnons à coups d’étrivières ou de parcourir sa capitale sous le masque afin de molester les passants. Ce violent, exaspéré de sa faiblesse, voudrait agir, se soustraire enfin à la protection maternelle» (P. Erlanger. Le Massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, Col. Trente journées qui ont fait la France, 1960, p. 59). Henri Noguères est du même avis : «cet être maladif, dont la faiblesse n’est que trop visible, affecte dans son langage la rudesse et la grossièreté d’un valet d’écurie, ponctuant chaque phrase d’un sonore juron». Certes, «Charles IX est d’abord un malade. La tuberculose qui le ronge a peu à peu transfor-
mé l’enfant séduisant, aimable et doux, qui avait conquis ses sujets lors du grand voyage de la Cour à travers le royaume, en un adolescent, puis un homme, irritable, emporté, capable, comme tous les faibles, des pires violences. Et plus le mal gagne, plus s’accentuent les vices qu’il engendre. Si Charles IX aime la chasse, la paume, le manège, les exercices violents, s’il se plaît à forger des armes, s’il boit et mange comme un guerrier, et blasphème comme un soudard, c’est parce qu’il souffre de se sentir physiquement diminué. Mais la vie qu’il mène, les fatigues qu’il s’impose, les excès auxquels il se livre, ne font qu’aggraver encore son état – et, du même coup, développent ses complexes» (H. Noguères. La Saint-Barthélemy, Paris, Robert Laffont, Col. Ce jour-là, 1959, pp. 38-39). De plus, comme Charles VI était jaloux de son jeune frère Louis d’Orléans, Charles IX partage le même complexe envers son puîné, le duc d’Anjou, futur Henri III.

Avec la succession des rois, les Guise ont également changé de génération. Le maître du parti catholique n’est plus François mais Henri de Guise, de même que son frère a remplacé son oncle au titre de cardinalat. Les Guise sont puissants et forme une Ligue qui constitue un véritable groupe de pression populaire qui presse les flancs du roi. D’autre part, l’amiral de Coligny demeure à la tête du parti réformé. Il parvient même à obtenir l’oreille du roi, malgré les réticences et les craintes de Catherine. Toutefois, à travers lui, Charles IX trouve une figure paternelle qui lui permet de contrebalancer le pouvoir affectif de sa mère. Tout le drame personnel du roi va se jouer dans ce tiraillement qui n’est pas insignifiant au regard des causes de la Saint-Barthélemy (1572). Les princi-
paux chefs aristocra-
tiques sont invités à Paris pour assister au mariage de Henri de Navarre avec la sœur du roi, Marguerite (la Reine Margot). Les Guise travaillent à un coup de force : enfermer les protestants et profiter des noces – les noces vermeilles – pour les massacrer alors que les portes de la capitale seront fermées. Il est vrai qu’au début de l’affaire, il s’agissait d’un simple attentat contre la vie de Coligny, mais, non seulement l’attentat échoue et Coligny en sort-il blessé – et grandi – dans l’esprit des gens, mais le roi accourt à son appel : «Si la blessure est pour vous, la douleur est pour moi…». Coligny en profite pour chauffer la vanité du roi.

Le roi est revenu plein de colère au Louvre. Mais cette colère, qui se porte contre les catholiques, peut très bien être déroutée de son but. C’est ce que comprend fort bien Catherine qui connaît son fils. Elle appelle ses conseillers, et surtout l’ancien précepteur de Charles, Retz, dont la mission est de convaincre le roi que ce sont Coligny et les protestants qui trament un complot contre lui. Il s’agit de faire changer d’objet la colère fixe du roi :
«- L’Amiral rassemble des armes en sa maison! s’écrie la Reine Mère.
Charles répond “qu’il a donné à ce sujet un permis”.
-         L’Amiral vous hait, vous et votre maison, moi, Monsieur et les autres!
Morvillier, pleurant abondamment, déclare que, si tout cela est vrai, il faut suivre l’avis de la Reine.
Les nerfs de Charles ne tiennent plus, sa raison vacille. Retz, le connaissant bien, étourdit son imagination par la grandeur théâtrale d’un acte qui frappera l’univers, la postérité, l’histoire de stupeur et d’admiration. Catherine fait jouer de nouveau le ressort sentimental. Le Roi n’ose agir? Il a peur des huguenots? Eh bien! elle le quitte…
Dans le cerveau malade de Charles les instincts sanguinaires brusquement éveillés se mêlent à la sauvage jalousie fraternelle et aux vieux sentiments chevaleresques qui s’insurgent contre la trahison envers Coligny.
Alors, pour la seconde fois, se produisit ce que nul n’avait prévu. N’ayant pu trancher le nœud gordien en tuant un homme, Catherine veut en sacrifier une douzaine.
Eh bien! par la mort Dieu, soit! lui crie son fils, mais qu’on les tue tous pour qu’il n’en reste pas un pour me le reprocher après!
La route du crime mène à la folie et – pis encore en politique – à l’absurdité» (P. Erlanger. Op. cit. p.151)
Charles IX qui, au cours de sa misérable existence, a tant traqué de bêtes aux abois, est, à son tour, forcé, épuisé. Depuis deux heures, ses nerfs malades ont été soumis à la plus effroyable des épreuves. Sa mère, son frère, ces conseillers qui l’entourent, le serrent, le harcèlent, tous ont pesé habilement – impitoyablement aussi – sur les ressorts qui pouvaient déclencher en son cerveau taré la fureur homicide. Le voici qui se dresse, il ne parle pas, il crie, il hurle à tue-tête, comme s’il lui fallait, enfin, après toutes les autres, entendre le son de sa propre voix :
- Tuez-les, par la mort-Dieu, mais tuez-les tous, qu’il n’en survive aucun pour me le reprocher! Allez, donnez-y ordre promptement…» (H. Noguères. Op. cit. p. 109).
