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| Théodore Géricault. Le Radeau de la Méduse, 1819 |
imposer un Anté-Purgatoire au début de la seconde partie de sa Divine Comédie. Dante nous offre une version chrétienne de la barque de Charon, le transporteur qui pour une obole vous faisait traverser le Styx pour arriver aux Enfers dans la mythologie grecque. Si Charron et le Styx disparaissent de l’Anté-Purgatoire, l’effet poétique reste le même.
Plus dessous s’approchait l’oiseau divin, plus brillant il apparaissait; de sorte que l’œil ne pouvant de près en soutenir l’éclat, s’abaissa; et lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger, qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.
dire
de «certain», c’est qu’il est mort avant 1300! Casella est associé à la tendance du XIIIe
siècle du Dolce still nuovo dont
Dante est le grand promoteur, ce qui permet de le rattacher au style toscan. «Avec les poètes Guido Guinicelli, un noble
gibelin, Guittone d’Arezzo, le Florentin Guido Cavalcanti, en qui Dante salue
le fondateur du dolce still nuovo, et le musicien Piero Casella, qui
inventa le madrigal. Grâce à ce dernier,
l’on peut supposer par analogie, malgré la pénurie des documents, que Florence
se trouvait à l’extrême fin du XIIIe siècle, en possession d’un art monodique
évolué que l’on a parfois nommé l’ars nova florentine, issu des Laudi plus que des
troubadours, et à qui, bien qu’on ignore tout, on a souvent attribué quelque
influence sur la prochaine ars nova
française» (J. Chailley. Histoire
musicale du Moyen Âge, Paris, P.U.F., Col. Hier, 1950, p. 239).
cela je m’arrête. Mais
toi, pourquoi vas-tu?" — Mon Casella, pour retourner de nouveau là d’où je
suis, je fais ce voyage. Mais toi, pourquoi cette terre si désirable
t’était-elle déniée? Et lui à moi : "Aucune offense ne m’a été faite
lorsque celui qui emporte qui et quand il lui plaît m’a plusieurs fois refusé
ce passage; du juste vouloir il fait le sien; et vraiment, depuis trois mois,
il a reçu en toute paix qui a voulu entrer. Aussi, moi qui étais alors tourné
vers la plage où l’eau du Tibre devient salée, bénignement de lui je fus
accueilli à cette rive où se dirige son aile, et où pour cela toujours se
rassemblent ceux qui vers l’Achéron ne descendent point".Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. Attentifs à ses chants et absorbés en eux nous allions».
que, dit-il ailleurs, la musique “attire les
esprits humains, lesquels sont presque entièrement des émanations du cœur, de
sorte qu’ils cessent toute activité… et les vertus de tous, ou presque tous,
sont transférées à l’esprit sensible qui reçoit le son”. Nous pensons qu’une
telle sensibilité était davantage aspiration et illusion du poète qu’effective
vertu de la musique : non seulement celle-ci était incapable d’ajouter
quelque beauté propre à celle du texte poétique, mais elle l’alourdissait
plutôt. L’époque de Dante marque la fin de l’identité originelle des deux arts.
Par la suite, la canzone abandonne
son enveloppe musicale pour devenir œuvre littéraire pure. Par contre, un
nouveau type de ballata est en train
de se former. Le fait que le nombre de strophes est ramené à une seule et que
la poésie y prend un ton conventionnel montre que celle-ci n’est créée que pour
fournir prétexte à chanter. Il s’agit de poésie à musique» (N. Pirrotta, in
Roland-Manuel (éd.) Histoire de la
musique, t. 1 : Des origines à Jean-Sébastien Bach, Paris, Gallimard,
Col. Encyclopédie de la Pléiade, 1960, pp. 782-783).
Comment, en effet, imaginer une musique prétexte à
chanter? C’est dire que Dante
s’enivre d’émotions à l’écoute de ses propres mots plutôt qu’à la composition
que lui a apportée Casella. Quoi qu’il en soit de l’émotion de Dante, elle ne
peut jaillir que de la rencontre de la poésie accompagnée de la musique de
Casella et de la situation hirsute de se retrouver désormais dans deux mondes
étranges. Celui des vivants avec le poète et celui du Purgatoire avec le
musicien, ce qui va les forcer à se séparer pour toujours après cette brève et
ultime rencontre. Le chant de Casella
est une sorte de chant des Sirènes. Celui des sirènes qui annoncent qu’une
catastrophe est imminente.
naufrage du Titanic en jouant Plus près de toi, mon Dieu… Mais, libérée des mots, la musique a
évolué en symbiose avec l’explora-tion des océans. Rares sont les navires qui ne transportent pas d’instruments de musique à bord, et la scène du film de Peter Weir, Master and Commander (2003) où le capitaine, interprété par Russell Crowe, joue d’un instrument avec d’autres officiers pour tromper les soirées monotones en mer, n’est pas une fantaisie du réalisateur. Avec l’apparition de la marine à vapeur, puis à mazout, la chose devient plus évidente : «La musique est devenue
comme une amplification de l’eau tout à coup. Les cuivres s’allient
aux cordes dans un grondement feutré des timbales, restituant spontanément une
architecture d’amples espaces océaniques. Le nouveau piano à double échappement
apparu en 1823 (Erard) soulève le vent dans les salons les plus urbains,
distille les pluies des “ciels mouillés” du Nord, fait courir les arpèges
chromatiques de l’écume au ras de l’ivoire. Ainsi la ville ne s’enferme-t-elle
au fond de son intimité que pour mieux ouvrir ses fenêtres au large» (J.
