Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mercredi 10 septembre 2025

Dans la sphère de Jupiter : Que passe la justice du roi!

Saint Louis rendant justice sous un chêne à Vincennes (1890)  

DANS LA SPHÈRE DE JUPITER :

QUE PASSE LA JUSTICE DU ROI! 

Dans son parcours à travers l'enfer et le purgatoire, Dante a eu l'occasion de rencontrer un grand nombre de princes, de rois, d'empereurs qui tous payaient de leurs tourments leurs injustices, leurs débauches, leur monstruosité. Dans le chant XXXI de l'enfer, il rencontra Nemrod, ligoté autour du puits central, reflet inversé de la Tour de Babel qu'il voulût ériger afin d'atteindre l'Empyrée. Figure légendaire de la Torah (l'Ancien Testament), G. Chamayou, dans son essai, La chasse à l'homme (Paris, La fabrique, 2010.) l'oppose à Abraham un peu comme nous sommes habitués à opposer Caïn à Abel : «Dans la longue histoire de la thématisation du pouvoir qui s'amorce à partir de la tradition hébraïque, il y a en réalité deux termes qui se font face : Nemrod et Abraham, pouvoir pastoral et pouvoir cynégétique» (ibid. p. 25.); le roi et le pasteur.

«Quels sont les caractères de cette opposition? demande Chamayou. Le premier principe du pouvoir pastoral est sa transcendance. Dieu est le pasteur suprême, mais il confie le troupeau à des pasteurs subordonnés. Le schéma est celui d'une entière dépendance et d'une complète soumission des pasteurs humains à l'autorité divine. Avec Nemrod c'est tout le contraire : loin de recevoir son peuple de la main de Dieu, il le capture par la force, de ses propres mains. Le règne du roi chasseur n'est pas seulement le premier pouvoir sur la Terre, mais aussi le premier pouvoir proprement terrestre, dont l'autorité n'est pas héritée d'une source transcendante. Nemrod est la première figure de l'immanence du pouvoir. Sa rationalité est celle d'une physique plutôt que d'une théologie du pouvoir. C'est donc là le premier grand trait d'opposition entre pouvoir cynégétique et pouvoir pastoral : immanence du rapport de force ou transcendance de la loi divine comme fondement de l'autorité politique.» (ibid. p. 25.).

Ce pouvoir est celui qui terrifie. Comme la colonne sur laquelle est lié Nemrod, le pouvoir cynégétique transcende les relations entre les humains non pour les élever, mais pour les projeter au sol. Pour Chamayou, «le pouvoir cynégétique s'exerce sur des proies, des vivants qui s'échappent et qui fuient, avec un double problème : comment les attraper? Comment les retenir une fois capturés? Ce pouvoir est donc mobile, mais pas de la même mobilité que le pastorat. Tandis que le berger marche au-devant de son troupeau pour le guider, le chasseur poursuit ses proies pour s'en saisir. Mais la différence essentielle n'est pas là. Malgré sa mobilité en effet, le pouvoir cynégétique demeure très largement aussi un pouvoir territorial. Si le pasteur ne connaît qu'un seul type d'espace, celui de la pâture, le chasseur circule constamment entre deux espaces, ou, plus exactement, entre un espace et un territoire : Nemrod est à la fois un chasseur et un fondateur de ville. Il règne sur Babel, mais s'enfonce périodiquement dans l'espace extérieur pour y chasser des proies qu'il ramène et entasse entre ses murs. Il s'agit d'un pouvoir urbain, mais dont l'exercice ne se borne pas à l'unité circonscrite de la ville : tout se déroule au contraire dans le rapport entre le territoire de la ville et son espace extérieur, dans un mouvement d'annexion qui prélève sans cesse au-dehors pour accumuler au-dedans.» (ibid. pp. 26-27.)

Les villes sont donc la clé des civilisations – le mot le dit d'ailleurs! -, car elles possèdent en elles le projet expansionniste de civiliser. Avec les villes, les territoires annexés finissent par former un pays, une nation, jusqu'à l'extension maxima d'un État universel, un empire. Des villes comme Memphis, Thèbes en Égypte, Sumer, Babylone et plus tard Bagdad en Mésopotamie, Athènes, Corinthe, Sparte en Grèce, Persépolis en Perse, Rome bien sûr, mais aussi Beiging, Edo, Kyoto, Tenochtitlán, Chichen Itza ou Machu Pichu en Amérique indigène, ont reproduit la même expansion et nos villes actuelles l'entretiennent toujours. Mais le pouvoir pastoral est-il, comme le pense Cha-mayou, plus «juste»? «Tandis que le pouvoir pastoral est fonda-mentale-ment bien-faisant, le pouvoir cynégétique est essentiellement prédateur. Si le berger Moïse fut choisi comme pasteur politique du peuple d'Israël, c'est parce qu'il avait témoigné, par son aptitude à conduire les troupeaux, de qualités transférables au gouvernement des hommes. À l'opposé, comme l'écrit Salisbury : "L'arrogance du tyran [...] n'est pas d'autre fondateur que celui qui apprit à mépriser le Seigneur en massacrant les bêtes sauvages et en se roulant dans leur sang". [...] Alors que le pouvoir pastoral obéit à une rationalité gestionnaire de croissance des ressources internes, le pouvoir cynégétique impose une logique de ponction ou de prélèvement.» (ibid. p. 28.) 

Dans nos sociétés où l'écologie tend à prendre tant de place parmi nos idéologies, opposer l'antique nomadisme au pouvoir cynégétique est facile. Mais si le calcul a été inventé par les pasteurs pour tenir compte des têtes de bétail, c'est signe d'une préoccupation première, celui de l'administration du troupeau, bien de la communauté. La science économique ou la gestion n'ont pas attendu la sédentarisation et l'organisation des villes pour s'imposer comme une nécessité du domus. Avant d'être latin d'ailleurs, ce terme était indo-européen et les indo-européens étaient des peuples nomades, peu portés sur l'écriture. C'était la famille, la tribu sur deux générations qui faisait partie du domus avant même la fondation d'un dominus, d'une maison.

La pensée économique grecque devait élaborer les premiers principes de gestion du domaine dans le traité de Xénophon, l'Économique, où le philosophe, élève de Socrate, pose la définition de la bonne gestion comme «l'art d'administrer son domaine», l'oïkos, qui comprend la maison, la propriété, l'avoir; et le nomos, l'usage, la règle de conduite. Xénophon distinguait déjà la différence entre la valeur d'usage et la valeur d'échange comme bases des activités économiques. Pour lui, un bon «économiste», c'est un propriétaire terrien qui se préoccupe des aspects techniques de son travail (l'agronomie en tant que telle), mais aussi et surtout la capacité à commander à son personnel aussi bien que d'instruire correctement son épouse pour qu'elle soit une parfaite maîtresse de maison. On le voit, les caractéristiques développées par les villes étaient déjà contenues dans les milieux pastoraux. 

La philosophie de l'histoire de Chamayou n'est pas gratuite puisqu'elle repose sur deux conceptions ontologiques de l'organisation sociale. La différence des cultures reposerait entre la domestication et la prédation. «Tandis que le pouvoir pastoral est un pouvoir individualisant – au sens où le pasteur doit porter une attention individuelle à chacune des brebis -, le pouvoir cynégétique, s'il procède par division, le fait dans une optique d'accumulation. La chasse commence par mettre en déroute le groupe des proies afin d'isoler le plus vulnérable. C'est un procédé de division : séparer l'individu de son groupe. Mais s'il isole d'abord ses proies, ce n'est que pour mieux les amasser ensuite.» (ibid. pp. 28-29.) Certes, il y a un relent inconscient de judéo-christianisme dans cette opposition, la lignée du Bon Pasteur menant d'Abel à Jésus, celle du pasteur prêt à quitter ses brebis pour retrouver celle qui s'est égarée et la ramener au troupeau. 

Paradoxalement à ce qui vient d'être dit, le christianisme est une religion qui a crû dans les villes du pourtour de la Méditerranée. Ce sont les chasseurs romains qui, en définitive, au moment de l'apogée de leur empire ont valorisé l'individualité de l'âme, non certes pour aller jusqu'à abolir l'esclavage et les combats de gladiateurs, mais dans la mesure où être citoyens romains et chrétiens les plaçaient au-dessus du tribalisme païen qui, lui, perpétuait la vie domestique des pasteurs. Ce syncrétisme a conservé toutefois une certaine haine refoulée de la vie urbaine, de l'économie urbaine, de l'État des Cités. Ce qu'on retrouve d'ailleurs chez Augustin, dans La Cité de Dieu

«...que les rois ne s'inquiètent pas de la vertu mais de l'obéissance de leurs sujets; que les sujets obéissent aux rois non comme directeurs de leurs mœurs, mais comme arbitres de leur fortune, comme intendants de leurs voluptés, et que cet hommage trompeur ne soit que le criminel et servile tribut de la crainte; que les lois protègent plutôt la vigne que l'innocence de l'homme; que nul ne compa-raisse devant le juge, s'il n'a entrepris sur le bien ou la vie d'autrui, s'il n'a été malfaisant et nuisible par violence; mais que des siens avec les siens, avec quiconque le voudra souffrir, il soit permis de tout faire; que les courtisanes abondent, au gré de qui veut jouir, et de qui surtout ne peut entretenir de concubine! Partout des palais somptueux! partout de splendides festins! partout, à votre fantaisie, où vous pourrez, jour et nuit, fêtez le jeu, la table, le vomitoire, le lupanar! Partout le bruit de la danse! partout que le théâtre frémisse des clameurs d'une joie dissolue et des émotions de toute volupté cruelle ou infâme! Que celui-là soit ennemi public à qui telle félicité déplaît! Que si, pour la troubler, quelque citoyen s'élève, que la libre multitude sans l'entendre le repousse, qu'il soit chassé, qu'il soit proscrit! Qu'il n'y ait de dieux véritables que les auteurs et les protecteurs de cette félicité! Qu'on les honore à leur volonté, qu'ils demandent tels jeux qu'il leur plaie, qu'ils les obtiennent avec ou de leurs adorateurs! Qu'ils veillent seulement pour que ni la guerre, ni la peste, ni aucun autre désastre n'altère tant de prospérité! Est-ce là, je le demande, à tout homme en possession de la raison, est-ce là l'Empire romain, ou plutôt n'est-ce pas le palais de Sardanapale, cet ancien roi, esclave des voluptés, qui fait graver sur son tombeau qu'il n'emporte rien dans la mort que ses débauches n'aient englouti pendant sa vie? Ah! que nos adversaires ne jouissent-ils d'un tel roi, si complaisant à leurs désirs, et que nul vice ne trouve sévère? À lui, de plus grand cœur que les anciens Romains à Romulus, ils consacreraient un temple et un flamine!» (Saint Augustin. La Cité de Dieu, Vol. !, Livre II, § 20, Paris, Seuil, Col. Points-Sagesse, # Sa75, 1994, pp. 100-101.)

Certes, aux yeux d'Augustin, tous les rois ne sont pas ainsi descendants de Nemrod le prédateur, mais la royauté d'Israël n'a pas meilleure presse que la royauté romaine. On le sait. Yahweh ne voulait pas que le peuple d'Israël se donnât un roi. Mais Israël est un peuple qui a la nuque dure aussi lui désigna-t-il Saül. Saül, David, Salomon à la suite, tous désobéirent à Dieu. Et Augustin de poursuivre :

«Nous savons, il est vrai, que le péché de Salomon entraîna le partage d'Israël, sous le règne de son fils Roboam, et que le royaume demeura dans cet état, chaque faction ayant ses rois, jusqu'à l'époque où toute la race fut arrachée de son sol et transplantée par les Chaldéens. Mais ici pourquoi chercher Saül? pourquoi la menace ne s'adresse-t-elle pas plutôt à David dont Salomon était fils? Aujour-d'hui même la nation hébraïque n'est pas divisée entre elle, mais dispersée indifféremment par toute la terre, dans la société d'une même erreur. Or cette division, dont Dieu menace ce peuple et ce royaume en la personne de Saül qui figure ce peuple et ce royaume, devait être immuable et éternelle...» (Saint Augustin. La Cité de Dieu, Vol. 2, Livre XVII, §7, Paris, Seuil, Col. Points Sagesse, # Sa76, 1994, p. 340.)

Chez Augustin, un peu comme chez Platon, les rois sont accompagnés de prophètes qui portent à eux la parole de Yahweh, or les rois n'écoutent pas toujours les conseils du prophète. Le théologien Rudolf Bultmann a médité cette contradiction : «Dans leur protestation, les prophètes s'élèvent contre les formes et les conséquences de l'organisation de l'État..., mais ils méconnaissaient les nécessités politiques. Tandis que les rois entendent assumer la responsabilité de l'État, ils ne sont pas en mesure d'obéir à l'idéal prophétique, car force leur est d'armer et de fortifier la cité et de conclure des alliances. De leur côté, les prophètes ne sont pas en mesure de promouvoir leur idéal de la royauté de Dieu, de manière à la rendre réalisable dans la situation nouvelle. En elle-même leur exigence du droit et de la justice serait compatible avec toute forme d'État authentique; mais lorsqu'elle s'allie à l'exigence d'un retour à l'ancienne organisation de la nation en familles, en clans et en tribus, elle est vouée d'emblée à l'échec. Et lorsque, pour sauvegarder la souveraineté de Dieu ils refusent aux instances politiques l'organisation juridique et la confient au clergé, ils sapent l'autorité de l'État.» (R. Bultmann. Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 131, s.d., pp. 48-49.) Et le rôle des prophètes, désormais, sera tenu par les évêques auprès des rois : «Si les rois fautent, les évêques ne doivent pas manquer de les corriger par de justes semonces... En matière de foi, il appartient aux évêques de juger les Empereurs chrétiens, et non aux Empereurs de juger les évêques.» Avec le christianisme, «l'Empereur est dans l'Église, il n'est pas au-dessus.» (Daniel-Rops. L'Église des Apôtres et des Martyrs, Paris, Arthème Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1948, pp. 680-681.)

On comprend que l'image du roi juste, celui qui écoute les conseils des prophètes et évêques, ait sa place dans la sphère de Jupiter (Zeus Pater). Car la sphère de Jupiter est l'habitat de l'Aigle. Et l'Aigle, c'est l'Empire romain-germanique au temps de Dante; le protecteur des libertés des villes italiennes et adversaire du Saint-Siège. Aussi, les symboles qui surgissent devant Dante lui rappellent-ils la proximité de l'Esprit Saint (du prophète) de l'Aigle (le roi). 

