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Gustave Doré. L'Inferno, ch. 28, Mahomet précédé d''Ali |
LES FAUTEURS DE DISCORDE
Si les musulmans, qui déchiraient leurs chemises et promettaient des représailles contre les
journaux qui avaient caricaturé le Prophète, avaient lu ces vers du Dante, tirés
du chant XXVIII de l'Inferno, nous serions présentement en pleine «guerre de
civilisations», comme aime se les imaginer Samuel Huntington :
8.
Nul tonneau, fuyant par la barre ou les douves, n’est aussi troué qu’un damné
que je vis, fendu du menton jusque là d’où les vents s’échappent.
9.
Entre les jambes pendaient les boyaux : à découvert était la courée, et le
dégoûtant sac où en excréments se transforme ce qu’on mange.
10.
Tandis que sur lui je tenais mes yeux fixés, il me regarda, et avec la main
s’ouvrit la poitrine, disant : «Vois comme je me déchire.
11.
«Vois comme dépecé est Mahomet : devant moi Ali va pleurant, le
visage fendu du menton jusqu’à la chevelure.
12.
«Tous ceux qu’ici tu vois furent, de leur vivant, des semeurs de scandale
et de schismes ; et pour cela sont-ils fendus de la sorte.
13.
«Là derrière est un diable qui cruellement ainsi nous schismatise,
remettant chacun de nous au tranchant de l’épée,
14. «Lorsque nous avons parcouru le triste circuit les blessures se
refermant, avant que nous revenions devant lui…»
Mahomet, fendu de la bouche au
trou de cul! On ne pourrait imaginer pire blasphème, bien que les
Espagnols du XVIIe siècle jurassent «par
le cul de Dieu». Dante, grand blasphémateur
de l’Islam, présente le sort post-mortem de Mahomet comme celui qui
attend tous les fauteurs de troubles, tous les schismatiques, les fomenteurs de
guerres civiles, bref tous ceux qui fractionnent le sens de l’unité qui constitue le principe de l’œcuménisme, de l’’Ummãm, de la civilisation, de
l’espèce humaine.
Mahomet est celui qui subit le
sort le plus infâme puisqu’il est fendu de la bouche aux entrailles, la
symétrie des orifices de la parole et des pets nous disant la valeur dans laquelle
le bon chrétien doit tenir l’enseignement du Prophète, tout en considérant qu’il
est la source de tous les schismes, à la fois ceux du christianisme médiéval et
ceux dans l’Islam même. Un
esprit théologique n’hésiterait pas trop à affirmer
que le sort malheureux qui déchire les pays musulmans du Moyen-Orient
présentement est la réalisation de la prophétie du grand Florentin. Les boyaux,
tout en se vidant, pendent, tranchés par l’épée du Grand Satan capitaliste,
impérialiste et occidental; ce (diable
qui cruellement ainsi nous schismatise). L’Algérie, l’Égypte, l’Iraq, la
Syrie, le Liban, la Palestine, l’Afghanistan, l’Iran, les républiques islamiques de la Russie et même la lointaine Indonésie,
sont des Cloaca Maxima
qui charrient annuellement des centaines, voire des
dizaines de milliers de
cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, parce que tantôt ils sont de la
branche sunnite, tantôt de la branche chi’ite de l’Islam. Comme le schisme entre
les deux chrétientés, en 1054. Comme l’ère des réformes du XVIe siècle en
Occident entre catholiques et protestants, puis la fragmentation des protestantismes, qui marqua l’Occident pendant deux siècles; le schisme originel devient le malheur qui poursuit tous les schismatiques. Même un Tertullien, père de
l’Église, qui finit par se révolter contre l’autorité de l’Église, vit ses
propres disciples rejeter son hérésie, desquels il s’exclura pour finir seul au désert.
De même, un Jacques Lacan,
maître de chapelle psychanalytique, qui rompit avec
la Société Psychanalytique de Paris pour fonder sa propre école, s’exclura de
celle-ci pour se retrouver seul, à l’issue de sa propre logique schismatique. Et on passera
rapidement sur les fractures des tenants de la pensée de Marx comme ceux de la
pensée de Freud. Le schisme, a bien des égards, est moteur de l’Histoire,
peut-être parce qu’il possède en lui l’essence du Mal que l’on identifie à la
perte du sens de l’unité.
C’est sans doute par ce côté
métaphysique que les schismes prennent vite une allure des plus
démoniaques. Le diable – le «diviseur», si on s’en tient à son étymologie – rompt l’unité du
clan, de la tribu, de la nation,
en la divisant contre elle-même; en faisant reporter sur chacun des partis, chacun de ses membres, la responsabilité des
aspirations idéologiques qui sont imposées comme contraintes aux autres. La doxa ne peut être double ni triple.
L’unité de Dieu est indivisible. Chacun ne peut être que pour son parti et non pour l’autre; jamais pour les
deux. Alors la vérité tranche entre l’orthodoxie et l’hérésie en se faisant fanatisme. La résistance de
l’hérétique crée la guerre civile qui est présentée comme une guerre de
religions. Tous revendiquent le même Dieu, mais Dieu est violenté par l'esprit de discorde. L’autorité spirituelle ne tolère guère la critique et quand
celle-ci franchit certaines
bornes, alors l’ensemble éclate. Le traumatisme est
d’ordre civilisationnel et non seulement confessionnel. Chaque parti exprimera
sa propre déconvenue en se référant aux mêmes origines, à la même divinité, à
la même liturgie, aux mêmes mythes, mais lus, revus, relus et corrigés. Il y
aura des martyrs chrétiens comme des martyrs musulmans. Il y aura des persécutés
catholiques comme des persécutés luthériens ou calvinistes. Des Quakers seront
pendus à des arbres par des Puritains. Des Jansénistes obtiendront, par des
intrigues politiques auprès des rois, la puissante Société de Jésus.
