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Théodore Géricault. Le Radeau de la Méduse, 1819 |
LE CHANT DES SIRÈNES
Les âmes n’entrent pas au Paradis ou en Enfer comme
elles débarquent au Purgatoire. À dire vrai, je pense que nous pouvons dire que
les âmes arrivent au Purgatoire par barges, et c’est ainsi que Dante se voit
imposer un Anté-
Purgatoire au début de la seconde partie de sa Divine Comédie. Dante nous offre une version chrétienne de la barque de
Charon, le transporteur qui pour une obole vous faisait traverser le Styx pour
arriver aux Enfers dans la mythologie grecque. Si Charron et le Styx
disparaissent de l’Anté-Purgatoire, l’effet poétique reste le même.
Ici, rien de tragique à première vue. Les âmes en peines
débarquent sur la plage où sont déjà arrivés Dante et Virgile :
«Nous
étions encore près de la mer, semblables à celui qui pense à son chemin, qui va
de cœur, et de corps demeure, quand tout à coup, comme Mars, chassé par le
matin, rougit à travers les épaisses vapeurs, au couchant, sur la plaine
marine, je vis, et que ne la vois-je encore une lumière venir sur la mer, d’une
telle vitesse, qu’aucun vol, ne l’égale.
Après avoir un peu détourné d’elle les yeux pour interroger
mon Guide, je la revis plus brillante et plus grande. Puis, de chaque côté,
m’apparut je ne sais quoi de blanc, et d’au dessous, peu à peu, sortit quelque
chose de pareil.
Mon Maître ne dit rien, jusqu’à ce que les premières
blancheurs se déployèrent en ailes : mais, lorsqu’il reconnut bien le
nocher, il cria : "Ploie, ploie les genoux : voilà l’Ange de
Dieu! Joins les mains! de tels ministres tu verras désormais. Vois,
il dédaigne les instruments humains : il ne veut d’autre rame, d’autre
voile que ses ailes pour parcourir ces lointains rivages; vois comme il
les dresse vers le ciel, frappant l’air des pennes éternelles, qui ne changent
point comme un poil mortel".
Plus dessous s’approchait l’oiseau divin, plus brillant il
apparaissait; de sorte que l’œil ne pouvant de près en soutenir l’éclat,
s’abaissa; et lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger,
qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.
A la poupe se tenait le céleste nocher, rayonnant de
béatitude ; et dedans étaient assis plus de cent esprits.
In exitu Israël de Aegypto,, tous ensemble ils chantaient d’une seule
voix, et le reste du psaume. Puis sur eux il ft le signe de la sainte croix, et
tous se jetèrent sur la plage, et lui s’en alla, rapide comme il était venu.
La troupe qui demeura là paraissait étrangère à ce lieu,
regardant autour comme celui qui examine des choses neuves. Le soleil, dont les
flèches brillantes avaient du milieu du ciel chassé le Capricorne, de toutes
parts dardait le jour, lorsque la gent nouvelle vers nous éleva le front,
disant : "Si vous le savez, montrez-nous le chemin pour aller au mont". Et
Virgile répondit : "Vous croyez peut-être que de ce lieu nous sommes
experts, mais nous sommes pèlerins comme vous. Un peu avant vous, nous sommes
venus par une autre route si âpre et si rude, que monter désormais nous
paraîtra un jeu".
Les âmes, s’apercevant à ma respiration que j’étais encore
vivant, devinrent pâles d’étonnement; et comme un messager qui porte
l’olivier attire à soi la foule avide de nouvelles, et que nul ne craint de
presser autrui, ainsi toutes ces âmes fortunées sur mon visage fixèrent les yeux,
oubliant presque d’aller se faire belles» (Traduction Lamennais).
La mort semble avoir été si soudaine
que ces âmes ne réalisent pas encore tout à fait leur état, ce qu’elles ne réaliseront qu’à la vue du Dante qui reste animé du souffle de la vie.
Du lot se détache alors une âme qui se précipite dans les bras du poète qui le
reconnaît. Il s’agit du musicien Pietro Casella, dont tout ce qu’on peut
dire
de «certain», c’est qu’il est mort avant 1300! Casella est associé à la tendance du XIIIe
siècle du Dolce still nuovo dont
Dante est le grand promoteur, ce qui permet de le rattacher au style toscan. «Avec les poètes Guido Guinicelli, un noble
gibelin, Guittone d’Arezzo, le Florentin Guido Cavalcanti, en qui Dante salue
le fondateur du dolce still nuovo, et le musicien Piero Casella, qui
inventa le madrigal. Grâce à ce dernier,
l’on peut supposer par analogie, malgré la pénurie des documents, que Florence
se trouvait à l’extrême fin du XIIIe siècle, en possession d’un art monodique
évolué que l’on a parfois nommé l’ars nova florentine, issu des Laudi plus que des
troubadours, et à qui, bien qu’on ignore tout, on a souvent attribué quelque
influence sur la prochaine ars nova
française» (J. Chailley. Histoire
musicale du Moyen Âge, Paris, P.U.F., Col. Hier, 1950, p. 239).
Les retrouvailles des deux hommes
sont émouvantes :
«Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant
d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.
Hélas! ombres vaines, excepté d’aspect! Trois
fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma
poitrine. L’étonnement, je crois, se peignit en moi; sur quoi l’ombre
sourit et se retira, et moi, la suivant, au delà d’elle je passai. Doucement
elle me dit de cesser : alors je la reconnus, et la priai que pour me
parler elle s’arrêtât un peu. Elle me répondit : "Comme je t’aimai dans le
corps mortel, dégagée de lui je t’aime; à cause de
cela je m’arrête. Mais
toi, pourquoi vas-tu?" — Mon Casella, pour retourner de nouveau là d’où je
suis, je fais ce voyage. Mais toi, pourquoi cette terre si désirable
t’était-elle déniée? Et lui à moi : "Aucune offense ne m’a été faite
lorsque celui qui emporte qui et quand il lui plaît m’a plusieurs fois refusé
ce passage; du juste vouloir il fait le sien; et vraiment, depuis trois mois,
il a reçu en toute paix qui a voulu entrer. Aussi, moi qui étais alors tourné
vers la plage où l’eau du Tibre devient salée, bénignement de lui je fus
accueilli à cette rive où se dirige son aile, et où pour cela toujours se
rassemblent ceux qui vers l’Achéron ne descendent point".
Et moi : — Si une loi nouvelle ne t’ôte point la
mémoire ou l’usage de l’amoureux chant qui apaisait tous mes soucis, qu’il te
plaise d’en consoler un peu mon âme, qui, venant ici avec le corps, est si
affaissée.
«Amour
qui discours en mon âme», commença-t-il
alors si suavement, que la douce mélodie encore en moi résonne.
Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si
ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. Attentifs à ses
chants et absorbés en eux nous allions».
C’est alors que Caton d’Utique sonne la fin de la récréation
et que les amis doivent se quitter.
Pour l’essentiel, le musicologue italien Nino Pirrotta juge
ainsi de l’influence du still nuovo sur
l’histoire de la musique à la fin du Moyen Âge : «Si le stil nuovo exerça
quelque influence sur la polyphonie profane à peine naissante, cette influence
fut négative. La grande élévation lyrique à laquelle la poésie avait atteint à
l’époque de Dante imposa aux musiciens un choix difficile; il leur fallait ou
bien adapter l’intensité d’expression de la musique à celle de la poésie, ou ne
lui assigner qu’un rôle accessoire et, partant, subordonné. Dans l’épisode bien
connu du Purgatoire où Dante retrouve
le musicien Casella et lui demande de chanter Amor che nella mente mi
ragiona, l’émotion provoquée par le chant
est si forte que le poète en est troublé jusqu’au désarroi, bien plus que par
la rencontre du vieil ami. Parce
que, dit-il ailleurs, la musique “attire les
esprits humains, lesquels sont presque entièrement des émanations du cœur, de
sorte qu’ils cessent toute activité… et les vertus de tous, ou presque tous,
sont transférées à l’esprit sensible qui reçoit le son”. Nous pensons qu’une
telle sensibilité était davantage aspiration et illusion du poète qu’effective
vertu de la musique : non seulement celle-ci était incapable d’ajouter
quelque beauté propre à celle du texte poétique, mais elle l’alourdissait
plutôt. L’époque de Dante marque la fin de l’identité originelle des deux arts.
Par la suite, la canzone abandonne
son enveloppe musicale pour devenir œuvre littéraire pure. Par contre, un
nouveau type de ballata est en train
de se former. Le fait que le nombre de strophes est ramené à une seule et que
la poésie y prend un ton conventionnel montre que celle-ci n’est créée que pour
fournir prétexte à chanter. Il s’agit de poésie à musique» (N. Pirrotta, in
Roland-Manuel (éd.) Histoire de la
musique, t. 1 : Des origines à Jean-Sébastien Bach, Paris, Gallimard,
Col. Encyclopédie de la Pléiade, 1960, pp. 782-783).
Ce n’est pas sans une étrange impression que nous sortons de cette
analyse musicographique. L’impression qu’aujourd’hui, les paroles des chansons sont rythmées et composées pour servir la musique, alors qu’il en était autrement au Moyen Âge où, au contraire, la musique servait, accompagnait plutôt, la chanson.
Comment, en effet, imaginer une musique prétexte à
chanter? C’est dire que Dante
s’enivre d’émotions à l’écoute de ses propres mots plutôt qu’à la composition
que lui a apportée Casella. Quoi qu’il en soit de l’émotion de Dante, elle ne
peut jaillir que de la rencontre de la poésie accompagnée de la musique de
Casella et de la situation hirsute de se retrouver désormais dans deux mondes
étranges. Celui des vivants avec le poète et celui du Purgatoire avec le
musicien, ce qui va les forcer à se séparer pour toujours après cette brève et
ultime rencontre. Le chant de Casella
est une sorte de chant des Sirènes. Celui des sirènes qui annoncent qu’une
catastrophe est imminente.
