
Signorelli. Les Damnés

RETOUR SUR L'ENFER
Enfant,
je regardais à la télévision une émission de la chaîne française
de Radio-Canada, Le Grand-Duc. Dans une forêt que le noir et
blanc rendait ombrée et mystérieuse, on entendait la messe de saint Hubert jouée par les cors de chasse. Puis, sous une lumière ciblée,
apparaissait ce qui devait être le diable, en tout cas le conteur.
Ce personnage était joué par le comédien Jean
Brousseau, le frère du chansonnier Hervé. Ce même acteur
jouait aussi le rôle du jeune docteur Marignon dans les célèbres
Belles Histoires des Pays d’en-haut. Chaque semaine, il nous
racontait une sorte de conte gothique digne de ceux d’Hoffmann ou
de Théophile Gauthier. Puis, par un fondu enchaîné, on entrait
dans la dramatique du conte où des forces obscures agissaient
toujours au cœur de l’intrigue.
Bien
entendu, nous n'y retrouvions rien de ce qui fait aujourd’hui la
répugnance dans les films d’horreur où l’hémoglobine coule
à flots dans des scènes de démembrements et de tueries.
C’était un monde – ce monde québécois du début des années
1960 – encore plongé dans son catholicisme tridentin et imbu de superstitieux. Un monde qui aimait se baigner dans le mystère
et le merveilleux plus que le fantastique. La science-fiction, les
audaces technologiques, les mondes utopiques et futurisants
trouvaient guère de place dans l’imaginaire populaire de l’époque,
tout à l'opposé de ce qui se passait dans les pays anglo-saxons.
Même les intrigues policières ou d’espionnage prêtaient
davantage à la comédie qu’à l'ombrageux des auteurs de romans
noirs, américains ou britanniques. On prendrait difficilement Pierre
Daignault, l’auteur du célèbre feuilleton Ixe-13, pour un
émule de Ian Flemming! Par contre, les contes médiévaux, les
profondeurs insondables des forêts sauvages de la Nouvelle-France,
le mystère que l’on ne parvenait jamais à percer de la vie
animale, les rituels des sorciers autochtones, tout préparait à
accepter la série où le premier plan montrait ce Grand-Duc qui
donnait le nom à la série.
C’est en pensant à cette série quasi oubliée que j’ai entrepris de rédiger un blogue centré sur La Divine Comédie de Dante. Certes, on ne réécrit pas La Divine Comédie. On dialogue avec elle. Comme Boccace, Marguerite de Navarre, Sade, Eugène Delacroix, William Bouguereau, James Joyce, Pier Paolo Pasolini, Umberto Eco et tous ceux qui se sont penchés sur des études ou des anotations érudites de l’œuvre du Dante, je ne fais que me poser cette question : Si j’avais à écrire la Divine Comédie, aujourd’hui, comment en organiserais-je la poétique du récit?
L'œuvre fondamentale de Dante est le produit de traditions
millénaires commencées à l'aube des cultures des civilisations du
Proche-Orient ancien et de la Méditerranée. Au XIIIe
siècle, au moment où il rédigea son vaste poème initiatique,
Dante disposait déjà d'un vaste matériel travaillé et retravaillé
par des siècles de fantasmatiques des enfers. Comme le rappelle
Georges Minois, auteur d'une Histoire des enfers, «C'est
un des plus vieux cauchemars de l'humanité, lié à la peur du monde
inconnu qui s'ouvre à l'issue de la vie».1
Il rappelle de même que «l'enfer existe dans toutes les
civilisations, mais il évolue avec chacune d'elles»
et que son histoire reflète «les
anxiétés collectives des sociétés en essayant d'apporter une
réponse au problème fondamental du mal moral»;2
«L'enfer est le miroir de nos hontes, de nos remords, du
mal partout répandu. L'enfer nous colle à la peau, tunique
indestructible, peau de caméléon, prenant les couleurs de
l'angoisse du temps».3
Mais qu'est-ce qui à travers les différentes élabo-rations des lieux infernaux fait sens de l'unité des enfers? «Dans son acception la plus générale, l'enfer est une situation de souffrance subie par un être comme conséquence d'un mal moral dont il s'est rendu coupable. Cette punition diffère des peinesprescrites par la justice humaine : elle est infligée par des puissances surnaturelles ou réduite du destin vengeur. Le plus souvent, ces tourments touchent l'être au-delà de la mort, leur durée, toujours considérable, étant
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Georges Minois |
Toutes les mythologies témoignent de l'incapacité pour les cultures d'attendre le moment ultime de la mort pour visiter les enfers. En fait, malgré les cerbères qui en gardent les portes, on y passe commedans une passoire. La curiosité entraîne ainsi les hommes à visiter leur future résidence par des descentes aux enfers qui, de Gilgamesh à Homère, à Virgile, à Jésus même avant Dante et tant d'autres,
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Ulysse aux enfers |
C'est dans la civilisation assyro-babylonienne, héritière de Sumer et d'Akkad, que nous retrouvons les premières exigences morales élevées capables de faire des enfers un lieu de justice. À l'instar des codes judiciaires élaborés à partir du IIe millénaire avant notre ère - tel le fameux code d'Hammourabi -, les exigences morales «supposent..., que les dieux, comme le roi, punissent les coupables. Et comme celui exercé par la justice royale, le châtiment est immédiat et terrestre. Il se traduit par des malheurs divers : accidents, maladies, pauvreté, stérilité. C'est bien une justice immanente, dont les effets se font sentir jusque dans l'au-delà, puisque les malheurs de cette vie se prolongent après la mort».7 Autant dire que l'idée d'un enfer punitif s'est installé d'abord en ce monde avant qu'il ne soit projeté dans l'au-delà. Ceux qui commettent des péchés en cette vie sont châtiés immédiatement : «"Je suis pécheur et c'est
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L'ombre d'Enkidu décrit l'enfer à Gilgamesh |
Minois
attribue «cette dégradation de la vision de l'enfer»
à «la cruauté des militaires assyriens. Les annales
royales sont remplies des supplices infligés par le souverain à ses
ennemis vaincus : on empale, on coupe les membres, on écorche, on
crève les yeux. Le monde infernal subit les répercussions de ce
déchaînement de férocité; à l'image du monde des vivants, il est
gagné par l'épouvante, d'autant que sur terre les rois s'acharnent
contre les morts afin de leur rendre l'"existence" plus
pénible ou même de provoquer leur anéantissement, leur seconde
mort».11
Cette invention de la seconde mort complète
la définition primitive des enfers. Non seulement s'agissait-il de
lieux où le damnés se voyaient purifié de ses fautes, mais aussi
là où se déciderait de son éventuelle résurrection (ou
réincarnation) ou de son complet anéantissement.
Proche
de ce monde assyro-babylonien végétait le peuple hébreux chez qui
on retrouve le shéol, «lieu
souterrain situé "dans les profondeurs de la Terre"
(Psaumes 63, 10); pour s'y rendre, il faut descendre... Il s'agit
donc d'un vaste trou, qui, suivant les textes, prend l'allure d'un
puits, d'une citerne, d'un gouffre, d'une fosse... Comme chez les
Babyloniens, cette cavité souterraine gigantesque est fermée par
une solide porte; c'est une prison dont on ne peut sortir...
L'obscurité complète, le silence absolu, la boue, la poussière,
les vers et la vermine règnent dans cette demeure. On n'y descend
pas de gaieté de cœur, ainsi que l'exprime Job :
Ne sont-ils pas peu nombreux, les jours de mon existence?
Laisse-moi que je respire un peu,
Avant que je n'aille, pour n'en pas revenir,
À la terre d'obscurité et de ténèbres.
Terre d'ombres noires comme la nuit,
Ténèbres sans midi, et où la clarté est comme ombre. (Jo 10, 20-22)
Qu'ai-je à espérer? Les enfers sont ma demeure.
De ténèbres j'ai capitonné ma couche.