Comme l’écrit le grand
spécialiste de l’Islam, Louis Gardet, «Vers
610, âgé d’environ quarante ans, Muhammad, de la tribu de Quraysh et du clan
des Banñu Hãshim, commença de prêcher à ses compatriotes le Dieu Unique. Il
était marié alors à Khadija, riche veuve mekkoise, et resta monogame tant
qu’elle vécut. Khadija et quelques fidèles ajoutèrent aussitôt foi au
“message”. Mais les oppositions de la plupart des clans mekkois, les grands
marchands caravaniers en tête, furent vives. En l’an 622, le “Prophète de
l’Islam” et quelques Compagnons, poignée de fugitifs, s’expatriaient de la
Mekke et de
leur tribu d’origine, pour gagner Yathrib, la future Médine. Ils
savaient y trouver des “Alliés” qui avaient passé avec Muhammad un pacte lui
promettant asile et appui. Cet “expatriement” (en arabe hijira) sera le point de départ de l’ère
musulmane, l’ère hégirienne (L. Gardet. L’Islam
religion et communauté, s.v. Desclée de Brouwer, 1970, p. 15). Dans sa
concision même, voilà tout le récit fondateur de l’Islam. Un peu si nous disions
en quelques lignes : Jésus est né d’une humble famille d’artisans et vers
l’âge de 30 ans s’est mis a prêché le Dieu unique, s’est fait douze compagnons avec lesquels il
s’est expatrié, est revenu, s’est confronté avec la Synagogue et le Pouvoir
romain, a été jugé, condamné et crucifié. Il en irait de même de Moïse. Sauvé
des eaux, il a été parmi les esclaves Hapirou du Pharaon d’Égypte, l’a sommé de
libérer son peuple, s’est mis à sa tête et l’a conduit, après quarante ans de
marche dans le désert, à la Terre promise.
La seule différence repose dans
l’aspect «séculier» du récit. Rien de merveilleux comme dans le récit du
passage de la Mer Rouge de l’Exode, ou
de miraculeux comme dans les récits évangéliques. Mahomet n’est ni «sauvé des eaux»
pas plus qu’il est né, par humilité, dans l’étable d’une malheureuse auberge. Au premier regard, c’est un marchand – donc
un
homme à la parole douteuse -, qui proclame ce que tout le monde du bassin
méditerranéen sait : que Dieu est unique, et se voit mis en marge de sa
tribu et de son patelin. La suite apparaît tout aussi banale : «Mis ainsi dès le début sous un double signe
d’exil et de pacte, l’Islam, au nom de la foi dans le Dieu Un, devait édifier
au cours des siècles une Communauté religieuse qui serait aussi une Cité
terrestre. Muhammad institua l’État de Médine sur la base d’un nouveau pacte
entre Compagnons mekkois et Alliés médinois; pis il entreprit, par les moyens
forts de la lutte armée, de reconquérir la Mekke et son sanctuaire. Tantôt par
des combats, tantôt par la prédication et la diplomatie, il s’assura l’adhésion
des tribus arabes. Il mourut en 632, an 11 de l’hégire, laissant quatre épouses
légitimes, cinq “épouses honoraires”, et plusieurs filles. “Ôisha, l’épouse
préférée, devait jouer un rôle notable dans la politique musulmane et
l’établissement des traditions. Fãtima, fille très
chère de Muhammad, mariée à
‘Ali, connut l’inimitié de “Ôisha. Elle mena avec douleur le deuil de son père
auquel elle ne survécut que peu de temps. Fãtima, “Ôisha, les épouses du
Prophète, “mère des croyants”, seront vénérées par l’Islam dévot» (L.
Gardet. Ibid. pp. 15-16).
L’impression que nous tirons de ce récit, réduit à sa trame essentiel, semble
laisser peu de place à une quelconque spiritualité. À l’exemple de Moïse plutôt
que du Christ, Mahomet semble user davantage de la force, de l’intimidation,
des armes pour parvenir à rassembler les tribus encore polythéistes traversant
le désert, cette «vallée stérile» dont parle le Coran, et jeter les bases d’un empire. Si,
aujourd’hui, nous nous offusquons de la place tenue par les femmes dans la
société musulmane, dans le récit des fondations de l’Islam, elles sont
partout à l’avant-scène : épouses, filles, mères. À partir d’elles commence la conquête de
la péninsule, et survient le premier schisme. En 632, de fait, la péninsule
arabe est conquise à la foi nouvelle et le syncrétisme des rites pré-islamiques
ramasse la pierre noire de la Kabba. «Après
un moment de trouble, le lieutenant et successeur du Prophète à la tête de
l’État fut Abú Bakr le Véridique, père de “A”isha. Premier Calife, il sut
rétablir le lien super-tribal de la Communauté. L’ère des conquêtes hors de
l’Arabie allait commencer» (L. Gardet. Ibid.
p. 16).
L’Islam se présente comme une Église
universelle, opposée à l’Église chrétienne qui triomphe dans l’ancien empire
romain dont ne reste de vraiment stable que la partie orientale, et, à rebours,
entend se doter d’un Empire universel qui se construira à partir de la portion
chrétienne de l’Asie. Porté par les armées fanatisées du khalifat omeyyade
(661-750), relayé par celui des ‘abbãsides (750-1258), durant cette longue
période de cinq siècles, la conquête arabe ne sera pas épargnée par les schismes intérieurs, tel celui du khalifat du Caire de 929 à 1031, qui brilla
d’un véritable éclat culturel si on le compare à la barbarie des Francs
d’Occident et la déliquescence de l’État byzantin. Avec le temps, malgré sa
rigueur religieuse, l’Islam était parvenu à développer tous les attraits qui
font les grandes civilisations.
Nous retrouvons dans la vie de
Mahomet tous les poncifs des fondateurs de religion : la solitude au
désert, l’apparition d’un ange, la dictée du Coran qui révèle en Allah le Dieu Unique, etc. S’appuyant sur la Torah dont les noms de personnages passent de
l’hébreu à l’arabe et faisant de Jésus rien de plus qu’un autre prophète; sinon ce qui semblait exclu des autres religions : le
commerce, ce qui relève du dernier des vulgaires. Les querelles de la
Mekke sont
des querelles de businessmen. Et à
l’époque, comme au temps du capitalisme sauvage américain, rien de mieux
qu’épouser une veuve riche pour sauver sa mise de fonds. Mahomet épousa «Khadídjah, une… femme riche et
indépendante qui avait déjà été mariée deux fois. Avant de l’épouser, elle le
mit à l’épreuve en l’envoyant en son nom en Syrie avec une de ses caravanes. Il
effectua sa mission avec succès et elle proposa de l’épouser. Mahomet avait
alors vingt-cinq ans, ainsi le mariage doit avoir eu lieu vers 595. On dit que
Khadídjah devait avoir quarante ans, mais ce n’est peut-être qu’un chiffre rond
et elle devait être un peu plus jeune puisqu’elle donna à Mahomet plusieurs
enfants, probablement quatre filles et deux garçons qui moururent en bas âge»
(W. M. Watt. Mahomet, Paris, Payot,
Col. P.B.P., # 13, p. 13). De là à faire de Mahomet une sorte de gigolo plutôt opportuniste, le pas est vite franchi.