Darras. La mer hors d’elle-même, Paris,
Hatier, Col. Brèves, 1991, p. 161. Que ce siècle s’achève avec une composition
de Debussy intitulée La Mer ne doit
donc pas nous étonner :La Mer est une “ruine“ dont les courbes, les arabesques et les lignes sont tracées par l’implacable géométrie de la mort. À nous de leur prêter la chaleur de l’imagination! “Ces nymphes, je les veux perpétuer” (Mallarmé, L’après-midi d’un faune). Gloire au soleil, clament d’un même archet les seize violoncelles saluant la sortie du feu au-dessus des vagues. Et nos mémoires de convoquer une brume diffuse de mythes enveloppant un champ de statues, de frontons de Parthénon, de frises cavalières pour faire cortège à cette source! Adhésion aux surfaces et aux supports, l’art français musical et poétique, à compter de Mallarmé et Debussy, transporte désormais partout avec lui le scepticisme souriant de ses “frontières”» (J. Darras. Ibid. p. 171).
correspondent. Le symbolisme n’est pas le dolce still nuovo. Mais dans un cas comme dans l’autre, il convient
de pressentir dans l’élément liquide la source du transport des âmes vers le
Purgatoire, même lorsque celles-ci se sentent bien protégées de la mer, à
l’exemple des habitants des villes. À la délicatesse avec laquelle la mer
venait déposer les âmes éplorées sur les rives de l’Anté-Purgatoire de Dante
s’oppose la fureur avec laquelle La Mer de
Debussy arrache les âmes à leur trépas. Nous sommes bien là situés aux
extrémités de la civilisation occidentale. La sereine confiance à la
magnanimité divine; le désespoir des Êtres pour qui Dieu et sa créature
sont morts au monde. Il y a donc bien une évolution de la sensibilité humaine
que l’on jugera comme on voudra, positive ou négative, mais cette évolution
est inséparable à la fois des mœurs et des modes d’expression.
L’Anté-Purgatoire commence donc en ce monde, fait transiter du monde
existentiel au monde cosmologique. On ne peut mieux l’entrevoir qu’à travers
l’histoire des grands naufrages des derniers siècles et le sentiment
d’insécurité qui se développe à partir du XVIe siècle et qui annonce le doute
intime du croyant à l’égard du Purgatoire et qui le conduira au cours des
siècles à l’incrédulité, l’athéisme et le nihilisme le plus désespéré.
obligation de
sociabilité. Combien rare serait le compa-gnon avec qui les silences pourraient se prolonger tout natu-
rellement sans gêne ni contrainte! En un tel ami nous devons sentir cette communion de la pensée qui écarte les vaines paroles et les fastidieux commentaires. Mais ce compagnon existe-t-il? J’ai renoncé à le chercher et ainsi j’ai toujours été seul avec des noirs, des êtres primitifs, des âmes simples, que j’ai aimé profondément, comme on aime les bêtes familières parce qu’elles nous consolent des hommes. Eux, m’ont consolé de ce monde artificiel et complexe jusqu’au morbide, ce monde qui bafoue inconsidérément la nature et où on appelle sauvages ceux qui en sont restés les humbles créatures» (H. de Monfreid, présentation à J. Merrien. Les Drames de la Mer, Paris, Hachette, Col. Plaisir de l’histoire, 1961, pp. 6-9).
Il y a ainsi des barges d’âmes solitaires qui finissent par aboutir à l’Anté-Purgatoire parce que la fréquentation de la mer a fini par leur coûter la vie. D’autres, qui l’ont défié comme on défie Dieu – et de Monfreid n’écrit-il pas que «la Mer, comme Dieu, est Une et Éternelle. Partout elle gronde ou chante avec la même voix, et quand son calme plat fait miroiter les étoiles peu importe le ciel qu’elle reflète» (H. de Monfreid. Ibid. p. 5), - avec orgueil et insolence, sont finalement abattus par des orages de glaces. De ceux-là, nous avons déjà raconté la triste histoire. Par contre, il faut bien entendre la réponse que donne Casella à Dante lorsqu'il lui demande comment il en est arrivé au Purgatoire. Une autre traduction rend plus explicite le naufrage du navire qui transportait Casella vers Rome : «…moi, qui me trouvais sur les bords où l’eau du Tibre va contracter la saveur du sel de la mer, je fus reçu par lui [le ministre qui fait transiter les âmes] avec bienveillance, non loin de cette embouchure où il retourne, parce que c’est là qu’il rassemble ceux qui ne descendent pas vers l’Achéron [l’Enfer]». Il est clair, Casella est mort noyé, non suicidé, mais au cours d’un naufrage.
survit à un
désastre, il est difficile d’obtenir des témoi-gnages. Du moins, devinons-
nous les catas-
trophes entraînés par les combats maritimes. Hérodote, le «Père de l’Histoire» nous raconte la destruction de la flotte du roi perse Xerxès, à Salamine le 29 septembre 480 avant J.-C, par les alliés grecs. Une autre de ces
catastro-phes maritimes à grande échelle est celle qui atteignit la célèbre flotte de l’Invincible Armada, en 1588. Sans que les Anglais aient eu à intervenir pour protéger leur île de la flotte espagnole, celle-ci fut entraînée dans une succession de vents et de tempêtes, dispersée tout autour de la Grande-Bretagne et finit par s'échouer sur les côtes d'Angleterre et d'Irlande. En partant d’une telle catastrophe, l’orgueil des Anglais se trouva stimulé au point de croire qu’ils avaient la vocation de devenir les «maîtres de la mer», et ce jusqu’au drame du Titanic, survenu deux ans avant que la Première Guerre mondiale leur apprit que ce rêve était bien loin désormais.