Au charnier, j'ai clamé : "Tu es mon père"
À la vermine : "Ô ma mère, ô ma sœur!"
Où donc est passée mon espérance?
Mon espérance, qui l'entrevoit?
Au fin fond des enfers elle sombrera,
Quand ensemble, nous nous prélasserons dans la poussière (Jo. 17, 13-16)».12
En
Inde, à la fin du IIe millénaire avant notre ère,
à l'époque védique, on retrouvait là aussi un trou (karta),
une prison (vavra) ou
un gouffre (parshana), proche
du shéol hébraïque, le Naraka, composé de plusieurs endroits spécifiques aux types de péchés commis : «Dans cette demeure souterraine, le
preta, ou trépassé,
mène une vie de fantôme. N'éprouvant plus ni sentiments, ni
sensations, il erre et remonte parfois tourmenter les vivants.
Rien... n'indique l'existence d'un jugement et d'une séparation des
bons et des méchants dans le Rig
Veda et dans l'Atharva
Veda».13
Dans le monde germanique, proche parent indo-européen, on retrouve
une «vision d'un enfer souterrain pour tous, sans
supplices, où les ombres des défunts errent dans une brume froide»;
«là, le monde des morts est le Hel, ou "endroit
caché", d'où dérivent l'anglais hell
(enfer), l'allemand Hölle
(enfer), hehlen
(dissimuler); c'est aussi un trou un creux (anglais hole,
allemand Höhle),
tandis que le latin utilisera infernum
(lieu d'en bas) dans les traductions de la Bible, et inferi
pour les enfers païens».14
Ces thèmes se retrouveront également parmi les Scandinaves et les
Celtes préchrétiens.
Par contre, il en allait tout autrement dans l'Hadès des Grecs, où on y retrouvait deux juges : Rhadamanthe, le héros crétois, renommé pour sa sagesse et pour sa justice - sans que l'on sache exactement de quoi il jugeait - et son frère Minos.. Ulysse qui, dans l'Odyssée, y fait une courte visite, n'y voit que des divinités tourmentées par les rancunes de Zeus. Lieu lugubre, «"à Hadès échurent les ténèbres brumeuses, à Zeus échut le vaste ciel", indique L'Iliade. L'entrée se trouve à l'extrémité du monde, là où coule le fleuve Océan, très loin vers le couchant. [...] C'est un monde souterrain très inquiétant : L'Iliade parle des "demeures terribles, vastes, qui font frissonner les dieux mêmes", "chez Hadès, dans les profondeurs cachées de la Terre". Monde clos - "L'Hadès aux portes fermées", dit Athéna - qui, dans Hésiode, ressemble à une jarre gigantesque ou à une caverne, fermé par une porte solide qu'on ne voit qu'avec effroi : "Je hais comme les portes d'Hadès", a coutume de dire Achille [...]. Dans ce monde qui, selon Hésiode et Homère, est humide et sent le moisi, il existe un étonnant réseau hydrographique : le fleuve Océan, qui le sépare du monde des vivants, son affluent, le Styx, et un sous-affluent, le Cocyte; quant à l'Achéron, c'est à la fois un fleuve de feu et d'eau glaciale».15 Ce qu'il faut retenir, c'est que cet enfer a deux niveaux, car sous l'Hadès se trouve, en effet, le Tartare, «lieu profond, prison des Titans, dont on ne revient pas. Zeux menace d'y envoyer les immortels qui lui désobéiraient... La distinction Hadès-Tartare indique déjà le début d'une différenciation entre les réprouvés : on la retrouvera dans le christianisme, entre l'enfer supérieur, d'où dérivera le purgatoire, et l'enfer inférieur, résidence de Satan».16
«Aussi loin que nous puissions remonter, les Égyptiens ont cru à la survie des morts dans un monde semblable au nôtre, où tous mènent le même genre d'existence, de manière atténuée, toutefois, et susceptible de dégradation progressive. Le défunt vit dans son cadre habituel, il utilise ses meubles et ses objets personnels, mais les différences sociales sont abolies».17 Plus que dans aucun autre lieu du croissant fertile, nous retrouvons chez les Égyptiens, un Livre des morts, véritable examen de conscience que l'individu récitait comme une litanie pour témoigner de sa droiture morale. «Que signifie cette litanie qui s'accompagne de formules d'autosatisfaction?», se demande Minois. Pour l'historien, «cette récitation équivaudrait à une purification, le défunt rejetant hors de lui-même toutes les formes de mal. D'une civilisation à l'autre, la liste des péchés apparaît remarquablement constante : négliger les devoirs envers la divinité, voler, tuer, commettre l'adultère, tromper les autres, les léser de quelque façon que ce soit, mentir, de manière générale manquer de solidarité envers les hommes. Ces fautes ne peuvent être toutes sanctionnées sur terre car beaucoup sont secrètes, et l'on doit s'en défaire après la mort. La déclaration d'innocence du Livre des morts serait ainsi plutôt l'équivalent d'une confession et d'un renoncement à toutes les formes du mal. Mais c'est aussi la reconnaissance de la culpabilité générale des hommes, chacun à commis au moins une fois dans sa vie ces fautes».18
La particularité du Livre des morts, c'est de concevoir que le défunt avait encore un rôle à jouer dans l'au-delà, affirmant sa rectitude morale qui le rendrait apte à échapper à l'anéantissement définitif. Il s'agit du démembrement qui entraînerait, à l'exemple du mythe d'Osiris tué et découpé par son frère Seth, la destruction de l'unité de la personne. Aussi, une série de tortures visant à l'anéantissement du méchant le conduisait à la seconde mort : «Tortures variées et atroces mais non gratuites, et qui ont pour but de le réduire au néant»19 :
«L'anéantissement peut être obtenu par l'action d'Ammit, cet animal monstrueux à la tête de crocodile et au corps de lion et d'hippopotame qui dévore les méchants à la suite du jugement, comme on le voit sur des fresques tardives. Cependant, le processus est souventbeaucoup plus long. Les "damnés", que les Égyptiens appellent les "morts", par opposition aux "transfigurés", sont entassés dans des espaces obscurs et restreints; ils sont nus, boivent leur urine et mangent leurs excréments; la puanteur est insupportable; plaintes et gémissements sont les seuls bruits de cette atroce prison où tout se déroule à l'envers et où l'on marche sur la tête. Dans d'autres représentations, ce processus de déshumanisation est remplacé ou suivi par un dépeçage actif : la décapitation est fréquente, en particulier dans les peintures de la tombe de Ramsès IV, où les victimes sont représentées alternativement en rouge (le sang) et en noir (l'anéantissement); ailleurs, des épées enflammées découpent les corps attachés à des poteaux de torture ou enfermés dans des cages; chaque élément de la personnalité est détruit séparément : le bà, élément spirituel comparable à l'âme, le cœur, l'ombre elle-même sont déchirés, piétinés et surtout anéantis par le feu : bouillis dans des chaudrons, jetés dans des étangs de feu, sur des charbons ardents, brûlés par des serpents cracheurs de flammes, et ainsi de suite».20
Les chrétiens hériteront beaucoup de cet imaginaire infernal des Égyptiens, mais ils n'en retiendront que les aspects superficiels alors que pour les Égyptiens, il y avait là la prémonition d'une destruction totale des composantes des individus. Ce qu'en héritera l'enfer des chrétiens, c'est surtout la peine des sens : obscurité, bruit, puanteur, feu et déchirure des chairs : «L'enfer égyptien vise à la destruction des méchants, non à leur souffrance perpétuelle. Il incarne le désordre, comme le montrent les motifs de condamnation retenus contre eux : ces motifs sont toujours d'un ordre très général. Peu importe le détail de leurs fautes; ce qui compte, c'est qu'ils ont favorisé les forces de désordre et mis en danger le Maat, l'ordre social et cosmique».21 Les images se mettent en place et à l'approche de notre ère; tous ces éléments appelés à constituer la vision occidentale de l'enfer participeront du syncrétisme chrétien.
