Gustave Doré. L'Inferno, ch. 28, Mahomet précédé d''Ali |
8. Nul tonneau, fuyant par la barre ou les douves, n’est aussi troué qu’un damné que je vis, fendu du menton jusque là d’où les vents s’échappent.
9. Entre les jambes pendaient les boyaux : à découvert était la courée, et le dégoûtant sac où en excréments se transforme ce qu’on mange.
10. Tandis que sur lui je tenais mes yeux fixés, il me regarda, et avec la main s’ouvrit la poitrine, disant : «Vois comme je me déchire.
11. «Vois comme dépecé est Mahomet : devant moi Ali va pleurant, le visage fendu du menton jusqu’à la chevelure.
12. «Tous ceux qu’ici tu vois furent, de leur vivant, des semeurs de scandale et de schismes ; et pour cela sont-ils fendus de la sorte.
13. «Là derrière est un diable qui cruellement ainsi nous schismatise, remettant chacun de nous au tranchant de l’épée,
14. «Lorsque nous avons parcouru le triste circuit les blessures se refermant, avant que nous revenions devant lui…»
Mahomet est celui qui subit le sort le plus infâme puisqu’il est fendu de la bouche aux entrailles, la symétrie des orifices de la parole et des pets nous disant la valeur dans laquelle le bon chrétien doit tenir l’enseignement du Prophète, tout en considérant qu’il est la source de tous les schismes, à la fois ceux du christianisme médiéval et ceux dans l’Islam même. Un esprit théologique n’hésiterait pas trop à affirmer que le sort malheureux qui déchire les pays musulmans du Moyen-Orient présentement est la réalisation de la prophétie du grand Florentin. Les boyaux, tout en se vidant, pendent, tranchés par l’épée du Grand Satan capitaliste, impérialiste et occidental; ce (diable qui cruellement ainsi nous schismatise). L’Algérie, l’Égypte, l’Iraq, la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Afghanistan, l’Iran, les républiques islamiques de la Russie et même la lointaine Indonésie, sont des Cloaca Maxima qui charrient annuellement des centaines, voire des dizaines de milliers de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, parce que tantôt ils sont de la branche sunnite, tantôt de la branche chi’ite de l’Islam. Comme le schisme entre les deux chrétientés, en 1054. Comme l’ère des réformes du XVIe siècle en Occident entre catholiques et protestants, puis la fragmentation des protestantismes, qui marqua l’Occident pendant deux siècles; le schisme originel devient le malheur qui poursuit tous les schismatiques. Même un Tertullien, père de l’Église, qui finit par se révolter contre l’autorité de l’Église, vit ses propres disciples rejeter son hérésie, desquels il s’exclura pour finir seul au désert. De même, un Jacques Lacan, maître de chapelle psychanalytique, qui rompit avec la Société Psychanalytique de Paris pour fonder sa propre école, s’exclura de celle-ci pour se retrouver seul, à l’issue de sa propre logique schismatique. Et on passera rapidement sur les fractures des tenants de la pensée de Marx comme ceux de la pensée de Freud. Le schisme, a bien des égards, est moteur de l’Histoire, peut-être parce qu’il possède en lui l’essence du Mal que l’on identifie à la perte du sens de l’unité.
C’est sans doute par ce côté métaphysique que les schismes prennent vite une allure des plus démoniaques. Le diable – le «diviseur», si on s’en tient à son étymologie – rompt l’unité du clan, de la tribu, de la nation, en la divisant contre elle-même; en faisant reporter sur chacun des partis, chacun de ses membres, la responsabilité des aspirations idéologiques qui sont imposées comme contraintes aux autres. La doxa ne peut être double ni triple. L’unité de Dieu est indivisible. Chacun ne peut être que pour son parti et non pour l’autre; jamais pour les deux. Alors la vérité tranche entre l’orthodoxie et l’hérésie en se faisant fanatisme. La résistance de l’hérétique crée la guerre civile qui est présentée comme une guerre de religions. Tous revendiquent le même Dieu, mais Dieu est violenté par l'esprit de discorde. L’autorité spirituelle ne tolère guère la critique et quand celle-ci franchit certaines bornes, alors l’ensemble éclate. Le traumatisme est d’ordre civilisationnel et non seulement confessionnel. Chaque parti exprimera sa propre déconvenue en se référant aux mêmes origines, à la même divinité, à la même liturgie, aux mêmes mythes, mais lus, revus, relus et corrigés. Il y aura des martyrs chrétiens comme des martyrs musulmans. Il y aura des persécutés catholiques comme des persécutés luthériens ou calvinistes. Des Quakers seront pendus à des arbres par des Puritains. Des Jansénistes obtiendront, par des intrigues politiques auprès des rois, la puissante Société de Jésus.