prendre,
lorsqu’il aperçut des tortues, montant à leur habitude sur le sable sec. Il les
laissa s’y engager, marcha dans l’eau, et quand, l’ayant vu, elles voulurent y
revenir, il leur coupa retraite et put en retourner plusieurs sur le dos; leur
tranchant la gorge, il but leur liquide sanguin, qui est presque aussi peu salé
que celui des poissons. La chair, découpée et boucanée au violent soleil, était
comestible et, cette fois, nourrissante. Enfin, les carapaces firent autant de
bassins qui, lors des violentes averses de ce climat – Serrano, dans son malheur,
avait cette chance – se garnirent d’un peu d’eau douce» (J. Merrien. Ibid. p. 53). Serrano put ainsi vivre
pendant ses sept années d'exil involontaire. Comme on utilise aujourd’hui les fusées pour indiquer
les positions d’un naufrage, Serrano alluma un grand feu sur la plage afin
d’intriguer les navires pouvant passer à proximité de son île. Mais, avant
qu’un navire espagnol parvint à le ramener, il se trouva un autre naufragé pour
atteindre son île. Jusqu’à la fin de leur Purgatoire, ils vécurent ensemble les années restantes. Jusqu’à ce qu’un navire – le Credo – récupère les deux hommes.
L’inconnu mourut d’émotion à bord du navire tandis que Serrano put aller
raconter son aventure à Charles-Quint, en Allemagne. Comme ses cheveux et sa
barbe avaient poussé au-delà de la mode de l’époque, il tint à garder sa
pilosité comme preuve de son purgatoire. Il mourut durant le voyage de retour,
atteignant le Ciel au Panama.Si la mer peut facilement précipiter de gros navires au fond des abysses, qu’en est-il des frêles embarcations qui se trouvent soudain projetées en plein milieu de l’océan après un naufrage? Ces radeaux, canots ou même planches de bois mal ficelées, comment peuvent-ils parvenir à maintenir le cap au niveau de l’océan?
Si les naufragés
qui ont eu le bonheur dans leur malheur de se retrouver sur une île abandon-née et déjà toute prête à les accueillir, comme Juan-Fer-
nandez pour Selkirk, il n’en va pas de même pour ces survivants en sursis, «à la merci des lames, [parcourant] d’énormes distances, [endurant] de longs jours, souvent sans nourriture ou presque – voire se repaissant de la plus atroce de toutes, la chair humaine -, voilà bien qui frappe l’imagination» (J. Merrien. Ibid. p. 88). Tous pensent au miracle qui permit au capitaine Bligh, homme dur, implacable envers son équipage et insolent même envers les officiers, placé à la tête de la frégate, le Bounty, pour ramener les précieux arbres à pain polynésiens afin de les transplanter aux Antilles, victime de la mutinerie de son équipage et abandonné à bord d’une chaloupe en pleine mer du Pacifique Sud.
découvert une petite île de 6 km², boisée et
accidentée, située en dehors des routes maritimes, pratiquement ignorée,
Pitcairn; elle s’y installa, en compagnie de quelques Tahitiens et de leurs
épouses. Comme bien on pense, les Blancs leur prirent celles-ci, et la chose ne
leur plut pas. Mais les Anglais avaient su s’attacher ces dames et, une nuit
que les indigènes préparaient leur massacre, elles se mirent à chanter en chœur
un de leurs airs favoris, fort banal pour leurs époux, mais dont elles
changeaient les paroles en : “l’homme de couleur aiguise sa hache; l’homme
blanc, ne dors pas.” Les Blancs comprirent, et une partie des Polynésiens
payèrent de leur vie la trahison de leurs femmes.
Mais les survivants d’entre eux n’acceptèrent pas la
défaite; cette fois, leurs projets ne furent pas éventrés, et ils firent périr
Christian et quatre marins.Que, vingt ans plus tard, quand en 1808 un baleinier américain redécouvrit l’île, il y trouva une étonnante république patriarcale, de langue anglaise, composée de trente-sept personnes y compris les enfants et les femmes, sous le gouvernement de John Adams qui, portant bien son nom, y avait créé une sorte de société mormone, dotée d’une constitution fort sage, et dont les mœurs pures, absolument dénuées de violence, eussent enchanté Jean-Jacques Rousseau. Le capitaine américain rapporta la chose aux autorités anglaises, mais celles-ci, fort occupées de la guerre contre Napoléon, n’y prêtèrent pas attention» (J. Merrien. Ibid. pp. 89-90).
Le Paradis sur terre passa vite de
79 habitants en 1830 à 106 en 1839, à 200 en 1854. L’île est toujours peuplée
en majorité des descendants des mutins, régis par la loi puritaine de John Adams. Les harems s’étaient progressivement transformés en chapelles chantant
les louanges au Seigneur!On a fait des films sur les mutins du Bounty et leur aventure hors de l’ordinaire. Eux aussi avaient trouvé en Pitcairn un paradis à l’exemple de Christophe Colomb lors de son premier voyage en 1492. Et très vite, ici aussi, le paradis pouvait se transformer en enfer dès que les autochtones de la place commençaient à trouver leurs nouveaux arrivants indésirables.
