Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 6 février 2012

Der Holzweig

Altdorfer. Saint-Georges perdu en forêt
DER HOLZWEIG

La forêt d’Altdorfer, depuis que je l’ai vue, vers l’âge de 13-14 ans, exerce toujours sur moi l’étrangeté qu’elle dut inspirer à ceux qui la virent la première fois, dans l’atelier du peintre. On l’intitule Saint Georges et le dragon, mais l’anecdote est réduite au minimum, tout au bas du tableau. Ce sont les arbres géants, troncs et branches, conifères plus que feuillus, où le sol se confond avec le bouquet de sapinnages qui tiennent la vedette du tableau. Pour peu, on se croirait proches des pins Douglas de la Colombie britannique, impressionnants produits de la flore canadienne que j’ai admiré dans l’île de Victoria, mais sans jamais toutefois éprouver devant eux l’inquiétante étrangeté qu’éveille en moi la forêt touffue du peintre maniériste. Avec le tableau d’Altdorfer, l’on se demande, est-ce un exercice de perspective ou tout simplement un suaire végétal qui s’apprête à enrober, comme par vengeance écosystémique, le pourfendeur et sa victime?

Qui est cet Altdorfer? Comme pour bien des peintres germaniques de la Renaissance, nous connaissons peu de choses de sa vie. Albrecht Aldorfer, serait né à Ratisbonne vers 1480, en tout cas, il y est mort le 12 février 1538. Contemporain d’Albrecht Dürer, comme lui, il était peintre et graveur. Il est considéré comme le plus important représentant de l'école du Danube. Ses scènes de forêt, de batailles épiques, d’épisodes christiques, posent toutes un questionnement métaphysique incomparable aux autres artistes de son temps. Le mystère imprègne ses œuvres, leur donnant une dimension cosmogonique à laquelle l’écologie du XXe siècle a trouvé un ancêtre de calibre universel. Pour les historiens de l’art, toutefois, Altdorfer est surtout un maître de l’art fantastique. C’est ainsi classifié que je le découvris dans la célèbre étude de Marcel Brion, Art fantastique, publiée chez Albin Michel en 1961, (j’avais alors l’édition de poche parue chez Marabout), et dont le premier chapitre s’intitulait, précisément, «La forêt hantée».

Brion suppose qu’il existerait un mimétisme entre les formes de la forêt et celles des êtres qui y habitent. Altdorfer serait même un interprète de la philosophie du célèbre philosophe et alchimiste Parcelse (1493-1541) qui, dans Philosophiæ Liber III, De Elemento Terræ, note: «Le végétal a sa peau, et c’est son écorce, il a sa tête et sa chevelure, ce sont ses racines, il a sa physionomie et ses sens, il a sa sensibilité aussi, de telle sorte que si on le blesse il meurt. Son feuillage, ses fleurs et ses fruits sont ses ornements comme dans l’homme l’ouïe, le visage, et l’art de la parole”. Et Brion d’ajouter: «Dans la forêt l’homme fait corps avec la nature, puisqu’il y a similitude de nature, et c’est le seul élément dans lequel cette similitude se présente. Aussi le philosophe pousse-t-il son audacieuse intuition et son génie des concordances jusqu’à parler de la “chiromancie du bois”, de la même sorte que celle des mains de l’homme, “une chiromancie des herbes, une chiromancie du feuillage sur les arbres, une chiromancie des paysages, des cours d’eau et des chutes d’eau”.