Ce que nous pouvons retenir de
plus sérieux est ce qui apparaît être la personnalité «féminine» de Mahomet. Si
Khadídjah fut une épouse aimante, elle n’en restait pas moins la tête active de
son entreprise commerciale. Pendant ce temps, Mahomet était harcelé de visions
mystiques. Allah faisait connaître sa volonté à son nouveau Prophète, ce qui le
jetait
en transes : «Khadíja aussi
le réconfortait. On garda d’abord la chose secrète. Et, comme les mois
passaient, les révélations se renouvelaient, suscitant maintenant moins de
surprise et de terreur. Mais c’était toujours une épreuve douloureuse et
pénible. Le visage de Mohammad, nous dit-on, se couvrait de sueur, il était
secoué de frissons, il restait une heure inconscient, comme en état d’ivresse.
Il n’entendait pas ce qu’on lui disait. Il transpirait abondamment, même par
temps froid. Il entendait des bruits bizarres, comme des chaînes ou des cloches
ou un bruissement d’ailes. “Pas une fois, disait-il, ne me fut adressée une
révélation sans que j’aie cru qu’on m’enlevait l’âme”. Le plus souvent au
début, il ressentait comme une inspiration intérieure qui ne s’exprimait pas en
mots et, quand la crise cessait, il récitait des paroles correspondant pour lui
de façon évidente à ce qui lui avait été inspiré» (M. Rodinson. Mahomet, Paris, Seuil, Col. Points
Politique #Po17, 1961, p. 100). Visions et
révélations «intellectuelles» se
mêlaient alors dans son esprit. Elles lui dictaient les sourates du Coran. Si
Mahomet était sincère dans ces crises – et rien ne permet de douter qu’il ne le
fut -, psychologiquement, il partageait le même genre de crises qui secouent
les mystiques de toutes religions. Mahomet était un esprit instable. Il avait
eu des velléités de suicide. De nature inquiète et angoissée, il voyait
l’avenir avec pessimisme. Ces moments dépressifs devaient sans doute être de nature moins
spirituelle que temporelle compte-tenu des difficultés pour un jeune
commerçant de se placer dans les rivalités commerciales qui animaient la Mekke.
On pourrait penser alors à
l’épilepsie, mais W. M. Watt juge «une
telle opinion n’est pas vraiment fondée. L’épilepsie conduit à une
dégénérescence physique et mentale dont on ne trouve aucun signe chez Mahomet;
au contraire, il était nettement en pleine possession de ses facultés, même à
la fin de sa vie» (W. M. Watt. Op.
cit. p. 19). Maxime Rodinson, pour sa part, laisse aux psychiatres ou aux
psychologues
de la religion le soin de se prononcer. Dans l’ensemble, la force
physique ou physiologique de Mahomet n’exclue pas des névroses d’angoisse qui
étaient partagées par l’ensemble des membres de sa communauté; qu’elles l’aient
poussé beaucoup plus loin, jusqu’à se croire porteur de la parole divine, c’est
le lot des fondateurs de religion …et des schismatiques. La conviction intime –
partagée par un Luther comme par un Joseph Smith – est le lot de la sociologie des religions. Pour le reste, il faut se contenter des paroles d’Harald
Motzki en 2000 : «D’un côté il n’est
pas possible d’écrire une biographie historique du Prophète sans être accusé de
faire un usage non critique des sources; tandis que, d’un autre côté, lorsqu’on
fait un usage critique des sources, il est simplement impossible d’écrire une
telle biographie» Cité in A.-L. de Prémare. Les fondations de l’islam, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #
H407, 2002, p. 30). Dans ces conditions, toutes les hypothèses peuvent être
avancées, mais aucune certitude dégagée.
Ce que le Prophète apporta aux
Arabes et à tous ceux qui se réunirent sous l’épée et le Coran, c’est la
certitude d’un sens de l’unité qui
n’était alors possible que sous la tutelle d’un christianisme étranger,
incompatible avec les mœurs nomades du désert. Le philosophe de
l’histoire Ibn Khaldûn (1332-1406), dans ses Prolégomènes, le souligne de façon nette : «en raison de leur sauvagerie innée, [les Arabes] sont, de tous les peuples,
trop réfractaires pour accepter l’autorité d’autrui, par rudesse, orgueil,
ambition et jalousie. Leurs aspirations tendent rarement vers un seul but. Il
leur faut l’influence de la loi religieuse, par la prophétie ou la sainteté,
pour qu’ils se modèrent d’eux-mêmes et qu’ils perdent leur caractère hautain et
jaloux. Il leur est, alors facile de se soumettre et de s’unir, grâce à leur
communauté religieuse. Ainsi, rudesse et orgueil s’effacent et l’envie et la
jalousie sont freinées. Quand un prophète ou un saint parmi eux, les appelle à
observer les commandements de Dieu et les débarrasse de leurs défauts pour leur
substituer des vertus, les fait tous unir leurs voix pour faire triompher la
vérité, ils deviennent alors pleinement unis et ils arrivent à la supériorité
et au pouvoir royal. D’ailleurs, aucun peuple n’accepte aussi vite que les
Arabes la vérité religieuse et la Bonne Voie, parce que leurs natures sont
restées pures d’habitudes déformantes et à l’abri de la médiocrité. La
sauvagerie peut être surveillée et s’ouvrir aux vertus, car elle est restée dans
l’état de religion naturelle (fitra),
loin des mauvaises habitudes qui laissent leur empreinte sur les âmes…»
(Ibn Khaldûn. Discours sur l’histoire
universelle – Al-Muqaddima, Le Méja, Acte Sud/Sindbad, col. Thesaurus,
1997, p. 233). Nous voici rendu là où nous sommes partis. Mahomet sème le
trouble au sein de l’œcoumène
romaine reprise par l’Église chrétienne, crée un
nouveau sens de l’unité alternatif et
puissant au point de se diffuser dans toutes les terres chrétiennes d’Orient
amputées à Byzance et à Rome. L’aspect foudroyant de la conquête de l’Islam
effraie et va même jusqu’à mettre en doute les vérités révélées antérieures. Le
prosélytisme féroce de la nouvelle religion entre en compétition avec l’œuvre
missionnaire des prédicateurs chrétiens. À tout cela, le commerce entre villes
romaines sur la Méditerranée et fournisseurs arabes et berbères des arrière-pays désertiques de l’Afrique du
Nord, de l’Arabie et de la Syrie se poursuit sur un mode tout aussi compétitif.