Et le capitaine Blight, lui? Son mauvais caractère servit finalement à maîtriser la situation qui, pour plus d’un, aurait paru désespérée. «Blight, abandonné en pleine mer avec seulement cinq jours de vivres, parvint à
tenir
quarante-trois jours, parcourant 6.700 kilomètres dans un canot ouvert à tous
les vents. Il finit par atteindre l’île de Timor (Indonésie). Cet exploit sans
précédent lui assura une forte popularité lors de son retour en Angleterre où,
quelques mois plus tard, l’amirauté chargea le capitaine Edwards de partir à
bord du la “Pandora” à la recherche des mutins» (É. Vibart. Tahiti Naissance d’un paradis au siècle des
Lumières, Bruxelles, Complexe, Col. La mémoire des siècles, # MS202, 1987,
pp. 120-121). Le capitaine Edwards, cousu dans le même tissu avec lequel
l’avait été Blight, pourchassa les mutins dans tout le Pacifique Sud. Parvenant
à en capturer, il les enferma à fond de cales. Pour eux, c’était l’enfer. La Pandora finit par s’échouer sur la
barrière de Corail en Australie. Des 14 mutins capturés par Edwards, 10
finirent par regagner l’Angleterre où ils furent jugés à Londres. Blight,
soutenu par l’amirauté, déposa. Cinq furent acquittés, deux graciés et trois
pendus à Spithead. Blight retourna à Tahiti en 1792 accomplir la mission prévue pour le
Bounty.
comme le libérateur des marins réduits en esclavage. La déposition de
Blight au procès visa à faire naître l’idée que son «navire était en parfait état, tous mes plants en excellente condition,
mes officiers et mes hommes en bonne santé, bref, avec tout ce qui pouvait
encourager et confirmer mes prévisions les plus optimistes» (J. Barrow. Les mutins du Bounty, Paris, Robert
Laffont, rééd. Livre de poche # 1022//1023, 1961, p. 89). Ce qui n’empêchait pas
Fletcher Christian de crier au capitaine ahuri : «C’est cela… capitaine Blight… voilà : Je suis en enfer! Je
suis en enfer!». Tiré hors de son lit et traîné en chemise sur le pont, les
poignets serrés très fort par des liens, on pointa sur Blight une baïonnette tandis
que d’autres mutins étaient armés de
mousquets chargés de poudre. On fit
descendre une chaloupe et le capitaine et ses officiers furent descendus à bord.
Comme le déclara Blight : «Le maître
d’équipage et les matelots qui devaient se rendre dans la chaloupe furent
autorisés à emporter de la ficelle, de la toile, des rouleaux de cordage, des
voiles de rechange et un tonneau de cent vingt litres d’eau ; Mr Samuel
obtint cent cinquante livres de pain, un peu de rhum et de vin, un sextant et
une boussole; mais il lui fut interdit, sous peine de mort, de toucher à
une carte, à un éphéméride, à un livre d’observations astronomiques, au
chronomètre et à aucun de mes dessins ou relevés» (cité in J. Barrow. Ibid. pp. 91-92). Le commis, Mr Samuel,
parvint toutefois à apporter avec lui le journal de bord et le brevet par
lequel Blight pouvait s’identifier. Dix-huit hommes accompagnèrent Blight
tandis que le nouvel équipage du Bounty s'élevait à vingt-cinq hommes. Ce
qui montre la grande compétence de Blight, c’est qu’avec si peu, il parvint à
réussir «l’exploit de mener la frêle
embarcation à 3 100 milles marins de son point de départ, au Timor, en évitant
de toucher terre. En faisant du ravitaillement Blight perd un homme, le seul
lors
de ce retour, tué par les indigènes de l’île [Tofua]» (D. Barbe. Histoire du Pacifique, Paris, Perrin,
2008, p. 150). Ainsi, dès le départ, Blight ne se laissa pas dépérir : «D’abord, l’embarcation se trouvait
dangereusement surchargée; son “franc-bord”, la hauteur de sa coque
au-dessus de l’eau, était si faible que, même par beau temps, les lames
embarquaient constamment. À cela, un seul remède de principe : jeter du
poids à la mer» (J. Merrien. Op. cit.
p. 92). Or, Blight ne veut sacrifier ni ses réserves d’eau et de biscuits,
ni sacrifier un seul de ses hommes. Pour aussi cruel qu’on ait dit qu’il avait
été, il ne fera pas comme le premier-maître Rhodes du William-Martin lors de
son naufrage en 1841, qui jeta par-dessus bord 16 passagers et passagères
pour sauver les 25 autres.La première escale se passa à Tofua, une des îles Tonga. Là, Blight commença un négoce de troc, mais les
habitants
de l’île se tournèrent vite contre les naufragés. Ils tuèrent l’un d’eux et
Blight ordonna de s’éloigner au plus vite et de se diriger vers la
Nouvelle-Calédonie. Il comprenait qu’il serait impossible de débarquer dans
aucune des îles, car toutes étaient peuplés de Mélanésiens féroces que
l’équipage ne pouvait combattre faute d'armements. «Blight
décida donc de parcourir ces 3 600 milles. Trois mille six cents milles, 5 500
km, dans une chaloupe surchargée! Le projet paraissait insensé, d’autant
plus que les vivres étaient fort maigres. Ils consistaient, pour 19 – bientôt
18 – hommes, en 150 livres, soit 70 kg de biscuit, 15 kg de porc salé, 4,2
litres de rhum, 6 bouteilles de vin, 28 gallons ou 130 litres d’eau, et quatre
barriques vides, aptes à recevoir de l’eau douce… si on en trouvait. Blight
fixa la ration quotidienne à une once (28 g) de biscuit et à un quarteron (un
peu plus d’un décilitre) d’eau. Le biscuit permettait de survivre en l’absence
d’effort musculaire trop intense – sauf pour l’homme de barre et les corvées de
pompage -, la chaloupe allant à la voile; le plus éprouvé était certainement
Blight lui-même, que sa responsabilité empêchait de somnoler. L’eau,
accompagnant le biscuit si sec et les miettes de viande salée, était
cruellement insuffisante sous le climat tropical. Et pourtant, ce rationnement,
dépensant chaque jour une livre de biscuit et un gallon d’eau, ne
permettait de
tenir que 28 jours en eau et 150 jours en vivres, si l’on peut dire. Couvrir 3
600 milles en 150 jours, soit 24 milles par jour, c’est faire 1 nœud,
extrêmement peu, et, là, Blight montrait sa dureté prévoyante; il avait raison,
puisque la ration se montra suffisante, le temps qu’elle fut appliquée
strictement (26 jours), pour que personne ne meure; si chacun fut malade,
ce fut plutôt du scorbut. Quant à parcourir les 3 600 milles en 28 jours,
c’est-à-dire sans renouveler l’eau, soit à plus de 5 nœuds, c’était assurément
impossible; là, Blight “joua la chance” de la pluie» (J. Merrien. Ibid. pp. 93-94).