Comme l’écrit le grand spécialiste de l’Islam, Louis Gardet, «Vers 610, âgé d’environ quarante ans, Muhammad, de la tribu de Quraysh et du clan des Banñu Hãshim, commença de prêcher à ses compatriotes le Dieu Unique. Il était marié alors à Khadija, riche veuve mekkoise, et resta monogame tant qu’elle vécut. Khadija et quelques fidèles ajoutèrent aussitôt foi au “message”. Mais les oppositions de la plupart des clans mekkois, les grands marchands caravaniers en tête, furent vives. En l’an 622, le “Prophète de l’Islam” et quelques Compagnons, poignée de fugitifs, s’expatriaient de la Mekke et de leur tribu d’origine, pour gagner Yathrib, la future Médine. Ils savaient y trouver des “Alliés” qui avaient passé avec Muhammad un pacte lui promettant asile et appui. Cet “expatriement” (en arabe hijira) sera le point de départ de l’ère musulmane, l’ère hégirienne (L. Gardet. L’Islam religion et communauté, s.v. Desclée de Brouwer, 1970, p. 15). Dans sa concision même, voilà tout le récit fondateur de l’Islam. Un peu si nous disions en quelques lignes : Jésus est né d’une humble famille d’artisans et vers l’âge de 30 ans s’est mis a prêché le Dieu unique, s’est fait douze compagnons avec lesquels il s’est expatrié, est revenu, s’est confronté avec la Synagogue et le Pouvoir romain, a été jugé, condamné et crucifié. Il en irait de même de Moïse. Sauvé des eaux, il a été parmi les esclaves Hapirou du Pharaon d’Égypte, l’a sommé de libérer son peuple, s’est mis à sa tête et l’a conduit, après quarante ans de marche dans le désert, à la Terre promise.
La seule différence repose dans l’aspect «séculier» du récit. Rien de merveilleux comme dans le récit du passage de la Mer Rouge de l’Exode, ou de miraculeux comme dans les récits évangéliques. Mahomet n’est ni «sauvé des eaux» pas plus qu’il est né, par humilité, dans l’étable d’une malheureuse auberge. Au premier regard, c’est un marchand – donc un homme à la parole douteuse -, qui proclame ce que tout le monde du bassin méditerranéen sait : que Dieu est unique, et se voit mis en marge de sa tribu et de son patelin. La suite apparaît tout aussi banale : «Mis ainsi dès le début sous un double signe d’exil et de pacte, l’Islam, au nom de la foi dans le Dieu Un, devait édifier au cours des siècles une Communauté religieuse qui serait aussi une Cité terrestre. Muhammad institua l’État de Médine sur la base d’un nouveau pacte entre Compagnons mekkois et Alliés médinois; pis il entreprit, par les moyens forts de la lutte armée, de reconquérir la Mekke et son sanctuaire. Tantôt par des combats, tantôt par la prédication et la diplomatie, il s’assura l’adhésion des tribus arabes. Il mourut en 632, an 11 de l’hégire, laissant quatre épouses légitimes, cinq “épouses honoraires”, et plusieurs filles. “Ôisha, l’épouse préférée, devait jouer un rôle notable dans la politique musulmane et l’établissement des traditions. Fãtima, fille très chère de Muhammad, mariée à ‘Ali, connut l’inimitié de “Ôisha. Elle mena avec douleur le deuil de son père auquel elle ne survécut que peu de temps. Fãtima, “Ôisha, les épouses du Prophète, “mère des croyants”, seront vénérées par l’Islam dévot» (L. Gardet. Ibid. pp. 15-16). L’impression que nous tirons de ce récit, réduit à sa trame essentiel, semble laisser peu de place à une quelconque spiritualité. À l’exemple de Moïse plutôt que du Christ, Mahomet semble user davantage de la force, de l’intimidation, des armes pour parvenir à rassembler les tribus encore polythéistes traversant le désert, cette «vallée stérile» dont parle le Coran, et jeter les bases d’un empire. Si, aujourd’hui, nous nous offusquons de la place tenue par les femmes dans la société musulmane, dans le récit des fondations de l’Islam, elles sont partout à l’avant-scène : épouses, filles, mères. À partir d’elles commence la conquête de la péninsule, et survient le premier schisme. En 632, de fait, la péninsule arabe est conquise à la foi nouvelle et le syncrétisme des rites pré-islamiques ramasse la pierre noire de la Kabba. «Après un moment de trouble, le lieutenant et successeur du Prophète à la tête de l’État fut Abú Bakr le Véridique, père de “A”isha. Premier Calife, il sut rétablir le lien super-tribal de la Communauté. L’ère des conquêtes hors de l’Arabie allait commencer» (L. Gardet. Ibid. p. 16).
L’Islam se présente comme une Église universelle, opposée à l’Église chrétienne qui triomphe dans l’ancien empire romain dont ne reste de vraiment stable que la partie orientale, et, à rebours, entend se doter d’un Empire universel qui se construira à partir de la portion chrétienne de l’Asie. Porté par les armées fanatisées du khalifat omeyyade (661-750), relayé par celui des ‘abbãsides (750-1258), durant cette longue période de cinq siècles, la conquête arabe ne sera pas épargnée par les schismes intérieurs, tel celui du khalifat du Caire de 929 à 1031, qui brilla d’un véritable éclat culturel si on le compare à la barbarie des Francs d’Occident et la déliquescence de l’État byzantin. Avec le temps, malgré sa rigueur religieuse, l’Islam était parvenu à développer tous les attraits qui font les grandes civilisations.