Dans son essai sur l’art fantastique, c’est Altdorfer qui inaugure les études particulières qui retiennent l’auteur. «Dans le texte remarquable que Otto Benesch a écrit sur Altdorfer (1938) il revient fréquemment sur ces similitudes qui apparaissent chez le peintre et chez le philosophe, chacun d’eux exposant avec son propre langage, cette vieille conception magique de l’unité de l’homme et de la nature, de l’individu et des éléments. C’est pourquoi les forêts d’Altdorfer sont réellement habitées par des puissances naturistes, visibles ou invisibles, qui se manifestent dans le langage chiffré des choses et dans les êtres fantastiques qui peuplent la forêt; licornes, hommes sauvages, dragon, et dans la “chasse sauvage” qui, les jours d’orage, remplit la forêt précipitant son galop au niveau des plus hautes branches, la Mesmie Hennequin [l'ancêtre de la chasse-galerie] des vieilles légendes, chevauchée des esprits élémentaires ou des fantômes, ressuscitant à l’époque chrétienne le souvenir de Sleipnir, le cheval de Wotan, qui ébranlait le toit du ciel du fracas de ses huit sabots» (p. 14). C’est là l’image de la forêt germanique, de celle qui ensorcelle, qui dissimule des êtres étranges dont les traditions orales seront méticuleusement colligées par les frères Grimm au XIXe siècle. Cette forêt hantée qui fera rêver les poètes romantiques, les Gœthe et Schelling de la Naturphilosophie et les artistes qui, à l’exemple de Caspar David Friedrich (1774-1840) renoueront avec l’aspect cosmogonique d’Altdorfer, mais dans le sens propre à une réaction au monde industriel post-révolutionnaire.

Pour sa part, Brion analyse ainsi le célèbre Saint Georges et le dragon d’Altdorfer: «La violence de la végétation est exprimée par le furieux élancement des arbres, par l’entrecroisement tumultueux des branches, par cette manière dont les feuillages bouchent le tableau, excluant le ciel, refusant toute éclaircie. Selon Otto Benesch, la trouée qui laisse voir des lointains serait une addition postérieure; elle affaiblit cette impression d’étouffement que le spectateur doit éprouver, captif de ces inextricables entrelacements de troncs et de feuillages exubérants; à l’origine, au lieu de cette trouée, Altdorfer avait dû placer, selon l’hypothèse de Benesch, conforme à l’esprit même de la composition, l’entrée de la caverne du dragon» (p. 14). Si Benesch a raison, nous serions alors devant un véritable tableau aux effets anxiogènes voulues. Cet effet est encore nettement perceptible et la veduta ajoutée ne fait qu’amoindrir un effet d’étouffement qui, pour plusieurs, est déjà nettement insupportable. La forêt étouffe, certes, mais elle ne tue pas.

«La forêt dans laquelle le saint Georges d’Altdorfer traque et tue le dragon, poursuit Brion, est une forêt surnaturelle par sa luxuriance et par l’éclatante rutilance d’or vert, où résonne sourdement l’acier sombre du chevalier. La forêt, être vivant selon la doctrine paracelsienne, participe au combat du chevalier et du monstre. Une immense tension dramatique bouleverse les arbres dont les cimes se perdent très haut, là où ne parvient plus notre regard; la forêt est un monde clos, bouché de tous côtés, impénétrable : le sentier même par lequel saint Georges est arrivé, s’est refermé derrière lui. La forêt est tragiquement émue par la mort du dragon : les arbres énormes se rassemblent et se penchent par-dessus le cavalier comme pour l’écraser, mais, en même temps, le geste qui a tué le monstre a brisé le sortilège de la forêt; les arbres enchantés qu’il tenait sous son empire, vont être délivrés de la tyrannie bestiale - diabolique - et se ranger dans le parti des hommes. Exorcisée, la forêt deviendra habitable, utilisable : saint Georges est ainsi le premier défricheur, l’ancêtre du général romain qui, pour rassurer ses soldats que la forêt originelle terrorisait, a ordonné à ses légionnaires de poser l’épée et de prendre la hache pour vaincre d’abord l’ennemi primordial» (pp. 15-16). De même, avons-nous dit, les forêts torturées des tableaux de Friedrich s’opposaient à la «sauvagerie» industrielle et révolutionnaire, de même l’action du Saint Georges d’Altdorfer s’oppose à la forêt médiévale. En tuant le dragon, Altdorfer, selon Brion, «désenchanterait» la forêt médiévale, encore peuplée d’ogres, de sorcières, de lycanthropes et de magiciens, aux regards des superstitions rurales.