C’est le jihâd dont Ibn Khaldûn rend
également compte : «Dans la
communauté musulmane, la guerre sainte est un devoir canonique, à
cause du
caractère universel de la mission de l’islâm et de l’obligation de convertir
tout le monde, de gré ou de force. C’est pourquoi les pouvoirs spirituels et
temporels sont confondus : le souverain [khalif] peut y consacrer ses forces en même temps. Les autres communautés
religieuses n’ont pas ce caractère œcuménique, et la guerre sainte n’est pas
pour elles un devoir canonique, sauf pour la (légitime) défense. Ce qui fait
que les chefs de ces religions ne s’occupent pas de politique. Le pouvoir
royal, chez eux, appartient à ses titulaires, qui l’ont eu par hasard et, en
tout cas, pour des raisons sans rapport avec leur foi. Ils règnent par l’effet
nécessaire de l’esprit de corps – dont la nature est de rechercher le pouvoir
royal -, et non parce qu’ils doivent vaincre les autres nations, comme c’est le
cas pour l’islâm. Ils doivent seulement établir leur propre religion au milieu
de leurs sujets» (Ibn Khaldûn. Ibid. p.
359). Bien sûr, les portraits tracés par Ibn Khaldûn du pape et des princes
chrétiens sont loin de refléter la réalité, et l’esprit de croisade n’a pas été
que défensif. Dès la diffusion du christianisme dans l’Empire romain, le
prosélytisme y était fort actif, de sorte que le sens de l’unité n’est pas moins expansif chez les Occidentaux que
chez les musulmans, arabes ou non. Quoi qu’il en soit, retenons les principales
reconnaissances qu’Ibn Khaldûn
prêtent à Mahomet : il est celui qui a
donné un sens de l’unité, d’abord spirituel
(par le Coran), puis temporel (par la conquête armée) aux Arabes, Bédouins et
autres nomades placés sur leurs routes, avant d’atteindre les grands empires de
Perse et des Indes; ensuite, cette conquête roulait sur un esprit universaliste
– œcuménique – digne d’une Église universelle enracinée dans une langue et d’une loi –
l’arabe du Coran et la charia –, à défaut d’un khalifat universel et d’une frontière unique.
De la bouche du Prophète, un sens de
l’unité selon le Dante; de son anus le vent de la dissension et des divisions
internes.
Et ces divisions ont commencé
très tôt. Elles sont même contemporaines de l’expansion première de l’Islam,
religion de la soumission, selon son nom. Autour du Prophète mourant, à Médine,
le 8 juin 632 selon la tradition, des opinions commençaient à se forger sur
l’interprétation des sourates. En fait, il y avait autant de rivalités de
pouvoir pour la
succession que de théologie dans ces premiers soubresauts. Dès
que Mahomet eut lâché son dernier vent, la discorde s’établit pour la succession.
Abû Bakr put toutefois éteindre les feux en s’engageant dans une politique de
conquête de l’Iraq et de la Syrie. Le cœur des antiques civilisations
mésopotamiennes devint le véritable terreau de la civilisation syrienne sous sa
forme musulmane, celle qui allait se déverser vers l’ouest, puis vers l’est. La
véritable opposition vint de l’époux de la fille favorite du Prophète, Fãtima,
Ali, provoqua le premier schisme à la fois politique et religieux. Alors qu’Abû Bakr et ses successeurs dits les Omeyyades,
continuaient la conquête, le parti d’Ali se développait à Médine. La «Grande
Discorde» ne tarda pas à se traduire en affrontements militaires entre les
partisans d’Ali et ceux des Omeyyades,
qui prirent les dénominations religieuses de chí’ite
et de sunnite. Une série d’assassinats politiques commença par le
troisième successeur de Mahomet, ‘Uthmân, le calife omeyyade. Une troisième
doctrine naît alors, le khârijisme. Les provinces conquises commencent à se
révolter contre ce qu’elles appellent les exactions de khalif ‘Uthmân.
Finalement bloqué dans sa maison, «il fut assassiné en juin 656, par un groupe
de conjurés que commandait Muhammad b. Abí Bakr, le fils du premier calife et
le demi-frère d’Aicha. Ce meurtre allait ouvrir, dans l’Islam, un des schismes
les plus redoutables de son histoire» (H. Laoust. Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, Col. Payothèque, 1965, p.
9.
Car ‘Uthmân assassiné, ‘Ali
pouvait prétendre à la succession par
sa filiation avec Fãtima. Pour ce qui allait
devenir le khalifat omeyyade, il n’en était pas question et les hérétiques
furent repoussés à travers différents combats sanglants (Siffin) autant que par
un arbitrage insatisfaisant. Le tout amena l’assassinat d’ ‘Ali, en février
661, cinq ans après le meurtre de son adversaire. Poignardé dans la mosquée de
Kûfa par un khârijite, ‘Abd al-Rahmân b. Muljam, un allié de la tribu des Banù
Hanifa. Sa mort laissa le chí’isme divisé et déchiré à son tour par d’autres
tendances schismatiques.
Quoi qu’il en soit,
l’état de fitna, c’est-à-dire de
discordes, de guerres civiles, de violences meurtrières, régnait dans l’Umma
islamique. L’Umma, qui était née avec l’ère de l’hégire représentait dans
l’espace l’Islam œcuménique comme l’hégire représentait le sens de l’unité dans le temps. Brisée par les rivalités politiques
autour du khalifat, il fallut de sanglants affrontements pour résoudre ce qui
était plus qu’une simple querelle de dynastie. «La Grande Discorde» ne peut se
comprendre que si on en saisit bien la portée métaphysique. Hichem Djaït essaie
de nous le faire comprendre lorsqu’il explique le concept de fitna :
«En fait, les luttes de la Fitna étaient
proprement religieuses : parce que le Prophète avait fondé une Umma à partir d’une prédication inspirée de Dieu,
qu’il avait établi de la même manière un sultân (un pouvoir) dont les califes étaient les dépositaires
et les
héritiers. Tout ce qui touche la Umma, son
unité, son destin devient éminemment religieux, et de même l’institution du
califat-imamat-vicariat de l’Envoyé de Dieu. Le qur’ânisme d’époque ‘uthmânienne et post-‘uthmânienne,
c’est-à-dire cette tendance à brandir le Livre de Dieu, à le déchiffrer, à le
poser en autorité suprême, à traquer les principes voire les énoncés qui y sont
inclus, relève centralement du religieux. Enfin, le compagnonnage entre dans le
même horizon mental et de sensibilité dans la mesure où il s’enracine dans une
participation à l’historicité fondatrice. Mais il reste vrai que le sacré pur,
la référence primordiale, commune à tous et impossible à contester, était
seulement incarné par la parole de Dieu et par la personnalité prophétique. En
ce sens, ni les califes, ni les Compagnons, ni les veuves du Prophète n’étaient
sacrés ni, à cette époque, ne détenaient une très grande autorité. Mais si l’imãm-calife n’avait pas de pouvoir religieux
propre, il disposait d’une légitimité religieuse : précellence et
compagnonnage, engagement d’exécuter les commandements de Dieu, une vertu
propre référant toujours au mérite religieux. Les luttes qui allaient suivre
montrent bien l’importance primordiale de la fonction, qui en tant que telle
n’a jamais été mise en question par aucune des parties en présence. Et pourtant
ce serait une erreur de croire que ces luttes étaient uniquement motivées par
l’imamat, par une inlassable rivalité à son sujet. Donc par la légitimité ou
non de ‘Ali. Si la fonction califale était au centre du conflit, c’était
davantage par le spectre de l’imãm tué,
‘Uthmãn, que par le biais de la présence bien visible et contestée de ‘Ali.