Car tel fut le sort des âmes des défunts qui débarquent par barges
sur les rives du Purgatoire. Des victimes prises par la soudaineté de la mort. Des âmes non préparées à cette inéluctable fatalité. Et c’est la musique qui
accompagne les naufrages les plus spectaculaires. On pense à l’orchestre qui
aurait accompagné le
naufrage du Titanic en jouant Plus près de toi, mon Dieu… Mais, libérée des mots, la musique a
évolué en symbiose avec l’explora-
tion des océans. Rares sont les navires qui ne
transportent pas d’instruments de musique à bord, et la scène du film de Peter
Weir, Master and Commander (2003) où
le capitaine, interprété par Russell Crowe, joue d’un instrument avec d’autres
officiers pour tromper les soirées monotones en mer, n’est pas une fantaisie du
réalisateur. Avec l’apparition de la marine à vapeur, puis à mazout, la chose
devient plus évidente : «La musique
est devenue
comme une amplification de l’eau tout à coup. Les cuivres s’allient
aux cordes dans un grondement feutré des timbales, restituant spontanément une
architecture d’amples espaces océaniques. Le nouveau piano à double échappement
apparu en 1823 (Erard) soulève le vent dans les salons les plus urbains,
distille les pluies des “ciels mouillés” du Nord, fait courir les arpèges
chromatiques de l’écume au ras de l’ivoire. Ainsi la ville ne s’enferme-t-elle
au fond de son intimité que pour mieux ouvrir ses fenêtres au large» (J.
Darras. La mer hors d’elle-même, Paris,
Hatier, Col. Brèves, 1991, p. 161. Que ce siècle s’achève avec une composition
de Debussy intitulée La Mer ne doit
donc pas nous étonner :
«Tonalité atlantique disions-nous? Certes, ce
liquide est aussi froid qu’un lac d’Écosse où l’on n’entre jamais plus loin que
les chevilles. Et pourtant des blocs musicaux font une symétrie de côte hellène
d’un bleu sombre, presque pourpre, où l’imagination navigue avec l’aile
coupante de l’oiseau. Si court est tenu l’essor du symbole par la précision
mimétique que le paysage prend une consistance minérale. Cela ne veut pas dire
pour autant la fin de l’allusivité, bien au contraire. Le symbolisme, avec
Debussy, devient classique. C’est-à-dire qu’il s’épure de toute subjectivité
pour permettre le libre jeu de l’imagination individuelle au milieu de formes
froides.
La Mer
est une “ruine“ dont les courbes, les
arabesques et les lignes sont tracées par l’implacable géométrie de la mort. À
nous de leur prêter la chaleur de l’imagination! “Ces nymphes, je les veux
perpétuer” (Mallarmé, L’après-midi d’un faune). Gloire au soleil, clament d’un même archet les seize violoncelles
saluant la sortie du feu au-dessus des vagues. Et nos mémoires de convoquer une
brume diffuse de mythes enveloppant un champ de statues, de frontons de
Parthénon, de frises cavalières pour faire cortège à cette source! Adhésion aux
surfaces et aux supports, l’art français musical et poétique, à compter de
Mallarmé et Debussy, transporte désormais partout avec lui le scepticisme
souriant de ses “frontières”» (J. Darras. Ibid. p. 171).
On conçoit rapidement que le rapport
entre Mallarmé et Debussy n’est pas exactement le même que celui qui existait
entre Dante et Casella. Chacun évolue selon les lois propres à son genre, même
si les styles
correspondent. Le symbolisme n’est pas le dolce still nuovo. Mais dans un cas comme dans l’autre, il convient
de pressentir dans l’élément liquide la source du transport des âmes vers le
Purgatoire, même lorsque celles-ci se sentent bien protégées de la mer, à
l’exemple des habitants des villes. À la délicatesse avec laquelle la mer
venait déposer les âmes éplorées sur les rives de l’Anté-Purgatoire de Dante
s’oppose la fureur avec laquelle La Mer de
Debussy arrache les âmes à leur trépas. Nous sommes bien là situés aux
extrémités de la civilisation occidentale. La sereine confiance à la
magnanimité divine; le désespoir des Êtres pour qui Dieu et sa créature
sont morts au monde. Il y a donc bien une évolution de la sensibilité humaine
que l’on jugera comme on voudra, positive ou négative, mais cette évolution
est inséparable à la fois des mœurs et des modes d’expression.
L’Anté-Purgatoire commence donc en ce monde, fait transiter du monde
existentiel au monde cosmologique. On ne peut mieux l’entrevoir qu’à travers
l’histoire des grands naufrages des derniers siècles et le sentiment
d’insécurité qui se développe à partir du XVIe siècle et qui annonce le doute
intime du croyant à l’égard du Purgatoire et qui le conduira au cours des
siècles à l’incrédulité, l’athéisme et le nihilisme le plus désespéré.
Henry de Monfreid écrit : «Le vrai marin ne provoque pas la mer, il la
respecte parce qu’il l’aime et la craint. J’entends, moi, par solitude, celle
où nous sommes maîtres de notre pensée, hors de toute
obligation de
sociabilité. Combien rare serait le compa-
gnon avec qui les silences pourraient
se prolonger tout natu-
rellement sans gêne ni contrainte! En un tel ami nous
devons sentir cette communion de la pensée qui écarte les vaines paroles et les
fastidieux commentaires. Mais ce compagnon existe-t-il? J’ai renoncé à le
chercher et ainsi j’ai toujours été seul avec des noirs, des êtres primitifs,
des âmes simples, que j’ai aimé profondément, comme on aime les bêtes familières
parce qu’elles nous consolent des hommes. Eux, m’ont consolé de ce monde
artificiel et complexe jusqu’au morbide, ce monde qui bafoue inconsidérément la
nature et où on appelle sauvages ceux qui en sont restés les humbles créatures»
(H. de Monfreid, présentation à J. Merrien. Les
Drames de la Mer, Paris, Hachette, Col. Plaisir de l’histoire, 1961, pp.
6-9).
Il y a ainsi des barges d’âmes
solitaires qui finissent par aboutir à l’Anté-Purgatoire parce que la fréquentation de la mer
a fini par leur coûter la vie. D’autres, qui l’ont défié comme on défie Dieu –
et de Monfreid n’écrit-il pas que «la
Mer, comme Dieu, est Une et Éternelle. Partout elle gronde ou chante avec la
même voix, et quand son calme plat fait miroiter les étoiles peu importe le
ciel qu’elle reflète» (H. de Monfreid. Ibid.
p. 5), - avec orgueil et insolence, sont finalement abattus par des orages de glaces. De ceux-là, nous avons déjà raconté la triste histoire. Par contre, il faut bien entendre la réponse que donne Casella à Dante lorsqu'il lui demande comment il en est arrivé au Purgatoire. Une autre traduction rend plus explicite le naufrage du navire qui transportait Casella vers Rome : «…moi, qui me trouvais sur les bords où l’eau du Tibre va contracter la saveur du sel de la mer, je fus reçu par lui [le ministre qui fait transiter les âmes] avec bienveillance, non loin de cette embouchure où il retourne, parce que c’est là qu’il rassemble ceux qui ne descendent pas vers l’Achéron [l’Enfer]». Il est clair, Casella est mort noyé, non suicidé, mais au cours d’un naufrage.
De l’Antiquité et du Moyen Âge, nous
ignorons à peu près tout des grands naufrages. Quand personne ne
survit à un
désastre, il est difficile d’obtenir des témoi-
gnages. Du moins, devinons-
nous
les catas-
trophes entraînés par les combats maritimes. Hérodote, le «Père de
l’Histoire» nous raconte la destruction de la flotte du roi perse
Xerxès, à Salamine le 29 septembre 480 avant J.-C, par les alliés
grecs. Une autre de ces
catastro-
phes maritimes à grande échelle est celle qui
atteignit la célèbre flotte de l’Invincible Armada, en 1588. Sans que les
Anglais aient eu à intervenir pour protéger leur île de la flotte espagnole, celle-ci fut entraînée dans une succession de vents et de tempêtes, dispersée tout autour de la Grande-Bretagne et finit par s'échouer sur les côtes d'Angleterre et d'Irlande. En partant d’une
telle catastrophe, l’orgueil des Anglais se trouva stimulé au point de croire
qu’ils avaient la vocation de devenir les «maîtres de la mer», et ce jusqu’au drame du Titanic,
survenu deux ans avant que la Première Guerre mondiale leur apprit que ce rêve était bien loin désormais.
Si les naufrages emportent au fond
des mers la plupart des équipages de navires, il y en a quelques-uns qui
parviennent, parfois, à échapper au sort funeste. Ce fut le cas de Pedro
Serrano, naufragé vers 1540 non loin de la côte du Pérou. Cet homme resta seul
(ou à peu près) durant sept années sur une île écartée des terres. N’ayant rien
de plus que son couteau, il commença à apprivoiser l’environnement, trouver à
se nourrir, se faire un gîte. Il y avait peu à manger sur cette île tropicale.
«Le désespoir était près de le
prendre,
lorsqu’il aperçut des tortues, montant à leur habitude sur le sable sec. Il les
laissa s’y engager, marcha dans l’eau, et quand, l’ayant vu, elles voulurent y
revenir, il leur coupa retraite et put en retourner plusieurs sur le dos; leur
tranchant la gorge, il but leur liquide sanguin, qui est presque aussi peu salé
que celui des poissons. La chair, découpée et boucanée au violent soleil, était
comestible et, cette fois, nourrissante. Enfin, les carapaces firent autant de
bassins qui, lors des violentes averses de ce climat – Serrano, dans son malheur,
avait cette chance – se garnirent d’un peu d’eau douce» (J. Merrien. Ibid. p. 53). Serrano put ainsi vivre
pendant ses sept années d'exil involontaire. Comme on utilise aujourd’hui les fusées pour indiquer
les positions d’un naufrage, Serrano alluma un grand feu sur la plage afin
d’intriguer les navires pouvant passer à proximité de son île. Mais, avant
qu’un navire espagnol parvint à le ramener, il se trouva un autre naufragé pour
atteindre son île. Jusqu’à la fin de leur Purgatoire, ils vécurent ensemble les années restantes. Jusqu’à ce qu’un navire – le Credo – récupère les deux hommes.
