Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 16 février 2014

Faux-monnayeurs

Faux-monnayeurs piégés, gravure d’après une xylographie de R. Brend amour, dans De Belgische Illustratie, 1868
FAUX-MONNAYEURS

Rien n'est plus banal que de répéter que «la fausse monnaie est aussi vieille que la vraie» (B. Oudin. Le crime et l'argent, Paris, Laffout-Tchou, 1975, p. 405) et que les falsificateurs se retrouvent dès la plus haute antiquité, s'efforçant de copier des pièces à l'effigie des grands rois conquérants du monde. Et, comme si la fausse monnaie était le crime le plus impie qui soit, digne d'être considéré de lèse-majesté, comment elle a entraîné les supplices les plus sévères dans les différentes coutumes pénales. Dans une formulation qui rappelle un peu les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friederich Engels, Bernard Oudin écrit : «De tout temps, la même lutte a opposé les faussaires aux autorités. Du côté des faussaires : une habilité souvent remarquable, une patience infinie suppléant à des moyens techniques souvent rudimentaires. Du côté des autorités, une répression sévère, qui était jadis d'une sauvagerie inouïe.  À toutes les époques d'ailleurs, et encore de nos jours, les délits que l'on pourrait qualifier d'économiques ont été réprimés aussi durement que des crimes de sang moralement plus condamnables» (B. Oudin. ibid. p. 405). On imagine difficilement le sort d'un Bernard Madoff ou d’un Vincent Lacroix - le supplice de l'eau bouillante - s'ils avaient été pris sur le fait au Moyen Âge! Il semblerait qu'en plein libéralisme nouveau, les crimes des bandits à cravate soient considérés avec une plus grande mansuétude, même s'ils entraînent faillites, appauvrissement collectif, dettes de l'État et suicides chez des petits épargnants qui sont tombés dans leurs filets de solutions miracles. Car c'est à côtés des alchimistes que Dante plaçait les faux-monnayeurs dans un cercle infernal qui ressemblait à une immense léproserie où les damnés se fouillaient le corps de leurs doigts squelettiques. Et de fait, du rêve de la richesse surnaturelle, magique, c'est à travers l'alchimie qu'on crût trouver les premières méthodes de trafiquer des espèces.

Dans cette léproserie puante, Dante rencontre Griffolino d’Arezzo qui dupa le prince un peu simplet du coin, Albert de Sienne. Il prétendait, comme Simon le Magicien, pouvoir s’envoler dans les airs. Pris à son propre jeu, le duc de Sienne s’en trouva fort colère et condamna Griffolino au bûcher. Mais, comme le dit le damné à ses visiteurs : «c’est pour m’être livré à l’alchimie, que l’infaillible Minos m’a condamné à rouler dans la dixième vallée». Si le Moyen Âge ne pourchassa pas les sorcières, comme on le prétendit au XIXe siècle, il n’avait guère de sympathies pour les alchimistes.

Dans l’Inferno de Dante, la fausse monnaie n’est pas la seule à précipiter les damnés dans la dixième vallée des ombres. Trafiquer un testament est tout à fait comparable à truquer des pièces de monnaie. Voilà pourquoi Gianni Schicchi mord l’infâme Cappochio à la gorge, comme une bête vicieuse. Ce Cappochio est encore plus explicite de la pensée de Dante que Griffolino : «c’est moi qui falsifiait les métaux dans des opérations alchimiques», et pour traduire sa misérable situation par un mot d’esprit, ajoute : «tu dois te souvenir, si je ne m’abuse, que j’ai toujours été un singe très adroit». La falsification des métaux, c’est transformer le métal vil (le plomb) en or. Ce rêve des temps anciens n’était ni plus ni moins considéré comme un acte démoniaque, une sorte de contrat avec les forces du Mal qui seules, à la densité calorifique de l’enfer, pouvait, comme nous actuels fours utilisés dans la haute industrie métallurgique, transformer le plomb en or.

C’est alors que Gianni Schicchi se précipite sur Cappochio, l’assommant, lui labourant le ventre en le traînant sur le sol âpre. Pour les amateurs d’opéra, Gianni Schicchi est une sorte de Scapin ou de maître Pathelin qui prend par la ruse la cupidité des courtisans. Cet opéra de Giacomo Puccini présenté à New York un mois après la cessation des hostilités de la Grande Guerre, en décembre 1918, se veut une sorte de farce mais dont le chant le plus profondément marquant reste la complainte O mio babbino caro. L’opéra raconte comment à Florence, du temps de Dante (XIIIe siècle), Buoso Donati avait légué par testament tous ses biens au clergé. À sa mort, sa famille, affolée fit appel au serviteur sournois, Gianni Schicchi, qui imagine se substituer au défunt pour dicter au notaire un nouveau testament. Ce faisant, il en profite pour s’attribuer tous les biens du disparu. Nous sommes loin du personnage enragé auquel le Dante fait allusion dans son poème. Mais nous reconnaissons l’idée que faux testament comme fausse monnaie appartiennent au même ordre des crimes économiques : le détournement des biens de leur objectif, de leur fonction ou délestés de leurs valeurs. C’est donc le peintre William Bouguereau qui traduira, avec sa maîtrise académique de la peinture poussée jusqu’à la limite du kitsch, la scène violente de Gianni Schicchi mordant Cappochio à la gorge (1850). Plus qu’un faquin, le Gianni Schicchi de Bouguereau est un véritable diable, plus terrifiant encore que l’hérétique alchimiste. Aucune métaphore caricaturale n’est parvenue, de nos jours, à illustrer le bandit à cravate que le coup de pinceau de Bouguereau qui entendait, en reprenant le thème de Dante et Virgile aux enfers, égaler Delacroix et Gustave Doré.