Cette interprétation se trouve corroborée par des études plus récentes, entre autres celle de Simon Schama dans Le paysage et la mémoire (Paris, Seuil, Col. L’Univers historique, 1999): «Comme Christopher Wood l’a montré dans une étude très riche sur les paysages d’Altdorfer, au moment où la forêt allemande était reconnue comme le paysage authentique et naturel de la patrie, elle tombait par pans entiers sous les haches» (pp. 111-112). Comme Friedrich placera des niches saintes sur des arbres ou plantera de grands crucifix au sommet des montagnes surmontant les nuages, la vision sacrée de la forêt chez Altdorfer ne ferait aucun doute. Schama avance «que même quand les arbres d’Altdorfer semblent stylisés de façon fantastique et fantasmagorique, il est clair que le peintre les voit à la fois comme un sanctuaire de verdure et un territoire tribal. Autour de 1510, le peintre a exécuté un tableau très étonnant, malgré ses dimensions modestes, qui s’intitule Saint Georges terrassant le dragon. Le monde végétal de l’héroïsme sacré, il a fait plus que le rendre visible, il l’a animé. Une forêt luxuriante, fougères, sapins, chênes, envahit presque toute la surface de la feuille de parchemin collée sur un panneau de tilleul (Linde, le mot de haut allemand qui veut dire “tilleul” signifie aussi, nous rappelle Michael Baxandall, le “bois sacré”). Seul un minuscule espace au fond à droite a été déchiré par le peintre pour ouvrir sur un paysage de montagne et nous donner ainsi des repères de distance et de profondeur» (Il n’est plus question ici de retouche supposée par Benesch).

«Il est clair au premier coup d’œil que saint Georges rend hommage au dragon plutôt qu’il ne le terrasse. Et bien qu’il soit conventionnellement représenté comme le miles christianus, le chevalier qui affronte les forces infernales, la miniaturisation de l’action dans un petit tableau, renforce l’impression que le véritable héros est tout autant la forêt teutonne que le guerrier chrétien. Ce Georges est presque un Hermann. Le panneau constitue une véritable révolution dans la manière de peindre les paysages, en partie à cause du soin extraordinaire apporté à transcrire les conventions du feuillage ornemental des églises directement sur le tableau, créant ainsi un espace sacré. Ce qui ne veut nullement dire que le paysage soit ici stylisé au point d’être méconnaissable. Tout au contraire. Le peintre a manifestement travaillé avec la rigueur scientifique d’un Dürer ou d’un Vinci, mais il a transcendé la simple accumulation naturaliste en procurant au spectateur la sensation frappante que tout le bois pourrait l’engloutir, l’étouffer, comme si on lui avait mis un bandeau sur les yeux. En nous dérobant profondeur et perspective, le rideau de feuillage empêche pratiquement toute possibilité narrative. Relégués devant un coin de la muraille végétale, Georges et le dragon ne sont pas plus les protagonistes de ce drame que ne l’est le chœur, devant le rideau d’un proscenium. À voir les feuilles projeter leur lumière sur d’autres feuilles qui s’accumulent et s’enchevêtrent dans ces panneaux rebrodés de volutes végétales, nous comprenons que la trame du récit, c’est la forêt. Ce bois germanique n’est pas un décor, il est l’histoire» (pp. 116-117).