L’inconnu mourut d’émotion à bord du navire tandis que Serrano put aller
raconter son aventure à Charles-Quint, en Allemagne. Comme ses cheveux et sa
barbe avaient poussé au-delà de la mode de l’époque, il tint à garder sa
pilosité comme preuve de son purgatoire. Il mourut durant le voyage de retour,
atteignant le Ciel au Panama.
Cette anecdote est encore plus près
du fameux Robinson Crusoé de Daniel
Defoe, publié en 1719 et inspiré des aventure d’un maître d’équipage écossais,
Alexander Selkirk (1676-1721), abandonné
volontairement sur l’île Juan-Fernandez en 1705 et qui
devait y séjourner durant quatre ans. Selkirk n’avait pas été abandonné là dans
un dénuement complet, contrairement à Serrano, véritable naufragé. «Selkirk avait été pourvu de ses habits, d’un
“lit” (c’est-à-dire sans doute d’un hamac), d’un fusil, d’une livre de poudre,
de balles, de tabac, toutes choses essentielles ou agréables pour les premiers
temps, et, en outre, d’instruments beaucoup plus importants encore par la
suite : une hache, un couteau, un chaudron, et surtout un briquet, ainsi
que d’une bible, de livres de piété, d’instruments et de livres de marine qui
lui permirent, comme dit Roggers [le capitaine qui découvrit Selkirk], de “s’amuser” (on évoque ce `bosco”
potassant, dans sa peau de chèvre, entre deux versets de la Genèse, les douze
façons de faire le point), et de subvenir à ses besoins dans son domaine à
l’été perpétuel, pourvu d’une excellente, abondamment boisé, riche
d’écrevisses, de homards, de poissons de toute sorte, tout peuplé de chèvres à
la chair “au goût moins fort que les nôtres”, descendantes d’un couple laissé
volontairement par le découvreur pour fournir des vivres aux explorateurs et
navigateurs ultérieurs, selon l’usage admirable, et qui, sans ennemi naturel, s’étaient
multipliées, comme les fameux cochons de Saint-Domingue. Le sol produisait sans
culture des navets et des choux semés jadis par quelque équipage, ainsi que des
prunes, des piments et du poivron noir “fort pour chasser les vents et guérir
la colique”; ni moustiques, ni animaux venimeux, ni fauves; au total, un
paradis pour anachorète. Il ne lui manqua pas même le fer, fourni par des
cercles de barriques d’épave, pour remplacer son couteau et se faire des
aiguilles» (J. Merrien. Ibid. pp.
51-52). Comme on le constate, le sort de Selkirk fut loin d’être aussi
dramatique que celui de Serrano ou même de Robinson Crusoé. Mais jamais autant
que le sort des naufragés fait-il penser à ce que représente le Purgatoire
comme lieu d’expiation transitoire des fautes commises en ce monde afin
d’atteindre le monde paradisiaque surnaturel.
Si la mer peut facilement précipiter
de gros navires au fond des abysses, qu’en est-il des frêles embarcations qui
se trouvent soudain projetées en plein milieu de l’océan après un
naufrage? Ces radeaux, canots ou même planches de bois mal ficelées, comment
peuvent-ils parvenir à maintenir le cap au niveau de l’océan?
Si les naufragés
qui ont eu le bonheur dans leur malheur de se retrouver sur une île abandon-
née
et déjà toute prête à les accueillir, comme Juan-Fer-
nandez pour Selkirk, il
n’en va pas de même pour ces survivants en sursis, «à la merci des lames, [parcourant] d’énormes distances, [endurant] de longs jours, souvent sans nourriture ou
presque – voire se repaissant de la plus atroce de toutes, la chair humaine -,
voilà bien qui frappe l’imagination» (J. Merrien. Ibid. p. 88). Tous pensent au miracle qui permit au capitaine
Bligh, homme dur, implacable envers son équipage et insolent même envers les
officiers, placé à la tête de la frégate, le Bounty, pour
ramener les précieux arbres à pain polynésiens afin de les transplanter aux
Antilles, victime de la mutinerie de son équipage et abandonné à bord d’une
chaloupe en pleine mer du Pacifique Sud.
«Chacun connaît l’histoire : le navire
ayant quitté Tahiti, le 28 avril 1788, l’équipage se révolta, s’empara du
navire. Une partie des mutins revint à Tahiti, où ils furent repris par une
expédition punitive; jugés à Spithead, les principaux coupables furent pendus.
L’autre partie de l’équipage avait vu plus juste, avait compris que le monde
civilisé lui était désormais interdit; conduite par le lieutenant Christian,
meneur de l’affaire, elle avait
découvert une petite île de 6 km², boisée et
accidentée, située en dehors des routes maritimes, pratiquement ignorée,
Pitcairn; elle s’y installa, en compagnie de quelques Tahitiens et de leurs
épouses. Comme bien on pense, les Blancs leur prirent celles-ci, et la chose ne
leur plut pas. Mais les Anglais avaient su s’attacher ces dames et, une nuit
que les indigènes préparaient leur massacre, elles se mirent à chanter en chœur
un de leurs airs favoris, fort banal pour leurs époux, mais dont elles
changeaient les paroles en : “l’homme de couleur aiguise sa hache; l’homme
blanc, ne dors pas.” Les Blancs comprirent, et une partie des Polynésiens
payèrent de leur vie la trahison de leurs femmes.
Mais les survivants d’entre eux n’acceptèrent pas la
défaite; cette fois, leurs projets ne furent pas éventrés, et ils firent périr
Christian et quatre marins.
Les veuves de ceux-ci voulurent à leur tour les venger, et,
sous la direction d’un jeune matelot, Young, massacrèrent tous les indigènes
survivants. Restaient quatre Blancs : Young, Adams qui avait été blessé
lors de la première affaire, Quintal et Mc Coy qui s’étaient réfugiés dans la
montagne.
Comprenant qu’il n’y avait plus de danger, ceux-ci revinrent
au village de huttes qui avait été édifié. Mais Mc Coy, qui dans sa jeunesse
avait été élève pharmacien, dégoûté de l’eau “fade”, se mit en tête de faire de
l’alcool avec les racines du “dragonnier de Chine”. Il n’y parvint que trop
bien, et mourut rapidement alcoolique. Quant à Quintal, qui, ayant perdu sa
femme, prétendait en prendre une autre, il fut proprement occis par Adams et
Young.
Ceux-ci restaient donc maîtres de l’île, de leur harem, et
de l’alambic de Mc Coy. Si bien que…
Que, vingt ans plus tard, quand en 1808 un baleinier
américain redécouvrit l’île, il y trouva une étonnante république patriarcale,
de langue anglaise, composée de trente-sept personnes y compris les enfants et
les femmes, sous le gouvernement de John Adams qui, portant bien son nom, y
avait créé une sorte de société mormone, dotée d’une constitution fort sage, et
dont les mœurs pures, absolument dénuées de violence, eussent enchanté
Jean-Jacques Rousseau. Le capitaine américain rapporta la chose aux autorités
anglaises, mais celles-ci, fort occupées de la guerre contre Napoléon, n’y
prêtèrent pas attention»
(J. Merrien. Ibid. pp. 89-90).
Le Paradis sur terre passa vite de
79 habitants en 1830 à 106 en 1839, à 200 en 1854. L’île est toujours peuplée
en majorité des descendants des mutins, régis par la loi puritaine de John Adams. Les harems s’étaient progressivement transformés en chapelles chantant
les louanges au Seigneur!
On a fait des films sur les mutins
du Bounty et leur aventure hors de l’ordinaire. Eux aussi avaient trouvé en
Pitcairn un paradis à l’exemple de Christophe Colomb lors de son premier voyage
en 1492. Et très vite, ici aussi, le paradis pouvait se transformer en enfer
dès que les autochtones de la place commençaient à trouver leurs nouveaux
arrivants indésirables.
Et le capitaine Blight, lui? Son
mauvais caractère servit finalement à maîtriser la situation qui, pour plus
d’un, aurait paru désespérée. «Blight,
abandonné en pleine mer avec seulement cinq jours de vivres, parvint à
tenir
quarante-trois jours, parcourant 6.700 kilomètres dans un canot ouvert à tous
les vents. Il finit par atteindre l’île de Timor (Indonésie). Cet exploit sans
précédent lui assura une forte popularité lors de son retour en Angleterre où,
quelques mois plus tard, l’amirauté chargea le capitaine Edwards de partir à
bord du la “Pandora” à la recherche des mutins» (É. Vibart. Tahiti Naissance d’un paradis au siècle des
Lumières, Bruxelles, Complexe, Col. La mémoire des siècles, # MS202, 1987,
pp. 120-121). Le capitaine Edwards, cousu dans le même tissu avec lequel
l’avait été Blight, pourchassa les mutins dans tout le Pacifique Sud. Parvenant
à en capturer, il les enferma à fond de cales. Pour eux, c’était l’enfer. La Pandora finit par s’échouer sur la
barrière de Corail en Australie. Des 14 mutins capturés par Edwards, 10
finirent par regagner l’Angleterre où ils furent jugés à Londres. Blight,
soutenu par l’amirauté, déposa. Cinq furent acquittés, deux graciés et trois
pendus à Spithead. Blight retourna à Tahiti en 1792 accomplir la mission prévue pour le
Bounty.