Il est notable qu'à
partir du Ve siècle avant J.-C, la philosophie grecque
commençât à sérieusement réinterroger l'existence de l'Hadès.
Platon s'efforça de considérer que la mort était suivie d'un
jugement, mais par qui et pour quoi? Les dialogues sont fort
contradictoires sur ces points. Il se montre le plus précis dans le
Phédon où il donne «une description de la géographie
des enfers : dans les profondeurs de la Terre se trouvent une
multitude de cavités plus ou moins grandes, plus ou moins profondes,
communiquant les unes avec les autres, où coulent des fleuves de
boue, de feu, d'eau froide et chaude qui débouchent parfois à
l'extérieur, comme en Sicile. Pendant des siècles se transmettra la
tradition selon laquelle se trouve sur cette île une des entrées
des enfers. Au centre du dispositif figure le Tartare, vers lequel
convergent tous ces fleuves et d'où ils se ramifient, au rythme de
l'infernale respiration. Platon entreprend ensuite la fastidieuse
énumération de ces fleuxves et des mécanismes de leur
courant...».22
Conscient que tous ne seraient pas convaincus par ses mythes, plus
comptait à ses yeux leur signification que leur exactitude réelle.
Ici, ce n'étaient point les manifestations sadiques des enfers
populaires qui le retenaient plutôt qu'une conception philosophique
de l'enfer et de son rôle au niveau de la prise de conscience de
soi.
Ce ne sera point
l'objectif du poète latin Virgile qui entreprendra, à travers son
héros, Énée, une descente aux enfers. Virgile, le guide du
Dante, situait son entrée des enfers dans le marais de l'Achéron,
près de Cannes, en Campanie, le lac Fusaro : «L'entrée se
présente sous la forme d'une caverne entourée d'eaux noires, d'où
sortent des exhalaisons nauséabondes. Énée et la Sibylle s'y
engouffrent, puis la descente commence, dans le noir : "Ils
allaient, obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l'ombre et à
travers les demeures vides et le vain royaume de Dis : tel, le chemin
qu'on fait dans les bois, par une lune incertaine sous une méchante
lumière, quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la
sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur". Dans le
vestibule résident de lugubres personnages : le deuil, le remords,
la maladie, la vieillesse, la peur, la faim, la pauvreté, la guerre,
la souffrance, la mort, la prison, la discorde. Allégories fort
significatives : par l'intermédiaire de ces maux, l'enfer a des
prolongements sur terre; l'idée d'un enfer commençant dès la vie
présente naît ainsi dans ces images. À partir de là, certains
philosophes n'hésiteront pas à transférer la maison mère dans ses
succursales terrestres».23
Dans cette première étape, l'enfer latin ressemblait à celui du
shéol des Hébreux ou des cavernes germaniques. Le véritable enfer
commence lorsque la Sibylle entraîne Énée dans le Tartare :
«Le Cnossien Rhadamanthe exerce en ces lieux son très dur pouvoir; il met les fourbes à la torture et à la question, et les contraint d'avouer les forfaits qu'ils se flattaient en vain d'avoir cachés chez les gens d'en haut, et dont ils différaient l'expiation jusqu'à l'heure tardive de la mort. Tout de suite, armée d'un fouet, la vengeresse Tisiphone, sautant sur les coupables, les flagelle, et, de sa main gauche, brandissant vers eux ses reptiles torves,appelle la troupe farouche de ses sœurs [...]. Au-dedans, plus farouche encore se tient une hydre mons-trueuse aux cinquante gueules noires et béantes. Puis le Tartare lui-même s'ouvre en profondeur et s'étend sous l'empire des ombres deux fois autant que le regard mesure d'espace dans le ciel d'Olympe éthéré [...]. Je pouvais voir encore Tityos, ce nourrisson de la Terre, mère de toutes choses, dont le corps recouvre neuf arpents entiers : un monstrueux vautour au bec recourbé, rongeant son foie immortel et ses entrailles fécondes en supplices, y fouille pour trouver sa pâture, et habite sous sa profonde poitrine, et ne laisse point de relâche à ses fibres toujours renaissantes. À quoi bon te parler des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoos? Les uns roulent un énorme rocher ou pendent écartelés aux rayons d'une roue; l'infortuné Thésée est assis et demeurera assis éternellement; Phlégyas, le plus malheureux, les avertis tous et les prend à témoin, de sa grande voix, dans l'ombre : "Apprenez par mon exemple à respecter la justice à ne pas mépriser les dieux"...».24
C'est ainsi que
L'Énéide apparaît bien comme «le premier grand manuel
touristique de l'enfer», pour reprendre l'expression de Minois.25
Comme il existait un lien entre l'enfer assyro-babylonien et le code d'Hammourabi, l'enfer décrit par Virgile apparaît étroitement lié à l'évolution du droit romain au moment
où l'empereur Auguste entendait le resserrer face à la
dissipation des mœurs et l'affaissement moral des Romains : «comme
si les lois humaines étaient sanctionnées par les dieux : tromper
la bonne foi d'un client est expressément condamné par la loi des
douze tables; tuer sa femme et son amant est tout à fait légal, la
loi Julia de adulteriis, de 17 av. J.-C., l'admet encore en
cas de flagrant délit : c'est pourquoi on trouve en enfer non pas le
mari meurtrier, mais sa femme adultère assassinée; ceux qui ont
trahi le serment fait à leur maître sont les esclaves révoltés,
dont l'époque de Virgile s'inquiète; celui qui cède sa patrie pour
de l'or, c'est peut-être Curion, qui a vendu Rome à César; celui
qui fait des lois et les annule, c'est peut-être Antoine. La liste
des forfaits passibles de l'enfer est toujours intimement liée à
l'actualité».26
Comme on le voit, Dante n'a pas seulement repris la structure
poétique du poète latin, il en a repris également l'esprit, la
portée morale des descriptions des cercles de l'Enfer, et la
profonde signification intellectuelle.
C'est au moment où
Virgile entraînait Énée dans les enfers qu'apparût le
christianisme qui devait faire la prospérité du royaume de Satan.
Paradoxalement, on ne retrouve guère d'allusions à l'enfer dans les
textes évangéliques et autres écrits canoniques du Nouveau
Testament. On y apprend «quasiment rien sur l'enfer, fait
troublant lorsque l'on songe à la place capitale que l'Église
accordera plus tard à cette croyance».27
C'est dans un discours de Pierre à Jérusalem qu'il y est dit
qu'après sa mort, Jésus séjourna aux enfers avant de ressusciter
le troisième jour. Affirmation reprise par Paul dans ses Épîtres
aux Romains et aux Éphésiens, suggérant «également, de façon
très brève, que Jésus, entre le Vendredi saint et le matin de Pâques, est allé rendre visite aux morts de l'Ancien Testament qui
attendaient la délivrance. Autant d'allusions ambiguës, dans
lesquelles le terme "enfer" n'est jamais employé»28
: «L'expression "descendre aux enfers", qui finira par
devenir officielle,
apparaît pour la première fois au milieu du IVe
siècle, dans la "quatrième formule de Sirmium", rédigée
par le Syrien Marc d'Aréthuse en 359. Quant au "symbole des
apôtres", qui officialise la forme que l'on apprendra par cœur
pendant des siècles, il est mis au point au Ve
siècle en Gaule et en Espagne, et introduit à Rome, au Xesiècle seulement, par l'empereur Othon Ier, comme symbole baptismal
destiné à remplacer celui de Nicée-Constantinople. L'idée d'une
descente de Jésus aux enfers semble donc un ajout tardif fondé sur
un passage très ambigu des Actes et de saint Paul».29
Il en ressort, comme le suggère Minois, «que l'idée d'un enfer
pour les méchants, sans doute implicite dans les propos de Jésus,
n'a jamais été développé par lui».30
Ainsi, dans l'Epistoia apostolorum, composée entre 140 et 160
en Égypte ou en Asie Mineure, «on y voit le Christ descendre aux
limbes pour baptiser les justes et les Prophètes, condition
indispensable à leur salut».31
Pourtant, on en était bien à l'époque où la géographie de l'enfer se précisait; où la nature des peines qui y conduisaient se définissait. Phénomène essentiellement de piété populaire, il se grefferait progressivement à la pastorale chrétienne. C'est dans un texte apocryphe, l'Apocalypse de Pierre, qu'apparaît la première description de l'Enfer des chrétiens, rédigé entre 125 et 150; rejeté des textes canoniques, il est d'inspiration mazdéenne, pyghagoricieenne orphique et du judaïsme. Il y est esquissé un premier classement des peines d'après les types de péché :
«Et je vis aussi un autre lieu en face de celui-là, affreusement triste. C'était un lieu de châtiment. Ceux qui étaient punis et les anges qui les châtiaient portaient des vêtements noirs comme l'était l'air en cet endroit.