Mais auparavant, avant même de quitter la sphère de Mars, Dante et Béatrice avaient vu une croix d'où sortaient plusieurs rois guerriers à chaque extrémité. Des «preux» à travers un éclat de foudre et de nuée. De la première flamme sourd Josué, le conquérant de la Terre Promise que nous avons rencontré au Purgatoire dans le cercle des avaricieux et des prodigues, puis plus récemment dans la sphère de Mars. Tout comme Judas Macchabée, qui libéra les Juifs de la tyrannie d'Antiochus Epiphane, le roi séleucide de Syrie. Mais à la troisième extrémité apparaît, en duo, Charlemagne et Roland, parangons des combattants du Christ. 

Charlemagne est bien le descendant de ces rois hébreux, conseillers par les prophètes. Ce rôle avait été celui d'Éginhard (770-840), l'auteur de la première biographie de celui dont il avait été le conseiller, l'intellectuel et le politique. Il en va aussi, un peu plus tardivement de l'archevêque de Reims, Hincmar (806-889) qui a vécu trois quarts de siècle après Charlemagne. La Chanson de Roland n'avait pas pour objectif d'être une biographie, mais de chanter la légende de l'empereur romain-germanique trois siècles après les événements de Roncevaux. Sa portée idéologique était tout autre, comme l'explique l'historien américain Robert Morrissey : 

«Le dynamisme narratif de la Chanson de Roland, élaborée aux alentours de la première croisade, dans un moment de déchéance de la monarchie, met en scène les menaces encourues par une souveraineté qui doit trouver sa place entre Dieu et le royaume, entre sa propre volonté et celle de ses barons, entre l'ennemi extérieur et la trahison intérieure. Le texte d'Hincmar s'attache exclusivement à la situation intérieure; le Roland se développe en fonction d'une guerre de conquête, mais il évoque aussi la conduite des grands entre eux-mêmes et par rapport au roi. La première identité de Charlemagne fait écho à celle d'Éginhard : le roi/empereur victorieux. Mais ce qui, chez Éginhard, n'est qu'un petit revers dans une campagne glorieuse, un guet-apens tendu par une bande de basques perfides et sans courage, devient dans la Chanson de Roland une manière d'explorer les forces et les faiblesses du pouvoir de Charlemagne face à la menace de l'Autre - l'Infidèle -, et face à la société féodale dont il est le chef. La question posée se résume ainsi : quels chocs, quels défis, la souveraineté royale incarnée par Charlemagne - ici essentiellement sans défaut - peut-elle subir et surmonter? Quelles sont, en somme, les limites de l'ordre social?» (R. Morrissey. L'empereur à la barbe fleurie, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1997, p. 75.) 

Autant dire que la Chanson de Roland ramène le thème que Dante développe dans son traité De Monarchia, écrit en latin mais contemporain de la rédaction de La Divine Comédie (1310-1313). Comme le voulait la vertu militaire franque héritée de la sagesse des Grecs anciens, l'hybris était ce qui menaçait tout roi imbu d'une puissance absolue imitée de la Souveraineté divine. La Chan-son rappelait que «Roland n'est pas qu'un vassal; il est aussi le neveu de l'empereur», mais un neveu fils d'un hybris, c'est-à-dire l'inceste de Charlemagne avec sa sœur Gisèle. Roland aurait donc été à la fois le neveu et le fils de l'Empereur. En tout cas, «il est de la même famille. Non seulement le privé ne cesse donc de se manifester au sein du public, mais le sort même du royaume dépend d'une heureuse confusion des deux aspects de la vie des hommes. L'essentiel c'est d'éviter la démesure en toutes choses, de ne pas dépasser les limites que la chanson elle-même définit en les mettant à l'essai tout au long de son déroulement.» (ibid. p. 76.) 

Bien que cet inceste n'ait rien d'historique, elle place Roland par rapport à Charlemagne dans le moule de Jésus par rapport à Yahweh. Morrissey insiste : «La force de Charlemagne vient, d'une part, de son rapport privilégié avec Dieu, et, d'autre part, de l'appui de ses vassaux qui le soutiennent et le conseillent. Figure charnière entre deux idéologies profondément différentes, l'une féodo-vassalique, l'autre théocentrique. Charlemagne en est la synthèse souveraine et suzeraine sans laquelle l'être social cesserait d'exister à la fois par rapport à l'extérieur hostile et par rapport aux forces intérieures. Seul à n'être le vassal de personne, il crée par son existence même l'espace éthico-juridique nécessaire au serment et à la circulation de la parole. Sa faiblesse procède aussi de cette fonction; il est celui qui doit se mettre à l'écoute et croire à la parole donnée, car il en dépend comme en dépend toute la société féodalo-vassalique.» (ibid. p. 76.) 

L'association Roland/Jésus se renforce de la trahison de Ganelon. Ganelon qui, dans la Chanson, reconnaît se venger de Roland mais non de trahir Charlemagne. «Ganelon trahit pour le gain, comme Judas avant lui. Les Français perdent à Roncevaux pour avoir cédé aux péchés de l'ivresse et de la luxure et ils ont dû racheter leur âme par le martyre. Reste la question de Roland et de ses proches, car, eux, ils n'ont ni bu ni forniqué. Et elle est d'autant plus troublante qu'en principe la victoire des chrétiens passe par les actes héroïques de chevaliers tels que Roland. Dans ce cas aussi, la réponse permet d'établir des limites entre le devoir collectif et l'intérêt de l'individu. Dieu a fait mourir Roland et ses compagnons, nous explique l'archevêque de Reims, pour éviter qu'ils aient l'occasion de pécher une fois rentrés chez eux, une sorte de mort préventive donc. La tension entre le salut de l'individu et celui du peuple choisi se fera sentir plus nettement dans des textes qui ont une orientation plus "nationale". Mais la contradiction, passée sous silence dans la Chanson de Roland, ou plutôt masquée par l'orgueil de Roland, est ici clairement explicitée, même si c'est pour souligner la sagesse de Dieu et l'ultime bonheur de Roland.» (ibid. pp. 88-89.) Cette «mort préventive» a servi aussi à justifier le supplice de Jeanne d'Arc pour ceux qui ont pu croire qu'elle aurait pu survivre dans la peau de Jeanne des Armoises! 

Avec la Chanson de Roland, le modèle judaïque du roi juste - de Salomon, le plus célèbre - se réalisait dans la personne de l'empereur Charlemagne dont l'une des progénitures politiques, après le partage de Verdun, devenait le Saint-Empire romain-germanique : «On se trouve en pleine période d'exaltation de l'Empire avec Frédéric Ier Barberousse qui choisit d'affirmer avec éclat les liens entre l'Empire et le premier empereur germanique : le 29 décembre 1165, Charlemagne est canonisé par l'antipape Pascal III. Le tombeau de Charlemagne a - encore une fois - été ouvert et son corps transféré, "translaté" dans un autre lieu; manière de s'emparer des restes du grand empereur et de faire solennellement état des rapports entre Dieu et l'empereur Frédéric. Selon le diplôme impérial, Frédéric aurait appris par "révélation divine" l'emplacement du tombeau, perdu depuis Othon III ou peut-être "oublié" à seule fin de mettre en valeur ses pouvoirs visionnaires.» (ibid. pp. 102-103.) 

C'est ainsi que «la vogue des chansons de geste se prolonge tout au long du XIIIsiècle pour s'éteindre doucement après 1300. C'est dans les dernières années du règne de Louis VII et surtout sous Philippe-Auguste qu'apparaît une image moins glorieuse de Charlemagne, faisant face à des barons dont la révolte semble parfois justifiée. Une longue tradition critique voit dans ces chansons une production de l'idéologie aristocratique glorifiant la noblesse aux dépens du roi. Mais, comme le souligne Dominique Boutet dans son admirable étude sur la littérature épique et romanesque de cette époque, "déidéalisation" (Entidealisierung) ne veut pas dire démythification.» (ibid. pp. 103-104.) Entre la Souveraineté absolue qui fait que l'Empereur n'a de compte qu'à rendre à Dieu et les vassaux qui réclament justice qui leur est due, Dante saisissait la grande contradiction de tout pouvoir (absolu ou non). Ce qui n'était qu'illustration dans la lecture de l'Ancien Testament se formulait concrètement dans la politique impériale dont Dante, dans De Monarchia, témoignait de sa pleine adhésion. 

 

«Dans cette période de profondes transformations et restructurations du pouvoir, le topos de Charlemagne devient le lieu privilégié pour s'interroger sur les limites de la nature de ce pouvoir y compris dans le cas où le roi a tort, où la personne qui incarne la souveraineté en abuse. Si, dans un document comme le traité d'Hincmar, l'avis des nobles s'exprime dans les débats lors des assemblées, dans la chanson de geste, il prendra une forme qui obéit aux normes du genre héroïque : l'aspect conflictuel des rapports sera constamment mis en lumière. Soulignons dès le départ que dans aucun cas la monarchie de Charlemagne n'est renversée; quels que soient le niveau et l'intensité de la contestation, le vieux roi conserve le pouvoir légitime et continue à incarner la souveraineté. L'épopée permet d'ouvrir un débat sur le pouvoir tout en affirmant une identité collective face aux ennemis extérieurs. Ce n'est pas un hasard si cette production augmente d'une manière spectaculaire dans les années qui suivent la canonisation, ni si elle prend pour contexte la lutte pour la Chrétienté. Si l'on n'arrive pas toujours à savoir ce que l'on est, on s'entend plus facilement sur ce que l'on n'est pas : vieille dialectique du Même et de l'Autre.» (ibid. p. 104.) Le lien entre Charlemagne et Roland se répète dans les chansons de Guillaume d'Orange, combattant des Sarrasins, qui parvient à en convertir un, Rainouard, doté d'une force surhumaine. 

Mais la vision que Dante développe de son traité et se reflète dans son poème n'est pas dénuée d'intérêts personnels. Dante y poursuit la lutte viscérale des gibelins pro-impériaux et des guelfes pro-pontificaux. C'est ainsi que de la croix jaillissent pareillement Godefroy de Bouillon et Robert Guiscard, deux héros (discutables) aux yeux de Dante parce qu'ils supportèrent activement les assauts de l'empereur contre Rome et la papauté. Ainsi donc, ce n'est pas le héros de la première croisade que célèbre Dante, mais comment le jeune Godefroy se rangea fidèlement aux côtés d'Henri IV dans la Querelle des investitures qui l'opposait au pape Hildebrand, Grégoire VII. C'est Godefroy qui entra dans Rome, les armes à la main pour en chasser le pape en 1085. Or, rien ne semble confirmer cette participation de Godefroy à cet acte militaire : «Une fois de plus la légende a mêlé le héros des Croisades à un événement auquel il est resté étranger. Sa présence aux côtés du roi, dans sa marche sur Rome, n'est signalée par aucune source contemporaine», écrit H. Dorchy, dans un article de la «Revue belge de Philologie et d'Histoire» de 1948! 

Mais il n'en va pas de même de Robert Guiscardchef des bandes normandes venues de Sicile appelé par le pape à la défense de Rome par le même Grégoire VII, enfermé dans sa forteresse du château 
Saint-Ange en 1084 : «Les quelques trente ou quarante mille hommes avec lesquels Guiscard fait irruption dans Rome au mois de mai se moquent bien du Saint-Siège, du vicaire du Christ et des Romains. Ce sont des aventuriers comme leur duc, des gens de sac et de corde, des Sarrasins de Sicile. Durant quatre jours Rome, aux mains de la soldatesque, subis des dégâts tels qu'on en montrera encore des traces, entre le Latran et le Colisée, à la fin du XIXe siècle. Il faut croire que Grégoire ne put supporter ce spectacle, car il suivit Guiscard à Salerne et y mourut l'année d'après (25 mai 1085). Son corps repose sous un des autels du "Duomo".» (P. Frédérix. Rome Histoire de la Ville éternelle, Paris, Albin Michel, 1969, p. 148.) 

Il est difficile de croire que Dante ait pu se montrer fier de cette trahison par laquelle Grégoire devint l'otage des Normands de Sicile et de leurs officiers musulmans. Comment un tel soudard pourrait-il être tenu pour un «soldat du Christ», tout en étant un allié tacite de l'empereur? Guiscard avait été fait duc de Pouille et de Calabre en 1058 après en avoir expulsé les Byzantins. Guiscard, disons-le, n'était rien de mieux qu'un bandit et un pilleur, aussi est-il douteux que ce soit cet épisode de la Querelle qui ait inspiré Dante. 

Il faudrait remonter une trentaine d'années plus haut pour retrouver l'épisode plausible qui dut plaire à Dante. Le pape Léon IX, élu en 1049, «pontife austère, qu'on avait vu entrer dans Rome les pieds nus, était d'une rigoureuse intégrité, profondément imbu des obligations de sa charge. Il s'était attaqué aux désordres qui ruinaient le prestige du clergé, luttait contre la simonie et le mariage des prêtres, sillonnait en tous sens la chrétienté pour réveiller les énergies défaillantes. Il s'était entouré de prélats exemplaires, dévoués à ses idées réformatrices, parmi lesquels le bénédictin Hildebrand qui sous le nom de Grégoire VII devait être l'une figures majeures de l'histoire de la papauté.» (P. Aubé. Les empires normands d'Orient, Paris, Perrin, Col. Tempus, # 132, 2006, pp. 50-51.) 

Les États de l'Église, toujours menacés par des puissances émergentes en Italie, craignaient l'expansion vers le nord des Normands de Sicile. En particulier dans la principauté de Bénévent, «qui s'était suffisamment sentie en péril pour solliciter l'aide du seul arbitre possible : le pape. Un long voyage de Léon IX dans le sud de la péninsule n'apporta aucun apaisement. La haine anti-normande ne faisait que croître.» (ibid. p. 51.) Le pape jugea qu'il fallait en finir avec l'expansion normande dans la péninsule. «Il s'en remit au bon vouloir de son parent, l'empereur d'Allemagne. Henri III connaissait bien l'Italie; il y avait été couronné, le jour de Noël 1046. La marée normande l'inquiétait. C'était un homme très cultivé, pieux, en parfaite communauté de pensée avec Léon IX dont il s'appliquait à faire progresser dans ses États les idées réformatrices. Mais il n'était pas plus libre de ses mouvements que le roi de France et n'avait aucune envie d'aller ferrailler en Italie du Sud. Au moins permit-il au pape de recruter sur place les mercenaires dont il aurait besoin. Le long voyage du pontife n'avait pas été totalement inutile.» (ibid. p. 52.) 

Léon IX se mit donc à la tête d'une troupe assez hétéroclite de chevaliers allemands et de soldats bien décidés à en découdre. Dès les premiers jours de juin 1053, il était devant Bénévent avec une armée con-sidérable à laquelle s'étaient joints tous les petits seigneurs italiens dont les fiefs étaient pressés par les Normands. Et l'habile diplomatie pontificale s'était même assurée le soutien des Grecs. C'est alors que les Normands firent appel à Robert Guiscard qui abandonna son brigandage en Calabre. Après une tentative de pourparlers à Civitate, les Normands furent attaqués par l'armée pontificale. Le choc fut terrible, écrit Aubé. Léon assista, impuissant, à la défaite de ses troupes. Les Italiens détalèrent les premiers, suivis des Allemands et le pape tomba entre les mains de Robert Guiscard qui s'était montré valeureux dans l'assaut : «Par trois fois il avait été désarçonné et avait repris le combat...» 