Évidemment, la population, et après
elle la postérité, n’ont pas partagé la fidélité de l’amirauté et Blight est
resté une figure tyrannique et impitoyable. À l’opposé, le chef des mutins,
Fletcher Christian, apparît
comme le libérateur des marins réduits en esclavage. La déposition de
Blight au procès visa à faire naître l’idée que son «navire était en parfait état, tous mes plants en excellente condition,
mes officiers et mes hommes en bonne santé, bref, avec tout ce qui pouvait
encourager et confirmer mes prévisions les plus optimistes» (J. Barrow. Les mutins du Bounty, Paris, Robert
Laffont, rééd. Livre de poche # 1022//1023, 1961, p. 89). Ce qui n’empêchait pas
Fletcher Christian de crier au capitaine ahuri : «C’est cela… capitaine Blight… voilà : Je suis en enfer! Je
suis en enfer!». Tiré hors de son lit et traîné en chemise sur le pont, les
poignets serrés très fort par des liens, on pointa sur Blight une baïonnette tandis
que d’autres mutins étaient armés de
mousquets chargés de poudre. On fit
descendre une chaloupe et le capitaine et ses officiers furent descendus à bord.
Comme le déclara Blight : «Le maître
d’équipage et les matelots qui devaient se rendre dans la chaloupe furent
autorisés à emporter de la ficelle, de la toile, des rouleaux de cordage, des
voiles de rechange et un tonneau de cent vingt litres d’eau ; Mr Samuel
obtint cent cinquante livres de pain, un peu de rhum et de vin, un sextant et
une boussole; mais il lui fut interdit, sous peine de mort, de toucher à
une carte, à un éphéméride, à un livre d’observations astronomiques, au
chronomètre et à aucun de mes dessins ou relevés» (cité in J. Barrow. Ibid. pp. 91-92). Le commis, Mr Samuel,
parvint toutefois à apporter avec lui le journal de bord et le brevet par
lequel Blight pouvait s’identifier. Dix-huit hommes accompagnèrent Blight
tandis que le nouvel équipage du Bounty s'élevait à vingt-cinq hommes. Ce
qui montre la grande compétence de Blight, c’est qu’avec si peu, il parvint à
réussir «l’exploit de mener la frêle
embarcation à 3 100 milles marins de son point de départ, au Timor, en évitant
de toucher terre. En faisant du ravitaillement Blight perd un homme, le seul
lors
de ce retour, tué par les indigènes de l’île [Tofua]» (D. Barbe. Histoire du Pacifique, Paris, Perrin,
2008, p. 150). Ainsi, dès le départ, Blight ne se laissa pas dépérir : «D’abord, l’embarcation se trouvait
dangereusement surchargée; son “franc-bord”, la hauteur de sa coque
au-dessus de l’eau, était si faible que, même par beau temps, les lames
embarquaient constamment. À cela, un seul remède de principe : jeter du
poids à la mer» (J. Merrien. Op. cit.
p. 92). Or, Blight ne veut sacrifier ni ses réserves d’eau et de biscuits,
ni sacrifier un seul de ses hommes. Pour aussi cruel qu’on ait dit qu’il avait
été, il ne fera pas comme le premier-maître Rhodes du William-Martin lors de
son naufrage en 1841, qui jeta par-dessus bord 16 passagers et passagères
pour sauver les 25 autres.
La première escale se passa à Tofua,
une des îles Tonga. Là, Blight commença un négoce de troc, mais les
habitants
de l’île se tournèrent vite contre les naufragés. Ils tuèrent l’un d’eux et
Blight ordonna de s’éloigner au plus vite et de se diriger vers la
Nouvelle-Calédonie. Il comprenait qu’il serait impossible de débarquer dans
aucune des îles, car toutes étaient peuplés de Mélanésiens féroces que
l’équipage ne pouvait combattre faute d'armements. «Blight
décida donc de parcourir ces 3 600 milles. Trois mille six cents milles, 5 500
km, dans une chaloupe surchargée! Le projet paraissait insensé, d’autant
plus que les vivres étaient fort maigres. Ils consistaient, pour 19 – bientôt
18 – hommes, en 150 livres, soit 70 kg de biscuit, 15 kg de porc salé, 4,2
litres de rhum, 6 bouteilles de vin, 28 gallons ou 130 litres d’eau, et quatre
barriques vides, aptes à recevoir de l’eau douce… si on en trouvait. Blight
fixa la ration quotidienne à une once (28 g) de biscuit et à un quarteron (un
peu plus d’un décilitre) d’eau. Le biscuit permettait de survivre en l’absence
d’effort musculaire trop intense – sauf pour l’homme de barre et les corvées de
pompage -, la chaloupe allant à la voile; le plus éprouvé était certainement
Blight lui-même, que sa responsabilité empêchait de somnoler. L’eau,
accompagnant le biscuit si sec et les miettes de viande salée, était
cruellement insuffisante sous le climat tropical. Et pourtant, ce rationnement,
dépensant chaque jour une livre de biscuit et un gallon d’eau, ne
permettait de
tenir que 28 jours en eau et 150 jours en vivres, si l’on peut dire. Couvrir 3
600 milles en 150 jours, soit 24 milles par jour, c’est faire 1 nœud,
extrêmement peu, et, là, Blight montrait sa dureté prévoyante; il avait raison,
puisque la ration se montra suffisante, le temps qu’elle fut appliquée
strictement (26 jours), pour que personne ne meure; si chacun fut malade,
ce fut plutôt du scorbut. Quant à parcourir les 3 600 milles en 28 jours,
c’est-à-dire sans renouveler l’eau, soit à plus de 5 nœuds, c’était assurément
impossible; là, Blight “joua la chance” de la pluie» (J. Merrien. Ibid. pp. 93-94).
Et il gagna. La pluie se présenta
bientôt, sous forme de tempêtes successives. Du 3 au 24 mai, la pluie ne cessa
de forcer les marins au pompage de la chaloupe. Il s’agissait également
d’éviter les écueils à trop se rapprocher des Hébrides. Sous la pluie,
l’équipage devint vite malade. Lorsque les tempêtes s’essoufflèrent et que le
beau temps revint, Blight pu naviguer vers l’Australie après avoir contourné la
Barrière de Corail. Le pire du voyage était accompli. Ne restait plus qu’à naviguer
en eau calme vers Timor. Plus les vivres diminuaient, plus l’humeur de
l’équipage devenait dangereuse : «Le charpentier Purcell commença par se
montrer d’une extrême insolence avec moi, et finalement il me déclara sur le
ton de révolte qu’il me valait bien. Sur le moment je ne voyais pas très
clairement comment cette affaire se terminerait. Je voulus donc marquer un
point décisif; ou bien je préservais toute l’étendue de mon autorité, ou bien
je mourrais en essayant de la conserver. Je m’em-
parai d’un coutelas et
j’ordonnai à cette canaille d’en prendre un autre et de défendre sa peau. Sur
quoi il cria au secours, prétendit que j’allais l’assassiner, et se soumit. Pour
me soutenir je n’eus que Mr Nelson, le botaniste. Quant à mon second, Fryer, il
commanda froidement au maître d’équipage de me mettre en état
d’arrestation; sans doute aurait-il provoqué de plus graves désordres si
je ne lui avais déclaré que mon devoir m’imposait de faire régner l’ordre et la
discipline et que, au cas d’une rébellion, mon premier soin serait de le tuer
sur-le-champ» (cité in J. Barrow. Op. cit. p. 169).
Le cinéma a immortalisé à quatre reprises les aventuriers du Bounty. Un second film en 1935, de
Frank Lloyd
avec Clark Gable en Fletcher Christian et Charles Laughton en
capitaine Blight. Une troisième version a été réalisée en 1962 par Lewis
Milestones, avec Marlon Brandon en Fletcher Christian et Trevor Howard en capitaine
Blight. La plus récente version, celle de 1984 de Roger Donaldson, avec Mel
Gibson en Fletcher Christian et Anthony Hopkins en capitaine Blight, est sans
contredit la plus exacte des reconstitutions. L’importance fantasmatique
de ce thème tient, au niveau symbolique, à la révolte contre la
figure du Père et
l’inca-
pacité de la figure du Fils d’assu-
mer la fonction pater-
nelle si lui-même
n’a pas su suivre la loi des générations. L’anarchie à Pitcairn est contredite
par l’ordre avec lequel Blight mène sa
chaloupe à bon port, dans des conditions périlleuses, ne perdant qu’un homme au
cours d’un affrontement avec les indigènes. Au niveau idéologique, le thème est
certes conservateur. L’ordre, si tyrannique qu’il apparaisse, vaut mieux que le désordre où les caprices de chacun finissent par abolir tout
équilibre et toute justice entre les membres de la société et conduisent à des massacres répétés.
Cette leçon pourrait représenter
toutes les histoires de naufrage. Le récit du naufrage de La Méduse est plus
terrible encore car il ne s’y trouva pas de capitaine Blight pour prendre le
radeau en main. Rappelons les faits.
Sous la Restaura-
tion, après les aventures
napoléo-
niennes, la France royale voulut reprendre sa colonie du Sénégal. Elle
s’équipa pour ce faire, entre autres, d’une frégate, La Méduse, de quarante-quatre
canons, commandée par Duroys de Chaumareys, un vieil officier débonnaire et
sans grande expérience puisque de 1789 à 1814, il avait été en exil, avec les
émigrés. Partie d’Aix le 17 juin 1816, le 1er juillet, la frégate
était à la hauteur du cap Bojador : «La
faiblesse du capitaine avait déjà encouragé un grand relâchement dans la
discipline du bord, et l’on était tout occupé aux cérémonies du baptême de la
Ligne, lorsqu’on commença à soupçonner que le navire était entraîné par les
courants. Bientôt l’on constata qu’on naviguait sur les
hauts-fonds. On
n’avança plus que pru-
demment, mais il était trop tard. La sonde donnait plus
que 18 brasses de profondeur, bientôt après, 6 brasses. En vain l’on fit serrer
les voiles. La frégate toucha; un premier coup de talon, un second, un
troisième, et le navire s’arrêta! C’était la pleine mer, et l’on ne trouvait
que cinq mètres cinq centimètres d’eau. On était échoué sur le banc d’Arguin,
près de la côte occidentale d’Afrique. La consternation saisit l’équipage. Chacun
s’accusa, et accusa les officiers, le capitaine surtout; et le désordre
commença, qui ne devait plus cesser. Pendant trois jours on fit en vain les
plus grands efforts pour remettre le navire à flot. Enfin le 5, tout s’étant
démontré inutile, et l’eau gagnant la cale, malgré les pompes, il fut décidé
que l’on évacuerait la frégate». (J. Merrien. Op. cit. pp. 141-142).