S’il est une chose de certaine parmi tout ce scénario maintes fois reproduit du récit de la Saint-Barthélemy, c’est que le roi ne monta pas sur le toit du palais pour abattre de l’arquebuse les protestants dans les rues. Cette épreuve pesa lourdement sur la santé mentale et physique du roi. Cet ordre le tuait aussi bien que les milliers de protestants qui furent massacrés en cette nuit de la Saint-Barthélemy.
«Charles IX, comme l’on sait, n’avait plus que deux ans à vivre. Encore ces deux années furent-elles marquées par d’effroyables souffrances physiques et morales. Et quand enfin, le 30 mai 1574, le roi entra en agonie “après une dernière sueur de sang”, il avait eu le temps d’expier l’effroyable crime auquel sa mère et son frère l’avaient poussé» (H. Noguères. Ibid. p. 282).
«Conspirations et guerres civiles ne tardèrent pas à reprendre, Charles IX, sorti de son horrible ivresse, restait accablé sous le poids de ses crimes. Emporté par la phtisie, il mourut à vingt-quatre ans, baigné de sueurs sanglantes qui, comme l’accident fatal de son père, parurent aux protestants un signe de la colère céleste. Ses derniers mots furent : - Eh! ma mère!» (P. Erlanger. Op. cit. p. 224).
Les récits controversés de cette mort, déjà spectaculaire en soi, servirent la propagande des partis :
«Charles IX n’avait pas encore vingt-quatre ans (il est né le 27 juin 1550) lorsqu’il s’éteignit le 30 mai 1574, jour de Pentecôte, miné par la tuberculose qui avait déjà emporté son frère aîné François en décembre 1560. Les contemporains furent très impressionnés par les spectaculaires hémorragies dont il fut victime avant l’issue fatale. Sa vie durant, il avait souffert de fréquents saignements de nez; puis, sous l’effet de la maladie, il se mit à cracher le sang, parfois abondamment : à la fin d’avril, il faillit être étouffé par des vomissements sanglants.
Pour les hommes de ce temps, la manière dont on mourait était le révélateur de la qualité d’une vie; elle constituait la preuve ultime, celle qui ne peut tromper. Les protestants et les catholiques les plus militants voulurent donc mettre en évidence dans la mort du monarque les indices permettant de démontrer la réprobation divine qui pesait sur sa personne ou au contraire son élection. L’événement est ainsi devenu un enjeu polémique majeur» (A. Jouanna. La Saint-Barthélemy, Paris, Gallimard, Col. Les journées qui ont fait la France, 2007, p.283).
Charles aurait confié à son chirurgien, Ambroise Paré, peu après la Saint-Barthélemy, qu’il était hanté par des visions de «faces hydeuses et couvertes de sang», obsédé par ces «corps massacrés». Tout cela fait partie de la légende noire du roi. Pour les catholiques, au contraire, Charles serait mort sereinement, sans angoisses ni tourments, comme le raconte Arnaud Sorbin : «Et bien peu après, survenant un doux sommeil, l’ame deslogea de son tabernacle terrestre : le deslogements de laquelle fut exprimé par deux ou trois petites souspirs, sans que le bon Prince feist semblant d’endurer passion quelconque […] Car estant trespassé, sa face estoit plus belle qu’elle ne soulooit estre avant qu’ils trespassat, et non à la mode des hommes de mauvaise foy, et pire conscience, desquels après la mort le visage demeure affre [affreux], hideux et défiguré» (Cité in A. Jouanna. Ibid. p. 286).

La mort de Charles IX ouvrit le trône au duc d’Anjou, le troisième des quatre frères. Henri, pour le moment élu roi de Pologne, est vite rappelé à Paris à la mort de son aîné. Désormais, il sera roi de France sous le titre d’Henri III. Le duc d’Anjou était le fils favori de Catherine. Son plus beau et aussi celui qui paraissait en meilleure santé : 
«Ce qui prédomine, chez le nouveau roi, dont on s’accorde à louer la bravoure, l’intelligence, la culture, l’art de bien dire, le bel et agréable aspect, les manières douces et affables, est une frivolité sans pareille. Les événements révéleront que l’extraordinaire et déconcertant personnage, qui régnera sur la France quinze ans, se libérant, de plus en plus, de la tutelle de sa mère, n’est pas moins fait pour justifier certains éloges de Du Perrier, que les portraits sans indulgence des Vénitiens, et même les caricatures des libellistes, les récits singuliers des chroniqueurs.