L’alchimiste? Hérétique, sorcier ou savant? Les sens s’entremêlent pour définir ce que fut vraiment l’alchimiste occidental. Des différents lieux d’origine – l’Asie centrale, le Moyen-Orient lié aux antiques civilisations, l’Espagne musulmane -, c’est surtout de cette dernière que le moine Gerbert d’Aurillac, né entre 945 et 950 et mort le 12 mai 1003 sous le chef de la tiare pontificale, puisqu’il avait été élu pape sous le nom de Sylvestre II (999-1003), et le mystique Raymond Lulle (1232-1315), le premier d’Auvergne, le second de Catalogne, auraient appris l’art de l’alchimie véhiculé par les Arabes. Gerbert fut en tous cas un merveilleux technicien, capable de construire des automates, plus précisément des appareils hydrauliques qui exécutaient d’eux-mêmes des airs musicaux! Mais le moment d’éclosion de l’alchimie apparaît au tournant du XIVe siècle. C’est un moment privilégié, surtout en France, où la monarchie féodale commence à prendre des airs d’État avec le règne de Philippe IV le Bel (1268-1314) et la passion pour la diffusion des connaissances qui ne relèvent pas de la théologie.

Pourquoi l’époque de Philippe le Bel? Parce que le roi en accédant au trône s’est trouvé l’héritier de Philippe-Auguste et de saint Louis, des rois guerriers qui avaient coûté particulièrement cher au Trésor. Le besoin d’argent était si grand que Juifs, Lombards et Templiers ne suffisaient pas à fournir de l’argent au «roi de fer», et Philippe le Bel poursuivait la politique militaire d’unification des provinces autour de l’État central, Paris. Le crise financière qui frappa le royaume au début du XIVe siècle mettait les acquis de la féodalité capétienne en danger. D’où les problèmes de monnaie qui firent de Philippe le fameux «roi faux-monnayeur» de l’historiographie républicaine du XIXe siècle. Heureusement, le roi avait un excellent conseiller en Enguerran de Marigny (±1250-1315), homme cultivé et excellent administrateur dans les cadres que lui permettait la féodalité. En ce sens, c’est lui le véritable responsable de la politique monétaire du roi. Le fait est que la crise engendrée par l’état de guerre va inaugurer les premières réflexions positives sur la monnaie.

Comme le rappelle Jean Favier, «la monnaie est chose du roi». La redécouverte d’Aristote et de ses écrits rappelle que «la monnaie n’existe pas dans la nature. Elle n’existe que par la Loi. Il dépend de nous de la changer, et de la rendre inutile, si nous le voulons». (cité In J. Favier. Philippe le Bel, Paris, Fayard, 1978, p. 142). Les légistes en tirent la conséquence qu’il appartient au roi de définir la valeur de la monnaie. Que l’on ajoute à ceci la fonction prêtresse du monarque, et déjà une plus-value s’ajoute à la valeur même du métal : «Que la monnaie tienne sa valeur de l’empreinte frappée sur le métal, autant et peut-être plus que de la valeur marchande du métal, c’est ce que soutiennent les légistes. Signe, mesure, la monnaie est chose arbitraire, que la volonté humaine peut changer. Même si, constatant que la rognure des pièces diminue leur valeur, les philosophes et les juristes conviennent qu’on distingue mal la valeur-métal et la valeur-monnaie, et qu’en fait l’espèce monétaire est aussi une marchandise, la plupart s’accordant pour juger que l’authenticité conférée par le princeb à la monnaie procède d’un droit et crée en revanche des devoirs» (J. Favier. Ibid. p. 143). Ce pouvoir discrétionnaire du roi sur la valeur de la monnaie et la confusion entre le support métallique et la valeur symbolique sont à l’origine des mesures horrifiantes que va prendre Philippe. Car si le prince représente et gouverne la communauté : il a donc le droit de toucher à la monnaie – et le pape Innocent IV lui reconnaît ce droit d’accorder une valeur supplémentaire en état d’urgence «en raison de ce qu’elle participe de la juridiction du roi, de son autorité et de sa personne» (cité in J. Favier. Ibid. p. 144) -, mais ceci «dans les limites qu’impose l’intérêt commun». Identifiant ses besoins à l’intérêt commun, Philippe ouvre la porte à l’absolutisme qui se développera après le siècle de guerres qui va opposer royaumes de France et d’Angleterre, puis les branches des Valois à celle des Bourguignons.