Contrairement au Titanic, La Méduse ne
coule pas. Aussi a-t-on tout le temps de descendre les embarcations. Or,
celles-ci sont insuffisantes. Il y a environ 400 personnes à bord de la
frégate. Le grand canot contient 35 personnes dont le nouveau gouverneur du
Sénégal, M. Schmaltz et toute sa famille. Le
canot-major prend 42 personnes et
celui du commandant 28. La chaloupe, quoique en mauvais état, est chargée de 90
hommes d’équipage et de l’armée. Un canot de 8 avirons, nommé le canot du
Sénégal, fait monter 25 personnes, la yole, par quinze. Enfin, le grand radeau
de 20 mètres de long sur 7 de large, construit avec des mâts, vergues et autres
pièces de la frégate que l’on joignit ensemble avec une solidité parfaite,
contiendra 152 personnes. Seules 17 personnes restèrent à bord de La Méduse,
espérant un secours miraculeux. Malgré le temps escompté, le chargement des
embarcations s’était fait dans la panique. «On
transporta les provisions dans les diverses embarcations, mais avec tant de
hâte et de confusion que le radeau, qui, seul, avait du vin en quantité
suffisante, n’avait pas une miette de biscuit» (J. Merrien. Ibid. p. 142). Ce qui est
extraordinaire, c’est que les canots se dirigèrent tous vers les rives
africaines. Le radeau, lui, se mit à dériver en pleine mer. Voici ce que
raconta l’un des naufragés, M. Corréard :
«Il
aurait dû y avoir soixante matelots sur le radeau : à peine en mit-on dix.
Cent
quarante-huit personnes furent confiées à cette frêle machine. La
précipitation avec laquelle on l’avait construite empêcha d’y adapter des
garde-fous. Elle avait à peu près dix pieds de long. Solidement établie, elle
eût pu supporter deux cents hommes. Mais elle était sans voiles et sans
mâture : on y avait placé beaucoup de quarts de farine, cinq barriques de
vin et deux pièces à eau : on avait omis d’y mettre un seul morceau de
biscuit.
À peine cinquante hommes furent-ils sur le radeau qu’il s’enfonça au moins
de deux pieds. Pour faciliter l’embarquement des autres personnes, on fut
obligé de jeter à la mer tous les quarts de farine, et l’on continua à y
embarquer du monde. Enfin, dit M. Corréard, nous nous trouvâmes cent
quarante-huit. Il était impossible, tant nous étions serrés, de faire un pas
sur le radeau; il s’était enfoncé au moins de trois pieds sur l’avant; et sur
l’arrière, on avait de l’eau jusqu’à la ceinture.
Au moment où nous débarquions de la frégate, on nous jeta du bord à peu
près vingt-cinq livres de biscuit dans un sac qui tomba à la mer. On l’en
retira avec peine; il ne formait plus qu’une pâte; nous le conservâmes
cependant dans cet état.
Les embarcations de la frégate devaient toutes nous remorquer, les
officiers qui les commandaient avaient juré de ne pas nous abandonner : un
enchaînement de circonstances les força de renoncer au plan généreux qu’ils
avaient formé, de nous sauver, ou de mourir avec nous.
[…]
Si tous les efforts réunis des embarcations eussent continuellement agi sur
nous, favorisés comme nous l’étions par les vents du large, nous eussions pu
gagner la terre en moins de trois jours ; mais le lieutenant de la
frégate, voyant que ses efforts devenaient inutiles, après nous avoir remorqués
seul un instant, fit larguer l’amarrage qui le tenait au radeau.
Nous ne devînmes convaincus que nous étions entièrement abandonnés, que
lorsque les embarcations furent presque hors de notre vue. La consternation fut
extrême : tout ce qu’ont de terrible la soif et la faim se retraça à nos
imaginations, et nous avions de plus à combattre un élément perfide qui déjà
recouvrait la moitié de nos corps. Tous les marins et tous les soldats se
livraient au désespoir : ce fut avec beaucoup de peines que nous parvînmes
à les calmer» (J. Merrien. Ibid. pp. 145-146).
Commence alors le véritable
Purgatoire. Quelque chose que n’ont pas connu l’équipage de la chaloupe de
Blight. «Pendant cette [première] nuit [poursuit Corréard], un grand nombre de nos passagers qui
n’avaient pas le pied marin tombaient les uns sur les autres. Enfin, après dix
heures des souffrances les plus cruelles, le jour arriva. Quel spectacle
s’offrit à nos regards! Dix ou douze malheureux,
ayant les extrémités
inférieures engagées dans les sépara-
tions que laissaient entre elles les pièces
du radeau, n’avaient pu se dégager, et y avaient perdu la vie, plusieurs autres
avaient été enlevés du radeau par la violence de la mer, en sorte qu’au matin,
nous étions déjà vingt de moins» (J » Merrien. Ibid. p. 146). Après cette première expérience, le désespoir et la
sédition s’emparent des hommes. La seconde nuit est encore plus terrible.
Devant la houle, seuls ceux qui peuvent se maintenir au centre du radeau s’en
sortent, les autres sont emportés par les vagues. Au troisième jour, la révolte
éclate. Des marins et des soldats ivres veulent détruire le radeau. Les
officiers se défendent comme ils peuvent. Les sabres s’agitent contre la hache
du meneur. Les morts s’empilent ou sont jetés à l’eau : «Bientôt le combat devient général; le mât se
brise, et peu s’en faut qu’il ne casse la cuisse au capitaine Dupont, notre
commandant, qui reste sans connaissance; il est saisi par les soldats qui le
jettent à la mer : nous nous en apercevons et nous le sauvons. Nous le
déposons sur une barrique d’où il est arraché par les séditieux qui veulent lui
crever les yeux avec un canif. Excités par tant de cruautés, nous ne gardons
plus de ménagements, et nous les chargeons avec furie…» (J. Merrien.
Ibid. p. 147). C’est ainsi qu’un
semblant d’ordre put être rétabli. La sédition reprend le soleil couché. «Le jour vint enfin éclairer cette scène
d’horreur. Un grand nombre de ces insensés s’étaient précipités à la mer. Au
matin, nous trouvâmes que soixante ou soixante-cinq hommes avaient péri pendant
la nuit; un quart s’était noyé de désespoir. Nous n’avions perdu que deux
des nôtres, et pas un seul officier. Un nouveau malheur nous fut révélé à la
naissance du jour. Les rebelles, pendant le tumulte, avaient jeté deux
barriques de vin à la mer, et les deux seules pièces d’eau qu’il y eût sur le
radeau. Il ne restait en tout qu’une seule pièce de vin. Nous étions encore
soixante-sept hommes à bord; il fallut se mettre à demi-ration. Ce fut un
nouveau sujet de murmures au moment de la distribution» (J. Merrien. Ibid. p. 148).
Corréard entre alors dans ce qui
marquera l’horreur du récit de La Méduse : «Ceux que la mort avait épargnés dans la nuit désastreuse que je viens
de décrire, se précipitèrent avidement sur les cadavres dont le radeau était
couvert, les coupèrent par tranches et quelques-uns les dévorèrent à l’instant.
Cependant un grand nombre de nous refusèrent d’y toucher ; mais à la fin,
cédant à un besoin plus pressant que la voix de l’huma-
nité, nous ne vîmes dans
cet affreux repas qu’un moyen déplorable de conservation. Je proposai, je
l’avoue, de faire sécher ces membres sanglants pour les rendre un peu plus
supportable au goût : quelques-uns eurent assez de courage pour s’en
abstenir, et il leur fut accordé une plus grande quantité de vin» (P.
Merrien. Ibid. p. 149). Chaque jour qui passe amène son lot
d’horreurs et de souffrances. À chaque réveil, le nombre des naufragés diminue
et on jette les corps à l’eau, ne s’en réservant qu’un qui servira à
l’alimentation des survivants. Une pêche miraculeuse survient au cinquième
jour, mais les poissons pêchés s’épuisent vite. Au septième jour, la situation
est désespérée :
«Ainsi
nous n’étions plus que vingt-huit. Sur ce nombre, quinze seulement paraissaient
pouvoir exister quelques jours encore; tous les autres, couverts de larges
blessures, avaient entièrement perdu la raison; cependant ils avaient part aux
distributions, et pouvaient, avant leur mort, consommer quarante bouteilles de
vin; ces quarante bouteilles de vin étaient pour nous d’un prix inestimable.
On tint conseil : mettre les malades à la demi-ration, c’était avancer
leur mort de quelques instants; les laisser sans vivres, c’était la leur donner
tout de suite. Après une longue délibération, on décida qu’on les jetterait à
la mer. Ce moyen, quelque répugnant qu’il nous parût à nous-mêmes, procurait
aux vivants six jours de vivres. La délibération prise, qui oserait l’exécuter?
L’habitude de voir la mort prête à fondre sur nous, le désespoir, la certitude
de notre perte infaillible sans ce fatal expédient, tout, en un mot, avait
endurci nos cœurs devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de
notre conservation.
Trois matelots se chargèrent de cette cruelle exécution. Nous détournâmes
les yeux, et nous versâmes des larmes de sang sur le sort de ces infortunés. Ce
sacrifice sauva les quinze qui restaient» (J. Merrien. Ibid. pp.
150-151).