Nous retrouvons dans la vie de Mahomet tous les poncifs des fondateurs de religion : la solitude au désert, l’apparition d’un ange, la dictée du Coran qui révèle en Allah le Dieu Unique, etc. S’appuyant sur la Torah dont les noms de personnages passent de l’hébreu à l’arabe et faisant de Jésus rien de plus qu’un autre prophète; sinon ce qui semblait exclu des autres religions : le commerce, ce qui relève du dernier des vulgaires. Les querelles de la Mekke sont des querelles de businessmen. Et à l’époque, comme au temps du capitalisme sauvage américain, rien de mieux qu’épouser une veuve riche pour sauver sa mise de fonds. Mahomet épousa «Khadídjah, une… femme riche et indépendante qui avait déjà été mariée deux fois. Avant de l’épouser, elle le mit à l’épreuve en l’envoyant en son nom en Syrie avec une de ses caravanes. Il effectua sa mission avec succès et elle proposa de l’épouser. Mahomet avait alors vingt-cinq ans, ainsi le mariage doit avoir eu lieu vers 595. On dit que Khadídjah devait avoir quarante ans, mais ce n’est peut-être qu’un chiffre rond et elle devait être un peu plus jeune puisqu’elle donna à Mahomet plusieurs enfants, probablement quatre filles et deux garçons qui moururent en bas âge» (W. M. Watt. Mahomet, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 13, p. 13). De là à faire de Mahomet une sorte de gigolo plutôt opportuniste, le pas est vite franchi.
Ce que nous pouvons retenir de plus sérieux est ce qui apparaît être la personnalité «féminine» de Mahomet. Si Khadídjah fut une épouse aimante, elle n’en restait pas moins la tête active de son entreprise commerciale. Pendant ce temps, Mahomet était harcelé de visions mystiques. Allah faisait connaître sa volonté à son nouveau Prophète, ce qui le jetait en transes : «Khadíja aussi le réconfortait. On garda d’abord la chose secrète. Et, comme les mois passaient, les révélations se renouvelaient, suscitant maintenant moins de surprise et de terreur. Mais c’était toujours une épreuve douloureuse et pénible. Le visage de Mohammad, nous dit-on, se couvrait de sueur, il était secoué de frissons, il restait une heure inconscient, comme en état d’ivresse. Il n’entendait pas ce qu’on lui disait. Il transpirait abondamment, même par temps froid. Il entendait des bruits bizarres, comme des chaînes ou des cloches ou un bruissement d’ailes. “Pas une fois, disait-il, ne me fut adressée une révélation sans que j’aie cru qu’on m’enlevait l’âme”. Le plus souvent au début, il ressentait comme une inspiration intérieure qui ne s’exprimait pas en mots et, quand la crise cessait, il récitait des paroles correspondant pour lui de façon évidente à ce qui lui avait été inspiré» (M. Rodinson. Mahomet, Paris, Seuil, Col. Points Politique #Po17, 1961, p. 100). Visions et révélations «intellectuelles» se mêlaient alors dans son esprit. Elles lui dictaient les sourates du Coran. Si Mahomet était sincère dans ces crises – et rien ne permet de douter qu’il ne le fut -, psychologiquement, il partageait le même genre de crises qui secouent les mystiques de toutes religions. Mahomet était un esprit instable. Il avait eu des velléités de suicide. De nature inquiète et angoissée, il voyait l’avenir avec pessimisme. Ces moments dépressifs devaient sans doute être de nature moins spirituelle que temporelle compte-tenu des difficultés pour un jeune commerçant de se placer dans les rivalités commerciales qui animaient la Mekke.
On pourrait penser alors à l’épilepsie, mais W. M. Watt juge «une telle opinion n’est pas vraiment fondée. L’épilepsie conduit à une dégénérescence physique et mentale dont on ne trouve aucun signe chez Mahomet; au contraire, il était nettement en pleine possession de ses facultés, même à la fin de sa vie» (W. M. Watt. Op. cit. p. 19). Maxime Rodinson, pour sa part, laisse aux psychiatres ou aux psychologues de la religion le soin de se prononcer. Dans l’ensemble, la force physique ou physiologique de Mahomet n’exclue pas des névroses d’angoisse qui étaient partagées par l’ensemble des membres de sa communauté; qu’elles l’aient poussé beaucoup plus loin, jusqu’à se croire porteur de la parole divine, c’est le lot des fondateurs de religion …et des schismatiques. La conviction intime – partagée par un Luther comme par un Joseph Smith – est le lot de la sociologie des religions. Pour le reste, il faut se contenter des paroles d’Harald Motzki en 2000 : «D’un côté il n’est pas possible d’écrire une biographie historique du Prophète sans être accusé de faire un usage non critique des sources; tandis que, d’un autre côté, lorsqu’on fait un usage critique des sources, il est simplement impossible d’écrire une telle biographie» Cité in A.-L. de Prémare. Les fondations de l’islam, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H407, 2002, p. 30). Dans ces conditions, toutes les hypothèses peuvent être avancées, mais aucune certitude dégagée.