Le XIIIe siècle a été un siècle de développement commercial extraordinaire. La valeur des échanges en a affecté celle des monnaies. Le Trésor royal doit constamment jouer sur le poids des pièces en fonction des types de transaction. De plus, la France manque de métaux, or et argent. «Ainsi se met en place le premier des éléments de l’instabilité monétaire : le décrochement du rapport simple qui unissait les monnaies en fonction de leur valeur intrinsèque, c’est-à-dire du poids d’argent fin qu’elles contenaient. Le marché monétaire assure ce décrochement : le besoin qu’on a d’une pièce n’est pas nécessairement égal à celui qu’on a d’une autre : on ne paie pas son cresson avec une trop grosse pièce, on ne paie pas une maison avec de trop petites. La spéculation s’en mêle, jouant de la différence entre le cours légal des espèces et le cours du métal sur le marché monétaire. Pour limiter ce jeu, et faute de pouvoir agir sur ce marché autrement qu’en y réinsérant du numéraire par le décri des anciennes espèces et la frappe de nouvelles, le gouvernement royal se doit d’ajuster de temps à autre les deux cours. Changement de poids et de titre, parfois simple changement du cours légal le plus souvent, ces mutations sont assez mal comprises : on incrimine la spéculation des changeurs et manieurs d’argent de toutes sortes, et la présence d’hommes d’affaires dans l’entourage royal – les Italiens comme Biche et Mouche, mais aussi les grands bourgeois de Paris, les Barbou, les Cocatrix, les Gencien – incite l’opinion publique à penser que les mutations de la monnaie royale entrent dans la spéculation plus qu’elles n’y obvient. On peut penser qu’il y a, dans cette vue simpliste des choses, pas mal de vrai» (J. Favier. Ibid. pp. 145-146). L’idée de malfaisance liée à la spéculation et aux traders date de cette époque et les bourgeois comme les paysans de l'époque n'hésitent pas à se soulever lorsque la crise monétaire devient trop âpre à supporter.

Mais la solution malfaisante vient de l’État lui-même. C’est lui que les moralistes visent en premier. «Selon tous les moralistes, rappelle Favier, la pire des mutations est celle qui change le titre du métal – la teneur en or ou en argent fin – sans changer l’aspect extérieur de la monnaie : le changeur a lui-même de la peine à déterminer le titre, et l’homme de la rue s’y perd. C’est, dit-il, une tromperie. Mais aucune des mutations opérées par Philippe le Bel ne peut véritablement passer pour clandestine. Annonçant la première grande mutation, celle de 1295, le roi précise bien, dans son ordonnance, qu’il a décidé de frapper une monnaie qui “pourrait être inférieure en poids ou en aloi” à celle de ses prédécesseurs» (J. Favier. Ibid. pp. 148-149). Mais les guerres coûteuses et l’instabilité monétaire forcent régulièrement le roi à «rogner» les pièces d’or et d’argent. Et comme la petite monnaie circule davantage que les gros d’argent, ce sont sur elle que les «mutations» vont s’opérer davantage. Comme le rappelle encore Favier : «C’est pour les piécettes d’appoint, deniers du début, doubles de 1295, bourgeois doubles et simples de 1311, que la mutation portant sur le titre apparaît systématique. Monnaie usuelle du petit paiement, et donc du menu peuple, la monnaie “noire” pouvait tromper les non-avertis. En un cas, mais en un seul, la duperie semble évidente : le double tournois de 1303 est taillé à 170 au marc, comme celui de 1295, et il a comme celui-ci un cours légal de deux deniers tournois, ce qui peut masquer une dé-
valuation de 250 pour 100 à ceux qui ignorent – si tant est que quelqu’un peut ignorer la chose – que la teneur en métal fin est tombée de plus de moitié : de 4 deniers 18 grains à 2 deniers d’aloi, soit de 40 à 17 pour 100. Cette crise de 1303 est vraiment la seule crise grave, et la seule où la bonne foi du gouvernement royal puisse être suspectée. Lorsqu’il faut en 1311 substituer à nouveau au denier de saint Louis une monnaie sensiblement altérée, ce sont espèces tout à fait nouvelles que l’on frappe, des “bourgeois“, dont le titre est aussi léger que le poids et dont le revers, portant ce mot, bourgeois, sans doute par flatterie envers les villes, ne peut laisser place à la moindre confusion avec les espèces précédentes» (J. Favier. Ibid. pp. 149-150).

Dante connaissait très bien les «mutations» que faisaient faire Philippe le Bel à sa monnaie, pourtant, il ne le place pas dans le cercle des faux-monnayeurs. Certes, il écrira :
On verra là le deuil que répand sur la Seine,
Falsifiant la monnaie,
Celui qui mourra d’un coup de sanglier.
Mais, comme le note Favier, «la sincérité n’excuse pas la confusion. Dante n’a d’ailleurs jamais écrit que Philippe le Bel fit de la fausse monnaie : pour faire de la fausse monnaie, le roi de France aurait dû émettre de faux florins de Florence ou de faux esterlins anglais. Un faux-monnayeur, c’est celui qui bat monnaie alors qu’il n’en a pas le droit. Dante le savait, qui n’accusait le Capétien que d’avoir “falsifié“ la monnaie, c’est-à-dire la monnaie de compte. Même Dante, avec toute sa haine, en dit moins que ce qu’ont voulu lire en ce chant XIX du Paradis ceux qui veulent à tout prix avoir vu le roi faux-monnayeur dans son Enfer» (J. Favier. Ibid. p.150).