Protéiforme, dégénéré supérieur, étonnant mélange de grandeur royale et de personnelle indignité, Henri III échappe à l’historien, pour ne relever que du psychologue et du psychologue curieux de pathologie mentale. Tout en contrastes, son ambivalence offre le pire et le meilleur, aussi bien l’un après l’autre qu’en même temps. Légiste et danseur, et non moins furieusement acharné au bal qu’à sa table de travail, selon ses humeurs; homme de guerre, et joueur de bilboquet; éleveur de guenuches, de petits chiens, et fondateur d’académie, car immense est sa culture; aussi passionné pour la beauté des femmes que pour celle des hommes; mari exemplaire, autant qu’infidèle; passant du moine, qui se flagelle, au politique, subtil et profond. Étudié à travers les nuances, perpétuellement changeantes, et d’une infinie complexité, de son esprit, de son caractère, de son tempérament, tels que permettent de les apercevoir ses lettres, ses discours, confrontés aux témoignages les plus divers, Henri III relève, avant tout, de la clinique. Ses contemporains ne pouvaient vraiment rien comprendre à ce prince. Henri III semble sorti de l’imagination d’un romancier pervers (tel que Péladan et Proust, s’ils avaient été historiens, l’eussent pris pour héros de prédilection), autant que du génie de sa mère, aussi digne d’être admiré par les historiens admirateurs de Machiavel et de Guichardin, que flétri par les successeurs des satiristes de L’Île des Hermaphrodites. L’Henri III de Paul de Saint-Victor, et sa “double orgie sacrée et profane”, l’Héliogabale de la Renaissance, est presque aussi conforme à la réalité que celui de Pierre Champion, qui “demeure calme, légifère, réorganise son conseil, travaille avec ses serviteurs” de Pierre Lafue, et de M. Philippe Erlanger, saluant justement le roi mort pour la France» (J. Héritier. Op. cit. pp. 415-416).
En fait, Henri est un personnage typique de l’âge baroque et non de la Renaissance. À la vie planifiée et fidèle de son père Henri II – fidèle à sa maîtresse Diane comme à son épouse Catherine – sans susciter d’oxymoron dans ses comportements, Henri est protéiforme à l’infini. Bisexuel et versatile politiquement, il reste le meilleur élève de sa mère car il ne semble pas dévoré par les tares héréditaires ou la tuberculose. Si, au tout début, Henri essaya de jouer son rôle le plus dignement possible, il se lassa bientôt des audiences et des rites de la vie monarchique. Son côté ambigu se détacha de ses comportements personnels pour se diffuser dans son attitude royale : «Lors du sacre, quand l’officiant plaça la couronne sur sa tête, il se plaignit qu’elle le blessait. De plus en plus souvent, il allait révéler son goût des frivolités et des parures et se livrer sans contrainte à ses caprices et à la joie de la médisance. Loin de l’avoir aguerri, le séjour polonais lui servait à justifier son désir d’échapper désormais à toutes les contraintes. Intelligent et cultivé, ayant assez de jugement et de patience pour entendre et lire les rapports d’affaires et rédiger lettres et commandements, il s’en lassa rapidement et ne vint plus au Conseil. Il préférait à la compagnie des austères conseillers celle de braves et beaux jeunes gentilshommes, qu’on appela ses “mignons”, parmi lesquels on distinguait Villequier, du Guast, Quélus (ou Caylus), Saint-Maigrin, d’Épernon, Maugiron et enfin d’Arques, dont il fera plus tard un duc de Joyeuse et son beau-frère» (I. Cloulas. Op. cit. 1979, pp. 383-384). Plus la situation s’envenimait entre catholiques et protestants, plus la vie de cour se résumait en intrigues et en suspicion. Bientôt, on en fut à parler de la guerre des trois Henri. Henri de Guise, partisan catholique; Henri de Navarre, partisan protestant, enfin Henri III, partisan de l’auctoritas royale, le plus faible militairement des trois.

Devons-nous à l’ambivalence, au côté «protéiforme» d’Henri III le fait d’avoir pu s’imposer dans les guerres de religions? À vingt-trois ans, Henri était déjà connu de l’Europe entière. «Fortune rare, reconnaît Erlanger, le jeune monarque ne décevait pas ses admirateurs en se présentant à leur vue. Sa grâce, la pureté de son visage, l’harmonie de ses gestes lui conquéraient d’emblée les sympathies. Il savait captiver ses adversaires, mêmes par un fluide particulier, un charme un peu trouble, mais irrésistible dont aucune image n’a pu nous transmet-
tre l’essence» (P. Erlanger. Henri III, Gallimard, rééd. Livre de poche, Col historique, # 3257, 1948, p. 205. Contrairement au violent Charles IX, Henri III «se détourn[ait] autant des exercices physiques. “Il n’aime aucune espèce d’amusements et d’exercices fatigants, constatait Michiele en 1575, tels que la chasse, le jeu de paume, le manège; par conséquent, il n’a aucun goût pour les joutes, les tournois et autres choses semblables” (P. Chevallier. Henri III, Paris, Fayard, 1985, p. 409). Ce qui est plutôt inquiétant pour une période aussi troublée. Pourtant, Henri s’est montré fier combattant et a marqué des succès dans les guerres de religions. Mais il préférerait de loin la paix. «Élégant, délicat et raffiné, il était rebuté par la vie aux armées». On l’imagine mal parler, à la manière de son frère, avec moult jurons et blasphèmes! Il aime les fêtes, les beaux vêtements, les bijoux, les petits chiens, la propreté et les parfums. Il est vrai que les «mignons» ne sont pas si dociles qu’on pourrait le penser. Ce sont de farouches duellistes et Henri est lui même une fine lame. Ces favoris du roi ne seraient qu’une simple cohorte de courtisans ayant obtenu la confiance du roi à une époque où la confiance ne se prêtait pas à tous avec la même conviction. L’allusion à l’homosexualité du roi serait, pour Pierre Chevallier par exemple, que le résultat d’une suite de ragots lancés par les partisans protestants ou catholiques afin de discréditer le roi. Avant lui, Erlanger ne voyait dans les «mignons» que des vizirs. Nier les pratiques homosexuelles de Henri III est un incontournable d’une historiographie qui doit protéger le plus l’intégrité paternelle de l’État à travers ceux qui l’incarnent.