Ce que le Prophète apporta aux Arabes et à tous ceux qui se réunirent sous l’épée et le Coran, c’est la certitude d’un sens de l’unité qui n’était alors possible que sous la tutelle d’un christianisme étranger, incompatible avec les mœurs nomades du désert. Le philosophe de l’histoire Ibn Khaldûn (1332-1406), dans ses Prolégomènes, le souligne de façon nette : «en raison de leur sauvagerie innée, [les Arabes] sont, de tous les peuples, trop réfractaires pour accepter l’autorité d’autrui, par rudesse, orgueil, ambition et jalousie. Leurs aspirations tendent rarement vers un seul but. Il leur faut l’influence de la loi religieuse, par la prophétie ou la sainteté, pour qu’ils se modèrent d’eux-mêmes et qu’ils perdent leur caractère hautain et jaloux. Il leur est, alors facile de se soumettre et de s’unir, grâce à leur communauté religieuse. Ainsi, rudesse et orgueil s’effacent et l’envie et la jalousie sont freinées. Quand un prophète ou un saint parmi eux, les appelle à observer les commandements de Dieu et les débarrasse de leurs défauts pour leur substituer des vertus, les fait tous unir leurs voix pour faire triompher la vérité, ils deviennent alors pleinement unis et ils arrivent à la supériorité et au pouvoir royal. D’ailleurs, aucun peuple n’accepte aussi vite que les Arabes la vérité religieuse et la Bonne Voie, parce que leurs natures sont restées pures d’habitudes déformantes et à l’abri de la médiocrité. La sauvagerie peut être surveillée et s’ouvrir aux vertus, car elle est restée dans l’état de religion naturelle (fitra), loin des mauvaises habitudes qui laissent leur empreinte sur les âmes…» (Ibn Khaldûn. Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqaddima, Le Méja, Acte Sud/Sindbad, col. Thesaurus, 1997, p. 233). Nous voici rendu là où nous sommes partis. Mahomet sème le trouble au sein de l’œcoumène romaine reprise par l’Église chrétienne, crée un nouveau sens de l’unité alternatif et puissant au point de se diffuser dans toutes les terres chrétiennes d’Orient amputées à Byzance et à Rome. L’aspect foudroyant de la conquête de l’Islam effraie et va même jusqu’à mettre en doute les vérités révélées antérieures. Le prosélytisme féroce de la nouvelle religion entre en compétition avec l’œuvre missionnaire des prédicateurs chrétiens. À tout cela, le commerce entre villes romaines sur la Méditerranée et fournisseurs arabes et berbères des arrière-pays désertiques de l’Afrique du Nord, de l’Arabie et de la Syrie se poursuit sur un mode tout aussi compétitif. C’est le jihâd dont Ibn Khaldûn rend également compte : «Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir canonique, à cause du caractère universel de la mission de l’islâm et de l’obligation de convertir tout le monde, de gré ou de force. C’est pourquoi les pouvoirs spirituels et temporels sont confondus : le souverain [khalif] peut y consacrer ses forces en même temps. Les autres communautés religieuses n’ont pas ce caractère œcuménique, et la guerre sainte n’est pas pour elles un devoir canonique, sauf pour la (légitime) défense. Ce qui fait que les chefs de ces religions ne s’occupent pas de politique. Le pouvoir royal, chez eux, appartient à ses titulaires, qui l’ont eu par hasard et, en tout cas, pour des raisons sans rapport avec leur foi. Ils règnent par l’effet nécessaire de l’esprit de corps – dont la nature est de rechercher le pouvoir royal -, et non parce qu’ils doivent vaincre les autres nations, comme c’est le cas pour l’islâm. Ils doivent seulement établir leur propre religion au milieu de leurs sujets» (Ibn Khaldûn. Ibid. p. 359). Bien sûr, les portraits tracés par Ibn Khaldûn du pape et des princes chrétiens sont loin de refléter la réalité, et l’esprit de croisade n’a pas été que défensif. Dès la diffusion du christianisme dans l’Empire romain, le prosélytisme y était fort actif, de sorte que le sens de l’unité n’est pas moins expansif chez les Occidentaux que chez les musulmans, arabes ou non. Quoi qu’il en soit, retenons les principales reconnaissances qu’Ibn Khaldûn prêtent à Mahomet : il est celui qui a donné un sens de l’unité, d’abord spirituel (par le Coran), puis temporel (par la conquête armée) aux Arabes, Bédouins et autres nomades placés sur leurs routes, avant d’atteindre les grands empires de Perse et des Indes; ensuite, cette conquête roulait sur un esprit universaliste – œcuménique – digne d’une Église universelle enracinée dans une langue et d’une loi – l’arabe du Coran et la charia –, à défaut d’un khalifat universel et d’une frontière unique. De la bouche du Prophète, un sens de l’unité selon le Dante; de son anus le vent de la dissension et des divisions internes.