Sous la chaleur torride et un soleil de plomb, poussé par le vent, le radeau
transporte ses morts-vivants désespérés et maudits vers leur destin. Trois
jours encore vont se passer. C’est le 17 juillet finalement que le capitaine
Dupont
remar-
quera au loin la présence d’un brick, c’était l’Argus, dont la
mission était égale-
ment de participer à la recon-
quête du Sénégal. Des quinze
survivants, six moururent peu de jours après leur arrivée à Saint-Louis. En
1817, une expédition fut envoyée pour repérer l’épave de La Méduse qui s’était
enfoncée dans les sables, mais surtout pour cartographier les bancs afin d’éviter qu’une telle tragédie ne se reproduise. L’épave y reposerait
toujours. Comme Blight, Chaumareys passa en Conseil de guerre, puis il y eut un
procès qui pouvait prononcer la peine de mort pour abandon du navire avant
l’évacuation complète. Il y eut sursis à l’exécution, et Chauareys mourut dans
la honte et la pauvreté, méprisé de tous. À lui seul, il venait de saloper le
triomphe du retour de la monarchie.
En effet. Un jeune peintre réaliste entreprit de lire les témoignages des survivants, dont la déposition de
Corréard. Théodore Géricault (1791-1824) produisit plusieurs esquisses de ce que devait
être son grand
tableau : le Radeau de la Méduse. Au prin-
temps 1819, la
vaste toile – 4 m 91 x 7 m 16 – était prête à être exposée au Salon annuel.
Louis XVIII ne put éviter de voir la scène et lança à l’artiste : «Voilà,
monsieur Géricault, un naufrage qui ne fera pas celui de l’artiste qui l’a
peint» (Cité in G. Bordonove. Le naufrage
de la Méduse, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 296). La presse monarchiste
se déchaîna contre le chef-d’œuvre et la plupart des critiques, en le
qualifiant de romantique, passèrent à côté de la portée révolutionnaire que
contenait le tableau. Pendant la Restauration, il n’y eut pas d’avenir pour Le Radeau de la Méduse.
Le terrible récit de Corréard donnait le ton à ce qui pouvait
arriver en mer lorsqu’un naufrage survenait. La
nouvelle fantastique devait
s’emparer du genre. Le maître en fut Edgar Allan Poe avec l’une de ses plus
longues nouvelles qui devait inspirer certains poèmes de Baudelaire, Aventures d’Arthur Gordon Pym. Comme le
récit de Corréard, le récit de Poe se présente comme le témoignage d’un jeune
passager clandestin venu rejoindre son ami, Auguste, à bord d’un brick partant
en mer. Après une mutinerie qui tourne mal, le Grampus s'échoue comme La Méduse et nos quatre héros sont jetés dans
une chaloupe, abandonnés à la mer. Les effets d’horreur et d’angoisse alternent à
merveille dans ce court roman. Ainsi le chapitre X, celui du brick mystérieux :
«Le navire en vue
était un grand brick-goëlette, bâti à la hollandaise, peint en noir, avec une
poulaine voyante et dorée. Il avait évidemment essuyé passablement de gros
temps, et nous supposâmes qu’il avait beaucoup souffert de la tempête qui avait
été la cause de notre désastre; car il avait perdu son mât de hune de misaine
ainsi qu’une partie de son mur de tribord. Quand nous le vîmes pour la première
fois, il était, je l’ai déjà dit, à deux milles environ, au vent, et arrivant
sur nous. La brise était très-faible, et ce qui nous étonna le plus, c’est
qu’il
ne portait pas d’autres voiles que sa misaine et sa grande voile, avec un
clinfoc; aussi ne marchait-il que très-lentement, et notre impatience montait
presque jusqu’à la frénésie. La manière maladroite dont il gouvernait fut
remarquée par nous tous, malgré notre prodigieuse émotion. Il donnait de telles
embardées, qu’une fois ou deux nous crûmes qu’il ne nous avait pas vus, ou
qu’ayant découvert notre navire, mais n’ayant aperçu personne à bord, il allait
virer de bord et reprendre une autre route. À chaque fois, nous poussions des
cris et des hurlements de toute la force de nos poumons; et le navire inconnu
semblait changer pour un moment d’intention et remettait le cap sur nous; -
cette singulière manœuvre se répéta deux ou trois fois, si bien qu’à la fin
nous ne trouvâmes pas d’autre manière de nous l’expliquer que de supposer que
le timonier était ivre» (E. A. Poe. Aventures
d’Arthur Gordon Pym, Paris, Gallimard, Col. Livre de poche classique, #
484, 1959, pp. 113-114).
Évidemment, le conte de Poe nous rappelle la légende
du Hollandais Volant qui devait être à l'origine d’un opéra de Wagner. Ce thème romantique, version maritime du thème du
Juif errant, est l’un des favoris des légendes maritimes. Voici ce navire
sortant du brouillard et naviguant de manière erratique. Mais Poe
veut nous emmener dans une autre direction :
«Nous n’aperçûmes
personne à son bord jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un quart de mille de nous.
Alors nous vîmes trois hommes, qu’à leur costume nous prîmes pour des
Hollandais. Deux d’entre eux étaient couchés sur de vieilles voiles près du
gaillard d’avant, et le
troisième, qui semblait nous regarder avec curiosité,
était à l’avant, à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la peau très-noire. Il semblait, par ses gestes, nous
encourager à prendre patience, nous saluant joyeusement de la tête, mais d’une
manière qui ne laissait pas que d’être bizarre, et souriant constamment, comme
pour déployer une rangée de dents blanches très-brillantes. Comme le navire se
rapprochait, nous vîmes son bonnet de laine rouge tomber de sa tête dans l’eau;
mais il n’y prit pas garde, continuant toujours ses sourires et ses gestes
baroques. Je rapporte minutieusement ces choses et ces circonstances, et je les
rapporte, cela doit être compris, précisément comme elles nous apparurent». (E. A. Poe. Ibid. p. 114).
Premier effet fantastique : l’angoisse. Après la
joie d’être enfin secouru, Poe nous décrit l’état d’esprit des naufragés
devant le salut qui semble se dresser devant eux. Les naufragés de La Méduse,
sur leur radeau, avaient vu au loin le brick Argus venir en leur direction,
puis ils l’avaient perdu de vue, créant ainsi un ultime découragement avant que
le brick apparaisse de nouveau. Voici ce sentiment d’angoisse que Poe entend
nous décrire par la plume de Pym :
«Le brick venait à
nous lentement et avec plus de certitude dans sa manœuvre, et (je ne puis
parler de sang-froid de cette aventure) nos cœurs sautaient follement dans nos
poitrines, et nous répandions toute notre âme en cris d’allégresse et en actions
de grâce à Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous
avions si palpablement sous la main. Soudainement, du mystérieux navire, qui
était maintenant tout proche de nous, nous arrivèrent, portées sur l’océan, une
odeur, une puanteur telles, qu’il n’y a pas dans le monde de mots pour
l’exprimer, - infernales, suffocantes, intolérables, inconcevables! J’ouvris la
bouche pour respirer, et, me tournant vers mes camarades, je m’aperçus qu’ils
étaient plus pâles que du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de discuter
ou de raisonner, - le brick était à cinquante pieds de nous et il semblait
avoir l’intention de nous accoster par notre voûte, afin que nous pussions
l’aborder sans l’obliger à mettre un canot à la mer. Nous nous précipitâmes à
l’arrière quand tout à coup une forte embardée le jeta de cinq ou six points
hors de la route qu’il tenait, et, comme il passait à notre arrière à une
distance d’environ vingt pieds, nous vîmes en plein son pont…» (E. A. Poe. Ibid. pp. 114-115).
L’angoisse qui avait saisi les naufragés de La Méduse à
la disparition de l’Argus avait été compensée par un flux d’enthousiasme au retour du brick qui les
soulageait définitivement de leur Purgatoire. Pour Pym, à l’angoisse succèdera
plutôt l’horreur brute.
«Oublierai-je
jamais la triple horreur de ce spectacle? Vingt-cinq ou trente corps humains,
parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et là, entre l’arrière
et la cuisine, dans le dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction! Nous
vîmes clairement qu’il n’y avait pas une âme vivante sur ce bateau maudit!
Cependant, nous ne pouvions pas nous empêcher d’appeler ces morts à notre
secours! Oui, dans l’agonie du moment, nous avons longtemps et fortement prié
ces silencieuses et dégoûtantes images de s’arrêter pour nous, de ne pas nous
laisser devenir semblables à elles, et de vouloir bien nous recevoir dans leur
gracieuse compagnie! L’horreur et le désespoir nous faisaient extravaguer, -
l’angoisse et la déception nous avaient rendus absolument fous.
Quand nous
poussâmes notre premier hurlement de terreur, quelque chose répondit qui venait
du côté du beaupré du navire étranger, et qui ressemblait si parfaitement au
cri d’un gosier humain que l’oreille la plus délicate en aurait tressailli et
s’y fût laissé prendre. En ce moment, une autre embardée soudaine ramena pour
quelques minutes le gaillard d’avant sous nos yeux, et du même coup nous
aperçûmes la cause du bruit. Nous vîmes le grand et robuste personnage toujours
appuyé sur la muraille, faisant toujours aller sa tête de çà et de là, mais la
face tournée maintenant de manière que nous ne pouvions plus l’apercevoir. Ses
bras étaient étendus sur la lisse, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux
reposaient sur une grosse manœuvre, tendue roide et allant du pied du beaupré à
l’un des bossoirs. Sur
son dos, où une partie de la chemise avait été arrachée
et laissait voir le nu, se tenait une mouette énorme, qui se gorgeait
activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfouis
dans le corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick
continuait à tourner comme pour nous voir de plus près, l’oiseau retira
péniblement du trou sa tête sanglante, et, après nous avoir considérés un
moment comme stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il se
régalait, puis il prit droit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque
temps dans l’air avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans
son bec. À la fin, l’horrible morceau tomba, avec un sinistre piaffement, juste
aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner! Mais alors, dans le premier
moment, une pensée traversa mon esprit, - une pensée que je n’écrirai pas, - et
je me sentis faisant un pas machinal vers la place ensanglantée. Je levai les
yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste, qui étaient chargés d’un
reproche si intense et si énergique, que cela me rendit immédiatement à
moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai
l’horrible chose à la mer.