«De nouvelles perspectives s'ouvraient, auxquelles le réalisme politique leur avait toujours interdit de songer. La stupeur une fois dissipée, ils témoignèrent à Léon IX "de grands égards", mais se gardèrent bien de relâcher leur proie. Une semaine après le drame de Civitate, le pape était conduit sous bonne escorte à Bénévent et mis en résidence surveillée. En dépit du respect dont on entoura son séjour de plusieurs mois, le pape était bel et bien captif. Pour le prestige de la papauté, le coup était terrible.» (ibid. p. 53.) Si Robert Guiscard avait été le héros de Civitate, la direction des opérations diplomatiques appartenait au duc Onfroi, son frère aîné. Ce dernier tenta d'obtenir de Léon la reconnaissance de ses conquêtes dans le sud de la péninsule. Obtint-il sans doute quelques gains, puisqu'il rendit au pape sa liberté : «Léon IX, anéanti, s'enferma dans Rome. Il ne survécut qu'un mois. Le 19 avril 1054, il était mort» (ibid. p. 54.) 

Et sans doute est-ce là ce qui excita le plus le poète : «Politiquement et psychologiquement, la journée de Civitate devait avoir de très profondes répercussions. Forts d'un appareil de guerre qui venait de faire ses preuves, de l'affaiblissement du pouvoir pontifical qui n'était pas loin d'équivaloir à un blanc-seing, les Normands continuèrent de "dévorer la terre". Pendant les cinq années qui suivront, en effet, les seigneurs normands ne cesseront d'arrondir leur lopin, tout en s'efforçant d'accéder auprès des puissances à plus d'honorabilité.» (ibid. p. 54.) N'était-ce pas le souhait le plus profond de Dante pour Florence, qu'elle puisse à son tour dévorer la terre, tout en accédant auprès des puissances à plus d'honorabilité, ce que lui refusait le parti guelfe? Quant à Robert Guiscard, on devine l'étonnement qu'il eût lorsque le successeur de Léon qui l'appelait à son secours, trente ans plus tard, était le même Hildebrand qui conseillait jadis Léon IX. 

Il est clair qu'en cours de route, la sagesse salomonienne de Charlemagne s'était évaporée. Omni potestas a Deo, Tout pouvoir vient de Dieu, qui seul, transmet l'auctoritas qui investit la forme du pouvoir auquel se soumettent les vassaux. Elle avait animé, sinon créé cette Querelle des investitures qui creusa la rivalité entre l'empereur et le pape tout au long du Moyen Âge, annonçant l'éventuelle sécularisation de la société. Querelle qui finit aussi par se transporter en France, au moment de l'affrontement entre Philippe le Bel et le pape Boniface VIII. Mais Philippe était monarque français, et la justice n'était pas son fort, lui, le «roi faux-monnayeur», crime odieux s'il en fût un à l'époque médiévale et sur lequel nous nous sommes déjà arrêtés dans notre périple en enfer. Il en va de même de Ferdinand IV roi de Castille, roi plutôt faible, régis par sa mère, et Venceslas, roi de Bohême, trublion au sein de l'empire de Frédéric II Hohenstaufen.

Entré maintenant de plein pied dans la sphère de Jupiter, l'Aigle annonce que le roi juste est celui qui DILIGITE JUSTITIAM, marqués en lettres capitales. QUI JUDICATIS TERRAM - «Aimez la justice, fous qui jugez la terre», premier verset du Livre de Sapience attribué bien sûr à Salomon. «Mais toi, qui es-tu pour t'ériger en tribunal, et juger à mille milles de distance, avec une vue longue d'un empan?, demande l'Aigle de Justice :

«Et l'oiseau dit : "Par être juste et pie

 je me trouve haussé à cette gloire
que ne saurait déborder nul désir;
et j'ai laissé telle mémoire mienne
sur terre, que les gens grand los en font,
mais par malice ils n'en suivent la trace". (Chant XIX, 13-18) [traduction André Pézard, Gallimard, 1968.] 
 
  
«"De tous les feux dont ma figure est faite,
ceux dont mon chef et mon œil étincellent
sont, en degré, les plus nobles à voir.
Celui qui au milieu luit pour prunelle
fut le chantre inspiré du Saint-Esprit
que l'arche transporta de ville en ville :
or connaît-il de son chant le mérite
- en tant qu'il fut effet de son engin -
 par ce guerdon égal à son office.» (Chant XX, 34-42)

Qui l'Aigle de Justice célèbre-t-il ainsi sinon que le roi David, moins en tant que roi qu'en tant que psalmiste? La tradition juive, puis chrétienne, en effet attribuent au roi David la rédaction de la plupart des psaumes. Dante n'ignore pas que la royauté de David fut parsemée de fautes politiques et morales. David fut un roi à la vie malheureuse. La royauté n'avait pas été voulue par Yahweh, aussi les prophètes - Samuel, Nathan -, qui le conseillent, lui rappellent les conséquences du courroux divin. Pourtant, David demeure le modèle du roi idéal, préfigurant le Messie - que ce soit Jésus ou un autre. Il aurait régné entre 1015 et 975 av. J.-C. Succédant à Saül, premier roi d'Israël, il a hérité d'un peuple divisé par des querelles tribales dont il finira par faire une nation. Il fonde une capitale, Jérusalem, qui n'est située ni au nord, ni au sud et c'est là qu'il fait construire son palais. Il y transférera l'Arche d'alliance qui avait accompagné les Hébreux lors de leur longue marche dans le désert, et la loge sous une tente, l'ancêtre du Temple. Jérusalem devenait alors capitale politique mais aussi capitale religieuse des Juifs. 

«Selon l'auteur de SAMUEL, David s'y comporte en prêtre par privilège royal, y offrant holocaustes et sacrifices de paix après y avoir conduit l'Arche en dansant lui-même devant elle, ceint de l'éphod de lin. Selon le Chroniste, il y organise le culte de louange; sur son ordre ce lieu retentira quotidiennement de chants de prières, tels que ceux dont le livre des psaumes a recueilli les textes d'époques diverses, et parmi lesquels 74 selon l'hébreu, bien davantage selon la Septante, ont été à tort ou à raison attribués à David. On ne prête qu'aux riches : de très beaux poèmes, chants et prières, sont également placés sur ses lèvres par SAMUEL et les CHRONIQUES. Nul doute qu'il fut l'un des principaux initiateurs du genre.» (A.-M. Gerard. Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 1989, p. 251.) 

Mais David est aussi un roi guerrier. Il rejette les Philistins à la côte; il fait des Moabites ses tributaires; des Édonites ses sujets et enfin écrase les Ammonites, annexe leur territoire et soumet avec eux les petits États araméens libano-syriens. L'État de Jérusalem devient un véritable petit empire local s'étendant «de l'Anti-Liban au golfe d'État sur la mer Rouge et au Torrent d'Égypte, assuré d'une ouverture sur la Méditerranée par l'usage du port de Joppé (Jaffa) en bordure de l'enclave philistine neutralisée, et par le trafic des ports phéniciens amis.» (ibid. p. 252.) Cette expansion sera célébrée, promet-il au prophète Nathan, par l'élévation d'un Temple en l'honneur de Dieu. 

Pourtant, comme le rappelle André-Marie Gerard, «le personnage historique ne s'avère pourtant pas exempt des faiblesses humaines, mais on le voit toujours exemplaire dans la sincérité du repentir. Ainsi en va-t-il surtout après le double forfait où le conduit sa subite passion pour Bethsabée qu'il entraîne dans l'adultère et dont il envoie l'époux à la mort. Pardonné, il acceptera l'expiation dans le deuil, le chagrin et l'humiliation. Car ces misères ne lui seront pas épargnées : avec la mort de son fils bâtard né de Bethsabée, l'inceste et l'assassinat de son fils Amnon, la révolte d'Absalom avec les nombreuses trahisons et vilenies qu'elle entraîne, et la perte de ce fils dénaturé mais cependant chéri. Bien que vite réduite, cette révolte d'Absalom a ébranlé l'unité du royaume si difficilement réalisée et maintenue par David avec une sagacité dont sa bonté envers Meribaal, issu par Jonathan de Saül le Benjaminite, est par exemple un témoignage.» (ibid. p. 252.) La révolte d'Absalom surtout, son fils aîné qui s'acheva en tragédie familiale. Après avoir fait tuer son frère, s'être enfui, révolté contre son père envers lequel il mena la guerre, en fuyant se prit les cheveux qu'il portait longs dans les branches d'un térébinthe. Et si David avait ordonné à ses hommes partis à sa poursuite de faire preuve d'égards et de douceur à l'endroit du rebelle, un général du roi, Joab, prit l'initiative de lui transpercer la poitrine par trois fois alors qu'Absalom se débattait toujours entre les branches de l'arbre qui avait entravé sa fuite. 

Mais c'est l'épisode de Bethsabée qui entache le plus la justice du roi David : «Elle est la femme d'Urie le Hittite, un officier de l'armée royale alors en campagne contre les Ammonites, lorsqu'elle est remarquée, dans son bain, par David vieillissant. Les désirs du roi sont des ordres : elle partage la couche qui lui est imposée ou offerte, mais constate bientôt qu'elle est enceinte. Afin de lui faire endosser la paternité de l'enfant ainsi conçu, le roi appelle Urie en mission à Jérusalem. En vain. L'officier refuse de dormir dans sa maison et donc de visiter sa femme avant de rejoindre le front. David ordonne à son général de faire tuer à l'ennemi cet officier peu accommodant, afin d'épouser sa veuve. Ce qui advient. Le repentir du roi, après la faute commise, ne lui évite pas le châtiment qui commence avec la mort de l'enfant adultère.» (ibid. pp. 163-164.) C'est à Bethsabée que David promit que leur fils, Salomon, serait l'héritier du trône bien qu'il passait outre Adoniyva né d'une autre épouse. Lorsque Adoniyva parla d'épouser la dernière maîtresse vivante du défunt roi son père, Salomon le fit exécuter pour trahison. De cette histoire sordide, le prophète Nathan suggère que la faute du roi repose moins sur l'adultère que sur une injustice, aussi bien à l'égard d'Urie que de Bethsabée :

«Yahvé envoya le prophète Nathan vers David. Il entra chez lui et lui dit : Il y avait deux hommes dans la même ville, l'un riche et l'autre pauvre. Le riche avait petit et gros bétail en très grande abondance. Le pauvre n'avait rien du tout qu'une brebis, une seule petite qu'il avait achetée. Il la nourrit et elle grandissait avec lui et avec ses enfants, mangeant de son pain, buvant dans sa coupe, dormant sur son sein : s'était comme sa fille. Un hôte se présenta chez l'homme riche, qui épargna de prendre sur son bétail de quoi servir au voyageur arrivé chez lui. Il vola la brebis de l'homme pauvre et l'apprêta pour son visiteur. 

David entra en grande colère contre cet homme et dit à Nathan : "Aussi vrai que Yahvé est vivant, l'homme qui a fait cela mérite la mort! Il remboursera la brebis au quadruple, pour avoir commis cette action et n'avoir pas eu de pitié". 

Nathan dit alors à David. "Cet homme, c'est toi! Ainsi parle Yahvé Dieu d'Israël : Je t'ai oint comme roi et Israël, je t'ai sauvé de la main de Saül. Je t'ai livré la maison de ton maître, je t'ai donné la maison d'Israël et de Juda et, si ce n,est pas assez, j'ajouterai pour toi n'importe quoi. Pourquoi as-tu méprisé Yahvé et fait ce qui lui déplaît? Tu as frappé par l'épée Urie le Hittite, sa femme tu l'as prise pour ta femme, lui tu l'as fait périr par l'épée des Ammonites. Maintenant l'épée ne se détournera plus jamais de ta maison, parce que tu m'as méprisé et que tu as pris la femme d'Urie le Hittite pour qu'elle devienne ta femme. 

Ainsi parle Yahvé : Je vais, de ta propre maison, faire surgir contre toi le malheur. Je prendrai tes femmes sous tes yeux et je les livrerai à ton prochain, qui couchera avec tes femmes à la vue de ce soleil. Toi, tu as agi dans le secret, mais moi j'accomplirai cela à la face de tout Israël et à la face du soleil. 

David dit à Nathan : "J'ai péché contre Yahvé!" Alors Nathan dit à David : "De son côté, Yahvé pardonne ta faute, tu ne mourras pas. Seulement, parce que tu as outragé Yahvé en cette affaire, l'enfant qui t'est né mourra". Et Nathan s'en alla chez lui.» (École biblique de Jérusalem, La Sainte-Bible, 2 Sam 12 1-15.) Le roi, certes, peut tout se permettre à condition qu'il évite la tyrannie, et si l'adultère est un abus, le meurtre subtile d'Urie le Hittite est bien le geste d'un tyran. Mais la tyrannie n'est pas un concept judaïque mais grecque. Dans la mesure où on attend justice d'un roi, David a commis la pire faute qu'on puisse attendre d'un roi : il a fait tuer son soldat par l'ennemi. Non seulement il a blessé son vassal, mais il a voulu tromper Dieu en trafiquant l'assassinat d'Urie par l'assaut de l'armée ammonite. C'est de cette fable que David aurait rédigé le Miserere, le psaume 51 :

«Pitié pour moi, ô Dieu, en ta bonté,

en ta grande tendresse efface mon péché,
lave-moi de toute malice,
de ma faute purifie-moi
 
Car mon péché, moi, je le connais,
ma faute est devant moi sans relâche;
contre toi, toi seul, j'ai péché,
ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait.
 
Ainsi tu es juste quand tu prononces,
sans reproche quand tu juges.
Vois : mauvais je suis né,
pécheur ma mère m'a conçu.
 
Mais tu aimes la vérité au fond de l'être,
instruits-moi des profon-deurs de la sagesse.
Purifie-moi avec l'hysope; je serai net;
lave-moi : je serai blanc plus que neige.
 
Rends-moi le son de la joie et de la fête,
et qu'ils dansent, les os que tu broyas!
Détourne ta face de mes fautes,
efface de moi toute malice.
 
O Dieu, crée pour moi un cœur pur,
restaure en ma poitrine un esprit ferme;
ne me repousse pas loin de ta face,
ne retire pas de moi ton esprit saint.
 
Rends-moi la joie de ton salut,
assure en moi un esprit magnanime;
aux pécheurs j'enseignerai tes voies
à toi se rendront les égarés.
 