Et ces divisions ont commencé très tôt. Elles sont même contemporaines de l’expansion première de l’Islam, religion de la soumission, selon son nom. Autour du Prophète mourant, à Médine, le 8 juin 632 selon la tradition, des opinions commençaient à se forger sur l’interprétation des sourates. En fait, il y avait autant de rivalités de pouvoir pour la succession que de théologie dans ces premiers soubresauts. Dès que Mahomet eut lâché son dernier vent, la discorde s’établit pour la succession. Abû Bakr put toutefois éteindre les feux en s’engageant dans une politique de conquête de l’Iraq et de la Syrie. Le cœur des antiques civilisations mésopotamiennes devint le véritable terreau de la civilisation syrienne sous sa forme musulmane, celle qui allait se déverser vers l’ouest, puis vers l’est. La véritable opposition vint de l’époux de la fille favorite du Prophète, Fãtima, Ali, provoqua le premier schisme à la fois politique et religieux. Alors qu’Abû Bakr et ses successeurs dits les Omeyyades, continuaient la conquête, le parti d’Ali se développait à Médine. La «Grande Discorde» ne tarda pas à se traduire en affrontements militaires entre les partisans d’Ali et ceux des Omeyyades, qui prirent les dénominations religieuses de chí’ite et de sunnite. Une série d’assassinats politiques commença par le troisième successeur de Mahomet, ‘Uthmân, le calife omeyyade. Une troisième doctrine naît alors, le khârijisme. Les provinces conquises commencent à se révolter contre ce qu’elles appellent les exactions de khalif ‘Uthmân. Finalement bloqué dans sa maison, «il fut assassiné en juin 656, par un groupe de conjurés que commandait Muhammad b. Abí Bakr, le fils du premier calife et le demi-frère d’Aicha. Ce meurtre allait ouvrir, dans l’Islam, un des schismes les plus redoutables de son histoire» (H. Laoust. Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, Col. Payothèque, 1965, p. 9.
Car ‘Uthmân assassiné, ‘Ali pouvait prétendre à la succession par sa filiation avec Fãtima. Pour ce qui allait devenir le khalifat omeyyade, il n’en était pas question et les hérétiques furent repoussés à travers différents combats sanglants (Siffin) autant que par un arbitrage insatisfaisant. Le tout amena l’assassinat d’ ‘Ali, en février 661, cinq ans après le meurtre de son adversaire. Poignardé dans la mosquée de Kûfa par un khârijite, ‘Abd al-Rahmân b. Muljam, un allié de la tribu des Banù Hanifa. Sa mort laissa le chí’isme divisé et déchiré à son tour par d’autres tendances schismatiques.
Quoi qu’il en soit, l’état de fitna, c’est-à-dire de discordes, de guerres civiles, de violences meurtrières, régnait dans l’Umma islamique. L’Umma, qui était née avec l’ère de l’hégire représentait dans l’espace l’Islam œcuménique comme l’hégire représentait le sens de l’unité dans le temps. Brisée par les rivalités politiques autour du khalifat, il fallut de sanglants affrontements pour résoudre ce qui était plus qu’une simple querelle de dynastie. «La Grande Discorde» ne peut se comprendre que si on en saisit bien la portée métaphysique. Hichem Djaït essaie de nous le faire comprendre lorsqu’il explique le concept de fitna :
On peut dire que, de la Grande Discorde, Ibn Khâldun a retenu le principe que l’injustice est à l’origine non seulement de l’historicité de l’Islam (son sens de l’unité dans l’espace, incarné par une dynastie, l’Ummãm, mais également du sort qui sera le sien. Il écrit ainsi, au chapitre 43 Comment un royaume se partage un deux, un résumé de l’histoire de l’Islam jusqu’à son époque (XIVe siècle) :
On trouvera une histoire analogue avec la dynastie des Sinhâja, au Maghreb et Ifrîqiyya, qui avait atteint son apogée sous le règne de Bâdis b. Al-Mansûr. L’oncle de celui-ci, Hammâd, se révolta et se tailla une principauté indépendante, entre l’aurès et Tlemcen et la Moulouya. Il fonda la Qal’a (des Banû Hammâd), près de Msila, dans les monts des Kutâma. Il s’y installa et s’empara aussi d’Ashîr, dans le Titeri. De la sorte, son royaume s’était constitué aux dépens de celui des Banû Bâdís, qui conservèrent Kairouan et ses environs. Il en fut ainsi jusqu’à la chute de ces deux empires.
Autre exemple : celui des Almohades. Quand leur nombre commença à se réduire, les Hafsides d'Ifrî-
qiyya se révol-tèrent, procla-mèrent leur indépendance et fondèrent leur propre royaume. Quand ils eurent atteint leur apogée, un prince de la même famille, l'émir Abû-Zakariyyã' Yahyã, fils du sultan AbûIshãq Ibrãhim, le quatrième calife hafside, fit sécession dans les provinces occidentales et fonda un nouveau royaume dans la région de Bougie et de Constantine. Ainsi, l'empire des Hafsides fut scindé en deux. Plus tard, les successeurs d'Abû-Zakariyyã' s'emparèrent de Tunis, la capitale - en attendant des sécessions ultérieures…» (Ibn Khaldûn. op. cit. pp. 453-455).
Il serait inutile de poursuivre cette longue démonstration historique qui a pour but de nous montrer que la décadence des royaumes suit inévitablement leur apogée. Pour Ibn Khaldûn, comme pour les antiques romains et ceux encore du temps de Machiavel, «l’histoire se répète (al-umûr, ashbãb), et une chose en explique une autre» (Ibn Khaldûn. Ibid. p. 390). Il paraît assez vraisemblable que Dante voulut dire à travers le chant XXVIII de l'Inferno que la bouche qui prêche l'unité sème les vents de la discorde. Ce qui revient à dire que l’esprit de schisme repose déjà dans le sens de l’unité. Que toute orthodoxie couve ses hérésies qui la déchirent en la constituant. Il en a été ainsi du christianisme, il en fut de même de l’Islam. Et la dialectique de l’unité (civilisation) et des discordes (esprits de paroisses) sert de moteur à l’Histoire.