Certains de ceux qui étaient là étaient suspendus par la langue : ceux qui avaient blasphémé la voie de la justice; et sous eux, il y avait un feu qui flambait et les tourmentait.
Il y avait un grand lac rempli de fange ardente, où se trouvaient certains hommes qui s'étaient détournés de la justice; et des anges chargés de les tourmenter se tenaient au-dessus d'eux.
D'autres encore, des femmes, étaient suspen-dues par leur chevelure au-dessus de cette fange incandescente, c'étaient celles qui s'étaient parées pour l'adultère.
Les hommes qui s'étaient unis à elles dans la souillure de l'adultère étaient suspendus par les pieds, la tête retombant dans la fange, et disaient : "Nous n'aurions jamais cru venir en ce lieu".
Je voyais les meurtriers et leurs complices, jetés dans un lieu étroit, plein de reptiles malfaisants. Ils étaient châtiés par ces bêtes, et ainsi se tordaient dans ce tourment. Sur eux, il y avait des vers, semblables à des nuages obscurs. Et les âmes de leurs victimes étaient là et regardaient le tourment de ces meurtriers, disant : "Ô Dieu, juste est Ton jugement".
Tout près de là, je vis un autre lieu resserré, où s'écoulaient le pus et la puanteur de ceux qui étaient châtiés et y formaient une sorte de lac. Là gisaient des femmes plongées jusqu'au cou dans cette sanie. En face d'elles gisaient un grand nombre d'enfants nés avant terme, qui criaient. De ceux-ci partaient des jets de flamme qui frappaient les femmes dans les yeux. C'étaient celles qui avaient conçu hors mariage et tué leurs enfants».32
Ce texte posait les
bases de l'imagerie infernale chrétienne et qui devaient être alimentées par l'imaginaire des temps
futurs. Déjà, on y reconnaît les traits caractéristiques du feu,
de la puanteur, des anges (et non encore des démons) persécuteurs
et que l'Enfer est un lieu de prédilection pour les femmes. «Le
feu de l'enfer brûle mais ne consume pas».33
Hadès cessant d'être un lieu, devenait un tourmenteur, Satan,
d'origine orientale, qui s'y montrait encore passif, victime plutôt que
bourreau, façon de créer un syncrétisme entre les différentes
fois du bassin de la Méditerranée orientale. Au niveau théologique,
comme dans l'Hadès ou le Shéol, les âmes y restent jusqu'au
Jugement Dernier, du moins selon saint Justin. Dans l'enfer, les âmes
des bons sont bien séparées de celles des méchants, ces dernières
vivant jusqu'à la fin du monde dans la peur du châtiment : «Les
peines infernales sont-elles éternelles? Saint Justin semble
hésiter, admettant implicitement que Dieu pourrait y mettre fin par
l'anéantissement des damnés : "Je ne dis pas que toutes les
âmes meurent, écrit le philosophe, ce serait vraiment une bonne
affaire pour les méchants, mais au contraire que les âmes des
hommes pieux restent dans un endroit meilleur, celles des injustes et
des méchants dans un pire, en attendant le temps du jugement. Ainsi,
celles qui ont paru dignes de Dieu ne meurent plus, les autres sont
châtiées, aussi longtemps que Dieu veut qu'elles existent qu'elles
soient châtiées».34
Justin fait preuve ici de mansuétude à l'égard des damnés,
reconnaissant même que bon nombre d'âmes de païens pouvait aussi
être rédimées par Dieu, ce que refusaient les autres théologiens
de l'époque.
Ces récits
exprimaient à travers un catalogue de supplices toute l'agressivité
et la sexualité refoulées par la pastorale chrétienne qui se
mettait en place dans les consciences. «Les besoins du clergé
rejoignent alors ceux des fidèles : pour imposer ses exigences
morales le clergé recourt à ces images terroristes qui satisfont
symboliquement les désirs refoulés des seconds. Le long succès de
l'enfer tient en grande partie à cette double nécessité; les
tortures atroces soulèvent peu d'opposition car elles servent les
intérêts complémentaires des uns et des autres. La complicité
inconsciente entre clercs et fidèles dans la perpétration de ces
atrocités est d'autant plus aisée que ces supplices se déroulent
dans l'imaginaire. Les tortionnaires sont les démons, incarnation du
mal, et l'enfer est permis par le bien suprême, Dieu : au sentiment
d'irréel s'ajoute celui d'irresponsabilité totale à l'égard de ce
qui se passe dans l'enfer».35
Ce que Jean Delumeau appelle la pastorale de la peur. Elle
satisfaisait les humbles auxquels on demandait de sacrifier leur
existence - de vivre de manière austère et mortifiée -, tout en satisfaisant les
puissants et les riches qui s'en servaient pour intimider et menacer
les esprits revêches. Telle se développait la vision proprement populaire de
l'enfer.
Tout à côté, on
retrouve une vision plus élevée, plus philosophique de l'enfer. Chez
Origène (IVe siècle), par exemple, qui «affirme que
la souffrance du damné vient du fait qu'il s'est placé lui-même en
dehors de l'harmonie universelle créée par Dieu, ce qui provoque
dans sa personne un déchirement insupportable. Dieu ne nous envoie
pas en enfer, c'est l'homme lui-même qui se met en situation d'enfer
par sa mauvaise conduite et qui en souffre»; ainsi, «chaque
pécheur allume pour lui la flamme de son propre feu et qu'il n'est
pas plongé dans un feu qui aurait été allumé par un autre et qui
aurait existé avant lui».36
L'enfer serait donc le résultat du mauvais emploi du libre-arbitre
laissé à l'individu; le feu et les vers n'étant autre chose que
les remords de la conscience. Mais la grande nouveauté d'Origène
demeure sa doctrine de l'apocatastase, c'est-à-dire de la
restauration universelle de toutes choses dans leur état premier,
purement spirituel; autant dire que tout reviendrait dans sa
situation d'origine au sein du bien suprême de Dieu; que les damnés,
une fois accompli le temps des pénitences, seraient également
sauvés. Son disciple, Didyme l'Aveugle, allant même jusqu'à
affirmer que les anges déchus - les démons - auraient été
rachetés par le Christ et seraient sauvés. Exprimée dans le Contre
Celse, cette doctrine était réservée aux clercs et aux
intellectuels, le petit peuple risquant d'être désorienté en
interprétant mal cet exposé. Minois insiste qu'à partir d'Origène,
«l'enfer populaire et l'enfer savant sont irréductibles l'un à
l'autre».37
Les philosophes et
théologiens parlaient en effet de justice, mais le petit peuple,
dévoré par les ressentiments d'une existence pleine d'injustices et
de violence, penchait davantage du côté de la vengeance, et
l'imaginaire de l'enfer répondait entièrement à ses vœux. Il avait du
mal à accepter le pardon : «Le fidèle ordinaire peut admettre
la pratique du pardon dans cette vie provisoire, à condition que la
condamnation soit définitive dans l'autre monde. Si le pire
criminel, si le diable lui-même peuvent espérer la fin de leurs
peines, alors la vertu ne vaut pas les sacrifices consentis pour
elle»; d'autre part, dans la mesure où l'Empire tendait à se
désagréger et que l'État se faisait totalitaire, les peines sévères
devenaient indispensables au maintien de l'ordre social. L'enfer
éternel devint donc la peine capitale issue du
Jugement Dernier.