Mais la question de l’homosexualité a peu à voir sous l’angle où nous abordons la faiblesse des princes. Restait que pour Catherine, son troisième fils – surtout après la mort du quatrième – semblait être celui qui allait enfin procréer et assurer la continuité des Valois. «Sa santé, longtemps chance-
lante, s’était raffermie vers la seizième année, sans pourtant lui laisser une pleine indépendance. Miron lui imposait des horaires rigoureux, une parfaite régularité de vie. Point d’excès de table : deux repas seulement et de l’eau rougie pour boisson. Les saisons le gouvernaient. Épanoui par l’éclosion des beaux jours, il souffrait de la brume, des frimas, devenait irascible. Plus tard, il devait avoir une plaie au pied que les médecins ne surent comment fermer. On lui fit une fois plonger la jambe en la gueule d’un bœuf fraîchement égorgé! Il gardait aussi son abcès de fixation au bras, sa fistule à l’œil» (P. Erlanger. Op. cit. 1948, p. 206). C’était sans compter les interminables conflits religieux. Voulant écarter définitivement le danger que représentait la Ligue, Henri III invita dans son château de Blois, Henri de Guise où sa garde personnelle, les Quarante-Cinq, le poignarda à mort. Un étage au-dessus, la vieille régente, Catherine de Médicis, se mourait. Pendant ce temps, le frère du «Balafré», le cardinal de Guise fut arrêté puis assassiné. Henri désirait s’entrete-
nir avec son dernier adversaire, Henri de Navarre, chef de la faction protestante, quand il fut assassiné d’un coup de poignard porté au bas-ventre par un moine qu’il recevait en audience sur sa chaise percée. Condamné, Henri fit venir l’autre Henri et lui passa la succession, n’ayant aucun héritier en vue. Et c’est dans cette circonstance tragi-comique que le roi de Navarre devint Henri IV et que la famille des Bourbons succéda à celle des Valois sur le trône de France.

Ces rois qui vécurent sous la Renaissance et encore sous l’âge baroque français complétèrent le programme de construction et d’édification de l’État et de la culture française. Grâce à Catherine de Médicis, la France devint la première élève de l’Italie des Vinci et des Michel-Ange. Si François Ier et Henri II eurent à combattre un prince puissant, Charles-Quint, leur progéniture fut plongée dans la crise religieuse suscitée partout en Europe par la Réforme. Ils n’avaient pas la force physique ni morale pour assumer tant de responsabilités historiques et de mainmise sur leurs peuples au moment où Henri IV allait démontrer qu’il fallait apaiser les passions en conciliant à la fois la force et la négociation. Il faudra attendre la politique absolutiste du cardinal de Richelieu et celle de Louis XIV pour qu’on en arrive à extirper la semence des querelles religieuses, et toujours sans pouvoir satisfaire tous les partis. Finalement, c’est le temps qui arrangera les choses, mais la monarchie ne sera plus là pour s’attribuer le succès final.

Si les Anglais et les Français ont eu à déplorer des successions faibles, l’Espagne a connu de longues et douloureuses dégénérescences de familles régnantes. Les Bourbons au
XVIIIe-
XIXe siècle, mais avant, les Habs-
bourg eux-
mêmes connurent des épisodes navrants. Pendant que Catherine de Médicis gouvernait ses fils, de l’autre côté des Pyrénées, Philippe II était pris avec son fils, don Carlos, qui devait devenir le sujet de la tragédie de Schiller puis de l’opéra de Verdi et dont le destin ne fut sans doute pas étranger à la création de l’une des pièces les plus connues du répertoire théâtral espagnol : La vie est un songe de Calderòn (1635).

Don Carlos, ou Charles d'Autriche (1545-1568), heureusement, ne fut jamais appelé à occuper le trône d’Espagne ni celui d’Autriche. À la manière dont Philippe II résolut le problème vivant que posait son propre fils, il répond aux questions posées par Machiavel dans les Discours de la première décade de Tite-Live. Philippe n’avait que 18 ans lorsque naquit don Carlos. Sa mère, Marie Manuelle de Portugal, était à la fois sa cousine paternelle et maternelle. La consanguinité joua certainement un rôle dans le destin de l’enfant. Elle mourut quatre jours après avoir donné naissance à don Carlos, probablement suite à des complications ou à des négligences post-partum. Le célèbre docteur Cabanès nous raconte ainsi les premières années du fils de Philippe II :
«Dès ses premières années l’infant révéla des instincts singuliers. Non seulement il mordait, mais encore il mangeait, dit le texte espagnol [Relazioni d’Alberi, faite au Sénat de Venise le 19 janvier 1563], les seins de ses nourrices : trois d’entre elles faillirent être les victimes de la boulimie de ce petit ogre.
Jusqu’à l’âge de trois ans, on ne l’entendit pas prononcer une seule parole, à ce point qu’on le crut muet; le premier mot qui sortit de sa bouche fut non! On s’empressa d’en donner connaissance à son grand’père [Charles-Quint], qui en plaisanta. Don Carlos avait 21 quand on lui coupa le filet de la langue; on a retrouvé le compte de la somme qui fut payée à l’opérateur.
Longtemps il garda le parler difficile et lent; il ne s’exprimait qu’en termes tronqués et saccadés.
Nous connaissons son régime de vie à douze ans; il est parfaitement réglé. Il se livre déjà aux sports en faveur : il joue au truc et au palet, fait un peu d’escrime; quelquefois il monte à cheval, mais comme “il est trop évaporé pour pouvoir le faire sans danger”, on ne lui permet que rarement cet exercice.