Que les schismes religieux entraînent avec eux des schismes politiques, il n’y a rien là que de plus normal tant, depuis la haute antiquité, religion et politique constituent une même pensée. Les schismes dynastiques, dont les intérêts sont purement et étroitement personnels, déchirent aussi bien l’histoire de la Chine que celle de l’Occident médiéval. Les guerres que se livrèrent des siècles durant les Royaumes Combattants auxquelles mit fin l’autorité de l’empereur Ts’in She Huang-ti comme la Guerre de Cent ans en France et la Guerre des Deux-Roses en Angleterre, sans oublier les querelles des communes pour savoir laquelle dominerait l’Italie, sont autant de crises politiques qui ont peu à voir avec la religion. À moins que, comme en Italie, le parti (politique) du pape, les Guelfes, s’oppose au parti de l’Empereur, les Gibelins. Cruel dilemme, où le Dante perdit son droit de résidence dans sa ville natale pour avoir soutenu l’Empereur contre le pape.
Mahomet fauteur de discorde, donc? Et pour mieux souligner le fait que le discorde ne peut susciter ce sens de l’unité si précieux, il le fait précéder de son gendre ’Ali dans la procession des damnés. Parmi ceux-ci, Dante énumère des individus qui ne sont pas des schismatiques au sens religieux du terme, mais seulement des fauteurs de discorde. Ce sont des personnages tirés de son époque ou de quelques siècles illustrant la petite histoire de Florence. Ainsi, le fameux Mosca dont il fait mention. Le fait divers est le suivant. La famille des Amidei, durant un banquet en 1215 où était anobli un jeune Florentin, Buondelmonte de’ Buondelmonti, s’acheva dans un affrontement où ce dernier poignarda un rival. En retour de l’injure et du déshonneur causés à la famille Amidei, les anciens décidèrent que le jeune Buondelmonte devrait marier une fille des Amidei. Les deux familles organisèrent donc le mariage des deux jeunes avec grande publicité. Le jour prévu, les Amidei s’assemblèrent sur la place publique, mais le jeune Buondelmonte passa devant eux pour aller demander la main de la fille du clan Donati, membre du parti Guelfe, soutien armé du pape. Humiliés, les Amidei discutèrent si le jeune effronté devait être marqué au visage, battu ou tout simplement tué. C’est alors que ce Mosca di Lamberti prit la parole et développa l’idée qu’on ne pouvait que le tuer pour venger l’honneur des Amidei en affirmant Capo ha cosa fatta (Fin a chose faite, ou notre expression «ce qui est fait est fait»). Le matin de Pâques 1216, prévu pour les noces, en chemin pour rencontrer son destin, traversant le Ponte Vecchio, Buondelmonte fut attaqué et tué par les Amidei et leurs hommes de mains. Élaboré un siècle après les événements par des chroniqueurs comme Dino Compagni et Giovanni Villani, dans le contexte le plus sanglant de la guerre entre Guelfes et Gibelins, le fait divers est devenu le casus belli du schisme entre partisans de la suprématie temporelle du pape et ceux de l’empereur.
Même Ernst Kantorowicz, qui n’est pas un historien «léger», rapporte ce souvenir qu’ignorent généralement les Histoire d’Italie : «Les noms des deux partis retentirent sans doute pour la première fois à Florence lors du mariage Amidei-Buondelmonti en 1216 au moment où la querelle familiale se transforma en lutte de partis politiques. Partisans de l’empereur, les Buondelmonti prirent alors le nom “parti des Guelfes”, et les Amidei, à leur tour, s’inspirant du nom de l’anti-roi, se firent appeler ”parti des Gibelins”. De parti impérial et de parti pontifical il n’était pas encore question, ne fût-ce que parce qu’à cette époque les “pontificaux” eussent été les Gibelins. C’est plus tard seulement, lorsque Frédéric II [Hohenstaufen] exerça le pouvoir impérial que “gibelin” devint synonyme d’“impérial” et de “césarien”, “guelfe” prenant le sens de “partisan du pape”» (E. Kantorowicz. L’Empereur Frédéric II, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1987, p. 73). Ce meurtre tribal au sein de la noblesse florentine, aux yeux de Dante, passe pour le casus belli même du schisme de l’unité florentine, la fracture entre ses citoyens; des membres de la cité, essentiellement des marchands aux titres de noblesse ronflants à laquelle il ne pouvait appartenir, la féodalité n’ayant eu cours en Italie. Cette querelle Guelfes-Gibelins signifiait à ses yeux, comme plus tard à ceux de Machiavel, la déchirure des Italiens héritiers de l’Empire romain, incapables de surmonter leurs querelles de familles pour parvenir à constituer dans la péninsule une véritable nation, comme il était en train de s’en forger en France et en Angleterre à la même époque, pourtant à travers des guerres aussi sanglantes.