Arrêtons ici notre couverture des problèmes financiers de Philippe le Bel. On sait les conséquences dramatiques qu’en paieront les Juifs, exclus de France afin que le Trésor puisse s’emparer non seulement des intérêts mais également des capitaux et des biens immobiliers des prêteurs, tout comme le triste sort subit par les Templiers dont le Grand Maître, Jacques de Molay, fut brûlé dans une île de la même Seine où s’était répandue, selon Dante, la monnaie falsifiée. Derrière des raisons théologiques, d’hérésies, de sodomie et autres fadaises, le roi liquida ses créanciers. Et s’il mourut des suites d’une chasse au sanglier, son conseiller, Enguerran de Marigny fut sacrifié par son successeur, Louis X le Hutin, à l’échafaud de Montfaucon, éloignant d’un roi faible un conseiller honni des barons et méprisé de la foule qui reportait sur sa responsabilité toutes les «mutations» de la monnaie royale.

Car le mot qui nous fait transiter du falsificateur à l’alchimiste et au faux-monnayeur, c’est celui de «mutation», car c’est une mutation que l’on attend bien des alchimistes. Au moment des «mutations» de 1303 et de 1311, un médecin se faisait connaître aussi pour ses talents d’alchimiste : Arnaud deVilleneuve (±1235-1310). Il était donc l’exact contemporain de Philippe le Bel et pratiqua sa profession aussi bien à Aix qu’à Paris avant de finir recteur de la célèbre université de Montpellier, reconnue comme étant l’université de la médecine comme l’université de Bologne était celle du droit. C’est donc en tant que médecin que fut reconnu Arnaud. Ce dernier d'ailleurs était déjà un esprit positif dans la mesure où son approche de la médecine, comme celle de l’alchimie, reposait sur l’observation des phénomènes. Il est l’auteur du Rosaire philosophique, son principal traité d’alchimie, et du Chemin du chemin, où il décrit ainsi sa méthode qui n’a rien de farfelue : «Chaque chose est composée des éléments en lesquels on peut la décomposer. Citons un exemple impossible à nier et facile à comprendre : la glace à l’aide de la chaleur se résout en eau, donc c’est de l’eau. Or, tous les métaux se résolvent en mercure ; donc ce mercure est la matière première de tous les métaux .J’enseignerai plus loin la manière de faire cette transmutation, détruisant ainsi l’opinion de ceux qui prétendent que la forme des métaux ne peut être changée. Ils auraient raison si l’on ne pouvait réduire les métaux en leur matière première, mais je montrerai que cette réduction à la matière première est facile et que la transmutation est possible et faisable» (cité in S. Hutin. Histoire de l’alchimie, Verviers, Gérard, Col. Marabout Université, # MU223, 1971, p. 148).

D’où venait la «science» d’Arnaud? C’était un grand voyageur, nous rappellent MM. Caron et Hutin : «…ses voyages le menèrent à Barcelone, à Palerme et à Florence. Revenu à Paris, il s’y vit, à nouveau, attaqué par des théologiens et dut chercher refuge en Sicile où Frédéric II de Hohenstaufen le prit sous sa protection. Le pape Clément V, malade de la pierre, le manda en Avignon, promettant son pardon en échange de sa guérison. Faisant voile à destination de la France, Arnaud de Villeneuve mourut dans un naufrage en vue de Gênes, où il fut enseveli en 1313» (M. Caron et S. Hutin. Les Alchimistes, Paris, Seuil, Col. Le temps qui court # 16, 1959, pp. 32-33) C’était une chance pour lui car alerté par des ouvrages douteux portant sa signature, le grand inquisiteur de Tarragone les fit brûler, pour cause d’hérésie, en 1316. Est-ce au cours de tous ces déplacements qu’Arnaud fut initié à la connaissance de la pierre philosophale? Quoi qu’il en soit, celle-ci était déjà présentée comme la pierre permettant toutes les «mutations» des métaux, …comme le mercure est à l’origine de tous les métaux. Pour l’époque, les estimations concernant les quantités d’or qu’on pensait pouvoir obtenir par l’intermédiaire de cette pierre sont à faire rêver : Arnaud attribuait à la pierre philosophale un pouvoir de conversion s’exerçant sur cent parties de métal impur, le franciscain Roger Bacon optait, lui, pour cent mille parties et Isaac le Hollandais s’arrêtait à un million! Il y avait là de quoi faire rêver les rois les plus belliqueux ou les barons les plus prodigues. Les visions mystiques d’Arnaud de Villeneuve sont sans fin : «Quand toute l’eau de la mer serait du vif-argent bouilli, ou du plomb fondu, si on saupoudrait cette immense quantité de liquide d’un peu de ce Remède, elle deviendrait de l’or ou de l’argent» (Cité in M. Caron et S. Hutin. Ibid. p. 74). Voilà en quoi le Grand Œuvre était véritablement grand!