Affranchis-moi du sang, Dieu de mon salut,
et ma langue acclamera sa justice;
Seigneur, ouvre mes lèvres,
et ma bouche publiera sa louange.
 
Tu ne prendras aucun plaisir au sacrifice;
si j'offre un holocauste, tu n'en veux pas.
Mon sacrifice, c'est un esprit brisé;
d'un cœur brisé, broyé, tu n'as point de mépris.
 
En ton bon vouloir, fais du bien à Sion;
tu rebâtiras Jérusalem en ses murailles!
Alors tu te plairas aux justes sacrifices,
- holocauste et totale oblation, -
alors on offrira de jeunes taureaux sur ton autel.» (ibid. Ps. 51 3-21.) 

Nous pouvons concevoir sans trop d'efforts qu'à l'époque médiévale, où l'on trouvait empereurs, rois, princes, suzerains, que ce récit du roi David et le Miserere étaient connus de tous. David, placé dans la généalogie du Christ y prenait un sens éminemment politique dans le chant de Dante puisque aussitôt, reprenant le discours de l'Aigle de Justice, suivent ces vers :

«Des cinq feux à l'entour plantés en cercle,

le plus voisin de mon bec est ce prince
qui conforta de son fils mort la veuve;
or connaît-il par double expérience
de cette vie et de l'autre sous terre
qu'à ne suivre point Christ, trop cher en coûte.» (Chant XX, 43-48.)  
 
Ce prince n'est nul autre que l'empereur romain Trajan, empereur de 98 à 117 et dont le père avait contribué à réprimer assez drastiquement la révolte d'Israël en 70 aux côtés de l'empereur Titus. Mais après deux révoltes - celle de l'an 70 qui inaugura la diaspora et celle de Bar-Kokhba en 135 -, la révolte de Kitos, sous Trajan précisément, marque la pire mais aussi la rébellion définitive de la Judée contre la domination romaine. Cette révolte est pourtant beaucoup moins connue que les précédentes, tant elle ne semble pas avoir marqué l'imaginaire : «En 115, Trajan, alors âgé de soixante ans, fut obligé d'entrer en campagne pour combattre les Parthes qui, en dépit de toute la puissance guerrière des Romains, n'avaient pas encore été soumis. Trajan s'était frayé un chemin par les armes jusqu'au cœur du royaume parthe et avait pris sa célèbre capitale [Ctésiphon], quand il apprit qu'une série de redoutables révolutions s'étaient déclenchées sur ses arrières. Les Juifs se soulevèrent avec les autres peuples rebelles, et non seulement en Mésopotamie, mais dans toute la Méditerranée occidentale. En Mésopotamie, des milliers de Juifs furent tués avant que le calme ne soit restauré et la désolation était si grande que les rabbins demandèrent aux jeunes épouses de ne pas s'orner de couronnes. Les Juifs d'Égypte, tirant parti des difficultés romaines, déclenchèrent des émeutes contre leurs ennemis romains et grecs, et les désordres s'amplifièrent en une formidable rébellion. Celle-ci avait à peine été maîtrisée que des troubles plus graves encore se produisirent à Cyrène et à Chypre. L'historien romain Dion Cassius fait un tableau des plus dramatiques de ces révoltes. Les Juifs dans les deux endroits exterminèrent près d'un demi-million de personnes, dévorant leur chair, s'asper-geant de leur sang, les sciant en morceaux, nour-rissant d'eux les bêtes sauvages! Un tel récit est la version déformée que peut donner des faits un historien plein de préjugés, mais manifestement les Juifs étaient sous l'emprise d'un fanatisme démentiel et irresponsable, qui trempa de sang Cyrène et Chypre. Trajan fut obligé d'envoyer un de ses meilleurs généraux [Lusinus Quietus] pour faire face à la furie des Juifs. La dévastation fut complète : quand les dernières braises de la rébellion eurent été éteintes, il fut nécessaire de reconstruire Chypre depuis ses fondations. Désormais aucun Juif ne fut plus autorisé à poser le pied sur l'île, et même des marchands juifs naufragés qui y cherchaient un refuge temporaire, étaient mis à mort quand on les découvrait.» (A. L. Sachar. Histoire des Juifs, Paris, Flammarion, 1973, p. 149.) 
 
Ce qui était sans précédent derrière cette chaîne de révoltes juives, c'est qu'elle ne provenait pas de la Palestine mais des Juifs de la Diaspora issue des guerres précédentes. En menant cette ultime répression des Juifs au sein de l'Empire, Trajan travaillait pour laisser place nette aux Chrétiens. L'Église de Rome s'était toujours gardée de rejoindre les rebelles juifs. Les Juifs messianistes d'Égypte et de Chypre étaient les derniers à offrir une alternative au chris-tianisme. Les Nazô-réens, qui avaient accom-pagné les Parthes dans leur révolte, eurent leurs sources docu-mentaires détruites. Le paradoxe documentaire fut que l'Église de Rome resta quasiment seule intacte alors qu'elle était la plus éloignée de Palestine, de ces centres où était né le mouvement qui donna naissance au christianisme, soit la Galilée, Édesse, la Samarie et la Judée. Comme le veut la philosophie whig de l'histoire, Trajan, en réprimant de façon si sanguinaire les révoltes de la Diaspora, ne pouvait savoir que la conséquence de ce geste serait moins le triomphe de l'Empire en Orient qu'il faisait le nid du christianisme romain, ad majorem Dei gloriam!

Et de poursuivre l'Aigle de Justice : 


«Celui qui vient ensuite, au haut de l'archevêque
où le sourcil se voûte, obtint en grâce
d'ajourner mort par pénitence vraie :
or connaît-il que l'éterne justice
n'est remuée lorsque digne oraison
pousse à demain les choses d'hui sur terre.» (Chant XX 49-54.)

Il s'agit d'Ézéchias, roi de Judée à la fin du VIIIsiècle av. J.-C. qui aurait régné pendant 29 ans. Son règne est marqué par la montée des périls. Le royaume d'Israël, au nord, est envahi par les troupes assyriennes menées par le terrible conquérant Teglath-Phalasar III et l'élite juive est déportée en Assyrie. Plusieurs israélites se réfugient dans le royaume du sud, Juda, attaqué plus tard par Sennachérib et subit d'importantes destructions. Ézéchias parvient à sauver Jérusalem, mais le royaume perd une partie de son territoire. Est-ce une réaction psychologique, mais Ézéchias opère une réforme religieuse centralisant le culte autour du Temple de Jérusalem, finissant d'évacuer tout ce qui restait de polythéiste dans les traditions hébraïques? Selon la Bible, c'est un ange qui aurait tué 185 000 Assyriens lors du siège de Jérusalem, ce qui témoignerait de la piété qu'on attribue à Ézéchias.

Les malheurs qui frappent le peuple juif trouve un écho somatique et symbolique dans la maladie qui afflige son roi : «Atteint d'un mal tenu pour mortel, le roi Ézéchias, ayant imploré à Yahvé pour obtenir sa guérison et reçu du prophète Isaïe la promesse de son salut, sollicite un "Signe" qui lui confirmerait dans l'immédiat la faveur divine dont l'effet à échéance lui était annoncé. Et voici que Yahvé accorde à son serviteur un prodige qui témoigne de la toute-puissance du maître de l'univers; sur un choix d'Ézéchias, l'ombre projetée sur le cadran solaire de la demeure royale recule, comme si le temps remontait en arrière. On imagine volontiers ce cadran du "Signe d'Ézéchias", imité de ceux d'Assour et de Babylone; fait d'une plate-forme surmontée d'une ou plusieurs stèles dont l'ombre s'étendait suivant l'heure jusqu'à tel ou tel des degrés d'accès, dits "degrés d'Achaz", du nom de leur constructeur probable, admirateur des inventions assyro-babyloniennes.» (A.-M. Gerard. op. cit. p. 383.) Depuis que Josué arrêta le soleil dans sa course, plus rien des merveilles rapportées par la Bible n'étonne. Ce signe de Dieu envoyé à Ézéchias révèle par Isaïe que Yahvé est satisfait d'Ézéchias puisque, plus que la santé du roi, c'est la survie du peuple juif qu'il assure : 

«Les termes "en ces jours-là", par quoi les divers textes bibliques introduisent l'épisode, n'impliquent pas que celui-ci fasse suite à l'événement dont la relation précède immédiatement, et qui est la délivrance de Jérusalem. Il apparaît seulement que la maladie et la guérison mira-culeuse d'Ézéchias datent d'une période où déjà l'armée assy-rienne fait peser de graves menaces sur la capitale de Juda car l'oracle alors rendu par Isaïe lie le salut du roi et celui de la Ville. Si l'on s'en rapporte à la lettre de l'Écriture ("J'ajouterai à tes jours quinze années", précise la Parole de Yahvé à l'adresse du malade), il faudrait retenir 703-702, puisque le règne d'Ézéchias s'acheva, estime-t-on, vers 687 av. J.-C. Opinion que renforce une précision donnée par les ROIS et ISAÏE : les messagers de "Merodak-Baladan", dont la démarche est vraisemblable en effet vers 703 apportaient les félicitations de leur maître au roi de Juda pour sa guérison.» (ibid. p. 383.) L'importance accordée au «signe envoyé à Ézéchias» amène son doublet chrétien.

Et l'Aigle de Justice d'annoncer :

«L'esprit suivant, cédant Rome au Pasteur

par bon vouloir qui porta mauvais fruit,
avec nos lois se fit grec, et moi grecque;
or connaît-il que le mal engendré
par son bien faire à lui-même ne nuit,
encore que détruit en soit le monde.» (Chant XX 55-60.)  

On reconnaît volontiers Constantin. Constantin, ayant déménagé la capitale de l'empire de Rome vers l'est, à Byzance, a lui aussi été frappé, comme Ézéchias, d'un «signe» divin révélateur. La légende circule tout au long des siècles chrétiens, même si plus personne n'ose encore y croire. Durant l'Antiquité et au Moyen Âge, tout ce qui dérogeait à la stabilité du cosmos céleste était perçu comme surnaturel. Au moment où la tétrarchie gouvernait l'empire - deux Augustes et deux Césars -, il fallait réunifier le pouvoir et le territoire et redonner à tout l'Empire romain une seule et même tête. Pour ce faire, Constantin devait vaincre ses rivaux, en commençant par le co-empereur Maxence. De ses adversaires, Constantin avait un talent qu'ils n'avaient pas : celui des effets spéciaux et des rumeurs.

En se portant vers Rome pour y déloger son adversaire, le premier historien de l'Église, Eusèbe de Césarée, raconte qu'un chrisme flambo-yant serait apparu dans le ciel et, la même nuit, dans un songe, Constan-tin aurait vu le Christ qui lui aurait montré un chrisme en lui disant : «Par ce signe, tu vaincras» («In hoc signo vinces»). Constantin aurait alors décidé de faire apposer sur l'étendard (laborum) et sur le bouclier de ses légionnaires ce symbole formé des deux premières lettres grecques du nom Christ : chi (X) et rhô (P). Ce signe était pour le moins ambiguë  ☧ considérant qu'en 312, l'empereur continuait d'adorer le Sol Invictus imposé jadis par Aurélien. Eusèbe de Césarée lui-même ne reprend pas à son compte cette apparition, se contentant de rapporter les propos de l'empereur. Déjà en 309, Constantin avait eu une vision du dieu Apollon lui conférant un signe solaire de victoire dans un sanctuaire gallo-romain de Grand. Mais, cette fois-ci, le signe eut un effet plus positif. 

Et c'est la rencontre du 28 octobre 312 au pont Milvius. La victoire est assurée, et c'est suffisant pour faire de Constantin un christophoros, un porteur du Christ. Une fois empereur unique, Constantin édicte l'édit de Milan qui ne reconnaît pas encore le christianisme religion officielle de l'empire, mais l'autorise à être pratiqué sans susciter de persécutions et l'obligation des païens de restituer les biens confisqués aux chrétiens. Son affrontement avec l'ultime adversaire, Licinius, est présenté comme une véritable guerre de religion. 

Peu importe, la mère de l'empereur, Hélène, déjà convertie, se rend en Terre Sainte et, devinez ce qu'elle y découvre? La Vraie Croix. Avec quelques clous. Comme Augustin plus tard, converti par l'intercession de sa mère, Monique, conseillée par Ambroise de Milan. C'est un véritable pattern qui s'impose jusqu'à ce jour : des païens, des incroyants, des athées finalement convertis grâce à l'intercession de leur mère, ou de leur épouse. Plus tard, un autre aigle, l'Aigle de Meaux, Bossuet, écrira dans ses Discours sur l'histoire universelle (1ere partie, XIe époque), parlant de la Paix de l'Église, commentera : «Constantin, déshonoré par la malice de sa femme, reçut en même temps beaucoup d'honneur par la piété de sa mère.» (Bossuet. Discours sur l'histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, col. GF # 110, 1966, p. 119.) C'était déjà l'action de la Vierge qui, par son Immaculée Conception, rend possible le rachat de l'humanité venue par le péché d'Ève. La Mère seule peut assurer le salut de la femme en particulier, et du reste de l'humanité en général. Elle est le premier intercesseur auprès de Jésus et de Dieu. Elle est la figure avec laquelle s'identifie l'Église. 