Enfin, placer là le troubadour Bertrand de Born (±1140-±1215) est un autre exemple pour Dante de qui trouble les familles, trouble l’unité de la Cité, de la nation, voire de l’Empire. Ce «chevalier désargenté», rattaché à la cour d’Aliénor d’Aquitaine lorsqu’elle quitta le sud de la France pour prendre époux à Londres avec le roi Henri II Plantagenêt, ne se contentera pas de réciter des vers de son crû. Il va se faire conseiller des princes, les fils d’Henri, Henri le jeune, puis Richard (Cœur de Lion), enfin Jean (sans Terre). Contre Henri le Jeune, qui se passionne pour les tournois, Bertrand cite en exemple Richard, qui va conquérir en faisant la guerre. Selon le droit féodal, le suzerain se doit toujours de partager ses biens avec ses fils. Le testament dit de Montmirail, rédigé dans un moment où le fier Henri II semblait proche de la mort, cédait à Henri le Jeune l’Angleterre, la Normandie, l’Anjou et le Maine, tandis que Richard n'aurait ses terres en Aquitaine qu'à la mort de sa mère, et le puîné, Jean, aura ce que son frère décidera de lui donner. C’est Bertrand de Born qui lui donnera ce titre par lequel le roi Jean sera plus tard connu dans l’histoire, de roi sans Terre (J. Favier. Les Plantagenêts, Paris, Fayard, 2004, p. 355).
Amené de sa Dordogne natale avec la cour d’Aliénor, Bertrand éprouve peu d’attraits pour les gens du Nord. À la cour de Henry II, il n’hésite pas à dire «son mépris pour les Normands, qu’il juge sans culture, vaniteux et parfaitement ennuyeux» (J. Favier. Ibid. p. 461). À Londres, il finira par estimer le fils aîné du roi, Henri le Jeune, qui mourut en 1183 avant de ceindre la couronne, ce qui donna à Bertrand l’occasion d’un de ces plus douloureux poèmes (J. Favier). Bertrand de Born est plus qu’un courtisan qui chante des vers, c’est un chevalier qui n’hésite pas à se mêler des conflits entre le roi Henry et ses trois fils, puis entre les trois fils eux-mêmes. Bertrand est un joueur et il peut miser sur quatre numéros, en espérant choisir celui que l’Histoire désignera comme vainqueur. Il y a là un aspect «ludique» des mœurs la féodalité qui passe trop souvent inaperçu par rapport à une relecture strictement machiavélique des conflits dynastiques.
«Bertrand de Born est seigneur de Hautefort. Dans les agitations politiques qui secouent l’Aquitaine de Henri II, il tient sa place comme homme de guerre autant que comme chansonnier. On l’a connu fidèle à Richard Cœur de Lion au temps de la révolte de 1173, puis brouillé avec celui-ci, qui l’a dépossédé de son château. Bertrand chante volontiers les joies que procurent une campagne en armes et de beaux coups d’épée en bataille. De Richard Cœur de Lion, qui retarde le moment de prendre les armes, le poète écrira que son héros “a trop longtemps été en paix”. La paix lui paraît une franche catastrophe, et il n’hésite pas à mettre en scène son propre mécontentement. […]
"La paix entre les deux rois [de France et d’Angleterre] fut jurée pour une durée de dix ans. Ils licencièrent leurs armées et renvoyèrent leurs mercenaires. Et les deux rois devinrent avares, chiches et cupides. Ils ne voulaient pas recruter d’armée ni faire de dépenses, sauf pour des faucons, des autours, des chiens, des lévriers, ou pour acheter des terres et des biens, ou pour léser leurs barons.
Aussi les barons du roi de France, comme ceux du roi Richard furent-ils tristes et affligés de ce que les deux rois eussent conclu la paix, car chacun d’eux en était devenu avare et chiche.
Bertrand de Born était plus irrité qu’aucun autre baron, car il ne trouvait plaisir qu’en la guerre qu’il faisait aux autres, et plus encore en celle que se livraient les deux rois car lorsque les deux rois étaient en guerre, il recevait de Richard tous les biens et les honneurs qu’il désirait, et il était craint des deux rois à cause de ses propos".
On aura noté la combinaison des profits de la guerre et des capacités de médisance. Bertrand le répétera à bien des reprises, un prince est plus généreux en temps de guerre qu’en temps de paix. Il condamne sans ambages la négociation qu’accepte un roi qui renonce à faire valoir, armes en main, les droits dont il a été spolié» (J. Favier. Ibid. pp. 482-483).