Malgré ce régime, son état n’était guère satisfaisant. Quelqu’un qui le dépeint de visu fait ressortir son teint blême, qu’il attribue à un excès de bile, dont les médecins, selon lui, ne se préoccupent pas assez» (Docteur Cabanès. Le mal héréditaire : Les descendants de Charles-Quint, Paris, Albin Michel, s.d., pp. 246-247).
L'infant don Carlos, privé de sa mère morte à sa naissance et d’un père en plein ap-
prentis-
sage du gouverne-
ment, restait un inconnu pour les courtisans. Aussi, com-
prend-t-on facilement l’effet qu’il eut lors de ses premières apparitions officielles, comme le rapporte Federico Baardoero au Sénat de Venise :
«Le prince a une grosse tête, hors de proportions avec son corps. Ses cheveux sont noirs et il est faible de constitution. Il témoigne d’une âme cruelle et, parmi les faits probants qu’on en pourrait citer, il y en a un, répété et significatif : c’est que parfois, au cours de ses chasses, quand on lui apporte un lièvre ou un animal de ce genre, il prend plaisir à les faire rôtir vivants. Et, comme on lui avait offert un long serpent, qui le mordit au doigt, il lui coupa la tête d’un coup de dents. Tout indique qu’il sera audacieux, et il semble avoir pour les femmes un goût excessif. Il donne des signes d’un grand orgueil, puisqu’il ne peut se présenter devant son père le béret à la main et qu’il appelle son père mon frère et son aïeul mon père; et il est irascible au suprême degré et passionné dans ses opinions. Il se complait à dire tant de choses originales que son professeur les a recueillies dans un petit livre qu’il a envoyé à l’Empereur» (Cité in O. Ferrara. Philippe II, Paris, Albin Michel, 1961, p. 125).
Du sadisme-oral de la petite enfance, don Carlos, en vieillissant, ressemble de plus en plus à un psychopathe. Son goût de la violence et de la guerre dépasse celui-là même de son père. Adolescent, il est victime de plusieurs fièvres qui n’améliorent pas les choses, et lors de la cérémonie de prestation de serment d’Élisabeth de Valois, la nouvelle reine, tous remarquent à quel point son teint pâle et son maintien disgracieux font contraste avec la tournure élégante et la bonne mine du fils naturel de Charles-Quint, don Juan d’Autriche. Toujours fiévreux, les médecins, impuissants, suggérèrent à Philippe II de l’envoyer dans un lieu au bord de la mer. Le bref rétablissement de l’infant est interrompu par une maladresse sordide qui aggrava son cas : voulant se rendre auprès d’une des filles du concierge, il déboula un escalier dans la pénombre et se fit une fracture du crâne. Il prit un certain temps à s’en remettre. Mais, lorsque rétabli, les accès de fièvres le reprennent. Pour Cabanès, ce sont ces fièvres qui encouragèrent les goûts morbides et sadiques de don Carlos :
«L’ambassadeur Soranzo nous dépeint don Carlos, alors âgé de 19 ans, “d’une nature si colère, qu’il est des plus difficiles à se laisser gouverner. Il n’écoute personne et ne tient compte de rien… Il estime fort peu aussi le roi, lequel dissimule et feint de ne pas trop s’apercevoir de ses actions. Cependant, lorsqu’il lui manifeste son ressentiment, aussitôt Son Altesse se précipite au lit avec une fièvre ardente, conséquence immédiate de la colère à laquelle il est sujet”. Le narrateur ajoute qu’“il est cruel. Il porte une haine particulière à ceux qui le servent et, n’était la crainte du roi, il en changerait continuellement (de serviteur). Fort peu ont su le prendre et conquérir sa bonne grâce”. Le jeune prince nous est encore montré “capricieux de choses singulières : ainsi de se faire faire des vêtements à l’infini, d’acheter des joyaux sans vouloir qu’ils soient estimés, de faire graver son portrait dans des rubis et des diamants; puis, a-t-il porté l’anneau huit jours, il ne se soucie plus de le voir… Il affecte de prendre en dédain toutes les choses qui plaisent au roi… Le roi l’a fait entrer dans le Conseil d’État, il l’a accompagné en personne et l’a fait asseoir; mais, à peine assis, le prince est sorti soudainement”. Les ministres se refusaient-ils à exécuter ses volontés, il les accablait d’outrages» (Docteur Cabanès. Op. cit. p. 254-255).
Son aspect physique devient plus rebutant au fur et à mesure qu’il atteint la majorité :
«Le représentant de l’Empereur d’Autriche à Madrid, chargé de renseigner son maître sur son futur gendre, en trace un portrait des moins flatteurs : “Le prince n’est pas large des épaules, ni d’une grande taille; l’une de ses épaules est un peu plus haute que l’autre. Sa poitrine rentre. Il a une petite bosse à la hauteur de l’estomac. Sa jambe gauche est beaucoup plus longue que la droite, et il se sert moins facilement du côté droit que du côté gauche. Il a les cuisses assez fortes, mais mal proportionnées, et il est faible des jambes. Sa voix est grêle et aiguë, il éprouve de la gêne quand il commence à parler et les mots sortent difficilement de sa bouche…”» (Docteur Cabanès. Ibid. pp. 255-256).
Comme il se doit, dans le Royaume de Philippe II et à l’âge baroque, le sadique polymorphe cultive l’extase religieuse :
«En matière de religion, cette exaltation confinait à l’angoisse, au délire du scrupule. Il n’y avait rien qu’il n’imaginât pour apaiser les inquiétudes de sa conscience. Voyant s’approcher l’époque du jubilé, il appréhendait de donner au peuple un mauvais exemple, en s’abstenant de la communion. Au lieu de prendre une détermination toute simple, en accord avec ses sentiments religieux, il jugea nécessaire d’assembler un grand nombre de frères au monastère de Saint-Jérôme, et de leur demander “si, ayant dans l’âme une haine justifiée d’ailleurs, on pouvait communier. Il lui fut répondu que non; alors, s’interrogeant de nouveau, il voulut savoir si, du moins, on pouvait communier avec une hostie non consacrée, pour que le peuple crût qu’on communiait. Les religieux répondirent encore que non, et que ce serait commettre un grand sacrilège; et ainsi le prince ne se présenta pas à la communion”» (Docteur Cabanès. Ibid. p. 257).