 

Mais le mythe a pris du plomb dans l'aile au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. D'abord, il n'est plus du tout certain que la conversion d'Hélène ait précédé celle de Constantin et pour le romaniste Paul Petit, «il est certain qu'Hélène, la mère de Constantin, ne devint chrétienne qu'après son fils» (Histoire générale de l'Empire romain, t. 3 : Le Bas-Empire, Paris, Seuil, Col. Points-Historie, # H37, 1974, p. 59.) Depuis les travaux de l'historien polonais Löwenklav (1576), la version sombre de la vie de l'empereur ne peut plus être ignorée. On ne peut omettre le meurtre de Fausta et la mise à mort de son fils Crispus sur l'ordre de l'époux et père Cons-tantin : «Des incidents, pas très graves, se produi-sirent qui exaspérè-rent l'Au-guste. Fut-ce à leur propos que Fausta, l'impératrice, excita la colère du Maître contre Crispus, fils d'un premier mariage de Constantin, jeune César plein d'allant, vainqueur de la bataille navale des Dardanelles? Insinua-t-elle que l'héritier du trône était trop populaire à Rome et chercha-t-elle ainsi à préparer la place pour ses propres enfants? La chronique scandaleuse chuchota que les vraies raisons du drame étaient d'un ordre plus intime, qu'entre la "beauté redoutable" de la Diva et la jeunesse du Prince existaient de scabreuses relations, mêlées d'attirance et de dépit. La femme de Putiphar accusa-t-elle injustement Joseph? On apprit, coup sur coup, que Crispus avait été arrêté, jeté dans la forteresse de Pola puis exécuté. La nouvelle fit, dans tout l'Empire, un bruit énorme, qu'amplifia et rendit terrible le hurlement de la vieille impératrice Hélène qui accourut reprocher à son fils l'assas-sinat du plus cher de ses petits-enfants. Boule-versé, torturé, flageolant de remords et d'an-goisse. Constan-tin ne vit plus d'issue pour lui que dans un nouveau crime. Un matin, au moment où Fausta allait prendre un bain, des gardes envahirent la salle, la jetèrent dans la piscine et, de leurs glaives lardant la chair nue, la maintinrent au fond de l'eau fumante et bientôt rouge. Raison d'État? Motifs de discipline morale? Les païens qui ricanèrent devant cet Auguste chrétien aux mains sanglantes, avaient-ils tort? Dans cette âme de bonne volonté mais traversée par la peur et la violence, le message de Jésus n'avait vraiment pas amené la paix.» (Daniel-Rops. op. cit. pp. 497-498.) Mais le comble de l'indécense, c'est qu'au seuil de la mort, si Constantin se convertit, il se converti arien, entraînant ainsi le début d'une guerre civile chrétienne partagée entre le dogme catholique et l'hérésie arienne. Comme Charlemagne plus tard, l'étendard de Constantin n'était pas plus propre. Après David, après Constantin, après Charlemagne, les rois ont les mains rouges de sang, et souvent du sang de leurs proches, rappelant la parole de l'Évangile de Luc XII, 51 : «Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre?» Rien n'est plus difficile que d'établir à la fois la justice et la paix. 

«Cil que tu vois au déclin de l'archure

fut Guillaume, pleuré du même fief
que se geint de Fédris et Charle en vie :
or connaît-il comment du juste roi
s'enamourent les cieux; et sa liesse
paraît encore à ces éclairs qu'il jette.» (Chant XX, 61-66.)    

Le Guillaume dont il s'agit ici, c'est le roi de Sicile et des Pouilles de 1166 à 1189, Guillaume II le Bon : dit le Bon car son père, Guillaume Ier était dit le Mauvais. Porté par une réputation de souverain beau, juste et aimé selon le chroni-queur italien Villani, grande source d'informa-tion de Dante, le gouver-nement de Guillaume représentait à ses yeux l'idéal de gouvernement pour les cités-États italiennes de son époque : «La situation du royaume normand, en paix à l'intérieur (le règne personnel de Guillaume II ne connaîtra aucune de ces révoltes féodales qui avaient été le calvaire de tous ses prédécesseurs) et avec ses voisins, donnait au roi de Sicile toute latitude pour se consacrer au grand rêve de sa race : l'Orient.» (P. Aubé. op. cit. p. 228.) Aux yeux de Dante, Guillaume n'en sortait pas avec les fâcheuses réputations des Frédéric d'Aragon et Charles d'Anjou.

Pourtant, Guillaume avait été un ferme soutien du pape Alexandre III contre les prétentions de Frédéric Barberousse. Mais Guillaume, bon et juste, mène une guerre malheureuse contre les troupes de Saladin et une autre contre Byzance qui échoue tout aussi lamentablement après une victoire glorieuse lors de la prise de Thessalonique. «La paix! Paix à l'intérieur. Paix avec l'empire germanique. Paix avec l'Afrique almohade. Pour la première fois de son histoire, le royaume normand savourait les bienfaits de la paix. Juridiquement, depuis les accords d'Ancône, elle régnait aussi avec Byzance.» (ibid. p. 231)

Remarqué par sa beauté, il fut, comme le dit Dante, un «souverain estimé et aimé de ses sujets» et son style de vie orientale, imbu de tolérance, annonce ce que sera le règne de Frédéric II Hohenstaufen : «À la fin du règne de Guillaume II, de violents tremblements de terre secouèrent la Calabre et la Sicile, qui firent de nombreuses victimes. Dans le palais royal montaient les longues mélopées des femmes et des pages musulmans qui implo-raient le secours d'Allah et de son prophète. À l'entrée du roi, les suppli-cations s'arrêtè-rent. Mais Guillaume les invita à continuer leur prière : "Que chacun de vous invoque celui qu'il adore et dont il suit la foi"» (ibid. p. 170.) Avouons que ce n'était pas très ordinaire dans un royaume qui confinait aux États musulmans. En fait, les entreprises de Guillaume marquèrent le crépuscule de la puissance normande en Méditerranée. : «Le 18 janvier 1189, le bon roi Guillaume – "bon envers Dieu et son Église, bon envers les princes chrétiens, bon pour ses sujets" – mourait à Palerme, dans la trente-quatrième année de son âge et la vingt-troisième de son règne. Sans enfant de son sang. L'histoire du royaume normand de Sicile venait de basculer dans l'inconnu.» (ibid. p. 238.)

L'Aigle achève son discours en

«Qui cuiderait, en votre monde errant,

que le Troyen Riphée dans cette rose
fût consacré pour cinquième lumière?
Or moult avise-t-il – bien que sa vue
au fond n'atteigne – ès choses que la terre
ne saurait voir, de la divine grâce". » (Chant XX, 67-72)

Riphée, Rifeo ou, en latin, Rhipeus chez Virgile, n'est connu que par trois brèves mentions de l'Énéide. C'est un des compagnons d'Énée, qui tombe dans le dernier combat de Troie. Prince juste et bon, Dieu, en le faisant admettre au Paradis, répare l'injustice commise par l'indifférence des dieux païens qui sacrifient le juste.

«L'autre, pour qui la grâce paraît sourdre

d'une si creuse font qu'en aucun siècle
œil d'homme n'en perça la première onde,
toute amitié mit sur terre en Droiture;
ce pour quoi Dieu voulut de grâce en grâce
ses yeux ouvrit à la rançon future;
il crut en ce rachat, et désormais
ne put souffrir pueur de païenie;
et il en reprenait la gent perverse.
Au baptiser le prirent ces trois dames
que tu as vues à la destre du char,
plus de mille ans devant que fut le baptême :
prédestination! combien lointaine
va fuyant ta racine à ces regards
qui la cause première en plein ne voient!» (Chant XX 118-132.)


  

Le roi juste est confronté à deux nécessités historiques. D'un côté, il est lié quasi substantiellement à Dieu. C'est lui qui lui donne l'auctoritas pour exercer son pouvoir aux yeux de tous. De l'autre, il doit justice à ses vassaux, à son peuple qui habite le pays qui est le sien. S'il ne satisfait pas aux récriminations des vassaux, il perd le respect qui lui est dû. S'il confronte le pape, reconnu comme représentant de Dieu dispensateur de toute autorité consacrée, il encoure l'excommunication ce qui suspend l'obligation de ses vassaux de lui obéir. Aucune aspiration ne semble lui être permise. Les rois rêvent, à l'exemple des empereurs romains, de pouvoir tout se permettre tant leur puissance est tenue pour absolue et leurs droits irréductibles. D'où ces efforts constant, de la Magna Carta anglaise de 1215 sous Jean-sans-Terre au Bill of Rights de 1689 en Angleterre et, un siècle plus tard précisément, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en France, de réduire, de limiter ses droits. La limitation des pouvoirs est toujours une exigence des vassaux (les barons à Runnymede qui imposèrent la charte au roi Jean) ou des bourgeois des villes qui rechignent à payer des impôts à un monarque qui les dilapide dans des guerres vaines mais coûteuses. C'est le «J'ai trop aimé la guerre» de Louis XIV mourant. 

Mais il est toujours possible de rappeler que le roi aussi est prêtre. Inspirés de la figure biblique de Melchizédech, les rois occidentaux ont tenu à rappeler qu'ils étaient rois et prêtres. Non certes comme le basileus byzantin, mais comme des personnes investies de sacralité. Le rituel de la guérison des écrouelles pratiqué jusqu'en plein XIXe siècle visait à rappeler cette sacralité. L'exécution de Louis XVI en 1793 en a fait immédiatement un martyr aux yeux des catholiques. Prêtrise et royauté jumelées rendent compte de l'importance de la fonction judiciaire du roi. Un roi juste n'est pas nécessairement un roi chrétien mais un roi chrétien est tenu à pratiquer la justice sous peine d'être abandonné du soutien divin. La tyrannie ne sied pas à un roi chrétien comme le rappelait déjà Thomas d'Aquin. Le mythe de saint Louis rendant justice sous un chêne à Vincennes reste le symbole de cette fonction et de ce devoir.

«Joinville nous a laissé un résumé du sermon que le Franciscain Hugues de Barjois avait prononcé, à Hyères, devant le roi et lui, au moment du retour de la Croisade. Le Frère Mineur avait insisté sur ce que le pire manque-ment d'un souverain au devoir de sa charge était le "défaut de justice", et il avait apostro-phé le roi en ces termes : "que le roi prenne bien garde de faire si bien justice à son peuple qu'il en garde l'amour de Dieu. Sans quoi, Dieu lui ôterait le royaume de France." Mais il n'était certainement pas besoin de ce sermon, qui a fait tant d'impression sur le sénéchal de Champagne, pour persuader saint Louis que son premier devoir était celui d'assurer à son peuple la justice à laquelle celui-ci avait droit, une justice qui comportait une double exigence : maintenir chacun en son droit, réprimer rigoureusement les atteintes à l'ordre public. Tous les "Miroirs" composés à l'intention des princes du Moyen-Age l'ont répété à l'envi et, dès ses années de formation, saint Louis n'a pu manquer d'être imprégné de ce principe.» (J. Richard. Saint Louis, Arthème Fayard, rééd. Marabout, Col. Histoire, 1983, pp. 303-304.) 

Voilà qui est assez clair dans l'esprit du chroniqueur : «Maintes fois il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes après sa messe, et s'accotait à un chêne, et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler, sans empê-chement d'huissier ni d'autres gens», raconte Joinville. Et Le Goff de com-menter : «La scène, bien entendu, est faite pour souligner l'opposition entre la libre accessibilité à la justice personnelle du roi et les écrans qui s'interposent entre les plaignants et l'appareil judiciaire de plus en plus lourd, déjà un peu sous Louis IX et beaucoup plus sous Philippe le Bel sous le règne duquel Joinville compose sa Vie. C'est le modèle idéalisé d'un gouvernement monarchique direct, personnel, qu'a connu le jeune Joinville et qu'il oppose au modèle contemporain d'une monarchie bureaucratique dont il déprécie, dans sa vieillesse et sa nostalgie, le fonctionnement, et où il voit la personne du roi se dérober derrière elle.» (J. Le Goff. Saint Louis, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1996, p. 484, et n. 4.) 

Le roi devait veiller aussi à ce que ses officiers de justice exerçassent leurs fonctions avec probité et rigueur égales aux siennes. D'autant plus que depuis le début du XIIIe siècle, des légistes s'étaient astreint au travail de codification qui devait guider le roi. Les parlements - les cours de justice durant l'Ancien Régime en France - se mettaient en place afin d'entendre toutes les doléances : «Dès son retour [de la Croisade] en France, Louis publia les Établissements au moyen desquels il essayait d'assurer, par l'envoi de ses enquêteurs dans les provinces françaises, l'application d'une justice uniforme et cohérente dans tous les domaines du roi. C'est de cette époque aussi que datent ces fameuses réunions sous le chêne de Vincennes où il rendait la justice dans les cas épineux où ses agents ne pouvaient pas, ou n'avaient pas, donner leur avis. Cette époque se caractérise aussi par la conduite scrupuleuse de Louis vis-à-vis du roi d'Angleterre - et au nom de cette résolution de Louis de rendre justice à l'Angleterre, il restitua à Henri III, par le traité de Paris de 1259, quelques territoires qui avaient été annexés sous la domination capétienne depuis Philippe-Auguste. Louis abolit aussi pendant ces années le duel judiciaire et y substitua l'enquête juridique. Comme dans le cas de sa générosité envers le roi d'Angleterre, ses propres barons s'en plaignirent.» (D. O'Connell et J. Le Goff. Les propos de saint Louis, Paris, Gallimard/Julliard, Col. Archives, # 52, 1974, p. 49.) 

Et pas seulement les barons de l'époque! Encore, au début du XXe siècle, l'historien Jacques Bainville, toujours soutien des décisions royales de jadis, s'efforce de justifier par des arguments politiques et stratégiques la décision contestée de saint Louis : «Lorsqu'il décida, lui, le vainqueur de Taillebourg, de rendre au roi d'Angleterre de magnifiques provinces françaises du Sud-Ouest, ce fut de l'indignation. La postérité s'en est étonnée elle-même, car le propre de l'histoire est d'être presque toujours mécontente et de reprocher aux uns leur avidité, aux autres leur désintéressement. Louis IX a expliqué lui-même cette restitution par des raisons naturelles. Il voulait, entre lui et son cousin d'Angleterre, mettre fin à l'état de guerre, amener un apaisement véritable. En somme, Louis IX transigeait avec Henri III. S'il lui rendait des provinces, Henri III renonçait à revendiquer celles qu'il avait perdues, notamment la Normandie, ce qui était important puisque les Plantagenets avaient refusé jusque-là de regarder comme définitives les annexions de Philippe-Auguste. En outre, Henri III reconnaissait la suzeraineté du roi de France sur la Guyenne et les territoires rétrocédés. C'était donc un marché, c'était l'arrangement qui vaut mieux qu'un procès; la pensée de saint Louis était politique et non pas mystique. Il portait seulement plus haut que les autres Capétiens la tendance de sa maison qui était de mettre le bon droit de son côté. Certes, il s'est trompé s'il a cru qu'il assurait pour toujours la paix avec l'Angleterre. Rien ne permet de lui attribuer cette pensée. Ce n'était qu'un règlement provisoire, une trêve. En prenant soin d'exiger d'Henri III l'hommage de vassalité, saint Louis pouvait un jour se libérer pacifiquement des Anglais. Mais il ne renonçait à rien.» (J. Bainville. Histoire de France, Paris, Arthème Fayard, rééd. Livre de poche, Col. historique, # 513-514, 1924, p. 59.) 

Évidemment, mystique et politique ne se séparaient pas aussi facilement dans la pensée des hommes du XIIIe siècle. En tant que vassal du roi de France, le roi d'Angleterre méritait la même justice que le roi appliquait à ses autres vassaux. Mieux encore, Louis IX procédait comme procédera Dante, un demi-siècle plus tard : 

«Le symbolisme typologique, qui fait correspondre à chaque personnage ou événement du Nouveau Testament ou du monde contemporain un personnage ou un événement modèle dans l'Ancien Testament favorise ce programme idéologique. Rois et reines bibliques viennent témoigner pour les rois et les reines d'aujourd'hui. Et la filiation qui conduit de Jessé à David, puis à Marie et à Jésus, donne à la monarchie une généalogie sacrée en un temps où s'affirment irrésistiblement les valeurs et les manières de pensée de la culture généalogique. Enfin, le roi n'est plus seulement l'élu de Dieu, l'oint de Dieu, il en est l'image. Rex imago Dei : "le roi image de Dieu." Le roi c'est Dieu sur terre. Dans cette promotion du roi, le destin de Salomon, modèle comme on l'a vu ambigu, subit des avatars contradictoires.» (J. Le Goff. Saint Louis, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1996, p. 392.) 