Bertrand ne représente rien de tout ça. Il n’est qu’un «esprit diviseur», un diable dans le sens étymologique du terme. Son plaisir le pousse même à se soulever contre Henry II en espérant manipuler ses trois fils, Henri, Richard et Jean. C’est ainsi qu’en 1181 il s’associe aux révoltés, les barons qui refusent à Richard le droit de tutelle durant la minorité de l’héritière du comte de Vulgrin : «Ce qui l’emporte à ce moment chez les féodaux, c’est la crainte de voir s’imposer une sorte de droit commun de l’empire Plantagenêt et disparaître ainsi l’un des fondements de l’identité politique des principautés intégrées dans celui-ci». Au début, le jeune Henry reste fidèle à son père et combat les insurgés. L’autoritarisme de Richard le secoue. «Il n’est pas loin de songer qu’il serait plus adroit que son frère. C’est en tout cas ce que certains barons lui glissent dans l’esprit. Héritier de la plus grande part de l’empire, Henri leJeune n’a pour le moment rien en propre, et il est quelque peu jaloux d’un cadet qui n’a certes pas de couronne royale et n’en attend pas, mais qui est bel et bien maître d’une principauté». Et voilà que Richard fait construire une forteresse, à l’ouest de Châtellerault, ce qui sème des doutes dans son esprit. Les barons s’en amusent. Henri prend la menace personnelle. Les vers mesquins de Bertrand de Born le poussent vers la paranoïa, l’humiliation, le manque de confiance en ses capacités. Henri le Jeune commence à perdre patience. Son père essaie de l’amadouer en lui offrant des revenus et conférant des droits qui ne lui coûtent rien. Il demande à ses fils de faire hommage, pour leurs principautés, à leur frère aîné. Richard, qui entend hériter de l’Aquitaine refuse l’hommage. Puis, lorsque Henry II persuade Cœur de Lion de céder, c’est Henri II qui refuse maintenant l’hommage que son frère doit lui rendre. La surenchère dépasse toutes les prévisions du monarque. Bientôt, les deux frères sont à un doigt de la guerre et chacun des fils contre le père.
La mort prématurée d’Henry le Jeune, deux ans plus tard, en 1183, mit un terme au conflit entre les deux frères. Richard serait l’héritier de Henry II. Si la cause de Richard avance, surtout après son intervention en Irlande, celle de Jean demeure celui de «Jean le déshérité», comme l’appelle méchamment Bertrand de Born. Si Henry le Jeune avait été fouetté par les vers de Bertrand, c’est qu’il attendait de lui un regain de combativité où il aurait fait fortune en maniant l’épée. Au lieu de ça, Henry était le roi qui trop dormait, alors que Richard, une fois roi, devenait le Seigneur Oui et Non. Et Jean restait le déshérité. Bref, cet opportuniste chercha par tous les moyens de semer la zizanie sans jamais être capable d’en tirer les marrons du feu, car il n’était que chevalier sans argent et troubadour de cour. Le goût du schisme y trouve là sa mine d’or : l’impuissance et le ressentiment. Ce n’étaient sûrement pas là des qualités chevaleresques – bien plutôt bourgeoises -, mais entre les mains d’un chevalier à la plume alerte, elles étaient suffisantes pour maintenir un état de rivalités incessant qui mina grandement l’autorité des Plantagenêts en déclin devant la montée des derniers Capétien en France. Avec le roi Philippe-Auguste, l’empire anglo-angevin tirait à sa fin.
Bertrand de Born mérite-t-il le sort que lui réserve Dante en enfer, c’est-à-dire se traîner, privé de sa tête, la tenant à la main suspendue comme une lanterne dont il semble éclairer les visiteurs? Une tête qui regarde les visiteurs disant «Ô moi!» comme une ultime supplique? «Ce Bertrand était un bon chevalier, un parfait amant, un poète heureux, il était sage et éloquent et propre à faire également le bien et le mal. Il pouvait gouverner à son gré le roi Henry et ses fils. Mais son seul plaisir était de les opposer l’un à l’autre, père contre fils, frère contre frère. De même, il lui plaisait de voir guerroyer les rois de France et d’Angleterre. Et s’il y avait entre eux une paix ou une trêve, il n’avait de cesse que, par ses satires, il ne les eût poussés à la rompre, les persuadant chacun que paix était synonyme de déshonneur. Dans ses chansons, il avait coutume d’appeler le Comte de Bretagne : Rassa, le Comte Richard : Oui et Non et le jeune roi : Le Marin» (Cité in F. York Powell & T. F. Tout. Histoire d’Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1932, p. 145). York Powell et Tout de continuer : «Bertrand fut le dernier noble qui résista au roi et au comte Richard, et quand son château eut été pris d’assaut, il fut amené prisonnier, devant le roi fort courroucé. “Tu t’es vanté, Bertrand, quand tu as dit que la moitié de tes esprits te suffisaient à l’ordinaire; cette fois, il te les faut tous pour sauver ta tête”. – “Je ne me vantais pas, sire; mais du jour où le jeune et vaillant roi est mort, j’ai perdu esprits, sens et savoir”. Quand le roi entendit ce que disait Bertrand, lequel se lamentait sur le sort de son fils [Henry le Jeune], une grande peine emplit son cœur et ses yeux et il perdit connaissance. Quand il revint à lui, ce fut pour dire, les yeux pleins de larmes : “Ô Bertrand, tu as raison, en vérité, et cela ne m’étonne pas que tu aies perdu les sens à la mort de mon fils, car il te voulait du bien plus qu’aucun homme au monde. Et, par amour pour lui, je te rends ta liberté, ta terre et ton château, avec ma faveur et mon affection, et je t’accorde 500 marks en compensation du dommage que je t’ai causé”. Alors Bertrand tomba aux pieds du roi et le remercia de tout son cœur» (F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. pp. 145-146). Étrange monde, celui dans lequel on pouvait se réconcilier avec une aussi grande ferveur qu’on s’était déchiré à mort⌛
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