Ce serait en 1286 qu’Arnaud de Villeneuve aurait rencontré le catalan Raymond Lulle à Rome. Poète puis mystique, le descendant des anciens souverains des Baléares (où il est né) appartient encore à la génération de la révolution courtoise. On connaît son parcours légendaire et tout à fait typique du jeune prince richissime, raffiné mais désœuvré et dissolu, qui aurait poursuivi de ses attentions une jeune veuve qu’il souhaitait conquérir jusque dans l’église où elle pratiquait ses dévotions. Sans doute exaspéré par ce soupirant peu subtil, elle le conduisit dans un endroit privé où, à son joli visage qui faisait frémir de désir le jeune Lulle, elle lui montra ses seins dévorés de cancer. Frappé par cette confrontation, Raymond sombra dans un mysticisme qui le plongea dans l’obsession de convertir les Infidèles, c’est-à-dire les Sarrasins du Nord de l’Afrique. C’est sans doute en les fréquentant qu’il eut accès aux premiers écrits alchimistes du monde arabe. Le «Docteur illuminé» y écrira son Ars magna sciendi, son Grand Art du Savoir, un essai de construction logique qui visait à énoncer correctement tous les problèmes, de répondre à toutes les questions, de formuler – quelle que soit l’interrogation – une réponse rigoureuse et évidente afin de démontrer aux musulmans l’irréfutable vérité de la pensée chrétienne. C’est ainsi qu’il cabota le long des côtes «barbaresques» de l’actuelle Algérie où au port de Bougie, il fut lapidé par des fanatiques musulmans. On le ramena fort mal en point et il mourut sur le navire qui le ramenait à Majorque le 29 juin 1315.

Or, comble du paradoxe, il est démontré aujourd’hui qu’aucun des traités attribués à Lulle n’est authentique. On suppose qu’ils auraient été écrits par un Juif, Raymond de Tarraga. Il en va de même de toutes les légendes qui ont court sur les opérations alchimiques attribuées au dit Raymond Lulle. Toutes ces projections ramènent à une chose : non seulement on cherchait la Pierre philosophale qui pourrait «transmuter» le métal vil en or pur, mais le magicien qui pourrait opérer une telle transmutation. Voilà pourquoi, avec les siècles, l’alchimie recouvrira d’une discipline exemplaire et morale les formules sensées permettre de procéder à la «transmutation». À la fin, l’objectif aurique s’évanouissait au fur et à mesure que l’ésotérisme envahissait l’alchimie. Il en sera ainsi au siècle des courtisans avec le comte de Saint-Germain ou de purs escrocs comme Cagliostro.

Si certains féodaux entretinrent, à l’exemple de Gilles de Rais, des alchimistes sensés renouveler à volonté leur fortune, les théologiens et le clergé réagirent très vite à la prétention vaine des alchimistes. On l’a vu avec le sort réservé aux œuvres d’Arnaud de Villeneuve. Dès 1317, la bulle Spondent pariter déclarait : «Les malheureux alchimistes promettent ce qu’ils n’ont pas ! Quoiqu’ils se croient sages, ils tombent dans l’abîme qu’ils creusent pour les autres. Ils se donnent, d’une manière risible, comme les maîtres de l’alchimie, et prouvent leur ignorance, en citant toujours des écrivains plus anciens; et bien qu’ils ne puissent découvrir ce que ceux-ci n’ont pas trouvé non plus, ils regardent encore comme possible de le trouver à l’avenir. S’ils donnent un métal trompeur pour de l’or et de l’argent véritables, ils le font avec une quantité de mots qui ne signifient rien. L’audace a été trop loin; car, par ce moyen, ils frappent de la fausse monnaie, et trompent ainsi les peuples. Nous ordonnons que tous ces hommes quittent pour toujours le pays, ainsi que ceux qui se font faire de l’or ou de l’argent, ou qui sont convenus avec les trompeurs de leur payer cet or, et nous voulons que, pour les punir, on donne aux pauvres leur or véritable. Ceux qui produisent ainsi de faux or et argent sont sans honneur. Si les moyens de ceux qui ont enfreint la loi ne leur permettent pas de payer cette amende, cette punition pourra être changée en une autre mixtes, elles ne trouveront point grâce et seront privées de la dignité ecclésiastique» (cité in S. Hutin. Op. cit. p. 140). La bulle de Jean XXII est pour le moins ambiguë. Croit-il qu’il est possible de produire de l’or à partir d’un métal vil? À première vue, selon lui, ce ne serait que charlatanisme. Et si l’alchimie est une entreprise de fraude, l’or que l’on prétend avoir fabriqué ne peut donc être que fausse monnaie. Les alchimistes livrent donc quelque chose à leurs sponsors, mais ce ne saurait être de l’or authentique. Des chimères, nous passons aux hérésies et croyons l’homme capable de modifier la nature profonde crée par Dieu.

Face à cette leçon de lucidité pourtant, la quête du Grand Œuvre ne modèrera pas au cours des XIVe-XVIIe siècle. Celle-ci se présentait comme une alternative aux problèmes connus par Philippe le Bel et qui ne cessera de s’imposer à toutes les puissances avec la prochaine Guerre de Cent Ans. Par-delà, malgré les débats théoriques autour de la monnaie dont le plus connu demeure celui opposant Malestroit à Jean Bodin, pour des vassaux peu intéressés aux argumentaires théoriques, la séduction du rêve alchimique demeurait plus alléchante : «La recherche d’une “pierre philosophale” offrant la possibilité de transmuer les métaux les plus ordinaires en argent et en or, passionna de nombreux seigneurs, rois et reines. Les uns rêvaient de ce faste et de cette gloire qu’apporte avec elle la fortune; les autres, d’un moyen rapide et (surtout) tenu secret de renflouer un trésor de guerre par trop compromis, les fonds d’État imprudemment aventurés, voire quelque patrimoine personnel jugé par trop insuffisant. Les usuriers et les prêteurs jouaient leur rôle mais ils n’étaient pas de taille à lutter, avec leurs maigres avances (qu’il fallait d’ailleurs songer à rembourser, et qui étaient chichement consenties), contre le pactole miraculeux que promettaient de faire jaillir d’un vil morceau de plomb des hommes prompts à flairer la bonne aubaine et rendus très hardis par la naïveté de leurs victimes». (M. Caron et S. Hutin. Op. cit. p. 53).