point décisif; ou bien je préservais toute l’étendue de mon autorité, ou bien
je mourrais en essayant de la conserver. Je m’em-parai d’un coutelas et j’ordonnai à cette canaille d’en prendre un autre et de défendre sa peau. Sur quoi il cria au secours, prétendit que j’allais l’assassiner, et se soumit. Pour me soutenir je n’eus que Mr Nelson, le botaniste. Quant à mon second, Fryer, il commanda froidement au maître d’équipage de me mettre en état d’arrestation; sans doute aurait-il provoqué de plus graves désordres si je ne lui avais déclaré que mon devoir m’imposait de faire régner l’ordre et la discipline et que, au cas d’une rébellion, mon premier soin serait de le tuer sur-le-champ» (cité in J. Barrow. Op. cit. p. 169).
Le cinéma a immortalisé à quatre reprises les aventuriers du Bounty. Un second film en 1935, de Frank Lloyd
avec Clark Gable en Fletcher Christian et Charles Laughton en
capitaine Blight. Une troisième version a été réalisée en 1962 par Lewis
Milestones, avec Marlon Brandon en Fletcher Christian et Trevor Howard en capitaine
Blight. La plus récente version, celle de 1984 de Roger Donaldson, avec Mel
Gibson en Fletcher Christian et Anthony Hopkins en capitaine Blight, est sans
contredit la plus exacte des reconstitutions. L’importance fantasmatique
de ce thème tient, au niveau symbolique, à la révolte contre la
figure du Père et
l’inca-pacité de la figure du Fils d’assu-
mer la fonction pater-
nelle si lui-même n’a pas su suivre la loi des générations. L’anarchie à Pitcairn est contredite par l’ordre avec lequel Blight mène sa chaloupe à bon port, dans des conditions périlleuses, ne perdant qu’un homme au cours d’un affrontement avec les indigènes. Au niveau idéologique, le thème est certes conservateur. L’ordre, si tyrannique qu’il apparaisse, vaut mieux que le désordre où les caprices de chacun finissent par abolir tout équilibre et toute justice entre les membres de la société et conduisent à des massacres répétés.
tion, après les aventures napoléo-
niennes, la France royale voulut reprendre sa colonie du Sénégal. Elle s’équipa pour ce faire, entre autres, d’une frégate, La Méduse, de quarante-quatre canons, commandée par Duroys de Chaumareys, un vieil officier débonnaire et sans grande expérience puisque de 1789 à 1814, il avait été en exil, avec les émigrés. Partie d’Aix le 17 juin 1816, le 1er juillet, la frégate était à la hauteur du cap Bojador : «La faiblesse du capitaine avait déjà encouragé un grand relâchement dans la discipline du bord, et l’on était tout occupé aux cérémonies du baptême de la Ligne, lorsqu’on commença à soupçonner que le navire était entraîné par les courants. Bientôt l’on constata qu’on naviguait sur les
hauts-fonds. On
n’avança plus que pru-demment, mais il était trop tard. La sonde donnait plus que 18 brasses de profondeur, bientôt après, 6 brasses. En vain l’on fit serrer les voiles. La frégate toucha; un premier coup de talon, un second, un troisième, et le navire s’arrêta! C’était la pleine mer, et l’on ne trouvait que cinq mètres cinq centimètres d’eau. On était échoué sur le banc d’Arguin, près de la côte occidentale d’Afrique. La consternation saisit l’équipage. Chacun s’accusa, et accusa les officiers, le capitaine surtout; et le désordre commença, qui ne devait plus cesser. Pendant trois jours on fit en vain les plus grands efforts pour remettre le navire à flot. Enfin le 5, tout s’étant démontré inutile, et l’eau gagnant la cale, malgré les pompes, il fut décidé que l’on évacuerait la frégate». (J. Merrien. Op. cit. pp. 141-142).
canot-major prend 42 personnes et
celui du commandant 28. La chaloupe, quoique en mauvais état, est chargée de 90
hommes d’équipage et de l’armée. Un canot de 8 avirons, nommé le canot du
Sénégal, fait monter 25 personnes, la yole, par quinze. Enfin, le grand radeau
de 20 mètres de long sur 7 de large, construit avec des mâts, vergues et autres
pièces de la frégate que l’on joignit ensemble avec une solidité parfaite,
contiendra 152 personnes. Seules 17 personnes restèrent à bord de La Méduse,
espérant un secours miraculeux. Malgré le temps escompté, le chargement des
embarcations s’était fait dans la panique. «On
transporta les provisions dans les diverses embarcations, mais avec tant de
hâte et de confusion que le radeau, qui, seul, avait du vin en quantité
suffisante, n’avait pas une miette de biscuit» (J. Merrien. Ibid. p. 142). Ce qui est
extraordinaire, c’est que les canots se dirigèrent tous vers les rives
africaines. Le radeau, lui, se mit à dériver en pleine mer. Voici ce que
raconta l’un des naufragés, M. Corréard :
quarante-huit personnes furent confiées à cette frêle machine. La
précipitation avec laquelle on l’avait construite empêcha d’y adapter des
garde-fous. Elle avait à peu près dix pieds de long. Solidement établie, elle
eût pu supporter deux cents hommes. Mais elle était sans voiles et sans
mâture : on y avait placé beaucoup de quarts de farine, cinq barriques de
vin et deux pièces à eau : on avait omis d’y mettre un seul morceau de
biscuit.tions que laissaient entre elles les pièces du radeau, n’avaient pu se dégager, et y avaient perdu la vie, plusieurs autres avaient été enlevés du radeau par la violence de la mer, en sorte qu’au matin, nous étions déjà vingt de moins» (J » Merrien. Ibid. p. 146). Après cette première expérience, le désespoir et la sédition s’emparent des hommes. La seconde nuit est encore plus terrible. Devant la houle, seuls ceux qui peuvent se maintenir au centre du radeau s’en sortent, les autres sont emportés par les vagues. Au troisième jour, la révolte éclate. Des marins et des soldats ivres veulent détruire le radeau. Les officiers se défendent comme ils peuvent. Les sabres s’agitent contre la hache du meneur. Les morts s’empilent ou sont jetés à l’eau : «Bientôt le combat devient général; le mât se brise, et peu s’en faut qu’il ne casse la cuisse au capitaine Dupont, notre commandant, qui reste sans connaissance; il est saisi par les soldats qui le jettent à la mer : nous nous en apercevons et nous le sauvons. Nous le déposons sur une barrique d’où il est arraché par les séditieux qui veulent lui crever les yeux avec un canif. Excités par tant de cruautés, nous ne gardons plus de ménagements, et nous les chargeons avec furie…» (J. Merrien.