Le corps d’où le
morceau avait été arraché, reposant ainsi sur cette manœuvre, oscillait
aisément sous les efforts de l’oiseau carnassier, et c’était ce mouvement qui
nous avait d’abord fait croire à un être vivant. Quand la mouette le débarrassa
de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, de sorte que nous pûmes
voir son visage en plein. Non, jamais spectacle ne fut plus plein d’effroi! Les
yeux n’existaient plus, et toutes les chairs de la bouche rongée laissaient les
dents entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre
espérance! Tel était… mais je m’arrête. Le brick, comme je l’ai dit, passa à
notre arrière et continua sa route lentement et régulièrement sous le vent.
Avec lui et son terrible équipage s’évanouirent toutes nos heureuses visions de
joie et de délivrance. Comme il mit quelque temps à passer derrière nous, nous
aurions peut-être trouvé moyen de l’aborder, si notre soudain désappointement
et la nature effrayante de notre découverte n’avaient pas anéanti toutes nos
facultés morales et physiques. Nous avions vu et senti, mais nous ne pûmes
penser et agir hélas! que trop tard. On pourra juger par ce simple fait combien
cet incident avait affaibli nos intelligences : - quand le navire se fut
éloigné au point que nous n’apercevions plus que la moitié de sa coque, nous
agitâmes sérieusement la proposition d’essayer de l’attraper à la nage!» (E. A. Poe. Ibid. pp.
115 à 117).
Poe ne nous conduit pas dans le merveilleux des légendes
maritimes. Il n’y a rien du romantisme de Wagner
qui fait du Hollandais Volant l’histoire d’une
ré-
demption par l’amour. La rencontre du brick hollan-
dais n’est que l’a-
vant-goût
de la suite des terreurs qui attendent nos naufragés. Pym va vivre à son tour
le chapelet des horreurs contenues dans le récit de Corréard : mutinerie,
gangrène de la jambe d’Auguste, sa mort, le cannibalisme et la dérive de la
chaloupe jusque dans les mers du pôle Sud. Il n’y aura pas d’Argos pour les
naufragés du Grampus.
Poe rappelle comment les pestes voyagent nichées au creux des navires.
Celle de 1348, qui ravagea
l’ensemble du continent euro-asiatique, passa d’un
navire marchand à l’autre, de la Mer Noire à Gênes et Marseille. Tous ces
petits passagers clandes-
tins – rats, souris, mulots – qui vivent des farines et
des biscuits transportés à fond de cales et dont le pelage fourmille de
bacilles, voilà l’une des causes de bien des naufrages antiques
et qui ressurgit dans l’esprit de notre auteur. On y pensa encore lorsqu'en
1872 survint l’un des épisodes les plus troublants de l’histoire de l’océan
Atlantique, le mystère de la Mary Celeste.
Comme le Grampus de Poe ou l’Argus, la Mary Celeste
était un brick-goélette âgé de douze ans. Il était commandé par le capitaine
Briggs qui y amenait sa femme, sa fille et sept hommes d’équipage. Il
transportait une cargaison d’alcool de 1 701 fûts et se dirigeait vers Gênes,
en Italie. Le brick fut découvert par le capitaine Morehouse du brick Dei Gratia, le 5 décembre 1872, naviguant sous voilure réduite, sans
personne à
bord. More-
house témoigna n’avoir découvert sur l’épave flottante aucune
indication sur le livre de bord concernant les jours précédents. Les dernières
indications situaient le navire à une centaine de milles des Açores et étaient
datées déjà du 24 novembre! L’ardoise du navire indiquait toutefois que la Mary
Celeste avait atteint l’île de Santa Maria le 25. Les équipements de navigation
par contre avaient disparu avec les membres de l’équipage et une quantité d’eau
avait été embarquée dans les fonds. Des réserves de nourriture pour six mois
étaient encore à bord. Seuls manquaient les deux canots dont un avait été
détruit à New York au moment de l’embarquement. Tout laissait penser à un
abandon hâtif et inexplicable vue l’état normal du bateau. Morehouse finit par
toucher une somme de 1 700 livres du tribunal maritime, soit 5% du prix du
navire (36 000 £) pour la restitution d'un véritable Vaisseau fantôme.
Évidemment une telle aventure paraissait insensée. Elle
devait nourrir les écrivains qui s’embarquaient alors dans le fantastique, à la
suite de Poe. Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, proposa sa solution de l'énigme
comme tant d’autres. On y ajoutait ici et là des faits sensés accroître la profondeur du mystère : un chat noir abandonné à bord; un repas chaud laissé sur la
table de la cuisine; l’ivrognerie de l’équipage suivie d’une mutinerie (alors
que l’alcool transporté à bord était frelaté); aucune preuve ne permet
d’affirmer que Briggs et Morehouse se connaissaient pour partager la prime
d’épave ramené à quai; aucun rescapé n’a jamais été retrouvé. Et c’est bien là
le seul mystère.
Le XXe siècle a fourni plus que son lot d’explications
absurdes de l’événement : pieuvre géante; attaque de pirates maures;
épidémie; Triangle des Bermudes; enlèvement par des extraterrestres;
tremblement de terre sous-marin ou éruption volcanique qui aurait fait jaillir
de l’eau une terre où l’équipage serait descendu au grand complet, l’île
s’enfonçant presqu’aussitôt avec son cortège de victimes; le cuisinier, devenu fou, aurait empoisonné tout le
monde avant de se suicider; Mme Briggs tuée par le piano mal arrimé, le capitaine et l’équipage auraient
convenu d’une entente avec l’équipage du Dei Gratia pour échapper à d'éventuelles poursuites criminelles, etc. L’explication retenue
comme la plus probable, c’est qu’un des fûts d’alcool, du méthanol imbuvable en
fait, pas assez étanche, aurait commencé à exhaler des vapeurs à l’approche des
Açores, puis aurait explosé du fait des propriétés chimiques du méthanol suite
aux infimes étincelles causées par les cerclages en fer, sans toutefois causer
de dégâts conséquents. Seule la porte menant dans la cale se serait
littéralement envolée par le souffle de l’explosion, créant la panique à bord.
L’équipage se serait réfugié sur une chaloupe rattachée au bateau par la
drisse, mais celle-ci céda parce que l’équipage aurait laissé les voiles
hissées. Le canot du capitaine Briggs aurait eu moins de chance que celui du
capitaine Blight.
Telle est la version la plus plausible. On la doit au docteur Cobb,
neveu du capitaine Briggs, qui a publié en 1940 un petit livre qui est un récit de
la vie de la famille Briggs : Rose
Cottage. Cette version des faits, uniquement fondée sur des
constatations précises, a l'avantage d'évacuer toutes les fantaisies ajoutées a posteriori :
Pendant bien des
années, j’ai incliné à blâmer le capitaine pour ne pas s’être procuré un filin
capable de servir de remorque et de relier l’embarcation au bateau.
Actuellement, je m’étonne que personne ne semble avoir compris, malgré
l’évidence, que la drisse de pic fut utilisée à cette fin. Le témoignage selon
lequel il n’y avait pas de remorque tournée aux bittes ou à la rambarde indique
que cet aspect de la question fut examiné et écarté. Mais quand M. Deveau [l’officier du Dei Gratia qui a ramené la Mary Celeste à New York]
voulut hisser la grand-voile, il ne trouva pas de drisse de pic. Un des
matelots déclara : “La drisse de pic avait disparu”, et l’autre :
“Elle était cassée il en restait bien un bout. Il est plus qu’étrange que ni M.
Deveau, ni le capitaine Moorhouse, ni aucun des marins n’aient compris que
cette drisse de pic avait servi de remorque. Voici mon explication :
Dans l’après-midi
du 24 novembre 1872, le capitaine Briggs, craignant une explosion de la
cargaison d’alcool, plaça sa femme et sa fille dans l’embarcation avec M.
Richardson et un matelot pour s’occuper d’eux. Un autre matelot fut chargé de
maintenir cette embarcation bien dégagée du bord. M. Gilling (le lieutenant) et
un troisième matelot dégréèrent la drisse de pic pour servir de remorque. Le
quatrième matelot devait tenir la barre.
Le capitaine
descendit pour prendre le chronomètre, le sextant et les papiers du navire. Le
cuisinier rassembla des vivres pour mettre dans l’embarcation. Il prit
évidemment toute la nourriture déjà préparée, puisqu’on n’en trouva pas sur la Mary Celeste. À ce moment,
peut-être, se produisit une petite explosion qui fit sauter le panneau de la
cale et le renversa sur le pont. L’équipage se hâta d’évacuer. L’homme qui
était à la barre essaya d’enlever le compas de l’habitacle, le capitaine lui
ayant probablement crié de l’apporter. L’habitacle fut déplacé et le compas
cassé.
Pendant ce temps,
le bateau était en panne tribord amures avec une brise soufflant du sud. Les
huniers et la misaine étaient masqués et le navire presque immobile. Le vent
n’était pas probablement très fort. La grand-voile était amenée. La drisse de
pic se trouvait donc disponible pour servir de remorque et fut sans doute
frappée sur la bosse de l’embarcation. On déborda celle-ci précipitamment.
Juste à ce moment,
je crois, une risée arriva du nord et, remplissant les voiles carrées, fit
avancer le bateau vers l’est. La remorque raidit alors, attachée de l’autre
bout à l’embarcation lourdement chargée et immobile. Partant de son point de
fixation sur la corne et passant par la partie du pavois qui avait été enlevée
pour faciliter la mise à l’eau de l’embarcation, la drisse se présenta sous un
angle aigu en travers d’un coin et cassa vraisemblablement, laissant la yole à
la dérive à une distance d’environ 120 mètres.
Même avec une
brise modérée, le bateau dut avancer plus vite avec ses voiles que la yole avec
ses avirons. Le capitaine Moorhouse disait : “Ils ont dû nager comme des
fous dans cette embarcation”. Si M. Solly Flood [enquêteur] avait demandé au matelot qui avait
déclaré : “La drisse de pic était cassée et avait disparu”, où il la
croyait partie et quelle longueur il en restait, il eût recueilli un
renseignement du plus haut intérêt qui eût fait disparaître tous les soupçons
engendrés par l’examen de l’épée.