Face à eux se tenaient les magiciens, les hérétiques ou les fraudeurs : «Les vrais alchimistes, probes et savants, n’acceptaient de travailler aux cornues de quelque altesse en mal d’écus que dans l’espoir d’agrandir le champ de leurs connaissances, grâce aux moyens qui étaient mis à leur disposition. Des empiriques, eux, s’aveuglaient singulièrement, mais avec beaucoup de sincérité, sur leurs propres sensibilités et rêvaient éveillés, d’un miracle capable de faire affluer l’or dans les creusets ou d’en faire ruisseler des gemmes précieuses. Si ces sincères étaient rares, les “astucieux” foisonnaient» (M. Caron et S. Hutin. Ibid. p. 53). Et, au fond d’eux-mêmes, s’ils se distin-guaient de la façon de voir que présentait la bulle Spondent pariter, les alchimistes sentaient qu’en utilisant le soufre, ils se rapprochaient de la damnation : «Les alchimistes les moins enclins à la crédulité craignent de provoquer la colère divine en dévoilant le résultat de leurs recherches», notent Caron et Hutin : «Arnauld de Villeneuve, en parlant du Grand Œuvre, ne disait-il pas : “Celui qui révèle ce secret est maudit et meurt d’apoplexie”?… “Je te jure sur mon âme que, si tu dévoiles ceci, tu seras damné”, renchérissait Raymond Lulle. Basile Valentin ajoutait de son côté : “…en dire un peu plus, ce serait vouloir s’enfoncer dans l’enfer”; et Flamel assurait qu’il n’avait jamais fait état à un non-initié du contenu de son livre miraculeux, de peur que Dieu ne le punisse”» (M. Caron et S. Hutin. Ibid. p. 133). Il n’y avait pas que le moraliste Dante qui refoulait au dixième cercle les alchimistes et les faux-monnayeurs. Les alchimistes eux-mêmes étaient souvent les premiers à craindre pour leur vie ; non peut-être pas tant le sort réservé en ce bas-monde, mais surtout celui de l’éternité. La «mutation» de la pierre philosophale en élixir de Longue Vie ne devait-elle pas assurer le prolongement de la vie terrestre aux limites même de l’immortalité, si on en croit la légende du comte de Saint-Germain, fabriquée à la fin du XVIIIe siècle et entretenue tout au long des siècles suivants?

Devant l’incapacité à tenir leurs promesses, l’échec des alchimistes ouvrit grandes les portes de la contrefaçon. Dans la mesure où l’économie capitaliste des États absolutistes se résumait au protectionnisme et au mercantilisme et que le signe de la plus grande quantité d’or et d’argent accumulée dans les coffres de l’État signifiait la richesse du royaume et ses capacités à habilement jouer de la diplomatie en la complétant de guerres dévastatrices et coûteuses, on vit de véritables faux-monnayeurs se mettre à leur tour au Grand Œuvre! Parallèlement, la résurrection du droit romain dans le monde des affaires entraîna la crainte antique de la fabrication de la fausse monnaie et, avec elle, les punitions sévères pour tous ceux qui seraient saisis en train de fabriquer ou de faire circuler cette monnaie du diable. Surtout que le théoricien anglais de la monnaie, sir Thomas Gresham (±1519-1579), avait rappelé, selon les termes anciens, que «la mauvaise monnaie chasse la bonne». Ce qui était déjà le cas, souvenons-nous, du temps de Philippe le Bel. Lorsque deux monnaies se trouvent simultanément en circulation avec un taux de change légal fixe, les agents économiques préfèrent conserver, thésauriser la «bonne monnaie» et utiliser la «mauvaise» dans leurs échanges commerciaux afin de s’en débarrasser. Dans les cadres du mercantilisme où la thésaurisation était un acte de foi en l’État absolu, la fausse monnaie devenait une cause de faillite chez bien des petits entrepreneurs. Gresham entendait sauver le shilling (monnaie en argent) contre les monnaies encore produites par certains seigneurs anglais pour des transactions locales. Dans le contexte du bimétallisme, la loi de Gresham s’applique au-delà du fait à savoir si la monnaie est vraie ou fausse, il s’agit seulement de savoir laquelle est la «bonne» et l’autre «mauvaise» dans le cadre des transactions. Le faux-monnayage ajoute donc une quantité de «mauvaises» monnaies fabriquées à mauvais escient contre la monnaie la plus couramment utilisé dans le royaume.