Corréard entre alors dans ce qui marquera l’horreur du récit de La Méduse : «Ceux que la mort avait épargnés dans la nuit désastreuse que je viens de décrire, se précipitèrent avidement sur les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tranches et quelques-uns les dévorèrent à l’instant.
Cependant un grand nombre de nous refusèrent d’y toucher ; mais à la fin,
cédant à un besoin plus pressant que la voix de l’huma-nité, nous ne vîmes dans cet affreux repas qu’un moyen déplorable de conservation. Je proposai, je l’avoue, de faire sécher ces membres sanglants pour les rendre un peu plus supportable au goût : quelques-uns eurent assez de courage pour s’en abstenir, et il leur fut accordé une plus grande quantité de vin» (P. Merrien. Ibid. p. 149). Chaque jour qui passe amène son lot d’horreurs et de souffrances. À chaque réveil, le nombre des naufragés diminue et on jette les corps à l’eau, ne s’en réservant qu’un qui servira à l’alimentation des survivants. Une pêche miraculeuse survient au cinquième jour, mais les poissons pêchés s’épuisent vite. Au septième jour, la situation est désespérée :
remar-quera au loin la présence d’un brick, c’était l’Argus, dont la mission était égale-
ment de participer à la recon-
quête du Sénégal. Des quinze survivants, six moururent peu de jours après leur arrivée à Saint-Louis. En 1817, une expédition fut envoyée pour repérer l’épave de La Méduse qui s’était enfoncée dans les sables, mais surtout pour cartographier les bancs afin d’éviter qu’une telle tragédie ne se reproduise. L’épave y reposerait toujours. Comme Blight, Chaumareys passa en Conseil de guerre, puis il y eut un procès qui pouvait prononcer la peine de mort pour abandon du navire avant l’évacuation complète. Il y eut sursis à l’exécution, et Chauareys mourut dans la honte et la pauvreté, méprisé de tous. À lui seul, il venait de saloper le triomphe du retour de la monarchie.
tableau : le Radeau de la Méduse. Au prin-temps 1819, la vaste toile – 4 m 91 x 7 m 16 – était prête à être exposée au Salon annuel. Louis XVIII ne put éviter de voir la scène et lança à l’artiste : «Voilà, monsieur Géricault, un naufrage qui ne fera pas celui de l’artiste qui l’a peint» (Cité in G. Bordonove. Le naufrage de la Méduse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 296). La presse monarchiste se déchaîna contre le chef-d’œuvre et la plupart des critiques, en le qualifiant de romantique, passèrent à côté de la portée révolutionnaire que contenait le tableau. Pendant la Restauration, il n’y eut pas d’avenir pour Le Radeau de la Méduse.
ne portait pas d’autres voiles que sa misaine et sa grande voile, avec un
clinfoc; aussi ne marchait-il que très-lentement, et notre impatience montait
presque jusqu’à la frénésie. La manière maladroite dont il gouvernait fut
remarquée par nous tous, malgré notre prodigieuse émotion. Il donnait de telles
embardées, qu’une fois ou deux nous crûmes qu’il ne nous avait pas vus, ou
qu’ayant découvert notre navire, mais n’ayant aperçu personne à bord, il allait
virer de bord et reprendre une autre route. À chaque fois, nous poussions des
cris et des hurlements de toute la force de nos poumons; et le navire inconnu
semblait changer pour un moment d’intention et remettait le cap sur nous; -
cette singulière manœuvre se répéta deux ou trois fois, si bien qu’à la fin
nous ne trouvâmes pas d’autre manière de nous l’expliquer que de supposer que
le timonier était ivre» (E. A. Poe. Aventures
d’Arthur Gordon Pym, Paris, Gallimard, Col. Livre de poche classique, #
484, 1959, pp. 113-114).
parler de sang-froid de cette aventure) nos cœurs sautaient follement dans nos
poitrines, et nous répandions toute notre âme en cris d’allégresse et en actions
de grâce à Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous
avions si palpablement sous la main. Soudainement, du mystérieux navire, qui
était maintenant tout proche de nous, nous arrivèrent, portées sur l’océan, une
odeur, une puanteur telles, qu’il n’y a pas dans le monde de mots pour
l’exprimer, - infernales, suffocantes, intolérables, inconcevables! J’ouvris la
bouche pour respirer, et, me tournant vers mes camarades, je m’aperçus qu’ils
étaient plus pâles que du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de discuter
ou de raisonner, - le brick était à cinquante pieds de nous et il semblait
avoir l’intention de nous accoster par notre voûte, afin que nous pussions
l’aborder sans l’obliger à mettre un canot à la mer. Nous nous précipitâmes à
l’arrière quand tout à coup une forte embardée le jeta de cinq ou six points
hors de la route qu’il tenait, et, comme il passait à notre arrière à une
distance d’environ vingt pieds, nous vîmes en plein son pont…» (E. A. Poe. Ibid. pp. 114-115).