On ne peut donc s'imaginer, comme Bainville, saint Louis calculant à la manière d'un diplomate sous la République, les pertes et les bénéfices d'un accord diplomatique! Comme le reconnaissait Fustel de Coulanges de saint Louis : «Son habitude, c'est d'être juste» (Cité in ibid. p. 701.), parce que dans la mentalité féodale, la justice c'est la paix, comme l'ont montré les cas retenus par Dante dans la sphère de Jupiter. Écoutons encore la chronique de Joinville : «À cela le saint roi répondit en telle manière : "Seigneurs, je suis certain que les devanciers du roi d'Angleterre ont perdu tout à fait justement la conquête que je tiens; et la terre que je lui donne, je ne la donne pas comme chose dont je sois tenu à lui ou à ses héritiers, mais pour mettre amour entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains. Et il me semble que ce que je lui donne je l'emploie bien, parce qu'il n'était pas mon homme, et que par là il entre en mon hommage".» (cité in J. Le Goff. ibid. pp. 260-261.) Si saint Louis fut ce modèle idéal du roi juste, pourquoi n'apparaît-il pas dans la sphère de Jupiter, plutôt que ce Riphée tiré de la mythologie et totalement inconsistant? Tout simplement parce que, pour Dante, saint Louis - comme toute sa dynastie - siège au Purgatoire. Indistinct des autres. La haine du poète pour la France était telle qu'au moins, il n'a pas cru bon de les rencontrer dès l'enfer! 

Si déjà au temps de Philippe le Bel le roi juste tendait à s'effacer, voilé par un écran fait d'institutions et de décrets, l'idéal, lui, se perpétua jusqu'à l'épuisement de la mythologie royale au XVIIIe siècle. C'est bien par manque de justice plus que pour des raisons économiques que les révolutions anglaises et françaises en vinrent à trancher les cols de Charles Ier et de Louis XVI. Cette perte de la justice royale fut particulièrement criante sous le règne de Louis XV, lorsque les défaites politiques et militaires assombrissaient déjà la gloire du règne. C'est dans la foulée du procès inique du chevalier de La Barre, qu'en juillet 1766, Voltaire écrivait : «On a voulu faire périr par un supplice réservé aux empoisonneurs et aux parricides des enfants... Les juges disent que la politique les a forcés à en user ainsi. Quelle politique imbécile et barbare! Ah Monsieur, quel crime horrible contre la justice de prononcer un jugement par politique, surtout un jugement de mort! Et encore quelle mort!» (Cité in M. Gallo. Que passe la justice du roi, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 7.) Les différentes causes qui mobilisèrent l'activité de Voltaire (1694-1778) illustraient bien l'épuisement de la notion du roi juste à la veille de la Révolution de 1789. Puisque le monarque ne pouvait plus garantir la justice, il ne restait qu'à s'en débarrasser. La lutte entre les Parlements et Louis XV - qui se prolongea sous Louis XVI jusqu'à la veille de la convocation des États Généraux -, mis au prise l'institution de la justice avec le détenteur de la justice même, le roi. 

Ce parfait styliste de la langue française que fût Voltaire rédigea des pamphlets qui contribuèrent à éteindre ce qui restait de l'idée du roi juste. Voltaire n'était pas avocat et donc ne pouvait siéger au Tribunal à la défense des victimes, mais son travail de philosophe et d'historien l'avait préparé à un travail d'enquêteur. De plus, il était à la fine pointe de la révolution qui se déroulait à la même époque au niveau de la presse et des réseaux d'échanges d'information, surtout à la cour, auprès des ministres et des édiles du régime. «Après l'affaire Calas, celle de Sirven, puis celles de Lally-Tollendal, du chevalier de la Barre, d'un paysan condamné à mort sans même que le parlement de Paris ait ouvert son dossier, des époux Monbailli, de Morangiès, de l'affranchissement des serfs de Saint-Claude. Chaque fois, il faut recueillir des témoignages, les vérifier, démêler les fils de la procédure, repérer les irrégularités, volontaires et involontaires, remuer des avocats, alerter les "Grands", recueillir des fonds, écrire et diffuser des textes dans les réseaux les plus efficaces. Qui a dit que Voltaire était égoïste, avare de son temps et de son argent?» (P. Lepape. Voltaire le conquérant, Paris, Seuil, Col. Points, # P324, 1994, p. 354.) 

On le voit, il ne s'agissait pas seulement d'un passe-temps de dilettante, même si au début, Voltaire se montra plutôt insensible à ces cas de querelles religieuses. À partir du moment où c'est le système judiciaire lui-même qui se mettait à dérailler, Voltaire livrait des plaidoiries pour les victimes qui étaient en même temps des réquisitoires contre le processus judiciaire royal. Et c'était autant dangereux qu'en soulevant des polémiques publiques, il risquait lui-même la prison ou la vengeance des autorités ainsi con-frontées : «Voltaire ne s'est pas révélé d'un coup en défenseur des victimes de l'intolérance. Entre la prudence, voire la réticence qu'il manifeste dans l'affaire Rochette, sa première intervention dans ce registre, et le paladin de Calas ou de Sirven, s'opère une longue maturation. Voltaire mesure les risques encourus à s'avancer solitaire sur un territoire truffé de chausse-trappes, avant de s'engager totalement dans un combat judiciaire et politico-religieux qui fait du patriarche exilé aux confins du royaume le champion de la justice et de l'humanité, en même temps que la première incarnation de l'"intellectuel", dans le sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme.» (P. Milza. Voltaire, Paris, Perrin, Col. Tempus, # 65, 2015, p. 687.)

Les actions de Voltaire ont singulièrement donner sens concret au Siècle des Lumières, et ce bien avant la Révolution française et les discours à l'Assemblée. Comme le souligne son biographe, Jean Orieux : «Dans l'histoire de l'Europe moderne l'affaire Calas est un jalon. En triomphant d'une horrible injustice, Voltaire s'est fait un titre d'honneur incomparable. Tous les hommes qui vécurent après la réhabilitation de Calas sont, en une certaine mesure, redevables à Voltaire d'une justice meilleure, plus lucide et plus humaine» (J. Orieux. Voltaire, Paris, Flammarion, rééd. Livre de poche, # 5377, 1966, p. 659.) Sans les pamphlets, ni surtout son fameux Traité de la tolérance (1763) issu de ses efforts pour faire réhabiliter Calas, le traité de Beccaria sur les délits et les peines n'aurait pas eu l'audience qu'il eût. Pendre un indigent pour le vol d'un pain et gracier le duc de Charolais qui abattait des ouvriers sur les toits avec son fusil de chasse rien que pour s'amuser - comme le fit Louis XV -, serait devenu une institutionnalisation du crime gratuit et de l'injustice : «Combien y a-t-il eu de cas analogues à cette affaire Calas? Combien de crimes légaux furent-ils commis? Il y en eut après lui, il y en aura peut-être encore, il y en a peut-être aujourd'hui? Mais ce qui changea tout, c'est qu'avant Voltaire les Calas avaient toujours tort et les juges toujours raison. La victime étant désignée, elle était toujours coupable. Voltaire a dit non, au crime légal.» (ibid. pp. 659-660.) 

Pour où en était rendu le roi juste à la fin de l'Ancien Régime, rien de tel que d'observer ces causes qui irritèrent tant la sensibilité de Voltaire. Dans la décennie des années soixante du dix-huitième siècle, plusieurs affaires sollicitèrent les efforts de critique judiciaire du philosophe. La première affaire est celle du pasteur Rochette. Depuis la révocation de l'Édit de Nantes en 1685, la religion prétendue réformée est interdite de pratique en France. De plus, la France vient d'être humiliée militai-rement par son adversaire protes-tante, l'Angleterre. L'atmosphère est à la suspicion quand, dans la nuit du 13 septembre 1761, près de Montauban, est arrêté un pasteur protestant venant du «Désert» (nom donné aux missions protestantes secrètes). Aussitôt, la population est envahie par la paranoïa. On accuse trois verriers, les frères Grenier de comploter pour libérer Rochette. Un jeune commerçant protestant envoie deux lettres, l'une à Voltaire, l'autre à Rousseau pour leur demander d'intercéder en faveur du pasteur. Rousseau ne donne pas suite tandis que Voltaire, dans un premier temps, se montre peu empressé de répondre. 

Puis Rochette passe devant le parlement de Toulouse le 28 novembre. Voltaire croit encore au principe de la justice royale quand il écrit, ce même jour : «Qu'on pende le prédicant Rochette, ou qu'on lui donne une abbaye, cela est fort indifférent pour la prospérité du royaume des Francs. Mais j'estime qu'il faut que le parlement le condamne à être pendu; et que le roi lui fasse grâce. Cette humanité le fera aimer de plus en plus.» «On ne saurait être plus détachée», commente Milza. (op. cit. p. 690.) «Pour que le pasteur échappât à la mort, il aurait fallu que Louis XV manifeste assez tôt son désir de le gracier. Or il n'en fit rien. Si bien que, condamné le 18 février 1762 à la pendaison par la Grand-Chambre du parlement de Toulouse, Rochette fut exécuté le 19, tandis que les frères Grenier succombaient sous la hache du bourreau, sans se confesser ni abjurer leur religion.» (ibid. p. 690.) 

Bref, Voltaire ne se montra pas plus ému que nécessaire : «"Le monde est bien fou, écrit-il. Il vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois gentilshommes à être décapités et cinq ou six bourgeois aux galères, le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce parlement de Toulouse n'aime pas les mauvais vers." Le ton, on le voit, reste badin. Voltaire déplore la sévérité de la peine; il n'envisage pas l'arbitraire royal puisqu'il admet le bien-fondé de l'accusation, donc de la condamnation pour rébellion. Au moins a-t-il fait un geste que ni Diderot, ni surtout Rousseau, sollicité à plusieurs reprises par Ribote, n'ont daigné accomplir.» (ibid. p. 691.) Un mois plus tard, ce même parlement de Toulouse condamnait un commerçant toulousain, Jean Calas à «"avoir les membres brisés sur la roue" avant d'être étranglé et brûlé sur le bûcher.» (ibid. p. 691.) Forcés de se convertir, les Calas, des calvinistes, pratiquaient le catholicisme a minima. Sous le toit familial toutefois, Jean Calas continuait de célébrer le culte réformé. Le fils puîné Louis, apparem-ment jaloux, adresse à l'intendant du Langue-doc une demande pour que lui, ses frères et ses sœurs soient retirés du foyer Calas. Les dévots du coin reprennent vite les rumeurs du conflit familial. Marc-Antoine, l'un des aînés - l'intellectuel de la famille - est retrouvé sans vie par son frère Pierre, étendu sur le plancher de la boutique familiale. Les Calas sont alertés et l'on coure chercher le médecin «qui ne peut que constater le décès et l'empreinte d'une corde autour du cou de la victime.» (ibid. p. 693.) L'affaire se brouille lors d'un second interrogatoire dans lequel on apprend «qu'en entrant dans l'arrière-boutique [les témoins] avaient vu Marc-Antoine pendu à la porte du magasin et qu'ils l'avaient dépendu, afin d'éviter au malheureux le traitement infamant réservé au cadavre des suicidés.» (ibid. p. 693.) Ce sera suffisant pour faire perquisitionner la boutique Calas. 

La famille Calas est ipso facto conduite à la prison, le capitoul David de Beaudrigue croyant, s'inspirant des rumeurs, «que Jean Calas a tué son fils, parce qu'il devait le lendemain abjurer solennellement la religion réformée.» (ibid. p. 694.) C'est la thèse qui circulera au début des procédures judiciaires. Aucune preuve, toutefois, ne venait appuyait cette thèse et, comme le dit encore Milza : «Telle était la justice du temps. Il s'agissait moins d'établir la vérité que de prouver la culpabilité de l'inculpé, soit par des aveux émis sous la torture, soit au moyen de témoignages orientés qui, dans le cas des Calas, se révèlent moins nombreux qu'on ne l'avait escompté.» (ibid. p. 694.) Personne ne pouvait venir témoigner que Marc-Antoine avait décidé d'abjurer le calvinisme; que sa famille l'avait assassiné pour cette raison. On ne chercha pas non plus sur le fait que Marc-Antoine était un joueur de billard invétéré et qu'il aurait pu être la victime d'un règlement de compte. Le tribunal condamna donc le père Calas et deux de ses fils à la pendaison. Finalement, on ramena la sentence au seul père. 

«Le doute ne s'est pas seulement insinué dans l'esprit des capitoules et des parlementaires. À Versailles le ministre Saint-Florentin déclare regretter que le refus par Calas de reconnaître sous la torture sa culpabilité ôte une partie de sa légitimité à la décision des juges. Aussi ces derniers modifient-ils radicalement leur position à l'égard des autres accusés.» (ibid. p. 696.) Autant dire que le tribunal les acquittait. Voltaire entendit bien sûr parler de l'affaire, mais ne s'en émut pas plus que pour Rochette. À ses yeux, l'affaire Calas est un pur produit du fanatisme religieux du calviniste. «Il lui faudra comprendre que l'injustice et l'intolérance sont du côté des juges et non du prétendu coupable pour que son opinion change.» (ibid. p. 697.) Peu après, en effet, des informations avérées lui parviennent que les juges ont douté de la culpabilité de Calas, mais qu'ils ont laissé la sentence s'accomplir. C'est alors que la conscience de Voltaire s'éveille dans une lettre à Damilaville annonçant : «son intention de "crier" et de faire crier pour dénoncer le fanatisme criminel des juges toulousains. Il est avéré, affirme-t-il, qu'ils ont "roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères qui nous haïssent et qui nous battent sont saisies d'indignation. Jamais depuis le jour de la Saint-Barthélemy rien n'a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu'on crie." (ibid. p. 698.) 