Cette recrudescence de sévérité dans les châtiments des crimes de fabrication de fausses monnaies coïncida avec le développement de l’État et son emprise à la fois sur les féodaux et sur les cités libres bourgeoises. En France, écrit François Martineau, «tant par tradition que par idéologie, les jurisconsultes d’Ancien Régime rangèrent le faux-monnayage parmi les “crimes contre le souverain”. Ils reprenaient tout d’abord la conception romaine de la monnaie, qui consistait à croire que la valeur des pièces en circulation provenait surtout de l’empreinte royale qu’elles portaient et non point de leur poids en or. Ils reflétaient ensuite le long combat de l’autorité royale contre toutes les puissances intermédiaires, féodales ou économiques, autorité royale qui n’avait cessé de revendiquer comme l’une de ses prérogatives essentielles le droit exclusif de battre monnaie» (F. Martineau. Fripons, gueux et loubards, Paris, J.-C. Lattès, 1986, p. 303). À partir de cette représentation, on comprend la nature des accusations portées contre les faux-monnayeurs : «Abot de Bazinghen, dans son Traité des monnaies, écrit… que “le crime de faux est le plus punissable parce que, le souverain ayant, seul, le droit de fabriquer les monnaies, ceux qui les fabriquent sans sa permission, expresse commettent un crime de lèse-majesté au deuxième chef, qui est puni de mort”. Muyart de Vouglans, dans ses Loix criminelles, classe la fabrication, l’altération et l’exposition de la fausse monnaie parmi les crimes de lèse-majesté humaine au second chef, immédiatement à la suite des crimes contre l’honneur et la dignité du souverain. Selon la jurisprudence, il y avait fabrication lorsque la monnaie était fausse par la matière ou lorsque l’image du prince ou l’inscription qui devait y être était falsifiée. Toutes les formes d’altération étaient de même réprimées et par diverses ordonnances, notamment celle du 13 juillet 1536 qui visait les rogneurs» (F. Martineau. Ibid. p. 304). Jusqu’au XVIIIe siècle, la punition reste la mort : «La peine prévue par les textes était la mort. La rigueur des lois envoyait en effet au bûcher tout faux-monnayeur, qu’il eût été l’auteur principal du crime ou son complice, qu’il eût fondu, frappé, gravé ou seulement chargé ou transporté sciemment des outils ou machines destinés au faux-monnayage, qu’il eût acheté ou vendu de fausses monnaies en connaissance de cause» (F. Martineau. Ibid. p. 304). Une seule variable : le faux-monnayeur n’est plus un hérétique, contrairement à l’alchimiste. «Précisons enfin que l’édit de février 1726, qui, le premier, essaya de faire la synthèse de l’ensemble des dispositions contenues dans les diverses ordonnances royales rendues en la matière et constitua une sorte de code du faux-monnayage, prévoyait que ceux qui avaient fondu les monnaies authentiques, même sans avoir l’intention de les falsifier mais pour en faire des bijoux, étaient punis des galères perpétuelles; on ne pouvait plus clairement affirmer le caractère sacré des pièces de monnaie sitôt qu’elles avaient reçu l’empreinte royale» (F. Martineau. Ibid. p. 304). La sacralité de la pièce de monnaie ne reposait plus sur le signe idéologique qu’elle portait, comme dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, mais dans sa valeur intrinsèque, c’est-à-dire sa valeur de conversion, d’échange. Aujourd’hui encore, dans le pur style d’Ancien Régime, il est interdit par la loi de détruire de l’argent, surtout en papier-monnaie.

En France, au temps de Louis XVI, seulement 17 hôtels des monnaies disposaient du droit de battre pièces d’or et d’argent. C’était l’époque où les faux-monnayeurs étaient surtout des filous ou des petits délinquants poussés par la nécessité. Peu outillés, il s’agissait d’un travail artisanal opérant à partir de moules reproduisant les pièces originales. Le cuivre ou le bronze étaient colorés afin de donner l’apparence de l’or et de l’argent. Il y avait aussi la frappe d’argent pour ceux qui connaissaient les techniques et savaient utiliser un outillage supérieur. Le type le plus courant restait la rognure des pièces. Avec la Révolution de 1789 est consacrée une nouveauté pour les échanges courants : le papier-monnaie. «Malgré les doléances exprimées dans de nombreux cahiers qui ont précédé la réunion des états généraux de 1789, et qui demandaient notamment “le rejet de toute proposition tendant à introduire toute espèce de papier monnaie, billet d’État, de banque, etc., sous tel prétexte ou dénomination que ce puisse être, comme désastreux pour l’État”, et devant la disparition du numéraire métallique, Pétion de Villeneuve proposait en décembre 1789 à la tribune de l’Assemblée : “Nous pouvons fabriquer nous-mêmes le numéraire fictif ; nous avons à notre disposition les fonds domaniaux et ecclésiastiques : créons des obligations à ordre, faisons-leur porter un intérêt, assignons-leur un paiement certain”. L’assignat allait naître et avec lui l’idée de la planche à billets comme moyen de combler les déficits budgétaires. Avec la monnaie papier allaient aussi apparaître les plus importantes contrefaçons fiduciaires que la France ait pu connaître» (F. Martineau. Ibid. p. 309). La proposition de Pétion n’était pas encore formulée qu’«en novembre 1789, Xavier Marin, Rémi d’Autun de Champclos et Pierre de Grandmaison furent arrêtés. Après diverses perquisitions, on découvrit chez le premier une presse et de nombreux billets. Comme par remords, Marin se tua dans sa prison avec un “couteau trouvé dans un poulet”. Les Annales patriotiques et littéraires, dans leur numéro du 12 novembre 1789, écrivirent que cette fraude “avait pour protecteurs et fauteurs des hommes d’un ordre élevé et qui avaient le plus grand intérêt que leurs complices ne fussent pas entendus”. Un examen minutieux des services de police permit de déceler les vrais billets des faux par “une légère odeur de térébenthine et une faute d’impression : lo Cie pour La Cie, le filigrane ayant été en outre tracé à la pointe et non fabriqué”» (F. Martineau. Ibid. p. 310). Il est ironique si on se rappelle qu’on attribue à l’alchimiste Arnaud de Villeneuve la découverte de l’essence de térébenthine! Les deux complices de Marin partagèrent un sort encore plus horrible. Champclos et Grandmaison voyaient leurs dossiers se perdre dans le fatras de la nouvelle justice lorsque survinrent les massacres de septembre 1792. Les massacreurs envahirent la prison de l’Abbaye où ils étaient détenus et furent massacrés en même temps que la princesse de Lamballe.