C'est en 632 que les tribus arabes, converties à l'enseignement de Mahomet, l'islam, se sont lancées dans le Djihad visant à étendre leur religion contenue dans le Coran. Autant la Bible se montrait-elle avare de descriptions de l'enfer, le Coran, lui, abonde en précisions. C'est un enfer exclusivement populaire où on y retrouve une synthèse des enfers précédents :
«Les étages de l'enfer, ou darakât, correspondent aux différents types de péchés, depuis les moins graves, en haut, jusqu'à l'hypocrisie, en bas. À chaque niveau, le tourment essentiel est le feu, sous toutes ses formes. Comme toujours, la tradition s'est chargée de multiplier
les tortures avec un raffine-ment sadique : des charbons ardents sont placés sous la plante des pied des damnés pour leur faire bouillir la cervelle; ils porteront des vêtements et des carcans de feu, des tuniques de goudron enflammé, des babouches de fer incandescent; ils seront enfermés dans des cercueils de métal chauffé à blanc; des dragons leur enfonceront des griffes de feu dans les yeux; ils devront escalader des montagnes brûlantes sous une pluie de brandons. "Leur nourriture, du feu; leur boisson, du feu; leur vêtement, du feu; leur lit, du feu", dit Ghâzâli. Au fond de l'abîme, un océan de feu; ceux qui émergent sont brutalement replongés dedans à coups de massue par les gardiens; sur le bord de cet océan guettent serpents et scorpions géants, qui transpercent tous ceux qui sortent, aux yeux, sur les lèvres, sur le sexe, et leur venin brûle atrocement pendant dix ans. Les corps des damnés sont dilatés de façon monstrueuse afin d'offrir plus de prise aux diverses souffrances, et ils se renouvellent sans cesse : "Nous les brûlerons au feu. Chaque fois que leur peau sera cuite, nous leurs remplacerons leur peau par d'autres, pour qu'ils goûtent le châtiment". Aux prédicateurs hypocrites on coupe les lèvres avec des ciseaux de feu, mais elles repoussent sans cesse.
Il existe aussi des lieux glacés, ainsi que le supplice de la faim et de la soif : la nourriture infernale est fournie par le fruit de l'arbre zaqqûm, qui croît au fond de la fournaise. Sur cette plante épineuse poussent des têtes de démons; lorsqu'on en mange, elles brûlent la gorge et l'estomac, et pour se rafraîchir, il n'y a que de l'eau bouillante, à moins que l'on ne préfère un mélange de sang pourri et de pus qui coule des plaies des damnés; dès que l'on en boit, on vomit, et il faut recommencer à se nourrir avec les fruits du zaqqûm. Tous les mille ans, le feu se renforce encore, si bien qu'il finit par devenir noir, brûlant et ténébreux à la fois; son combustible, ce sont les damnées et les djinns».38
Malgré cet imaginaire terrifiant, il faut retenir que l'enfer musulman n'est pas un enfer total : il y manque le désespoir; les damnés peuvent attendre le recours d'Allah. La peine du dam - la séparation totale d'avec Dieu - y est également absente. «Dans la tradition chrétienne, la pire souffrance est d'être coupé de Dieu. L'enfer musulman a emprunté et développé les aspects pittoresques, en y ajoutant un certain piment oriental, mais il reste superficiel et incomplet. Il lui manque la peine essentielle et une lueur d'espoir demeure. À tout prendre, il vaut mieux tomber dans l'enfer musulman que dans l'enfer chrétien, la plus implacable, la plus totalitaire et la plus désespérante machine à broyer les méchants que le génie humain ait jamais inventée».39 Machine qui a été peaufinée entre le XIe et le XIIIe siècle par les scolastiques européens.
Avec les théologiens de la scolastique, les deux enfers, le populaire et le philosophique, vont se fondre en un seul. C'est l'enfer tel que peint par Hiéronymus Bosch (1450-1516) :
«Au XIIe siècle, des bêtes fantastiques, griffons, dragons, hydres, dévorent les damnés de Beaulieu; Satan trône près de sa chaudière à Conques. Frappés par l'inflation de l'horrible qui marque les XIVe et XVe siècles, les historiens ont souvent minimisé les représentations infernales du XIIIe siècle. Ils sont pourtant bien là, les démons cornus et hideux qui, dans les voussures du portail du Jugement dernier d'Amiens, maltraitent les damnés, les tirent avec des crochets, les étrangent, les jettent dans la chaudière, et ceux de Reims, qui font bouillir les âmes, et ceux de Bourges, qui activent le feu tandis que des crapauds sont suspendus aux mamelles des femmes ou bien pénètrent dans la bouche des damnés. À
Amiens, les chevaliers de l'Apo-calypse annoncent la terreur; à Paris, c'est la mort elle-même, les yeux bandés, qui arrive à cheval, portant en croupe un cadavre. À Autun, à Reims, la troupe lamentable des damnés, toutes conditions sociales confondues, est enchaînée et entraînée vers la gueule de l'enfer; Satan se joue d'eux. Les avares, la bourse au cou, sont mêlés aux impudiques et aux orgueilleux. L'entrée de l'enfer, c'est la gueule du Léviathan d'où sortent des flammes, dont parle le livre de Job. Au centre de la scène, saint Michel effectue la pesée des bonnes et des mauvaises actions, tandis que Satan guette sa proie et n'hésite pas à appuyer sur le plateau du mal. Le thème de la balance, qui n'apparaît nulle part dans l'Écriture, est hérité de l'Égypte et de l'Orient. Les sculpteurs se servent de toutes les images. Certes, l'enfer n'occupe pas encore la première place, mais il n'est pas absent, bien loin de là. Il est à sa place dans la grande histoire du monde. Il représente l'échec, l'inévitable déchet d'une humanité libre et imparfaite».40
Mais, bien avant Bosch, Dante, déjà, avait élaboré l'esthétique morale de l'enfer. «Dante n'innove guère», juge Georges Minois. «ses prédécesseurs ont souvent fait mieux - ou pire - dans le domaine des horreurs».41 Pour l'historien, «L'Enfer de Dante est la cathédrale du mal»42 :
«L'œuvre de Dante est à la jonction entre l'enfer populaire et l'enfer intellectuel et théologique. Au premier, elle emprunte ses images, au second, sa rigueur logique. Cette alliance du concret et de la clarté rationnelle est la principale raison de son succès. Les enfers visités jusque-là étaient de véritables chaos, à la topographie des plus confuses, véritables paysages de rêves, peuplés de vallées, fleuves et lacs sans aucun lien les uns avec les autres, de supplices désordonnés, d'épisodes contradictoires. Le purgatoire se mêlait à l'enfer de façon inextricable, même si les visions les plus récentes présentaient une théorique séparation d'étages. La faune infernale mêlait dragons, monstres bizarres, animaux réels et démons. Les peines étaient différentes suivant les fautes mais n'avaient guère de rapport logique avec la nature des péchés commis. Dante organise, classe, structure, ordonne : son enfer est géométrique, formé de cercles concentriques; il a une entrée, un vestibule, des enceintes, des salles, une sortie, des passages balisés et gardés; suivant les lieux, on voyage à pied, en barque, à dos de centaure, dans les mains d'un géant; lacs, fleuves et marais s'ordonnent de façon logique; les notations de temps sont précises. L'enfer de Dante est une vaste construction intellectuelle à l'image des sommes théologiques de son temps; Dante est un Thomas d'Aquin visionnaire; tous deux classent et subdivisent l'un les images, l'autre les idées. L'œuvre des deux Italiens marque le sommet de la scolastique. La Somme et L'Enfer, constructions rationnelles, sont irréfutables à partir du moment où l'on admet leurs prémisses».43
À
une époque où, à côté des cinq grandes cités de la péninsule
italienne (Milan, Venise, Florence, Rome et Naples), voisinaient des
villes moins importantes mais tout aussi dynamiques et modernes, il apparaissait dans l’esprit de Dante Aligheri (1265-1321), fier citoyen florentin, que les espaces où
il allait distribuer ses cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du
Paradis ne seraient pas des espaces géographiques précis, mais
symbolique et cosmologique. Le Paradis n’était situé ni à Rome ni à Florence
et l’Enfer à Naples ou à Ravenne, ville où il devait mourir en
exil, chassé par les florentins partisans de l'intervention de
Charles de Valois dans les affaires italiennes. Dante jugeait
sévèrement les comportements humains, il punissait ou récompensait
selon les vices ou les vertus témoignés par des divinités
païennes, des personnalités historiques ou même des contemporains
qui lui avaient causé quelques torts. Dans la mesure où l’espace
dantesque n’est pas géographique – et lorsqu’il se sert
d’indications géographiques, ce n’est que pour donner un aperçu
superlatif du lieu cosmologique
-, Dante pouvait se donner pour guide celui qui, à ses yeux, était
le plus grand poète : Virgile (-70 à -19 av. J.-C.), le poète
latin des
Bucoliques et des Géorgiques. Virgile était
surtout connu comme le poète officiel de l’empereur Auguste pour
lequel il rédigea son poème épique racontant la fondation de Rome,
l’Énéide, une suite à l’Iliade de Homère, afin
de rattacher la famille de l’empereur à celle du noble troyen Énée
qui aurait échappé à la destruction de Troie. L’effet poétique
que cherchait Dante dans cette curieuse rencontre aux enfers, visait
à confronter le poète latin reconnu pour poser un regard
tendre sur la nature à un milieu brutal, hostile, proprement destructeur. Voilà pourquoi, préférant le dolce still
nuovo, la langue vernaculaire des Florentins, au latin classique
des clercs, Dante se donna les paramètres de son défi littéraire.