C’est plus tard, et en rapport avec l’échec tragique de ‘Ali, avec le long martyrologue de ses
enfants, avec l’incroyable et double détournement de l’imamat par les
Omayyades et les Abbassides, la dissension indélébile de la Umma sur ce sujet, que la conscience islamique a
posé que le problème premier et dernier de l’islam – en dehors de la dimension
métaphysique afférant à la nature de Dieu – était celui de l’imamat et de la
légitimité de l’imãm. Mais, en plein
cœur de la Fitna, on combattait moins
pour affirmer et soutenir la légitimité de ‘Ali que pour la justice envers ou
contre ‘Uthmãn, comme homme et comme imãm tué. Oui ou non a-t-il été tué justement ou injustement? Telle était
l’interrogation primordiale qui hantait tous les combattants, parole de Dieu à
l’appui. Secondairement se posait la question de la
légitimité de l’accession
de ‘Ali, dans la mesure où, pour ses adversaires, cette accession ne s’était
pas faite de manière régulière, en raison même des conditions créées par le meurtre.
On voit dans quelles limites on peut affirmer que le problème de l’imamat était
alors au cœur du conflit. Ainsi l’équation qui dominait le débat, si elle
tournait quand même autour de l’imamat, par le biais de la justice ou de
l’injustice du meurtre, était mue aussi par l’idée de l’unité de la Umma. Et se profilaient à l’horizon, comme
fondement de tous les actes, le Livre de Dieu et le fantôme du Prophète…» (H.
Djaït. La Grande Discorde, Paris,
Gallimard, Col. Folio histoire, #164, 1989, pp. 196 à 198).
Si le khalifat Omeyyade put
s’établir sur les ruines de la tentative d’ ‘Ali de succéder à ‘Uthmãn, les
conflits se maintinrent de façons larvées, épousant des régionalismes (l’Iraq,
la Perse se fit chí’te pour marquer son refus de l’assimilation aux puissances
arabes, l’Azerbaïdjan…), alors que les turco-mongols, dans l’ensemble,
épousèrent la faction sunnite de l’Islam, de même que l’Égypte et l’Afrique du
Nord. Les Khãrijites furent les grands perdants de la Discorde. Issus du clan
d’ ‘Ali, ils se montrèrent toutefois dissidents de la veine chí’ite. Pour eux,
le conflit ne pouvait être résolu que par Dieu, en s’en tenant aux versets du
Coran :
Si deux partis de croyants se combattent
rétablissez la paix entre eux
Si l’un se rebelle encore contre l’autre,
Luttez contre celui qui se rebelle
Jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre
de Dieu
Le Coran – Les Appartements, XLIX
et non à des négociations entre
humains. ‘Ali leur fit donc une guerre civile mortelle qui conduisit à
l’affrontement de Nahrawãn où les Khãrijites furent massacrés. La tendance devait se perpétuer
parmi les Berbères d’Afrique du Nord.
On peut dire que, de la Grande
Discorde, Ibn Khâldun a retenu le principe que l’injustice est à l’origine non
seulement de l’historicité de l’Islam (son sens de l’unité dans l’espace,
incarné par une dynastie, l’Ummãm,
mais également du sort qui sera le sien. Il écrit ainsi, au chapitre 43 Comment un royaume se partage un deux, un
résumé de l’histoire de l’Islam jusqu’à son époque (XIVe siècle) :
«La division (inquisãm) est le premier effet du vieillissement (baram) d’un empire. Voici comment cela se passe. Quand un royaume est parvenu
au point culminant du luxe et de la prospérité et que le roi a confisqué à son
profit toute la gloire, il a trop d’orgueil pour la partager avec qui que ce
soit. Il s’efforce donc d’éliminer tous les prétendants possibles, en
commençant par faire disparaître ceux de ses proches qu’il soupçonne de pareils
dessins.
Ceux qui l’entourent et craignent pour leur
vie se réfugient dans les provinces éloignées, où vont les rejoindre tous ceux
qui croient courir le même risque. Comme les frontières ont déjà commencé à se
rétrécir, c’est aux marches de l’empire que ces exilés volontaires prennent le
pouvoir, jusqu’au jour où leur autorité équilibre presque celle de la dynastie
régnante.
C’est ce qu’on peut observer, par exemple,
dans l’empire musulman fondé par les
Arabes. Au début, son pouvoir était grand,
concentré, étendu. L’esprit de corps des (Qurayshites) descendants de
‘Abd-Manãf était unifié et dominait tous les (Arabes) Mudarites. Cet ensemble
ne connut jamais d’autre trouble que celui causé par les Khãréijites qui
voulaient mourir pour leur nouvelle foi (hid’a).
Mais leur révolte n’était pas de caractère politique, et ils échouèrent devant
un esprit de corps plus fort que le leur. Là-dessus, les ‘Abbãsides délogèrent
les Omayyades. Déjà, ceux-ci avaient atteint le sommet du luxe et de la
suprématie, mais leur autorité ne s’étendait plus guère. C’est alors que
(l’Omayyade) ‘Abd-ar-Rahmãn Ier, dit “le réfugié” (ad-dãkhil), s’enfuit en Espagne, la province la plus
éloignée de l’empire. Il y fonda un royaume, avec une dynastie indépendante de
celle des ‘Abbãsides. Ensuite, Idrîs se réfugia au Maroc, où il fit sécession.
Son fils et successeur régna sur les Berbères awraba, maghîla et zénètes et
s’empara des “Deux Maghrebs” (Algérie occidentale et Maroc).
Plus tard, l’empire ‘abbâside se rétrécit
encore davantage. Après les Aghlabides, les Fâtimides firent sécession.
Soutenus par les Kutâma et les Sinhâja, ils
s’empa-rèrent d’abord de
l’Ifrî-quiyya et du Maghreb, puis de l’Égypte, de la Syrie et du Hijâz. Ils
battirent les Idrîsides et démembrèrent encore l’empire ‘abbâside, qui se
trouva, finalement, partagé en trois dynasties indépendantes : les
‘Abbâsides, qui gardaient le centre et la base du monde arabe, en même temps
que la substance (mâdda) de l’islãm; les Omayyades d’Espagne, où
ils avaient restauré leur monarchie et leur califat d’Orient; et les Fâtimides
en Ifrîqiyya, en Égypte, en Syrie et au Hijâz. Ces trois dynasties se
maintinrent jusqu’à leur chute.