L’histoire de l’Allemagne, depuis le récit sur les Germains par Tacite jusqu’aux historiens actuels allemands, a-t-elle pour intrigue principale les différentes métamorphoses de la Forêt Noire, des épaisseurs feuillus d’Altdorfer jusqu’aux modernes villes industrielles du bassin du Rhin? Hitler, l’un des premiers activistes écologiques de droite, qui, comme le dragon, allait se nicher (se reposer!) au sommet de son Nid de l’Aigle au cœur de la forêt en attendant la venue des nouveaux Romains démocrates et soviétiques venir raser les bois à la faucheuse, comme des chevaliers infernaux, ennemis de la Race, portait-il en lui un mystère cosmogonique qui échapperait aux analyses politiques et psychologiques? La confusion du réel et du mythe, de la vérité et du fantasme, fait aussi partie du mystère de la forêt. La forêt est animée, reconnaissent Benech, Brion, Wood [sic!] et Schama, cela ne fait aucun doute. Mais alors, qu’est-ce qui l’anime? La foi du chevalier, l’esprit du dragon [du Mal], l’animisme tribal? Il y a là de quoi faire cogiter bien des esthètes, des mythologues, des historiens et des philosophes.

En reconnaissant la petite dimension du tableau d’Altdorfer, nos auteurs suggèrent qu’avec sa petitesse remarquable, le paysage est suffisamment étouffant pour s’imaginer quel effet il aurait eu s’il avait été de grandes dimensions! Pour notre part, ne retenons que quelques bribes indicatives lancées ici et là par nos historiens.

La «chiromancie du bois» avancée par Paracelse indique que le paysage pourrait prédire l’avenir, comme les lignes de la main annonceraient le destin de l’individu. Est-il possible de voir dans saint Georges la hache du civilisé et dans le dragon la nature instinctive de l’homme, ce qui ramènerait la scène à un thème subliminal de l’art renaissant et baroque, celui de l’amour sacré contre l’amour profane? Le thème n’était sans doute pas ignoré d’Altdorfer, mais il se place difficilement dans cet affrontement de l’homme (du chevalier) en lutte contre ses instincts pulsionnels (le dragon). La confrontation est moins «allégorique», plus brutale. Les puissances naturistes n’ont pas dit leur dernier mot, même quand saint Georges porte le coup fatal au démon, les branches des arbres se courbent et les fougères s’élèvent pour l’étouffer. Pire encore : «le sentier même par lequel saint Georges est arrivé, s’est refermé derrière lui». Voilà donc notre chevalier pris au piège de son audace. Toutes coordonnées d’espace (il a perdu son fil d’Ariane) et de temps (quelle heure de la journée est-il? fait-il encore jour ou est-ce déjà le crépuscule?) l’isole dans la forêt mystérieuse. Brion suppose que le charme a été rompu par la mort du dragon. Ça reste à voir. Saint Georges défricheur? Sans doute, mais en entrant dans la forêt avec laquelle il fait corps, son action civilisatrice le condamne du même coup. Voilà le tragique annoncé par la chiromancie de la forêt. Portant le coup mortel au dragon, saint Georges se serait lui-même infligé une blessure mortelle, …s’il n’y avait pas cet éclairci dans le lointain. Vraie lueur d’espoir ou lueur trompeuse? Le saurons-nous par un examen radiographique du tableau? Bref, le message de la «chiropractie des bois» est simple : les chevaliers (les défricheurs) viendront et, avec leurs haches, m’abatteront jusqu’au dernier arbre. Ce qui fut, effectivement, le sort réservé à la Forêt Noire. Wood reconnaît, lui aussi, que la forêt est animée, c’est-à-dire qu’un esprit y habite. Le tableau est peint sur du tilleul, bois sacré. Schama renchérit l’interprétation de Brion jusqu’à affirmer: «En nous dérobant profondeur et perspective, le rideau de feuillage empêche pratiquement toute possibilité narrative», c’est-à-dire qu’en nous faisant perdre tous les points de repères de l’espace et du temps, le chevalier est isolé, «emmuré», dans son monde qui est celui de la forêt. Il peut bien rendre hommage au dragon, mais en le tuant …il se tue lui aussi! Son action est jugée tellement insignifiante - rien de plus que le chœur devant le proscenium - que les dimensions de l’esprit humain se voient transférées au paysage même. Si Hitler a été le protecteur de ce qui restait de l’antique forêt germanique, c’est qu’il concevait que sans ses forêts ancestrales, l’Allemand n’était plus l’Allemand. Il n’était que cet être qui s’agitait devant son existence, hors d’elle, exclue de la nature, mais aussi de [s]a raison. En demandant à Mussolini la rétrocession du texte de Tacite sur la Germanie, Hitler aurait désiré posséder entre ses mains le témoignage écrit le plus authentique des origines de l’Allemagne. Son acte de naissance certifié. Plus que Mussolini, Hitler avait un sens de l’histoire qui dépassait la mythologie dont il se gavait et que ne parviennent pas à lui reconnaître les historiens actuels.