Il est vraiment
curieux que, tout au long de ces années, personne n’ait jamais parlé de cet
usage évident fait de la drisse de pic.
Je ne prétends pas
que ma théorie résolve complètement le mystère, mais je soutiens que tous ses
points reposent sur des faits constatés. Un bout de cordage, long peut-être de
3 ou 5 mètres, eût pu constituer la clé de toute l’énigme» (Cité in A. Decaux. Les
grands mystères du passé, Trévise, Éditions de Trévise, 1964, pp.267-268).
Avouons que nous en resterons toujours aux hypothèses.
Avec les nouveaux navires en acier qui transportaient plus de membres
d’équipage et de passagers, les naufrages sont devenus de véritables
catastrophes de masse. À quelques dizaines ou une centaine de victimes, nous dépassons maintenant le
millier. Le Titanic en 1912 a fait 1 490 victimes pour
600 rescapés. Le Lusitania, autre grand navire de la Cunard, est torpillé par un sous-
marin
allemand le 7 mai 1915, causant la mort de 124 citoyens américains, ce qui ne
fut toutefois pas suffisant pour déclencher immédiatement la guerre avec
l’Allemagne. Dans cette hécatombe, 1 198 personnes avaient péri, sur 1959. Au
Canada, il y avait eu entre temps le naufrage de l’Empress of Ireland, à la fin
mai 1914.
L’Empress of Ireland appartenait par contre au Canadian Pacific.
Construit en 1906, ce navire n’avait pas dix ans encore quand il coula, en dix
minutes, dans l’estuaire du Saint-Laurent, près de Rimouski. Avec ses 1 012
victimes parmi les 1 477 personnes à bord, il se classe parmi les plus grands
naufrages du siècle. Le
soir du 29 mai 1914, L’Emperess of Ireland heurtait,
par temps de brouillard épais, un charbon-
nier nor-
végien, le Storstad. Le
capitaine Henry Kendall n’a pu éviter la catastrophe. «La majorité des passagers, notamment tous ceux de première, sauf deux,
furent immédiatement noyés dans leurs cabines. La lumière s’était éteinte
instantanément. Hurlant, ou poussant le “long gémissement” que rapportent tous
les témoins de pareils drames, les personnes qui avaient pu passer sur le pont
couvraient les voix, les ordres des officiers. À cause de cela, et de la gîte
immédiate, il fut impossible de mettre à la mer une seule embarcation de
sauvetage. En beaucoup moins de dix minutes, l’inclinaison sur le côté devint
si forte, dans l’obscurité opaque, que tous les occupants du pont furent
déversés à l’eau. Quand le navire coula, beaucoup sans doute – avec la brume et
la nuit, comment savoir? – furent aspirés avec lui» (J. Merrien. Op. cit. p. 242).
Comme en d’autres situations de ce genre, on y vit des
gestes de grand courage. Cent trente membres de l’Armée du Salut qui s’en
allait à Londres pour un congrès, se montrèrent d’un dévouement total pour les
marins frappés d’hypo-
thermie. Trente seule-
ment furent rescapés. Frappés en
pleine nuit, comme les passagers du Titanic, la plupart des naufragés étaient
presque nus dans une nuit froide et ils s’agrippèrent les uns aux autres,
s’entraînant mutuellement dans l’abîme glacé. Des secours partis de Rimouski
parvinrent à ramener à terre un certain nombre de malheureux. Sur 1 367
personnes, dont 413 hommes d’équipage et 954 passagers, 337 en tout furent
repêchés en vie, dont le capitaine, retrouvé inanimé. Une enquête fut commandée
qui blâma le navire norvégien de ne pas avoir cédé le chemin à L’Emperess of
Ireland. Les Norvégiens se défendirent, mais Lord Mersey, chargé de l’enquête
concernant la catastrophe se montra sévère :
«Lord Mersey passa
à la conduite du Storstad. On avait
admis que le navire avait tourné à droite toute. En continuant cette manœuvre,
on se trouvait à amener le navire en collision avec l’Empress. Les membres du Storstad avaient soutenu que l’ordre avait été donné
pour contrecarrer l’effet du courant et que cela n’avait pas changé la course
du navire parce qu’il faisait peu ou point de sillage. La Cour ne pouvait
accepter ce point de vue. Ils avaient vu les dommages à la proue du Storstad
et ils étaient convaincus que le
charbonnier faisait bon sillage au moment où il heurta l’Empress. La Cour pouvait admettre que Kendall s’était
trompé en pensant que son navire se trouvait complètement immobile dans le
brouillard. Il se peut de ce fait que le mouvement du paquebot ait pu
contribuer à la violence du choc.
C’était les
dernières paroles d’approbation pour les hommes du Storstad.
Le verdict de Lord Mersey jouait contre
eux. Un fait demeurait : le Storstad avait tourné et changé sa course. En agissant ainsi, il avait produit
la collision. Lord Mersey n’avait aucun doute à ce sujet. Toftenes et Saxe
avaient cru que le paquebot les rencontrerait de rouge à rouge et ils voulaient
assurer un champ de rencontre suffisant. Malheureusement, ils rapprochèrent les
deux navires et produisirent ainsi la collision.
“De plus, nous
sommes d’avis, continuait Mersey, que M. Toftenes, l’officier en charge du Storstad, a fait preuve de
négligence en tardant à faire venir le capitaine lorsque le brouillard s’est
levé”. À ce moment, le capitaine dormait dans sa cabine. Mais il avait laissé
l’ordre qu’en cas de brouillard, on l’appelle sur la passerelle; cet ordre
prévalait en permanence à bord…» (J. Croall. Le naufrage de l’Empress of Ireland, Ottawa, ÉdiCompo, 1982, pp.
224-225.
Ce type de négligence fut encore la cause du naufrage de
l’Andréa-Doria. «Lors d’une nuit calme en
juillet 1956, le paquebot suédois Stockholm et le paquebot italien Andréa-Doria se rapprochaient en
course parallèle
environ 19 milles du ba-
teau-feu de Nan-
tucket qui indiquait les routes de
navi-
gation aux appro-
ches de New York,. Peu après 11 h du soir, dans une épaisse
brume, le navire scandinave heurtait le paquebot italien sur son flanc droit.
Le Andréa-Doria coula le lendemain.
Cinquante passagers y trouvèrent la mort» (J. Croall. Ibid. p. 233). Tous ces navires auront la triste réputation d’avoir
conduit en barges des âmes au Purgatoire.
Les naufragés qui arrivaient sur la
plage de l’Anté-Purgatoire étaient munis d’une certitude : celui d’être disponible
à la grâce divine. Nul ne s’inquiétait de son sort selon sa conscience simple d’avoir
mené son chemin jusqu’au
bout. Comme l’écrivait Lucien Febvre : «…tant que l’Occidental a pu s’endormir
chaque soir dans une confiance en Dieu à la fois agissante et inébranlée; que
le Ciel est resté pour lui partie prenante, partie d’abord prenante dans tous
les préceptes d’action, de résignation ou d’espérance qu’on se transmettait de
génération en génération et qu’une société chrétienne avait eu tout le temps de
condenser en formules de poche pour l’usage de ses membres (“Aide-toi, le Ciel
t’aidera”, “Si Dieu veut”, “Jamais on n’a dit que Marie refuse quand on la
prie.” etc., etc.); tant que, chaque soir avant de se coucher, chaque matin
avant de se lever, chaque midi avant de prendre sa réfection corporelle, l’homme
s’abandonnait, avec un grand sentiment de pacification morale, à la volonté
tutélaire de la divinité – sécurité était
un vocable sans signification – ou plus exactement, d’une signification très
différente de celle que nous lui attribuons. La sécurité résidait
essentiellement, et presque exclusivement, dans la confiance en Dieu. C’était à
lui qu’on la devait – à lui, le Tout-Puissant, le
maître souverain des
destinées humaines – Calvin dira : le Prédestinateur. Pas besoin de
“police d’assurance”, cela étant. Ni d’organisation par l’homme, à l’aide de
moyens d’argent, d’une riposte immédiate, automatique et efficace aux
catastrophes» (L. Febvre. Pour une
histoire à part entière, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962, pp. 851-852). Dans ce
monde, l’ex-voto commémorant les naufrages en mer en mémoire des équipages
disparus suffisait. Tant dans le monde catholique que le monde protestant – on le
voit bien au début du roman de Melville, Moby
Dick -, la confiance dans le salut des disparus était inébranlable et l’ex-voto
en appelait aux prières pour que les âmes perdues puissent traverser le
Purgatoire pour arriver au plus vite au Royaume des Cieux.
C’est lorsque l’idée que les barges d’âmes
naufragées n’atteignaient plus le Purgatoire que l’idée de sécurité commença à
prendre une toute autre valeur; moins pour les âmes disparues que pour les
survivants qui cherchaient à compenser une perte affective par un équivalent
approximatif matériel. Argent, reprend Lucien Febvre : «Et de fait, à la même époque et de
plus en
plus fortement, on vit se produire un autre change-
ment. Ce fut lorsqu’un gain
fut un gain et non pas un don reçu avec l’agré-
ment du Tout-
Puissant, ce fut
lorsqu’une perte fut simplement le résultat d’une erreur de calcul, une
banqueroute la conséquence d’une mauvaise gestion; disons d’un mot :
lorsque se manifesta l’esprit capitaliste. Ou, si cette dernière épithète nous
gêne – disons : ce fut lorsque l’intervention divine ne parut plus
nécessaire aux hommes pour expliquer des événements qui devenaient, pour eux, d’ordre
purement humain» (L. Febvre. Ibid. p. 852). C’est alors que les compagnies
d’assurances apparurent. La Lloyd’s créé en 1688 dans la foulée du
grand incendie de Londres, perça dans le monde des armateurs de navires. Le
naufrage prenait un autre sens qui ne conduisait plus les âmes dans une barque, à la plage de l’Anté-Purgatoire,
mais les survivants, en voiture, au guichet des réclamations⌛
Montréal
15 septembre 2014
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