De même, le morcellement de l’empire
‘abbâside se poursuivit. Les Hamdânides et, après eux, les Banû ‘Uqayl,
régnèrent sur la Mésopotamie et Mossoul. Les Tûlûnides et après eux, les
Ikhshîdides (Banû Tughsh), régnèrent sur l’Égypte et la Syrie. Loin en Orient,
il y eut les Aâmânides de Transoxiane et du Khorâsân, et les ‘Alides (Zaydi) du
Daylam et du Tabarestân. Plus tard, les Daylamites s’emparèrent du Fârs, des
deux Irâq, de Bagdad et du calife lui-même. Ensuite, les Saljûqides occupèrent
tous ces États et enformèrent un empire florissant, qui éclata à son tour.
On trouvera une histoire analogue avec la
dynastie des Sinhâja, au Maghreb et Ifrîqiyya, qui avait atteint son apogée sous
le règne de Bâdis b. Al-Mansûr. L’oncle de celui-ci, Hammâd, se révolta et se
tailla une principauté indépendante, entre l’aurès et Tlemcen et la Moulouya.
Il fonda la Qal’a (des Banû Hammâd), près de Msila, dans les monts des Kutâma.
Il s’y installa et s’empara aussi d’Ashîr, dans le Titeri. De la sorte, son
royaume s’était constitué aux dépens de celui des Banû Bâdís, qui conservèrent
Kairouan et ses environs. Il en fut ainsi jusqu’à la chute de ces deux empires.
Autre exemple : celui des Almohades. Quand leur nombre
commença à se réduire, les Hafsides d'Ifrî-
qiyya se révol-tèrent, procla-mèrent leur indépendance et fondèrent leur propre royaume. Quand ils eurent atteint leur apogée, un prince de la même famille, l'émir Abû-Zakariyyã' Yahyã, fils du sultan AbûIshãq Ibrãhim, le quatrième calife hafside, fit sécession dans les provinces occidentales et fonda un nouveau royaume dans la région de Bougie et de Constantine. Ainsi, l'empire des Hafsides fut scindé en deux. Plus tard, les successeurs d'Abû-Zakariyyã' s'emparèrent de Tunis, la capitale - en attendant des sécessions ultérieures…» (Ibn Khaldûn. op. cit. pp. 453-455).
Il serait inutile de poursuivre cette longue démonstration historique qui a pour
but de nous
montrer que la décadence des royaumes suit inévitablement leur
apogée. Pour Ibn Khaldûn, comme pour les antiques romains et ceux encore du
temps de Machiavel, «l’histoire se répète
(al-umûr, ashbãb), et une chose en explique une autre» (Ibn Khaldûn. Ibid. p. 390). Il paraît assez vraisemblable que Dante voulut dire à travers le chant XXVIII de l'Inferno que la bouche qui prêche l'unité sème les vents de la discorde. Ce qui revient à dire que
l’esprit de schisme repose déjà dans le sens
de l’unité. Que toute orthodoxie couve ses hérésies qui la déchirent
en la constituant. Il en a été ainsi du christianisme, il en fut de même de
l’Islam. Et la dialectique de l’unité (civilisation) et des discordes (esprits de paroisses) sert de moteur à l’Histoire.
Que
les schismes religieux
entraînent avec eux des schismes politiques, il n’y a rien là que de
plus
normal tant, depuis la haute antiquité, religion et politique
constituent une même pensée. Les schismes dynastiques, dont les
intérêts sont purement et
étroitement
personnels, déchirent aussi bien l’histoire de la Chine que
celle de
l’Occident médiéval. Les guerres que se livrèrent des siècles durant les Royaumes Combattants auxquelles mit
fin
l’autorité de l’empereur Ts’in She Huang-ti comme la Guerre de Cent ans
en
France et la Guerre des Deux-Roses en Angleterre, sans oublier les
querelles
des communes pour savoir laquelle dominerait l’Italie, sont autant de
crises
politiques qui ont peu à voir avec la religion. À moins que, comme en
Italie,
le parti (politique) du pape, les Guelfes, s’oppose au parti de
l’Empereur, les
Gibelins. Cruel dilemme, où le Dante perdit son droit de résidence dans
sa
ville natale pour avoir soutenu l’Empereur contre le pape.
Mahomet fauteur de discorde,
donc? Et pour mieux souligner le fait que le discorde ne peut susciter ce sens de l’unité si précieux, il le fait précéder de son gendre ’Ali dans la procession des damnés. Parmi ceux-ci, Dante énumère des individus qui ne sont pas des
schismatiques au sens religieux du terme, mais seulement des fauteurs de discorde. Ce sont des personnages tirés de son époque ou de quelques siècles illustrant la petite histoire de
Florence. Ainsi, le fameux
Mosca dont il fait mention. Le fait divers est le suivant. La famille des
Amidei, durant un banquet en 1215 où était anobli un jeune Florentin,
Buondelmonte de’ Buondelmonti, s’acheva dans un affrontement où ce dernier poignarda
un rival. En retour de l’injure et du déshonneur causés à la famille Amidei, les
anciens décidèrent que le jeune Buondelmonte devrait marier une fille des
Amidei. Les deux familles organisèrent donc le mariage des deux jeunes avec grande publicité. Le jour prévu, les Amidei s’assemblèrent sur la place publique, mais le
jeune Buondelmonte passa devant eux pour aller demander la main
de la fille du clan Donati, membre du parti Guelfe, soutien armé du pape.
Humiliés, les Amidei discutèrent si le jeune effronté devait être marqué au
visage, battu ou tout simplement tué. C’est alors que ce Mosca di Lamberti prit
la parole et développa l’idée qu’on ne pouvait que le tuer pour venger
l’honneur des Amidei en affirmant Capo ha
cosa fatta (Fin a chose faite, ou notre expression «ce qui est fait est fait»). Le matin de Pâques 1216, prévu pour les
noces, en chemin pour rencontrer son destin,
traversant le Ponte Vecchio, Buondelmonte fut attaqué et tué par les Amidei et leurs
hommes de mains. Élaboré un siècle après les événements par des chroniqueurs
comme Dino Compagni et Giovanni Villani, dans le contexte le plus sanglant de
la guerre entre Guelfes et Gibelins, le fait divers est devenu le casus belli du
schisme entre partisans de la suprématie temporelle du pape et ceux de
l’empereur.