Côté positif, si Benesch a raison de supposer que l’éclairci dans le lointain a pour but de faire circuler l’oxygène dans le tableau, cette retouche permet aussi de rétablir les cadres de références à saint Georges. En s’ouvrant au jour, la forêt ramène les dimensions d’espace et de temps. Saint Georges sortira des limbes où il s’était enfoncé. Car l’absence des repères qui caractérise le sentiment anxieux émanant de la forêt abolit toute référence coordinatrice indispensable à la volonté et à la progression des individus comme des collectivités. Perdant son fil d’Ariane,
Saint Georges par Paolo Uccello
la forêt recouvrant les traces de sa venue, saint Georges se voit rompu d’avec son ascendance tandis que la mise à mort du dragon, dont son existence propre fait partie, le coupe de même de sa descendance. Reste la forêt qui l’enferme, dans une cage dorée ou une cage feuillue peu importe. Abolissant le temps, la forêt abolit la généalogie. Les ancêtres renieront puis oublieront Georges et les descendants feront tout, y compris changer de nom, pour ne plus laisser qu'un Georges tueur de dragon, un mythe dont on interroge la factualité. On réalise mieux l’importance de la généalogie transmise dans le patronyme parmi les peuples nomades. De même que saint Georges ne sait plus où est le nord, ni le sud, ni l’est, ni l’ouest; que la lumière apparaît et disparaît entre les toiles de feuillage, il ne vit que dans un éternel moment de sensation. Penserait-il, comme Robinson, à marquer un arbre d’entailles, il ne saurait vraiment distinguer le moment de la rupture entre le jour et la nuit. Malgré la conservation de ses sens, George ne parviendra plus à s’orienter. C’est un grand malheur, en effet, que de perdre ses points de repères, surtout lorsqu’on est seul, en forêt inconnue.

N’avoir aucun point de repères significatif pour la conscience équivaut à végéter dans les limbes. Sans aucune orientation spatiale, sans passé sans avenir, l’homme vit dans un éternel présent qui, selon saint Augustin, était marque de l’enfer. Il y a un peu de cet enfer dans le tableau d’Altdorfer. Le XXe siècle l’a vécu sur un mode vériste comme aucune génération précédente, ni celle des peintres de l’école du Danube, ni celle de l’école romantique. La première Guerre de Trente Ans et les défaites austro-prussiennes devant les armées de Napoléon Ier, malgré leurs aspects apocalyptiques, ne présentent pas d'équivalents à la seconde Guerre de Trente Ans (1914-1945). En Amérique du Nord, où là aussi la forêt mystérieuse, peuplée d’Amérindiens qualifiés de sauvages, a reculé devant la hache des pionniers. Si beaucoup d’Allemands favorisés viennent au Canada et aux États-Unis profiter des hautes montagnes et de ce qui reste de nos «Forêts Noires», avant que les déboiseurs pour les papeteries ou autres matériaux de construction finissent par raser notre sylve, n’est-ce pas pour y retrouver cette part apprivoisée de la forêt dont la mythologie germanique berce toujours leur enfance, ne serait-ce qu’à travers les merveilleux contes des frères Grimm? ceux plus fantastiques encore de Hoffmann?