Goinfre et libidineux, don Carlos devient toujours plus violent et plus sadique :
«Il n’est pas moins de six tentatives de meurtre qui n’aient été imputées à don Carlos, et la plupart, il faut bien le dire, sur des preuves irrécusables. On cite de ce prince des traits de brutalité qui sont d’un extravagant : des petites filles battues par ses ordres, et dont on fut ensuite obligé d’indemniser les parents; des traitements barbares infligés à des chevaux.
Était-il mécontent d’un de ses serviteurs, il le rouait de coups, ou menaçait de le jeter par la fenêtre; il osa même frapper du poing un gentilhomme de la chambre, qui n’avait pas craint de lui présenter des remontrances parce qu’il écoutait aux portes. Mais voici plus fort. Certain jour, on lui avait apporté des bottines qu’il trouva trop étroites; son majordome, qui les avait commandées, était à portée de main, il le souffleta, puis il sonna le gentilhomme de service. Celui-ci ayant un peu tardé à venir, l’infant se jeta sur lui quand il se présenta et voulut le précipiter dans les fossés du château; aux cris, les domestiques accoururent; alors, le prince leur ordonna de couper en morceaux les bottines du malheureux, de les faire cuire, et ceci dépasse toute imagination, il voulut contraindre l’infortuné cordonnier à les manger! “Il les fit mettre en petites pièces et fricasser comme tripes de bœuf, et les lui fit manger toutes devant lui, en sa chambre, de cette façon”» (Docteur Cabanès. Ibid. pp. 260-261).
Dans ses moments de lucidité, don Carlos pouvait faire preuve de tendresse, mais il s’amouracha de sa belle-mère, Élisabeth de Valois l’épouse de son père. Ce drame œdipien fut doublé de violences incontrôlées sur les grands ducs de la cour. Il menaça le duc d’Albe d’un poignard et se précipita, l’épée à la main, contre don Juan. Philippe II comprit qu’il ne pouvait tenir don Carlos pour son successeur. C’est là qu’il décida de passer à la nécessité qui fait loi :
«Dans la nuit du 18 au 19 janvier (1568), entre onze heures et minuit, exactement, le roi sortait, sans gardes, de son cabinet, vêtu de son costume ordinaire; il était précédé d’un homme portant un flambeau et suivi de quatre autres, munis de clous et de marteaux. Dans cet appareil, tous ces personnages pénétrèrent dans la chambre de don Carlos, dont la porte était entr’ouverte. Philippe II, avant d’être vu de son fils, qui lui tournait le dos, s’emparait de l’épée et du poignard, suspendus au chevet du lit sur lequel était étendu l’infant. Puis, le roi donna l’ordre d’enlever tous les objets de fer ou d’acier qui se trouvaient dans la pièce, jusqu’aux chenets de la cheminée, tandis que deux de ses affidés enclouaient toutes les fenêtres; l’héritier de la monarchie espagnole était désormais prisonnier d’État» (Docteur Cabanès. Ibid. p. 266).
Devant un tel geste extraordinaire, toutes les cours d’Europe furent émues. Même Charles VI, dans ses moments d’égarement, n’eut à subir un tel traitement. D’autre part, les princes espagnols comprenaient que Philippe ne pouvait faire autrement : «Comme le disait Philippe, dans une lettre au roi de Portugal : “J’ai dû préférer le bien de mes peuples à toutes les autres considérations humaines”. Donc, ce n’est pas un châtiment qu’a voulu infliger Philippe II à don Carlos, c’est une claustration définitive, pour éviter les inconvénients qui pouvaient résulter des troubles mentaux de son fils» (Docteur Cabanès. Ibid. p. 268).

La légende noire, qui entache la réputation de Philippe II et qui fut concoctée dans les officines de Londres et de Amsterdam, amplifie des ragots cruels à l’égard du roi d’Espagne; elle inspirera le drame poétique de Schiller de même que l'opéra de Verdi. Mais son véritable tort fut de ne pas aimer son fils ou tout simplement de ne pas avoir participé à son éducation comme un père et un roi auraient dû y participer. Paolo Tiepolo, autre observateur vénitien, rapporte que :
«…étant enfant, non seulement il mordit, mais encore il mangea les seins de trois nourrices, qui en moururent. Il ne parla pas avant cinq ans, et le premier mot qu’il prononça, ce fut “Non”, ce qui ravit son grand-père Charles-Quint, lequel – en plaisantant – fit remarquer que cette spontanéité était utile pour renvoyer tous les solliciteurs. En grandissant, il n’a voulu ni étudier, ni s’adonner aux exercices physiques, mais seulement faire du mal aux autres : c’est ainsi  que, lorsqu’on lui présente des gens de peu d’importance, il leur fait souffrir le martyre, et il y en a même un qu’il a voulu châtrer… Il n’aime personne, que l’on sache, et il déteste un grand nombre de gens… Il est brutal et entêté dans ses opinions; son élocution est pénible et lente, et il emploie des mots déformés et tronqués… Il ne comprend rien aux choses du monde» (Cité in O. Ferrara. Op. cit. p.126).