Ce faisant, il créait non seulement la littérature italienne
moderne, mais la volonté pour tous les groupes linguistiques de
l’Europe de s’exprimer désormais dans la langue du pays et non
plus dans celle des scripteurs qui gravitaient au service du clergé. C’était une révolution civilisationnelle qui
contribua plus qu’aucune autre à détacher la jeune civilisation
occidentale de sa matrice, l'Église romaine.
Dans
l’esprit du Dante, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis ne sont
pas des mondes extérieurs, mais bien des mondes qui, nés des damnés
ou des élus, les enveloppent comme une aura. Nous créons le monde
dans lequel nous nous enfermons, pour le meilleur et pour le pire.
Plus nous aurons été, au cours de notre bref passage sur terre,
monstrueux et ignobles, plus nous subirons les peines les plus infamantes, les plus spectaculaires et les plus abjectes de l'Enfer.
Il ne s’agit pas, pour le poète, de se vautrer dans un cynisme
mesquin ou ruminer un ressentiment vengeur. Bien au contraire. Dante
éprouve toujours de la pitié et de la compassion pour le sort
pathétique qui atteint les damnés. Parfois il perd conscience quand
il voit les supplices horribles qui s’acharnent sur eux. Ils sont
repentants ou n’ont rien perdu de leur vindicte. Chacun porte la
marque de son pathos (comme Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, les amants adultères tués par le
mari jaloux), ou de sa honte (Ugolino della Gherardesca qui,
prisonnier à Pise, aurait vu ses enfants mourir de faim et les
aurait dévorer pour survivre un peu plus longtemps). Tous ces
personnages
historiques sont désormais oubliés tant ils
appartiennent aux anecdotes des villes italiennes du XIIIe
siècle.
Aujourd’hui, ils feraient les manchettes du «Allô Police!» et
du «Journal de Montréal». Ils serviraient, comme Monica
Lewinski, d'héroïnes de faits divers ou, comme Hannibal Lecter, de
figures de cinéma abominables commettant la pire des
transgression. Hannibal-le-cannibale n'est-il pas une version moderne
de Ugolino della Gherardesca? Mais, dans la mesure où le temps du
Dante est celui d'une faune rugissant des entrailles des riches cités
italiennes ambitieuses et belliqueuses; la violence impitoyable et
sanguinaire de ces confrontations justifie la terribilità qui
hante l'espace infernal du poète.
C'est
à l'époque de Dante que l'enfer occidental commença à se peupler
de ces bêtes que l'on retrouve dans les tableaux peints par Bosch et
par Breughel; ces animaux fantastiques contribuaient à rapprocher l'enfer du monde
terrestre, créant une atmosphère infernale faite de famines,
d'épidémies et de guerres semant la dévastation et la mort. «Seul
le surréalisme, peut-être, sera apte à créer une atmosphère
infernale, atmosphère d'absence, de temps figé, de silence et de
mort : "Enfers laïques, sans Dieu et sans diable, sans homme
aussi, enfers qui s'ignorent, et qui n'en sont peut-être que plus
épouvantables", écrit Bernard Dorival».44
C'est qu'à ce moment, on commençait à considérer que l'enfer était une réalité beaucoup plus terrestre que surnaturelle. D'ailleurs, l'au-delà commençait à perdre de sa vigueur dans les esprits de plus en plus rationalistes.
Si l'époque des grandes réformes
religieuses redonna une vitalité
à la rhétorique sur l'enfer, en retour, les clercs et les artistes
ne s'intéressaient guère au sort des élus, et l'imaginaire du
Paradis devint déficitaire par rapport à l'enrichissement de la
fantasmatique infernale. Si le Christ était descendu aux enfers, comme
le rappelle le Credo, désormais, c'est dans l'enfer de chacun que,
quotidiennement, il redescendait. Qu'importent les cultures, l'enfer se voyait désormais «régi par une logique et des sentiments
humains; il dépend étroitement de l'esprit inventif des hommes, qui
se sont surpassés pour imaginer ce que pourrait être la souffrance
absolue»,45
miroir amplifié des douleurs terrestres. Au sortir de l'enfer
baroque, le scepticisme philosophique, illustré par Bayle, annonçait
la fin prochaine de l'enfer théologique.
Aux
lendemains des révolutions du XIXe
siècle, les Églises, sous
l'effet du trauma déchristianisateur, tentèrent de revigorer la
rhétorique de l'enfer. Joseph de Maistre s'y appliqua avec un talent
propre à renflouer la pastorale de la peur. «Pour
l'abbé Bedouin, curé de Mably, dans la Loire, le simple fait d'être
heureux sur terre mérite l'enfer. Nous sommes ici dans une vallée
de larmes et nous devons passer notre vie à pleurer. Le rire est une
insulte à Dieu...».46
De son côté, le curé d'Ars prêche des sermons imprégnés de
terreurs : «Comme ses confrères, ill envisage la
damnation de la grande majorité de l'humanité, à commencer par les
gens mariés. Comment peut-on envisager d'aller au ciel en étant
soumis tous les soirs à la tentation de l'abominable péché de la
chair?».47
Plus que jamais les fantasmes infernaux confinaient à l'horreur du
sexe. À la fin du XIXe
siècle, une revue, «L'Ami du
clergé», disponible auprès de
dix mille abonnés en 1913 (la revue avait été fondée en 1878),
demandait le plus sérieusement du monde où situer l'enfer? «Cette
question, répond "L'Ami"
en 1903, ne doit pas être regardée comme
oiseuse, parce
que par les volcans et bien d'autres indices on peut non seulement
conjecturer, mais affirmer avec quelque certitude même d'expérience
qu'il y a au centre de la Terre un feu qui ne doit point s'éteindre
et qui est bien autrement terrible que le feu sur la Terre, et qui
peut très bien former ce lac de feu, cet étang de soufre et de feu,
cette fournaise ardente, ce puits de l'abîme, dont parlent sans
cesse nos livres saints et alors nos impies ne pourraient plus
affirmer avec tant d'audace et de certitude que personne ne l'a vu ni
senti"».48
En appeler au témoignage des volcans ramenait à l'enfer hellénique des forges de Vulcain! Cela signifiait que l'imaginaire avait
fait le tour du concept d'enfer.