Ce topos, Voltaire le reprendra tout au long du procès et dans la suite des causes qu'il retiendra. Il fait venir Donat, le plus jeune fils Calas auprès de lui et entreprend la campagne en vue de réhabiliter. Calas : «En prenant la défense des Calas, Voltaire n'inaugure pas seulement la figure de l'intel-lectuel qui utilise, à des fins politiques en prenant ses con-temporains à témoin, la notoriété acquise par des œuvres de l'esprit. Il invente en même temps, ou pour le moins il installe au cœur du paysage "médiatique" de son temps, le type du journalisme d'opinion. Ce qui implique de sa part un double souci : celui de l'information, que Voltaire souhaite aussi étendue et précise que possible, et celui de la publicité. Le secret, qui est la règle établie en matière de procédure judiciaire, doit être levé dès lors qu'il s'agit d'une affaire intéressant le respect des droits de l'homme.» (ibid. pp. 699-700.) Si le roi et les tribunaux ne sont plus tenus par l'idée du juste, alors la justice doit se déplacer parmi la population éclairée, ce qui signifie, aux yeux de Voltaire, l'opinion publique.  

À défaut de voir les autres philosophes s'engager dans une campagne commune, c'est donc à son vaste réseau de correspondances, qui se rend jusqu'aux ministres les plus hauts placés, que Voltaire mise pour faire entendre son cri de révolte. Lorsque le chancelier Maupeou demande la procédure, Voltaire jubile : «Le relais est désormais assuré. tout ce qui compte à la cour et dans les salons parisiens d'esprits éclairés, mais aussi de suiveurs sensibles à l'effet de mode, se prononce en faveur de la révision du procès. À preuve, on se dispute le privilège de rencontrer la veuve Calas et ses deux filles avec la même curiosité que celle qu'inspirent les Hurons du Saint-Laurent.» (ibid. p. 705.) Malgré la grande ferveur démontrée par la cour, Toulouse est loin et le tribunal retarde la divulgation des pièces. L'arrêt est finalement cassé le 4 juin 1764, mais l'affaire est renvoyée aux quarante maîtres des requêtes qui, dans un arrêt du 9 mars 1765, réhabilite définitivement Calas. Des dédommagements seront rendus aux membres de la famille et à tous ceux qui ont souffert des mesures prises par le tribunal toulousain. La campagne de Voltaire avait réussi. La justice était passée des mains du roi à celles de l'opinion publique. Les droits de l'homme devenaient, avant sa formulation officielle par une Déclaration définitive qui ne viendra qu'en 1789, une réalité. 

Parallèlement à l'affaire Calas, Voltaire découvrait le drame qui touchait le couple Sirven et qui est un doublet de l'affaire précédente. Elle remontait à 1760, dans la région de Mazamet. «La famille huguenote des Sirven se composait du père, géomètre arpenteur, de la mère et de trois filles dont l'aînée était mariée. L'une des deux cadettes, Élisabeth, passait pour simple d'esprit. Un jour, elle disparut. Après une journée de recherches le père fut convoqué à l'évêché où on lui apprit que sa fille était venue demander asile et voulait se convertir. On l'avait aussitôt placée dans un couvent dit des Dames Noires. Il est étrange qu'une simple d'esprit ait montré tant de résolution. tout s'éclaire quand on apprend qu'elle avait une conseillère en la personne de la sœur de l'évêque. Cette personne s'adonnait à une activité à la mode de ce temps qui consistait à collectionner des âmes perdues. On repêchait parfois un peu à l'aveuglette. Le père ne cacha pas que cette évasion (ou cet enlèvement?) lui était douloureux. Toutefois, il déclara être prêt à s'incliner si la vocation de sa fille était sincère - il voulut bien admettre, le pauvre homme, qu'elle se trouvait en bonnes mains. Que pouvait-il dire de plus concluant?» (J. Orieux. op. cit. pp. 730-731.) 

Or, une fois enfermée au couvent, la simplette se mit à avoir des hallucinations et à se comporter en hystérique. Devant un comportement impossible à gérer, on décida de la renvoyer dans sa famille où les crises violentes contre père et mère se poursuivirent. C'est alors que «le père en voyant l'état dans lequel on lui avait rendu sa fille n'avait pas su contenir ses paroles : il accusa les Dames Noires d'avoir rendu sa fille folle. Ces paroles furent rapportées. Les Dames et l'évêché résolurent de se venger.» (ibid. p. 731.) Les Dames déposè-rent «une plainte contre Sirven qui maltraitait sa fille parce qu'elle voulait se convertir au catholicisme. Dès lors, le malheureux fut happé par le fatal engrenage qui avait broyé Calas. On l'obligea à conduire lui-même sa fille aux offices du couvent. Pendant qu'il faisait un court voyage chez un châtelain des environs pour vérifier le cadastre de ses terres, on l'avertit que sa fille avait disparu. Il rentra, trouva sa maison envahie, sa femme, abîmée dans la douleur; on lui apprit qu'à minuit la folle s'était levée, disant qu'il faisait jour et qu'elle allait chercher du bois. Elle n'avait pas reparu. Le père fit faire des recherches, la fille demeura introuvable. Le curé du lieu eut cette parole : "Là où est la pauvre fille, elle est mieux qu'avec ses parents." Phrase fatale! équivalent des cris hostiles que la foule avait poussés contre Calas assassin.» (ibid. pp. 731-732.) 

En vérité, la fille avait été ramenée de force au couvent, mais on tut la chose, laissant penser que le père avait assassiné sa fille. Et, de fait, on retrouva son corps au fond d'un puits. «Le suicide ne fit de doute pour personne.» (ibid. p. 732.) Mais la foule fanatisée ne voulut pas entendre autrement que si le père n'avait pas tué sa fille - étant absent du foyer -, c'était sa femme qui l'avait jetée dans le puits. «On fit état de l'argument qui avait si bien réussi pour Calas : les protestants sont parricides par système, un des dogmes de leur secte est d'égorger leurs enfants catholiques. Et nous voilà devant un crime rituel! Cette rumeur abominable fanatisa la foule. On trouva un juge qui, sensible à des pressions cachées, fut tenu de considérer comme coupable celui qu'on lui désignerait. Il pouvait condamner sans crainte, il avait avec lui la voix du peuple et le soutien d'occultes mais puissantes autorités. À Mazamet, on dénicha un procureur nommé Trinquier, ancien commerçant qui percevait pour vivre un traitement de maître d'école - sans faire l'école. On fit modifier le rapport médical que le juge ne trouvait pas à son goût pour rendre le jugement qu'il avait déjà préparé. Comme la première modification n'était pas suffisante, on le fit truquer une seconde fois. Malgré tant de complaisance, le procès dura quatre ans! Il était tout de même difficile de condamner un homme aussi innocent que le père de cette pauvre folle.» (ibid. pp. 732-733.) 

Le couple Sirven fut plus chanceux que Calas. Une foule de partisans leur permirent de fuir à Genève, hors des griffes du tribunal qui en profita pour les condamner à la pendaison, qui s'exécuta sur des effigies. C'est de Suisse qu'ils furent amenés à Ferney pour y rencontrer Voltaire. Ce dernier s'était aguerrie avec l'affaire Calas, mais cette fois-ci, il savait que «le procès ayant été jugé par un juge subalterne, il faudrait avant de demander la réhabilitation, faire appel devant le parlement de Toulouse.» C'était risqué. Si les Sirven se livraient à la police ne risquaient-ils pas de se voir exécutés selon la sentence? Mais les parlementaires avaient eu leur leçon avec Calas. Comme dans ce dernier cas, les procédures s'étirèrent. La femme Sirven mourut, mais en 1771, la réhabilitation était acquise. 

La cause la plus spectaculaire qui frappa l'imagination de Voltaire est celle du jeune chevalier de La Barre : «En mai 1766, la police d'Abbeville reçut l'ordre de se saisir de trois jeunes gens de cette ville : Le Chevalier de la Barre, Gaillard d'Etallonde et un petit Moisnel. Gaillard prit le large. La Barre et le petit Moisnel furent pris. Pourquoi ces poursuites? Le matin du 7 août 1765, les habitants d'Abbe-ville, avaient pu constater qu'un crucifix placés sur le Pont-Neuf avait été mutilé : quatre coups avaient été portés à ses flancs avec un instrument tranchant, un orteil avait été endommagé. Un autre crucifix placé dans un cimetière avait été souillé d'immondices. Les gens furent indignés. Leur douleur se changea en colère et ils ne manquèrent pas d'appeler de rudes châtiments pour les auteurs de ce sacrilège. L'enquête commença dans l'émotion populaire. Soixante-dix témoins furent cités; aucun ne put apporter d'indications. Enfin, les soupçons se portèrent sur les trois jeunes gens qui s'étaient déjà fait remarquer par des fanfaronnades simples et des propos grossiers contre la religion.» (ibid. p. 736.) 

Le jeune Moisnel s'effondra devant la torture, mais le chevalier ne reconnut que d'avoir prononcé quelques peccadilles. L'évêque d'Amiens lui-même prêcha le pardon afin de ne pas confondre le culte du crucifix avec un fétichisme. Mais la population avait le sang aux lèvres : «Le procès fut conduit de façon irrégulière; l'un des juges fut circonvenu... Il s'arrangea pour que le petit Moisnel se blanchit en noircis-sant La Barre et d'autres gens de la même bande. [...] Il s'agissait de très jeunes gens gâtés par des lectures trop précoces et surtout - c'était le cas de La Barre qui était orphelin - d'enfants abandonnés trop tôt à eux-mêmes dans une société d'adultes qui leur donnait de déplorables exemples.» (ibid. p. 738.) 

Le tribunal d'Abbeville expédia donc l'affaire. Fin février 1766, la machine judiciaire se mit en branle. Le 28, il condamna de La Barre à avoir la langue coupée et à être décapité et brûlé. Gaillard d'Etallonde fut exécuté par contumace tandis que le jugement du jeune Moisnel resta suspendu. «Pour faire bon poids... on décide que La Barre sera soumis à la question ordinaire et extraordinaire, et que le Dictionnaire philosophique portatif [de Voltaire] sera brûlé avec sa dépouille.» (P. Milza. op. cit. p. 756.) Afin d'obtenir la confirmation du parlement de Paris dont dépendait Abbeville, le chevalier fut conduit à la Conciergerie en attente de la confirmation de la sentence : «Entre la proclamation de la sentence, le 4 juin, et la reconduite du chevalier de La Barre à Abbeville, le 27, trois semaines s'écoulèrent au cours desquelles plusieurs personnalités proches de l'abbesse de Villancourt [la tante et protectrice du chevalier], dont le président d'Ormesson et l'évêque d'Amiens, tentèrent de se faire entendre du roi. Louis XV avait au moins deux raisons de se montrer clément : la minceur du dossier d'instruction et le fait que la sentence avait été rendue en pleine illégalité, la déclaration de Louis XIV en date du 30 juillet 1666 n'autorisant pas de condamner à mort le coupable d'un simple blasphème. Le souverain se montra néanmoins intraitable et refusa d'user de son droit de grâce.» (ibid. p. 757.) 

Voltaire n'eut con-naissance de l'affaire que le 1er juillet, le jour où l'affaire des jeunes fous d'Abbe-ville se terminait sur le bûcher : «Le supplice eut lieu le 1er juillet. La Barre fut d'abord soumis le matin à la question ordinaire. On lui fit grâce de la question extraordinaire, afin qu'il lui restât assez de force pour monter sur l'échafaud. Il fut ensuite conduit en charrette jusqu'au lieu de l'exécution, en chemise, corde au cou, sous le regard mi-effrayés, mi-jubilatoires des milliers de spectateurs venus même des villages voisins. Il pleuvait. On avait accroché dans le dos du condamné une pancarte portant les mots : "impie, blasphémateur et sacrilège exécrable". Le jeune homme témoigna d'une telle force d'âme, d'un tel mépris de la mort et de la douleur qu'on renonça à lui arracher la langue. La foule ne s'en livra pas moins à de bruyantes manifestations de joie lorsque l'un des sept bourreaux requis pour cette funèbre parade trancha la tête du chevalier d'un coup de hache avant de la présenter au peuple. Il ne restait plus qu'à jeter son corps au bûcher, et avec lui l'exemplaire du Portatif de M. de Voltaire.» (ibid. p. 757.) 

Le fait qu'on eût brûlé son Dictionnaire philosophique avec les restes du malheureux chevalier incita Voltaire à redoubler de prudence. Il traversa la frontière suisse pour se mettre à rédiger un plaidoyer inspiré du traité de Beccaria, Des délits et des peines (1764) dont le cas d'Abbeville était une extraordinaire illustration. Dans ce traité, le philosophe italien «développait l'idée d'une disproportion invraisemblable entre la nature de la faute - un simple geste provocateur qui, dans la législation française n'entraînait pas la mort - et l'horreur du châtiment.» (ibid. p. 760.) Voltaire était profondément angoissé à l'idée d'une Saint-Barthélemy des philosophes, aussi se tint-il un temps à l'écart de la France, demandant asile à son allié, le roi de Prusse Frédéric II. Il faudra attendre la Révolution pour que la Convention républicaine prononce la réhabilitation de La Barre, le 25 brumaire an II (15 novembre 1793). En 1904, en plein durant la crise de la séparation des Églises et de l'État menée par le ministère Combes, le Conseil municipal de Paris récupéra 5 000 m2 de terrain détenus indûment par l'Archevêché pour y ériger, dans l'axe du grand portail du Sacré-Cœur, une statue du chevalier de La Barre. Cette statue fut inaugurée le en présence de 25 000 manifestants. En 1941, elle est déboulonnée et fondue par le régime de Vichy dans le cadre de la mobilisation des métaux non ferreux. Soixante ans plus tard, on érigea une nouvelle statue, moins insolente, non loin de l'emplacement initial, square Nadar. 

Mais on ne saurait terminer avec le chevalier sans évoquer ce poème de Max Jacob (qui devait mourir détenu sous l'Occupation à Drancy en mars 1944). Cette complainte électorale écrite vers 1911-1912, alors que le poète résidait proche de la rue du chevalier de La Barre, fut publiée dans le recueil Saint Matorel illustré par Picasso et Derain : 

«Écoutez tous la lamentable histoire

D'un héros mort, tué pour ses opinions,
Car il vivait pendant ces temps barbares
Qui sont avant la grand' Révolution.
Dans ce temps-là il marchait au supplice
Celui qu'osait rêver d'égalité
L'indépendanc' l'amour de la Justice
C'étaient des mots qu'fallait pas prononcer.
 
La Barre était d'une noble famille
Il étudiait pour se faire officier.
Il habitait dans la cité d'Abbeville
Par la police il était suspecté.
Or, par malheur, un' nuit dans un cim'tière
Un crucifix par quelqu'un fut brisé
Et comm' La Barre était un libertaire
Sur lui tombèrent les soupçons des curés.
 
"Ce garçon-là a des livr's-anarchistes,
Dit un évêque avec indignation,
J'en fais serment, m'sieur l'chef de la police,
Il nous prépare un' grande Révolution.
Il a brisé un Christ au cimetière!
Le sacrilèg' mérite un châtiment,
Il n'salue pas quand passent nos bannières
Il chant' sur Dieu des refrains inconv'nants."