Ceci parut lorsque la révolte des Pays-Bas protestants força Philippe II à une politique répressive sans précédent. Don Carlos ne vit là que l’occasion de s’enfuir de l’Espagne pour s’établir dans les Pays-Bas et y jouer le rôle que le roi son père confia de préférence au duc d’Albe. Les caprices de don Carlos ne touchaient plus que le domaine privé; ils menaçaient l’ordre politique :
«Son comportement devient de plus en plus inquiétant. Il y a d’abord une affaire obscure sur laquelle nous sommes mal renseignés : pour parer à un éventuel soulèvement des morisques du royaume de Grenade, Philippe II aurait décidé de lever une milice de quarante mille hommes; or don Carlos se serait mis en rapport avec les officiers chargés du recrutement; le roi, informé, aurait arrêté la mise en place de la milice, de peur de fournir à son fils une armée qu’il aurait pu retourner contre lui. Plus sérieuse paraît une autre péripétie. Don Carlos n’a pas renoncé à partir pour les Pays-Bas. On lui prête même l’intention de prendre la tête des rebelles qui, selon lui, auraient des raisons de se plaindre de Philippe II. Il écrit aux Grands pour leur demander de l’argent afin de l’aider à quitter l’Espagne et à se rendre en Allemagne épouser sa cousine Anne. Deux jours avant la Noël 1567, cherchant à mettre ce plan à exécution, don Carlos prie don Juan d’Autriche de lui trouver un bateau. Naturellement, don Juan se rend immédiatement à l’Escorial pour informer le roi… C’est alors que Philippe II prend la décision d’agir à la fois dans l’intérêt du prince et pour le salut public. Il consulte des juristes et des théologiens : Gallo, Melchor Cano, le docteur navarrais, Martin de Azpilcueta …Les avis sont formels : le désaccord entre le roi et son fils représente une menace grave; on ne peut prendre le risque de créer des divisions dans le royaume; il faut donc empêcher le prince de quitter l’Espagne» (J. Pérez. L’Espagne de Philippe II, Paris, Fayard, 1999, pp. 290-291)
Ceci permet de comprendre l’intérêt que portait Philippe II aux papiers que l’on pouvait saisir dans les appartements de don Carlos. La paranoïa du complot nourrit toujours l’arrière-pensée des princes et des rois. Le silence entourant le sort de don Carlos servira plus tard à édifier la légende noire :
«On affirme que le prince est dans les fers, qu’il a essayé à plusieurs reprises de se suicider, qu’il est protestant, qu’il a comploté de tuer le roi. On dit qu’il est fou furieux, ou que c’est un martyr qui souffre injustement. Ses gardiens lui imposent un régime étrange. Il est tantôt gavé de nourriture, tantôt soumis à un jeûne sévère. Ils l’exposent alternativement au froid et à la chaleur. C’est du moins ce qu’on imagine. Philippe, en tout cas, fait instruire un procès de trahison dont il confie la direction à Ruy Gómez, mais cette instruction est peut-être le seul document d’État du règne de Philippe II qui ne soit pas conservé au château fort de Simancas, où le roi fait déposer ses archives» (I. Cloulas. Philippe II, Paris, Fayard, 1992, p. 243).
Quoi qu’il en soit, Philippe II se conduit maintenant comme s’il n’avait jamais eu de fils. En tous cas, il n’a plus d’héritier mâle. Il aura fallut attendre six mois avant que le sort de don Carlos soit scellé.
«Don Carlos meurt le 24 juillet 1568 à l’alcazar de Madrid. A-t-il été assassiné? Rien ne permet de l’affirmer. Notre source principale est un témoin qu’on ne saurait récuser : l’ambassadeur de France Fourquevaulx; il n’a aucune raison de ménager l’Espagne et Philippe II; ses rapports sont confidentiels; il peut s’exprimer librement et éventuellement faire état de rumeurs. Or, à aucun moment Fourquevaulx ne laisse entendre que don Carlos a été exécuté ou assassiné; celui-ci aurait provoqué lui-même sa mort par ses habitudes alimentaires. Depuis quelque temps, le prince faisait une sorte de grève de la faim; pendant trois ou quatre jours, il cessait de s’alimenter, puis se mettait à manger comme un ogre. En même temps, il absorbait des quantités d’eau glacée. Cabrera de Córdoba ajoute que le prince se roulait tout nu sur les carreaux de sa chambre, puis se couchait dans des draps imbibés d’eau glacée. Ces scènes se passaient à Madrid, au mois de juillet, en pleine canicule… Vers le 15 juillet, don Carlos commence une nouvelle grève de la faim; il ne mange plus que des prunes crues, tout en continuant à boire glacé. Telle serait, selon l’ambassadeur de France, la cause de sa mort, version confirmée par Cabrera de Córdoba : pareil régime aurait provoqué de la fièvre, des vomissements, de la diarrhée. Les médecins le purgent, mais sans grand effet. On avertit le roi qui se rend aussitôt auprès de son fils, mais sans se laisser voir de peur d’exciter sa colère; il lui donne discrètement sa bénédiction avant de se retirer. Cabrera de Córdoba évoque, dans une formule saisissante, ce qu’ont dû être les sentiments de Philippe II quand il a su que son fils allait mourir : la douleur du père, le soulagement du roi apprenant que don Carlos ne ferait plus courir de danger à la monarchie… Le prince a le temps de faire son testament et de recevoir les derniers sacrements. Il meurt le 24 juillet, à quatre heures du matin» (J. Pérez. Op. cit. p.p. 292-293).