Cette
fossilisation, comme
l'appelle Minois, se vérifie auprès des dictionnaires théologiques
qui finissent par ne plus comporter d'article "Enfer".
Pourtant, note l'historien. Jamais on aura autant mentionner l'enfer
qu'au XXe
siècle. On a qu'à penser à la première page du quotidien «La
Presse» de Montréal qui
titrait «C'est l'enfer», au
lendemain de la première journée de la crise du verglas de janvier
1998 dans le sud-ouest du Québec, ou de l'image que les écologistes donnent du monde sous le
réchauffement climatique à la fin du XXIe
siècle! Dans «ce siècle où l'on n'y croit plus, ou
presque plus. Le mot lui-même est à la
mode : "C'est un
enfer!" dit-on à propos de tout et de rien. C'est que, pour
remplacer l'enfer tradi-tionnel, l'homme a trouvé des substituts de
choix grâce à sa puissance technique. Nous ne nous y attarderons
pas : guerres, mondiales ou localisées, camps de concentration et
goulags, en passant par la bombe atomique, chômage de masse, famine
chronique, pollution généralisée, dictatures totalitaires, folie
collective de masses fanatisées ou sciemment abêties, autant
d'enfers artificiels, créés par nos sociétés. À côté de ces
enfers conjoncturels, les sciences humaines ont révélé l'existence
d'enfers structurels, beaucoup plus insidieux, quasiment
indestructibles parce que liés à notre condition d'homme. S'ils ne
sont pas éternels, ces enfers sont aussi durables que l'humanité et
nous collent à la peau comme une tunique de Nessus».49
Le
scepticisme à propos de l'enfer ne date pas du XVIIIe
siècle des
philosophes. Dès l'Antiquité classique, le poète Lucrèce (vers
100-55 av. J.-C.), «à travers sa grande œuvre, De
natura rerum, poème didactique en six livres dans lequel
il expose la pensée d'Épicure, on entrevoit un homme solitaire et
tranquillement pessimiste, plein de pitié pour l'humanité. Cette
dernière n'a certes rien à craindre dans l'au-delà, où il n'y a
rien : la mort est totale : "Il faut chasser et culbuter cette
crainte de l'Achéron, qui, pénétrant jusqu'au fond de l'homme,
jette le trouble dans la vie, la colore tout entière de la noirceur
de la mort". Lucrèce reproche aux diverses religions d'avoir
créée ces mythes infernaux qui entretiennent notre angoisse, alors que
"c'est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des
actes impies et criminels"».50
C'est cette opinion qui reviendra au XIXe
siècle, avec la position
de Hegel à ce sujet. Bien que minoritaire la position de Lucrèce
fut reprise à l'orée du christianisme par les gnostiques orientaux
: «D'une certaine façon, pour la sensibilité gnostique,
l'enfer, c'est l'existence. Pour quelques gnostiques on peut
d'ailleurs parler d'une véritable angoisse existentielle, idée déjà
aperçue chez Lucrèce et qui réapparaît régulièrement dans
l'histoire. Le gnostique a le sentiment d'être bloqué dans ce
monde, sans possibilité de fuir, car après cette vie l'âme se
réincarne. Le monde matériel, œuvre d'un dieu mauvais, est de
nature infernale : "Qui me sauvera de l'angoisse infernale?"
demande un hymne gnostique. Lieu
d'agitation absurde, soumis aux
puis-sances malfai-santes, le monde ressemble à une forteresse close,
entourée de murs et de fossés, à un cloaque, à une prison
ténébreuse, à un désert, à un chaos, transposition dans cette
vie des images de l'enfer classique. Infernales sont les lois de la
nature, l'ordre du monde est mauvais, en particulier le temps,
absurde marche à la mort, chaque instant détruisant le précédent.
À ce temps il faut échapper et détruire les lois physiques,
sociales et morales du monde. Pour se soustraire à cet enfer, il
faut être initié à une certaine connaissance ou gnose, qui révèle
à chacun sa nature supérieure et le salut».51
On a là l'essentiel de ce que les différentes pensées ésotériques
véhiculeront jusqu'à nos jours. «Tous les hommes
connaissent leur enfer en cette vie; tous sont soumis aux limitations
naturelles et aux angoisses existentielles qui constituent l'essence
de l'enfer. Ici, l'enfer, c'est chacun d'entre nous, c'est ma vie,
c'est moi-même. Cet enfer présent cessera lors de la victoire
générale et définitive du bien, quelle que soit la forme sous
laquelle on envisage cet événement. Nul besoin donc d'élaborer des
supplices futurs pour les méchants puisque la frustration
fondamentale, base essentielle d'un enfer futur, n'existe pas».52
En
Occident, ce ne fut pas avant le XVIIIe
siècle que les philosophes reconnurent
l'enfer comme relevant de l'angoisse existentielle. Dans son
Bélisaire, Marmontel
«s'élève contre l'aspect barbare que révèle la
croyance à l'enfer. Dans un passage resurgit l'idée d'après
laquelle le véritable enfer existe sur terre, dû aux gouvernants,
fauteurs d'injustices et de guerres : "Si la violence et cruauté
lui mettent [à Dieu] la flamme et le fer à la main, si les princes
qui la professent, faisant de ce monde un enfer, tourmentent au nom
d'un Dieu de paix ceux qu'ils devraient aimer et plaindre, on croira
de deux choses l'une : ou que leur religion est barbare, ou qu'ils ne
sont pas dignes d'elle"».53
Un siècle plus tard, si Baudelaire invitait
à la descente et
Rimbaud y passait une saison,
l'enfer semblait ne plus concerner que les poètes maudits,
tel Lautréamont. Au XXe
siècle, dans la foulée de Hegel, Heidegger situait l'enfer dans
l'angoisse existentielle, «insistant sur le désespoir
qu'engendre la fusion du moi dans l'anonyme "on" : le moi
est pris dans la conscience de son insuffisance face à son destin,
de ses limites face à la mort et, ainsi, "le frisson de
l'angoisse court sans cesse à travers l'être humain"».54
Mais c'est Jean-Paul Sartre qui en fixe la définition moderne :
«Jean-Paul Sartre a certainement lancé une des grandes formules du siècle lorsqu'il a écrit : "L'enfer, c'est les aures". Son enfer se déroule à Huis clos. Dans ce monde dont on ne s'échappe pas. Il n'y a aucune issue hors de la prison de l'humanité. Et même s'il en existait une, on ne l'utiliserait pas. Dans le salon où sont enfermés les trois personnages, la porte est un moment ouverte. Pourtant personne n'en profite : les damnés se haïssent mais sont inséparables.
Ils sont trois, autre condition indispensable. L'enfer est dans la relation avec l'autre sous le regard d'un troisième. Chacun n'existe que par les autres et
leur regard est un jugement. Dans le salon infernal, pas de miroir : on ne peut se voir qu'à travers les autres, qui possèdent notre être : "Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas", dit Inès. Dans ces conditions, nul besoin de démons tourmenteurs : la présence d'autrui suffit à créer l'enfer : "Vous allez vois comme c'est bête. Bête comme chou! Il n'y a pas de torture physique, n'est-ce pas? Et cependant nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu'au bout seuls ensemble. C'est bien ça? En somme, il y a quelqu'un qui manque ici, c'est le bourreau [...]. Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout". Cette souffrance est beaucoup plus efficace que celle de l'ancien enfer, que regrette Garcin : "Ouvrez! Ouvrez donc! J'accepte tout : les brodequins, les tenailles, le plomb fondu, les pincettes, le garrot, tout ce qui brûle, tout ce qui déchire, je veux souffrir pour de bon. Plutôt cent morsures, plutôt le fouet, le vitriol, que cette souffrance de tête, ce fantôme de souffrance qui frôle, qui caresse et qui ne fait jamais assez mal".