Même Ernst Kantorowicz, qui
n’est pas un historien «léger», rapporte ce souvenir qu’ignorent généralement les Histoire d’Italie : «Les noms des
deux partis retentirent sans doute pour la première fois à Florence lors du
mariage Amidei-Buondelmonti en 1216 au moment où la querelle familiale se
transforma en lutte de partis politiques. Partisans de
l’empereur, les
Buondelmonti prirent alors le nom “parti des Guelfes”, et les Amidei, à leur
tour, s’inspirant du nom de l’anti-roi, se firent appeler ”parti des Gibelins”.
De parti impérial et de parti pontifical il n’était pas encore question, ne
fût-ce que parce qu’à cette époque les “pontificaux” eussent été les Gibelins.
C’est plus tard seulement, lorsque Frédéric II [Hohenstaufen] exerça le pouvoir
impérial que “gibelin” devint synonyme d’“impérial” et de “césarien”, “guelfe”
prenant le sens de “partisan du pape”» (E. Kantorowicz. L’Empereur Frédéric II, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des
histoires, 1987, p. 73). Ce meurtre tribal au sein de la noblesse florentine,
aux yeux de Dante, passe pour le casus belli même du schisme de l’unité florentine, la fracture entre ses citoyens; des membres
de la cité, essentiellement des marchands aux titres de noblesse ronflants à laquelle
il ne pouvait appartenir, la féodalité n’ayant eu cours en Italie. Cette
querelle Guelfes-Gibelins signifiait à ses yeux, comme plus tard à ceux de
Machiavel, la déchirure des Italiens héritiers de l’Empire romain, incapables de surmonter leurs querelles
de familles pour parvenir à constituer dans la péninsule une véritable nation, comme il était en
train de s’en forger en France et en Angleterre à la même époque, pourtant à
travers des guerres aussi sanglantes.
Enfin, placer là le troubadour
Bertrand de Born (±1140-±1215) est un autre exemple pour Dante de qui trouble
les familles, trouble l’unité de la Cité, de la nation, voire de l’Empire. Ce «chevalier
désargenté», rattaché à la cour d’Aliénor d’Aquitaine lorsqu’elle quitta le sud
de la
France pour prendre époux à Londres avec le roi Henri II Plantagenêt, ne
se contentera pas de réciter des vers de son crû. Il va se faire conseiller
des princes, les fils d’Henri, Henri le jeune, puis Richard (Cœur de Lion),
enfin Jean (sans Terre). Contre Henri le Jeune, qui se passionne pour les
tournois, Bertrand cite en exemple Richard, qui va conquérir en faisant la
guerre. Selon le droit féodal, le suzerain se doit toujours de partager ses
biens avec ses fils. Le testament dit de Montmirail, rédigé dans un
moment où le fier Henri II semblait proche de la mort, cédait à Henri le Jeune
l’Angleterre, la Normandie, l’Anjou et le Maine, tandis que Richard n'aurait ses
terres en Aquitaine qu'à la mort de sa mère, et le puîné, Jean, aura ce que son frère décidera de lui
donner. C’est Bertrand de Born qui lui donnera ce titre par lequel le roi Jean
sera plus tard connu dans l’histoire, de roi sans Terre (J. Favier. Les Plantagenêts, Paris, Fayard, 2004, p. 355).
Amené de sa Dordogne natale avec
la cour d’Aliénor, Bertrand éprouve peu d’attraits pour les gens du Nord. À la
cour de Henry II, il n’hésite pas à dire «son mépris pour les Normands,
qu’il
juge sans culture, vaniteux et parfaitement ennuyeux» (J. Favier. Ibid. p. 461). À Londres, il finira par estimer le fils aîné du roi, Henri le Jeune, qui mourut en 1183 avant de
ceindre la couronne, ce qui donna à Bertrand l’occasion d’un de ces plus
douloureux poèmes (J. Favier). Bertrand de Born est plus qu’un courtisan qui
chante des vers, c’est un chevalier qui n’hésite pas à se mêler des conflits
entre le roi Henry et ses trois fils, puis entre les trois fils eux-mêmes.
Bertrand est un joueur et il peut miser sur quatre numéros, en espérant choisir
celui que l’Histoire désignera comme vainqueur. Il y a là un aspect «ludique»
des mœurs la féodalité qui passe trop souvent inaperçu par rapport à une relecture
strictement machiavélique des conflits dynastiques.
«Bertrand de Born est seigneur
de Hautefort. Dans les agitations politiques qui secouent l’Aquitaine de
Henri
II, il tient sa place comme homme de guerre autant que comme chansonnier. On
l’a connu fidèle à Richard Cœur de Lion au temps de la révolte de 1173, puis
brouillé avec celui-ci, qui l’a dépossédé de son château. Bertrand chante
volontiers les joies que procurent une campagne en armes et de beaux coups
d’épée en bataille. De Richard Cœur de Lion, qui retarde le moment de prendre
les armes, le poète écrira que son héros “a trop longtemps été en paix”. La
paix lui paraît une franche catastrophe, et il n’hésite pas à mettre en scène
son propre mécontentement. […]
"La paix entre les
deux rois [de France et d’Angleterre] fut jurée pour une durée de dix ans. Ils licencièrent leurs armées et
renvoyèrent leurs mercenaires. Et les deux rois devinrent avares, chiches et
cupides. Ils ne voulaient pas recruter d’armée ni faire de dépenses, sauf pour
des faucons, des autours, des chiens, des lévriers, ou pour acheter des terres
et des biens, ou pour léser leurs barons.
Aussi les barons
du roi de France, comme ceux du roi Richard furent-ils tristes et affligés de
ce que les deux rois eussent conclu la paix, car chacun d’eux en était devenu
avare et chiche.
Bertrand de Born
était plus irrité qu’aucun autre baron, car il ne trouvait plaisir qu’en la
guerre qu’il faisait aux autres, et plus encore en celle que se livraient les
deux rois car lorsque les deux rois étaient en guerre, il recevait de Richard
tous les biens et les honneurs qu’il désirait, et il était craint des deux rois
à cause de ses propos".
On
aura noté la combinaison des profits de la guerre et des capacités de
médisance. Bertrand le répétera à bien des reprises, un prince est plus
généreux en temps de guerre qu’en temps de paix. Il condamne sans ambages la
négociation qu’accepte un roi qui renonce à faire valoir, armes en main, les
droits dont il a été spolié» (J. Favier. Ibid.
pp. 482-483).