Fourquevaulx spécifie qu’«on l’a fait confesser, doutant qu’il meure de faiblesse, car d’autre mal n’a; il n’y a point de fièvre. Le roi son père en est bien marri, car, s’il mourait, le monde en parlerait diversement. S’il vit, j’entends qu’on lui prépare le château d’Arevalos pour y loger au large en sûreté», et il prie Catherine de Médicis de faire célébrer solennellement les obsèques de don Carlos. (I. Cloulas. Op. cit. 1992, pp. 248-249).

Les preuves de l’assassinat de don Carlos, si elles existent, sont restées introuvables. D’autre part, certains traitements, dont celui des douches glacées, ressemblent à ce qu’on utilisait pour «soigner» ceux que la déraison égarait. Quoi qu’il en soit, les grèves de la faim suivit de boulimies sont en ligne directe avec le comportement de l’infant dans sa prime jeunesse. Mais, doit-on écarter tous soupçons inconscients de la part de Philippe II? Orestes Ferrara nous éclaire sur ce point :
«La détention fut rendue de jour en jour plus sévère. La Maison du Prince fut totalement dissoute. Don Carlos dut abandonner jusqu’aux murs entre lesquels il avait habité : une tour lui fut donnée comme unique résidence. L’ambassadeur Cavalli, dans ses dépêches à la Sérénissime, donne les nouvelles les plus précises sur le prisonnier : l’amélioration de sa santé à un certain moment, sa grève de la faim, pour laquelle Philippe II déclina toute responsabilité en ces termes : `Quand il aura faim, il mangera”. Le Roi alla jusqu’à établir un formulaire pour un Prince en disgrâce, en fixant la façon dont il devait être servi. Puis il l’autorisa à se confesser et à communier, ce que don Carlos fit avec beaucoup de soin et de foi, ce pendant que le père expliquait que cette autorisation ne signifiait pas qu’on le considérât comme jouissant de toutes ses facultés. De temps en temps, l’incertitude désespérait le prisonnier. À un certain moment, il tenta de se suicider en avalant un diamant, mais sans y réussir. Il expulsa la pierre… Ainsi le temps passait.
Le 15 juillet, après avoir mangé abondamment, - selon la version officielle, - le Prince ne se sentit pas bien. Le repas pantagruélique, ajoute-t-on, s’était terminé par un pâté de quatre perdrix fort épicé; après quoi il avait bu de l’eau froide en abondance. Une indigestion s’ensuivit, avec vomissements et violentes coliques, sans que le médecin pût agir, en raison de l’opposition du malade, qui refusa tous les médicaments. Cette même version consigne d’autre part que don Carlos était, depuis peu, devenu plus sain d’esprit; en effet, l’Ambassadeur Cavalli eut la phrase la plus pathétique pour décrire cette heure : “Le bon sens qui lui avait manqué pendant la vie, Dieu notre Seigneur le lui octroya à la fin en surabondance”. Il se confessa et dicta un nouveau testament. Mais il fut condamné par les médecins, et cela cinq jours après être tombé malade et huit jours avant sa mort. Il mourut le 28 juillet; voici la version de sa fin : le jeune moribond avait demandé quelques heures de vie encore, pour pouvoir fêter le jour de Saint-Jacques, et le Tout-Puissant (toujours selon la version officielle) les lui accorda. Finalement, il put achever son existence avec sérénité, en prononçant la phrase de Charles Quint : “Il est temps, mon Père, aidez-moi!”» (O. Ferrara. Op. cit. pp. 136-137).
Philippe II, qui s'est toujours montré d'une égale fidélité à l'esprit, sinon à la lettre, de Machiavel, saisissait parfaitement que non seulement son fils n'était pas en mesure de lui succéder, mais son comportement même devenait un danger pour l'intégrité de son État. La succession devenait plus importante que la filiation du successeur. Il avait des filles pour lui succéder - il n'y a pas d'équivalent à la loi salique en Espagne - et le roi pouvait espérer encore avoir un fils pour la primogéniture. Devant les menaces et les dangers qui pouvaient viser l'Espagne, Philippe faisait surtout confiance en lui-même.

Les historiens de la droite traditionaliste, inspirés de la pensée de Bainville, savent que les régences sont des moments de faiblesses dans la succession au trône; pour les historiens de gauche, elles sont des occasions pour laisser les éruptions populaires se manifester. L’immaturité ou la jeunesse du roi laissent aux John Ball et Wat Tyler, aux jacqueries, aux frondes, aux partis de protestants et de catholiques, la voie large ouverte pour faire avancer leurs intérêts de groupes. La réaction devient automatique : la répression. Celles qui marquèrent aussi bien le règne de Richard II que celui de Charles IX. La faiblesse des rois conduit à la mauvaise éducation de leurs propres fils et agace les dents de leurs petits-fils. À des saint Louis, Edward III, Charles V, François Ier et Charles-Quint, on trouve, deux générations plus tard, les trois fils de Philippe le Bel – les rois maudits – qui signifieront la fin de la dynastie des Capétiens directs; la fin des Plantagenêts avec la mort de Richard II; la fin des Valois avec les trois fils de Henri II et de Catherine de Médicis; avec le danger de la dynastie des Habsbourg, passagèrement sans héritier mâle sur le trône d'Espagne. Des princes forts peuvent engendrer des princes forts ou faibles, mais s’ils engendrent des princes faibles, la dégénérescence de la dynastie est embrayée vers sa fin historique. Là est le drame de l’État, là repose également l’espérance des peuples et du progrès de la civilisation. Aux âmes mal nées, l'incompétence n'attend point le nombre des années

Montréal
12 octobre 2014

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