Dans l'enfer sartrien, chacun se sent dépossédé de lui-même. Nous ne sommes pas ce que nous voudrions paraître, nous sommes ce que les autres nous voient être. Les regrets sont inévitables et vains : "Garcin : - Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes. Inès : - On meurt toujours trop tôt, ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée; le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie". Il n'y plus qu'à se résigner : "Alors, c'est ça, l'enfer. Je n'aurais jamais cru [...]. Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril [...]. Ah! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les autres".
Dans cette optique, même ce que nous appelons l'amour est une infernale illusion, qui n'a jamais rendu heureux personne. Loin d'être la communion de deux êtres, il s'agit du conflit de deux "moi", chacun tentant de dominer l'autre et de l'exploiter pour se dissimuler à soi-même son néant et se donner l'illusion d'un en-soi. Se donner est en fait s'imposer, dans le vain espoir de se trouver soi-même».55
Chez
Albert Camus, enfin, être et enfer deviennent synonyme : «Avoir
conscience de la vanité de l'existence, d'être jeté dans un monde
sans but, sans fin, sans signifi-cation, être "étranger" à
l'univers et aux autres : c'est cela l'enfer. Tout ce que nous
pouvons faire, c'est appréhender notre condition lucidement et dans
une attitude de défi».56
L'existentialisme athée de Sartre et de Camus semble apporter le
dernier mot à l'enfer, expérience systématisée d'ailleurs chez
Beckett, dans En attendant Godot.
Jacob Boehme, au XVIIe
siècle, écrivait : «Le Dieu saint et le Dieu du monde
ténébreux ne sont pas deux dieux : il n'y a qu'un Dieu unique; il
est à lui-même tout être, il est le bien et le mal, le ciel et
l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le
commencement et la fin».57
La déchéance de l'Être unie le Créateur et sa
créature, les anéantissant tous les deux dans une même négativité.
Désormais et pour toujours, l’Enfer, le Purgatoire et le
Paradis sont simultanément en nous. Ce sont des instances qui
appellent la deuxième topique freudienne, celle du Ça, du Moi et du
Surmoi. L'instance des passions non éduquées, non maîtrisées, qui
conduit à l’auto-destruction et voire, à l'anéantissement pur et
simple de notre monde. Au sommet, l'instance des idéaux de pureté
et de dépassement représentée par Béatrice, dans le poème de
Dante ne semble plus disposer de représentants modernes.
Que reste-t-il de l'enfer après tout cela? Pourtant, conclut Minois, «cette merveilleuse construction n'a en aucun temps fonctionné correctement. Elle a toujours péché par une volonté excessive de perfection qui a conduit à des contradictions insolubles : jamais les théologiens n'ont pu expliquer correctement comment un feu que l'on veut matériel peut agir sur des âmes immatérielles, comment des damnés qui continuent à penser dans le temps ne peuvent plus se repentir, comment un Dieu bon et tout-puissant peut tolérer cet échec éternel de sa création. L'état de souffrance absolue que voulait décrire l'enfer chrétien était miné par trop de contradictions internes pour être vraiment crédible».58 Les souffrances subjectives de l'enfer intériorisées par les fidèles à la suite d'une prédication terroriste se sont ajoutées aux souffrances objectives qui sont le propre du Mal sur terre. Elles n'ont pas tant exercées cette solution de catharsis que les prédicateurs les mieux intentionnés lui conféraient. Elles ont plutôt alourdi la conscience coupable des croyants et la terreur instinctive des populations qui ne pouvaient accéder à cet enfer philosophique, produit de la rationalité des scolastiques ou des philosophes laïcs ou athées.
*
**
Si j’avais à écrire La Divine
Comédie…, elle serait sans doute pleine du mystère qui habite l'histoire de l'humanité, tant dans ses individus que dans son ensemble. J'y apporterait la célèbre phrase tirée des Principes de
la philosophie du droit : «Lorsque la
philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une
manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la
rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce
n’est qu’au début du crépuscule que la chouette
de Minerve prend son envol». Sans doute est-ce à ce moment
précis pour la civilisation, lorsque pointe son crépuscule, que notre regard peut le mieux percer les ombres de sa nuit. Et que c’est parce qu’il
vécut l’automne du Moyen Âge que Dante put pénétrer,
en ce moment privilégié, le fond de toutes civilisations : «Au
milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et
je m’égarai dans une forêt obscure : ah! il serait trop
pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma
crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas
moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l’appui
secourable que j’y rencontrai, je
dirai quel autre
spectacle s’offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer
comment j’entrai dans cette forêt, tant j’étais accablé de
terreur, quand j’abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je
arrivé au pied d’une colline où se terminait la vallée qui
m’avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et
que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l’astre
qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s’affaiblit la
crainte qui m’avait glacé le cœur pendant la nuit où j’étais
si digne de pitié». De l’angoisse de l'automne, Dante nous
fait passer à l’aurore de la primavera; entendons-nous, à
l’aurore de la modernité. Entre le crépuscule et l’aurore
s’étend l’empire du Grand-Duc⌛
Montréal
30 juillet 2022
1 G. Minois. Histoire des enfers, Paris, Fayard, 1991, p. 9.
2 G. Minois. ibid. p. 9.
3 G. Minois. ibid. p. 10.
4 G. Minois. ibid. p. 13.
5 G. Minois. ibid. p. 14.
6 G. Minois. ibid. p. 16.
7 G. Minois. ibid. p. 16
8 G. Minois. ibid. p. 17.
9 G. Minois. ibid. p. 18.
10G. Minois. ibid. pp. 18-19.
11G. Minois. ibid. p. 19.
12G. Minois. ibid. pp. 20-21.
13G. Minois. ibid. p. 23.
15G. Minois. ibid. p. 26.
16G. Minois. ibid. p. 27.
17G. Minois. ibid. p. 37.
18G. Minois. ibid. p. 38.
19G. Minois. ibid. p. 38.
20G. Minois. ibid. p. 39.
21G. Minois. ibid. pp. 39-40.
22G. Minois. ibid. p. 53.
23G. Minois. ibid. pp. 55-56.
25G. Minois. p. 55.
26G. Minois. ibid. p. 59.
27G. Minois. ibid. p. 74.
28G. Minois. ibid. p. 74.
29G. Minois. ibid. pp. 74-75.
30G. Minois. ibid. p. 78.
31G. Minois. ibid. p. 89.
32Cité in G. Minois. ibid. p. 86.
33G. Minois. ibid. p. 97.
34G. Minois. ibid. pp. 94-95.
35G. Minois. ibid. pp. 101-102.
36G. Minois. ibid. p. 105.
37G. Minois. ibid. p. 106.
38G. Minois. ibid. pp. 157-158.
39G. Minois. ibid. p. 160.
40G. Minois. ibid. p. 168.
41G. Minois. ibid. p. 174.
42G. Minois. ibid. p. 184.
43G. Minois. ibid. p. 174.
45G. Minois. ibid. p. 229.
46G. Minois. ibid. p. 273.
47G. Minois. ibid. p. 338.
48G. Minois. ibid. p. 339.
49G. Minois. ibid. pp. 357-358.
50G. Minois. ibid. p. 390.
51G. Minois. ibid p. 49.
52G. Minois. ibid. pp. 83-84.
53G. Minois. ibid. p. 103.
54G. Minois. ibid. p. 312.
56G. Minois. ibid. pp. 393-394.
57G. Minois. ibid. pp. 394-395.
58Cité in G. Minois. ibid. p. 398.
59G. Minois. ibid. p. 400.
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