son dos, où une partie de la chemise avait été arrachée
et laissait voir le nu, se tenait une mouette énorme, qui se gorgeait
activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfouis
dans le corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick
continuait à tourner comme pour nous voir de plus près, l’oiseau retira
péniblement du trou sa tête sanglante, et, après nous avoir considérés un
moment comme stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il se
régalait, puis il prit droit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque
temps dans l’air avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans
son bec. À la fin, l’horrible morceau tomba, avec un sinistre piaffement, juste
aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner! Mais alors, dans le premier
moment, une pensée traversa mon esprit, - une pensée que je n’écrirai pas, - et
je me sentis faisant un pas machinal vers la place ensanglantée. Je levai les
yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste, qui étaient chargés d’un
reproche si intense et si énergique, que cela me rendit immédiatement à
moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai
l’horrible chose à la mer.Le corps d’où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur cette manœuvre, oscillait aisément sous les efforts de l’oiseau carnassier, et c’était ce mouvement qui nous avait d’abord fait croire à un être vivant. Quand la mouette le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, de sorte que nous pûmes voir son visage en plein. Non, jamais spectacle ne fut plus plein d’effroi! Les yeux n’existaient plus, et toutes les chairs de la bouche rongée laissaient les dents entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espérance! Tel était… mais je m’arrête. Le brick, comme je l’ai dit, passa à notre arrière et continua sa route lentement et régulièrement sous le vent. Avec lui et son terrible équipage s’évanouirent toutes nos heureuses visions de joie et de délivrance. Comme il mit quelque temps à passer derrière nous, nous aurions peut-être trouvé moyen de l’aborder, si notre soudain désappointement et la nature effrayante de notre découverte n’avaient pas anéanti toutes nos facultés morales et physiques. Nous avions vu et senti, mais nous ne pûmes penser et agir hélas! que trop tard. On pourra juger par ce simple fait combien cet incident avait affaibli nos intelligences : - quand le navire se fut éloigné au point que nous n’apercevions plus que la moitié de sa coque, nous agitâmes sérieusement la proposition d’essayer de l’attraper à la nage!» (E. A. Poe. Ibid. pp. 115 à 117).
qui fait du Hollandais Volant l’histoire d’une
ré-demption par l’amour. La rencontre du brick hollan-
dais n’est que l’a-
vant-goût de la suite des terreurs qui attendent nos naufragés. Pym va vivre à son tour le chapelet des horreurs contenues dans le récit de Corréard : mutinerie, gangrène de la jambe d’Auguste, sa mort, le cannibalisme et la dérive de la chaloupe jusque dans les mers du pôle Sud. Il n’y aura pas d’Argos pour les naufragés du Grampus.
l’ensemble du continent euro-asiatique, passa d’un
navire marchand à l’autre, de la Mer Noire à Gênes et Marseille. Tous ces
petits passagers clandes-tins – rats, souris, mulots – qui vivent des farines et des biscuits transportés à fond de cales et dont le pelage fourmille de bacilles, voilà l’une des causes de bien des naufrages antiques et qui ressurgit dans l’esprit de notre auteur. On y pensa encore lorsqu'en 1872 survint l’un des épisodes les plus troublants de l’histoire de l’océan Atlantique, le mystère de la Mary Celeste.
personne à
bord. More-house témoigna n’avoir découvert sur l’épave flottante aucune indication sur le livre de bord concernant les jours précédents. Les dernières indications situaient le navire à une centaine de milles des Açores et étaient datées déjà du 24 novembre! L’ardoise du navire indiquait toutefois que la Mary Celeste avait atteint l’île de Santa Maria le 25. Les équipements de navigation par contre avaient disparu avec les membres de l’équipage et une quantité d’eau avait été embarquée dans les fonds. Des réserves de nourriture pour six mois étaient encore à bord. Seuls manquaient les deux canots dont un avait été détruit à New York au moment de l’embarquement. Tout laissait penser à un abandon hâtif et inexplicable vue l’état normal du bateau. Morehouse finit par toucher une somme de 1 700 livres du tribunal maritime, soit 5% du prix du navire (36 000 £) pour la restitution d'un véritable Vaisseau fantôme.
Évidemment une telle aventure paraissait insensée. Elle
devait nourrir les écrivains qui s’embarquaient alors dans le fantastique, à la
suite de Poe. Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, proposa sa solution de l'énigme
comme tant d’autres. On y ajoutait ici et là des faits sensés accroître la profondeur du mystère : un chat noir abandonné à bord; un repas chaud laissé sur la
table de la cuisine; l’ivrognerie de l’équipage suivie d’une mutinerie (alors
que l’alcool transporté à bord était frelaté); aucune preuve ne permet
d’affirmer que Briggs et Morehouse se connaissaient pour partager la prime
d’épave ramené à quai; aucun rescapé n’a jamais été retrouvé. Et c’est bien là
le seul mystère.
monde avant de se suicider; Mme Briggs tuée par le piano mal arrimé, le capitaine et l’équipage auraient
convenu d’une entente avec l’équipage du Dei Gratia pour échapper à d'éventuelles poursuites criminelles, etc. L’explication retenue
comme la plus probable, c’est qu’un des fûts d’alcool, du méthanol imbuvable en
fait, pas assez étanche, aurait commencé à exhaler des vapeurs à l’approche des
Açores, puis aurait explosé du fait des propriétés chimiques du méthanol suite
aux infimes étincelles causées par les cerclages en fer, sans toutefois causer
de dégâts conséquents. Seule la porte menant dans la cale se serait
littéralement envolée par le souffle de l’explosion, créant la panique à bord.