Le
goût du conflit violent est à la base des médisances de
Bertrand de Born. Ce
qu’il veut, ce n’est même pas la guerre de sièges avec des bombardements de
roches ou de boulets. Ce qu’il veut, ce sont les beaux coups d’épée. Alors que l’avenir militaire appartient aux
artilleurs, Bertrand en est encore aux chevaliers à l’armure, à l’épée et à l’écu. Ce qui n’empêchera pas le
troubadour chevalier de finir sous la robe des moines, laissant un fils qui
reprendra ses médisances, cette fois contre le roi Jean sans Terre. On aurait
tort toutefois de prendre les vers belliqueux de Bertrand comme parfaits
représentants de la poésie courtoise. La civilisation du XIIe siècle est une
civilisation orientée vers la paix, le joi d’amour, la réciprocité des amants
comme des chevaliers combattants en croisade.
Bertrand
ne représente rien de tout ça. Il n’est qu’un «esprit diviseur», un diable dans
le sens étymologique du terme. Son plaisir le pousse même à se soulever contre
Henry II en espérant manipuler ses trois fils, Henri, Richard et Jean. C’est
ainsi qu’en 1181 il s’associe aux révoltés, les barons qui refusent à Richard le
droit de tutelle durant la minorité de l’héritière du comte de Vulgrin : «Ce qui l’emporte à ce moment chez les féodaux, c’est la crainte de voir s’imposer une sorte de droit commun de l’empire Plantagenêt et disparaître ainsi l’un des fondements de l’identité politique des principautés intégrées dans celui-ci».
Au début, le jeune Henry reste fidèle à son père et combat les insurgés.
L’autoritarisme de Richard le secoue. «Il n’est pas loin de songer qu’il serait
plus adroit que
son frère. C’est en tout cas ce que certains barons lui
glissent dans l’esprit. Héritier de la plus grande part de l’empire, Henri leJeune n’a pour le moment rien en propre, et il est quelque peu jaloux d’un
cadet qui n’a certes pas de couronne royale et n’en attend pas, mais qui est
bel et bien maître d’une principauté». Et voilà que Richard fait construire une
forteresse, à l’ouest de Châtellerault, ce qui sème des doutes dans son esprit.
Les barons s’en amusent. Henri prend la menace personnelle. Les vers mesquins
de Bertrand de Born le poussent vers la paranoïa, l’humiliation, le manque de
confiance en ses capacités. Henri le Jeune commence à perdre patience. Son père
essaie de l’amadouer en lui offrant des revenus et conférant des droits qui ne
lui coûtent rien. Il demande à ses fils de faire hommage, pour leurs
principautés, à leur frère aîné. Richard, qui entend hériter de l’Aquitaine
refuse l’hommage. Puis, lorsque Henry II persuade Cœur de Lion de céder, c’est
Henri II qui refuse maintenant l’hommage que son frère doit lui rendre. La surenchère
dépasse toutes les prévisions du monarque. Bientôt, les deux frères sont à un
doigt de la guerre et chacun des fils contre le père.
La
mort prématurée d’Henry le Jeune, deux ans plus tard, en 1183, mit un terme au
conflit entre les deux frères. Richard serait l’héritier de Henry II. Si la
cause de Richard avance, surtout après son intervention en Irlande, celle de
Jean demeure celui de «Jean le déshérité»,
comme l’appelle méchamment Bertrand
de Born. Si Henry le Jeune avait été fouetté par les vers de Bertrand, c’est
qu’il attendait de lui un regain de combativité où il aurait fait fortune en
maniant l’épée. Au lieu de ça, Henry était le roi qui trop dormait, alors que Richard, une fois roi, devenait le Seigneur Oui et Non. Et Jean restait
le déshérité. Bref, cet opportuniste
chercha par tous les moyens de semer la zizanie sans jamais être capable d’en tirer
les marrons du feu, car il n’était que chevalier sans argent et troubadour de
cour. Le goût du schisme y trouve là sa mine d’or : l’impuissance et le
ressentiment. Ce n’étaient sûrement pas là des qualités chevaleresques – bien
plutôt bourgeoises -, mais entre les mains d’un chevalier à la plume alerte,
elles étaient suffisantes pour maintenir un état de rivalités incessant qui
mina grandement l’autorité des Plantagenêts en déclin devant la montée des
derniers Capétien en France. Avec le roi Philippe-Auguste, l’empire anglo-angevin tirait à sa fin.
Bertrand
de Born mérite-t-il le sort que lui réserve Dante en enfer, c’est-à-dire se
traîner, privé de sa tête, la tenant à la main suspendue comme une lanterne dont il semble éclairer les visiteurs? Une tête qui regarde les visiteurs disant «Ô moi!» comme une ultime supplique?
«Ce Bertrand était un bon chevalier, un parfait amant, un poète heureux, il
était sage et éloquent et propre à faire également le bien et le mal. Il
pouvait gouverner à son gré le roi Henry et ses fils. Mais son seul plaisir
était de les opposer l’un à l’autre, père contre fils, frère contre frère. De
même, il lui plaisait de voir guerroyer les rois de France et d’Angleterre. Et
s’il y avait entre eux une paix ou une trêve, il n’avait de cesse que, par ses
satires, il ne les eût poussés à la rompre, les persuadant chacun que paix
était synonyme de déshonneur. Dans ses chansons, il avait coutume d’appeler le
Comte de Bretagne : Rassa, le
Comte Richard : Oui et Non et le
jeune roi : Le Marin» (Cité in
F. York Powell & T. F. Tout. Histoire
d’Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1932, p. 145). York Powell et Tout de continuer : «Bertrand fut le dernier noble qui
résista au roi et au comte Richard, et quand son château eut été pris d’assaut,
il fut amené prisonnier, devant le roi fort courroucé. “Tu t’es vanté,
Bertrand, quand tu as dit que la moitié de tes esprits te suffisaient à
l’ordinaire; cette fois, il te les faut tous pour sauver ta tête”. – “Je ne me
vantais pas, sire; mais du jour où le jeune et vaillant roi est mort, j’ai
perdu esprits, sens et savoir”. Quand le roi entendit ce que disait Bertrand,
lequel se lamentait sur le sort de son fils [Henry le Jeune], une grande peine
emplit son cœur et ses yeux et il perdit
connaissance. Quand il revint à lui,
ce fut pour dire, les yeux pleins de larmes : “Ô Bertrand, tu as raison,
en vérité, et cela ne m’étonne pas que tu aies perdu les sens à la mort de mon
fils, car il te voulait du bien plus qu’aucun homme au monde. Et, par amour
pour lui, je te rends ta liberté, ta terre et ton château, avec ma faveur et
mon affection, et je t’accorde 500 marks en compensation du dommage que je t’ai
causé”. Alors Bertrand tomba aux pieds du roi et le remercia de tout son cœur»
(F. York Powell & T. F. Tout. Ibid. pp.
145-146). Étrange monde, celui dans lequel on pouvait se réconcilier avec une
aussi grande ferveur qu’on s’était déchiré à mort⌛
Montréal
23
janvier 2014
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