- Pour ce méfait tout supplice est trop tendre
Coupez ses bras, arrachez-lui l'gosier,
Brûlez-le tout et dispersez les cendres,
Dirent les juges sans avoir contrôlé.
- Mes opinions sont ici mal cotées,
Répond La Barre au tribunal d'Amiens,
Mais, croyez-le, ma mémoir' s'ra vengée :
Le sang d'vos fils rachètera le mien.
 
Deux mois après, dans la foule en alarme,
La Barr' marchait gaiement à l'échafaud
Environné par cent archers en armes,
Les bois d'justic' que suivaient cinq bourreaux.
Or, cet enfant au milieu des souffrances
Je dis "enfant", il avait dix-sept ans,
Criait à tous : "Je meurs, c'est pour la France".
"Si l'idée germe, amis, je meurs content."
 
Non, non, nous ne t'oublierons pas, La Barre,
Car ton nom brille dans l'histoir' des Martyrs.
C'est un flambeau qui luira comme un phare
Pour nous, les frères, les Révoltés d'l'Avenir.
Tu étais né dans un siècl' de servage
Mais tu as bien prévu les Temps Nouveaux!
Au lieu de vivr' comm' les rich' de ton âge
Tu préféras mourir comme un héros.» (cité in M. Gallo. op. cit. pp. 327-328.)  

L'exil volontaire de Voltaire relevait aussi d'une autre affaire dont il avait pris la défense. Celle de la réhabilitation de Lally-Tollendal. Thomas Arthur, comte de Lally et baron de Tollendal, noble d'origine irlandaise, avait été envoyé aux Indes où il joua un rôle analogue à celui de Montcalm en Nouvelle-France. Il devait organiser la défense des établissements français contre les incursions britanniques, et même s'il eut quelques succès avant de se laisser enfermer dans Pondichéry en 1760, sans effectifs suffisants pour défendre sérieusement la ville, sans argent et en butte à l'hostilité des administrateurs de la compagnie des Indes orientales, de certains de ses officiers et des notables locaux, il dut céder aux pressions et se soumettre aux Anglais. Rapatrier en France après un bref passage en Angleterre, il fut envoyé à la Bastille afin d'y préparer sa défense en attente d'un hypothétique interrogatoire. 

C'est ainsi qu'«il fut tiré de sa geôle après la mort du père Lavaur, supérieur des jésuites de Pondichéry, dont un long mémoire inédit accusait Lally, sans la moindre preuve, de haute trahison et de concussion.» (ibid. p. 752.) Menée rondement dans un esprit de vengeance pour les pertes coloniales, «le procureur général Omer Joly de Fleury, le magistrat qui avait dénoncé Candide en 1759 puis fait condamner le Dictionnaire philosophique, se saisit de l'affaire. Le procès dura deux ans, au cours desquels l'accusé ne cessa de proclamer son innocence, tandis que Voltaire s'appliquait vainement à obtenir la levée du secret qui pesait sur les débats. Lally fut finalement condamné à mort pour avoir "trahi les intérêts du roi, de l'État et de la compagnie des Indes". Le 9 mai 1766, on le traîna bâillonné dans un tombereau de boue jusqu'en place de Grève où le bourreau s'y reprit à deux fois pour lui trancher la tête.» (ibid. p. 752.) 

Exécution ratée en effet, car elle s'acheva en véritable boucherie. Samson, bourreau de Paris et futur exécuteur de Louis XVI, envoyé à Abbeville, manque donc son coup, casse la mâchoire de Lally avec son épée ainsi que plusieurs dents et doit recommencer. Ce n'est qu'au cours de l'été 1770 que Voltaire reçoit le fils, Trophime-Gérard de Lally Tollendal, portant un long mémoire sous le bras sur la guerre aux Indes. En tant que bâtard, il ne pouvait demander l'ouverture d'un second procès avant d'obtenir une reconnaissance comme étant fils de son père, ce qu'il obtint avec une indemnité de 40 000 francs et d'un brevet de capitaine : «Cette générosité du souverain indiquait de la part de Lois XV un certain remords à l'évocation du supplice infligé au comte de Lally. Le roi ne pouvait pas ne pas avoir lu le Précis consacré à son règne et - bien qu'il n'aimât pas Voltaire - peut-être avait-il été ébranlé par les allégations du philosophe de Ferney? Les circonstances paraissaient donc propices à la réouverture du dossier, d'autant que la Compagnie des Indes avait disparu et que les magistrats qui avaient envoyé Lally à l'échafaud avait été remplacés à la suite de la réforme de Maupeou. Voltaire pouvait désormais entrer en lice et assister le jeune baron de Tollendal dans sa quête de justice.» (ibid. p. 907.) Gérard mena une campagne de réhabilitation qui finit par obtenir la cassation de l'arrêt du parlement, mais renvoyée devant les parlements de Rouen et de Dijon, l'affaire se conclut par une confirmation de la condamnation. Il devint député de la noblesse aux États-Généraux puis s'exila de France aux lendemains de la marche des femmes sur Versailles, le 6 octobre 1789. 

Enfin, la conclusion de l'affaire Lally coïncida avec une autre cause prise en charge par Voltaire, celle de Morangiès, une affaire qui opposa, en 1772-1773, le comte Jean-François Charles de Morangiès à une famille de roturiers désargentée, les Véron Dujonquay. Le comte avait emprunté, à partir de quatre billets à ordre au nom de la grand-mère Véron, une somme de 300 000 francs, mais n'aurait reçu que 1 200 francs. Petite escroquerie sans doute, mais les amis de Morangiès firent appel aux talents de Voltaire qui prit parti pour le comte : «Il n'y a ni preuves ni témoignages crédibles. Voltaire s'appuie sur ce que nous appellerions aujourd'hui sa "conviction profonde", laquelle repose sur des "probabilités". Louis XV n'a-t-il pas lui-même déclaré : "Il y a mille probabilités contre une que Morangiès n'a pas reçu les billets?" L'écrivain n'en demande pas tant. Le voici donc lancé dans la publication d'une douzaine d'écrits destinés à innocenter le maréchal de camp, dont un Essai sur les probabilités en fait de justice et une Lettre à M. le marquis de Beccaria. Sans réussir toutefois à convaincre les juges du baillage, lesquels condamnent Morangiès à payer la totalité de sa dette, assortie d'un versement de 23 000 livres au titre de dommages et intérêts. Rejugée en appel devant le parlement de Paris - dans sa forme nouvelle, voulue par Maupeou - l'affaire aboutit finalement à un revirement en faveur du protégé de Voltaire. Les héritiers de la dame Véron - celle-ci est morte au cours du procès - sont condamnés à 8 000 livres de dommages et intérêts et bannis du royaume pour trois ans, tandis que Morangiès est reconnu innocent.» (ibid. pp. 904-905.) Moins percutante que les autres affaires, elle montre comment Voltaire en était venu à se prendre pour un authentique roi juste

Breughel. Triomphe de la Mort (1562).

Mais «Voltaire est plus à l'aise dans la défense des victimes de l'arbitraire et de l'injustice», note Milza. Tel l'affaire Martin, authentique erreur judiciaire où ne s'y mêle aucune considération religieuse : «La victime, un obscur cultivateur du Barrois, est accusé d'un meurtre crapuleux et condamné à mort par un juge local sur la foi d'un seul témoin et de quelques indices douteux. Sentence confirmée par le parlement de Paris et promptement exécutée : Martin est roué vif après avoir subi la question et protesté de son innocence. Or, peu de temps après son supplice, un autre homme condamné lui aussi à la roue pour un crime différent, avoue avant d'être exécuté sa culpabilité dans le meurtre imputé à Martin.» (ibid. pp. 842-843.) Entouré de d'Alembert et de son neveu, Voltaire reprend les investigations préliminaires qui suffisent à convaincre les magistrats qu'il valait mieux ne pas persévérer dans l'erreur.

«En revanche, l'écrivain bataille avec vigueur contre les juges de Saint-Omer, coupables d'avoir envoyé un innocent au supplice à la suite d'une instruction bâclée. La victime, François-Joseph Monbailli, était accusée d'avoir tué sa mère avec l'aide de son épouse, Anne-Thérèse. La bonne femme vivait sous le même toit que ses enfants, dans un logement exigu. Elle était connue pour son penchant à la boisson et pour la violence qui accompagnait ses débordements éthyliques. Au matin du 27 juillet, une ouvrière de la petite manufacture de tabac dont elle assumait aussi bien que mal la direction la découvrit, inerte et vraisemblablement décédée d'une chute provoquée par une apoplexie. On appela le chirurgien de l'endroit qui ne put que constater le décès. L'affaire en serait vraisemblablement restée là si une rumeur persistante n'avait accusé les enfants d'avoir assassiné la veuve Monbailli à la suite d'une altercation violente. Le couple avait plutôt bonne réputation. François-Joseph était un homme paisible, dont la seule passion était de cultiver les fleurs, et le juge n'avait guère de grain à moudre pour étayer une accusation d'homicide. La morte ne laissait que des dettes à ses héritiers. On pouvait donc tout au plus imaginer qu'il y ait eu une échauffourée domestique, suivie d'une chute brutale, ou plus simplement et plus vraisemblablement embolie et accident mortel.» (ibid. pp. 842-843.) 

Ne disposant d'aucune preuve, le tribunal de Saint-Omer expédia le couple en prison. Soumis à la question ordinaire et extraordinaire, Monbailli ne cessa de clamer son innocence, tandis que le procureur n'apportait aucune preuve, ni contre lui, ni contre son épouse. «Ce fut donc sur la seule conviction intime des juges que le couple fut condamné à mort le 9 novembre 1770. L'exécution de François-Joseph eut lieu une dizaine de jours plus tard. Le supposé parricide périt sur la roue après qu'on lui eut coupé la main droite, et son corps fut jeté sur le bûcher. Anne-Thérèse n'échappa au supplice que parce qu'elle était enceinte. Le tribunal, dans sa grande bienveillance, voulut bien lui accorder un sursis jusqu'à son accouchement, ce qui la sauva car, dans l'intervalle, Voltaire se saisit de l'affaire et fit appel au chancelier Maupeou. En 1771, le philosophe publia sous son propre nom un bref exposé de l'affaire. La Méprise d'Arrasdans lequel il démontait avec une grande rigueur les mécanismes de l'erreur judiciaire, tout en condamnant le rôle néfaste joué par l'opinion lorsque celle-ci se limitait à la rumeur répandue par la "canaille" et ne bénéficiait pas des éclairages de la philosophie. Son intervention eut d'autant plus de poids qu'elle se fit au moment de la réforme des parlements. Le Conseil d'Arras n'en était pas un, mais Maupeou le remplaça néanmoins par un nouveau Conseil qui acquitta Mme Monbailli et réhabilita son mari au printemps 1772.» (ibid. pp. 843-844.)  

Cette même année, Voltaire fut moins heureux dans la tentative d'affranchissement des serfs du Mont-Jura. Il ne s'agissait plus d'une affaire impliquant une famille, ni même une affaire judiciaire à proprement parler, «mais d'une question relative au sort de plusieurs milliers de paysans encore maintenus en servage en plein XVIIIsiècle sur les terres d'une ancienne communauté bénédictine.» (ibid. p. 844.) L'affaire était d'une portée à la croisée de la justice et des iniquités sociales : «Lorsque la France avait acquis la Franche-Comté par le traité de Nimègue en 1678, Louis XIV avait dû, selon l'usage, garantir aux habitants de cette ancienne possession espagnole la pleine propriété de leurs biens, assortie des droits, coutumes et traditions économiques qui y étaient attachés, parmi lesquels le servage, aboli dans de nombreuses régions, mais qui subsistait dans cette partie du royaume et notamment dans le monastère bénédictin. Cet éta-blissement religieux ayant été sécularisé en 1742, les moines avaient cédé la place à des chanoines de l'abbaye de Saint-Claude, sans que fût modifié le statut des dépendants. Ceux-ci demeuraient "attachés à la glèbe", cultivée au seul profit du seigneur, et transmettaient leur servitude à leur conjoint né libre, à l'étranger ayant passé une année sous leur toit, et bien sûr à leur progéniture. Il s'agissait donc bel et bien, comme Voltaire ne cessera de le répéter, d'un statut d'esclave dont on comprenait mal comment il avait pu se maintenir. Douze mille personnes y étaient assujetties au profit d'une vingtaine de chanoines qui avaient pris le titre de comte.» (ibid. p. 844.) Situation aussi injuste qu'anachronique, comme le soulève Milza. «Voltaire entreprit au début de 1770 d'apporter son soutien aux commu-nautés qui avaient engagé des démar-ches pour obtenir leur affranchissement.» (ibid. p. 844.) Il envoya une première requête au roi à laquelle on ne prêta aucune attention. Une seconde requête, envoyée au même et ajoutée d'une Supplique des serfs de Saint-Claude à M. le chancelier, en 1771, ne fut pas mieux reçue. «Les phrases destinées à tirer des larmes royales : "Sire, douze mille de vos sujets mouillent encore le pied de votre trône de leurs larmes" - n'inspirent pas le moindre geste en faveur des douze mille esclaves de Saint-Claude. Voltaire reprendra la lutte quelques années plus tard, dans l'euphorie vite déçue des premiers temps du nouveau règne.» (ibid. p. 845.) L'abolition réelle ne viendra qu'à la suite de la fameuse nuit du 4 août 1789, lors de l'abolition des titres féodaux, les décrets d'application datant du 15 mars 1790. 

Un demi-millénaire était passé depuis saint Louis et l'évolution du mythe du roi juste n'était plus qu'une ombre évanescente. Depuis longtemps, les institutions exerçaient cet écran que déplorait Joinville et qui atteignaient un niveau d'opacité au point que les fonctionnaires royaux ne parvenaient plus à distinguer la vérité de l'erreur, l'honnêteté du préjugé. Et c'était sans compter les interférences des différents corps de la société; les corruptions - grandes et petites -; les mesquineries personnelles, les faux témoignages, les médisances qui contribuaient à désacraliser aussi bien l'institution que les procédés. Le roi juste disparut définitivement lorsqu'on coupa la tête au dernier roi - ses frères ne parvenant à réformer la monarchie -, et la sacralité de la justice fut remplacée par l'impératif catégorique kantien du principe justice, qui eût moins de succès que le roi juste tant il ne tarda pas, avec la Terreur, à trahir le principe et à faire de la justice, au sein du capitalisme, le lieu de toutes les corruptions et les injustices, comme le démontrèrent des causes aussi célèbres que l'affaire Dreyfus ou le procès et l'exécution de Sacco et Vanzetti. Les bonnes causes donnent rarement les institutions qu'elles méritent

Jean-Paul Coupal

9 septembre 2025 
 


 



 





























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