L’équipage se serait réfugié sur une chaloupe rattachée au bateau par la
drisse, mais celle-ci céda parce que l’équipage aurait laissé les voiles
hissées. Le canot du capitaine Briggs aurait eu moins de chance que celui du
capitaine Blight.Telle est la version la plus plausible. On la doit au docteur Cobb, neveu du capitaine Briggs, qui a publié en 1940 un petit livre qui est un récit de la vie de la famille Briggs : Rose Cottage. Cette version des faits, uniquement fondée sur des constatations précises, a l'avantage d'évacuer toutes les fantaisies ajoutées a posteriori :
millier. Le Titanic en 1912 a fait 1 490 victimes pour
600 rescapés. Le Lusitania, autre grand navire de la Cunard, est torpillé par un sous-marin allemand le 7 mai 1915, causant la mort de 124 citoyens américains, ce qui ne fut toutefois pas suffisant pour déclencher immédiatement la guerre avec l’Allemagne. Dans cette hécatombe, 1 198 personnes avaient péri, sur 1959. Au Canada, il y avait eu entre temps le naufrage de l’Empress of Ireland, à la fin mai 1914.
soir du 29 mai 1914, L’Emperess of Ireland heurtait,
par temps de brouillard épais, un charbon-nier nor-
végien, le Storstad. Le capitaine Henry Kendall n’a pu éviter la catastrophe. «La majorité des passagers, notamment tous ceux de première, sauf deux, furent immédiatement noyés dans leurs cabines. La lumière s’était éteinte instantanément. Hurlant, ou poussant le “long gémissement” que rapportent tous les témoins de pareils drames, les personnes qui avaient pu passer sur le pont couvraient les voix, les ordres des officiers. À cause de cela, et de la gîte immédiate, il fut impossible de mettre à la mer une seule embarcation de sauvetage. En beaucoup moins de dix minutes, l’inclinaison sur le côté devint si forte, dans l’obscurité opaque, que tous les occupants du pont furent déversés à l’eau. Quand le navire coula, beaucoup sans doute – avec la brume et la nuit, comment savoir? – furent aspirés avec lui» (J. Merrien. Op. cit. p. 242).
marins frappés d’hypo-thermie. Trente seule-
ment furent rescapés. Frappés en pleine nuit, comme les passagers du Titanic, la plupart des naufragés étaient presque nus dans une nuit froide et ils s’agrippèrent les uns aux autres, s’entraînant mutuellement dans l’abîme glacé. Des secours partis de Rimouski parvinrent à ramener à terre un certain nombre de malheureux. Sur 1 367 personnes, dont 413 hommes d’équipage et 954 passagers, 337 en tout furent repêchés en vie, dont le capitaine, retrouvé inanimé. Une enquête fut commandée qui blâma le navire norvégien de ne pas avoir cédé le chemin à L’Emperess of Ireland. Les Norvégiens se défendirent, mais Lord Mersey, chargé de l’enquête concernant la catastrophe se montra sévère :
course parallèle
environ 19 milles du ba-teau-feu de Nan-
tucket qui indiquait les routes de navi-
gation aux appro-
ches de New York,. Peu après 11 h du soir, dans une épaisse brume, le navire scandinave heurtait le paquebot italien sur son flanc droit. Le Andréa-Doria coula le lendemain. Cinquante passagers y trouvèrent la mort» (J. Croall. Ibid. p. 233). Tous ces navires auront la triste réputation d’avoir conduit en barges des âmes au Purgatoire.
maître souverain des
destinées humaines – Calvin dira : le Prédestinateur. Pas besoin de
“police d’assurance”, cela étant. Ni d’organisation par l’homme, à l’aide de
moyens d’argent, d’une riposte immédiate, automatique et efficace aux
catastrophes» (L. Febvre. Pour une
histoire à part entière, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962, pp. 851-852). Dans ce
monde, l’ex-voto commémorant les naufrages en mer en mémoire des équipages
disparus suffisait. Tant dans le monde catholique que le monde protestant – on le
voit bien au début du roman de Melville, Moby
Dick -, la confiance dans le salut des disparus était inébranlable et l’ex-voto
en appelait aux prières pour que les âmes perdues puissent traverser le
Purgatoire pour arriver au plus vite au Royaume des Cieux.
plus en
plus fortement, on vit se produire un autre change-ment. Ce fut lorsqu’un gain fut un gain et non pas un don reçu avec l’agré-
ment du Tout-
Puissant, ce fut lorsqu’une perte fut simplement le résultat d’une erreur de calcul, une banqueroute la conséquence d’une mauvaise gestion; disons d’un mot : lorsque se manifesta l’esprit capitaliste. Ou, si cette dernière épithète nous gêne – disons : ce fut lorsque l’intervention divine ne parut plus nécessaire aux hommes pour expliquer des événements qui devenaient, pour eux, d’ordre purement humain» (L. Febvre. Ibid. p. 852). C’est alors que les compagnies d’assurances apparurent. La Lloyd’s créé en 1688 dans la foulée du grand incendie de Londres, perça dans le monde des armateurs de navires. Le naufrage prenait un autre sens qui ne conduisait plus les âmes dans une barque, à la plage de l’Anté-Purgatoire, mais les survivants, en voiture, au guichet des réclamations⌛










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