Dans la mythologie québécoise pourtant, c’est bien saint Georges le héros et non la forêt, qui prend son ampleur meurtrière seulement lorsqu’elle peut encore se venger. Les dragons ont des faces humaines barbouillées et rauquent des cris stridents. Les missionnaires jésuites sont martyrisés avec un raffinement oriental. Les colons meurent tués en chutant sur la glace du toit, comme Louis Hébert, le premier colon québécois, ou du scorbut sur les navires. Les journaux de voyage de Jacques Cartier, de Samuel de Champlain, les Relations des Jésuites - notre Tacite de la Germania -, racontent le froid intolérable des hivers canadiens, la chasse compétitive aux peaux de castors, la faim qui dévore les entrailles lorsque les coureurs des bois se perdent au lac Saint-Jean ou les missionnaires au lac Mistassini et dont on ne retient que la découverte des bleuets. Les rivières animées de courants rapides noient le père Viel et son éclaireur Ahuntsic; Jean Nicolet et son costume oriental qu’il avait revêtu, se croyant rendu en Chine …au lac Michigan; elles manquent de noyer encore Louis Jolliet qui en perd tous ses comptes-rendus de voyages d’exploration. En mer, c’est aussi pire. Après une mutinerie, Henry Hudson est abandonné avec son fils et quelques fidèles dans une chaloupe, laissés dérivant dans la baie qui porte aujourd’hui son nom; sir Humphrey Gilbert se noiera au cours d’un naufrage sur les bancs de Terre-Neuve; de même que deux siècles plus tard, John Franklin ira se perdre avec tout son équipage dans les eaux froides de l’Arctique, et dont certains marins pratiqueront le cannibalisme dans le vain espoir de survivre. Ce sont là des récits bien différents de ceux d’Hermann ou de la mythologie scandinave que partageaient les Germains. Parce qu’ils sont trop récents dans le temps pour revêtir un aspect évhémériste, ces morts tragiques ne font que ramener la petitesse de l’homme devant le déchaînement de la nature. Saint Boniface, l’apôtre et le martyr de l’évangélisation des Germains (c. 680 – 5 Juin 754) trouvera dans les martyrs jésuites du XVIIe siècle, une continuité et nombreuses seront les villes francophones du Canada, dont celle située à proximité de Winnipeg, peuplée par les francophones du Manitoba, fut le centre de la propagation de la foi catholique parmi les autochtones et les métis de l’Ouest, en particulier sous Mgr Taché (1823-1894).

La forêt «urbaine», où les arbres sont remplacés par des pâtés de maison, des lampadaires, des ruelles, des hangars, des voies rapides et des enseignes publicitaires au néon, se retrouve dans l’art où de modernes Altdorfer
Leopold Survage. Ville cubiste
tentent d’y projeter leurs propres angoisses à travers d’autres dragons, d’autres animaux fantastiques des légendes urbaines qui ont pris la place des superstitions. Les ogres de Hansel et Gretel sont devenus des pédophiles prédateurs, les sorcières des psychothérapeutes démoniaques, les elfes des trolls du Web, les licornes des travailleuses du sexe, les loups-garous et vampires des tueurs en série psychopathes. Les formes ont changé depuis Altdorfer, mais la perte de conscience en la jungle urbaine équivaut à celle en forêt, jadis, où le meilleur des chrétiens qui s’y trouvait perdu pouvait facilement redevenir une bête, un homme-loup, un charognard.

Enfin, celui qui pense vivre attaché à son G.P.S., qui ne veut pas s’embarrasser l’esprit de géographie et d’histoire, risque de ne jamais quitter les limbes de sa forêt intérieure. Il en perdra jusqu’aux repères de la civilisation et laissera des substituts électroniques qualifiés outrageusement «d’intelligents» gérer sa vie, son existence, à sa place. C’est au moment où il se croit le mieux à même de maîtriser son existence et son destin que la chouette de Minerve en lui s’envolera, alors que son ultime voyage vient à peine de commencer…⌛
Montréal
7 février 2012

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