La crise de l’assignat ne tarda pas à montrer la fragilité du papier-monnaie. De 1792 à 1795, les tribunaux criminels auraient eu à juger 96 affaires de faux-monnayage. De ce nombre, on retient la diversité des professions des condamnés à la guillotine pour fabrication de fausse monnaie : pour Paris, on compte plusieurs ex-curés, un commis horloger, un ancien secrétaire du prince de Conti, un libraire, des brocanteurs, un chirurgien, des tailleurs de pieux, des marchands de peaux de lapins, des cuisiniers, des marchands de vin, des officiers, des négociants, une institutrice, un ex-noble. (F. Martineau. Ibid. p. 311). Mirabeau déjà, le 8 octobre 1790 lors d’un discours à l’Assem-
blée nationale, déclarait : «J’en atteste tous les artistes, rien n’est plus facile à imiter que vos assignats existants». Le système de représentation politique étant passé du Roi au peuple, le code pénal de 1791, prévoyant la répression du faux-monnayage métallique, classa l’infraction non plus comme crime de lèse-majesté ou de lèse-nation, mais tout simplement un crime contre la propriété publique! Le châtiment consistait désormais à une peine de 15 ans de prison. C’est l’idée que les contrefacteurs étaient des agents de la Contre-Révolution ou des agents de l’Angleterre chargés de diffuser des faux assignats pour accentuer la crise financière qui conduisit les condamnés pré-cités à l’échafaud. Après Brumaire et la prise du pouvoir par Bonaparte, le châtiment allait redevenir plus sévère.

Après la Révolution, le faux-monnayage retrouva son profil d’Ancien Régime, même si désormais les billets de banque complétaient les pièces métalliques. De petits faussaires, usant souvent de manière artisanale un outillage rudimentaire durent constamment s’adapter aux perfectionnements des planches à billet. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que des bandes organisées de faux-monnayeurs de mirent en place dans l’ensemble des pays occidentaux. Celles-ci opéraient sur une large échelle et même de l’ampleur internationale. La fausse monnaie devenait, avec le temps, elle aussi, une affaire industrielle. Pour le reste – l’écoulement -, la manière de faire était restée la même depuis des siècles : écouler des pièces d’usage courant parmi l’homme de la rue.

Certes, les justifications idéologiques ne manquent pas pour condamner la contrefaçon des pièces de monnaie ou du papier-monnaie. Le pan du Socius est entièrement couvert par la dite loi de Gresham qui fait du faux-monnayage une subversion de l’économie. En fait, la seule façon légale de contourner le faux-monnayage est la spéculation sur les valeurs. Le passage de l’usage du crédit de l’investissement à la production à la dépense – au potlach dirait Bataille – de consommation a multiplié les monnaies parallèles. Les cartes de crédit, les cartes de débit, les monnaies Canadian Tires ou les bons d’échange sont autant de monnaies parallèles dont la circulation demeure limitée mais dont certaines – les monnaies de cartes – tendent littéralement à faire disparaître la monnaie de l’usage courant. Si, au niveau de la valeur économique et de l’iconographie de propagande qui a toujours accompagné la pièce et même lui a donné, de l’Antiquité aux Temps modernes, la valeur idéologique du pouvoir, la fausse monnaie avait également un aspect étroitement lié à la perversion des signifiés. Voilà pourquoi toute la pensée économique du marquis de Sade se retrouve dans un passage de Justine ou les infortunes de la vertu (dont la première mouture date de 1787 et la seconde coïncide (est-ce un hasard?) avec le début du pic de la crise des assignats (1791), enfin retouchée une dernière fois en 1799, au moment où le coup d’État de Napoléon Bonaparte va s’appuyer sur la banque Ouvrard. Nous devons à Annie Le Brun et à Philippe Roger des indications très éclairantes sur ce passage où Justine (qui se fait appeler Thérèse), fille vertueuse soumise à toutes les formes d’assauts physiques et moraux, est prisonnière de faux-monnayeurs. Comme pour Dante, Sade fait une véritable «léproserie» du monde du travail et de la production de la fausse valeur dans la descente aux enfers de la malheureuse Justine.

Mais pour mieux saisir l’innovation qu’apporte Sade à la question du faux-monnayage, il faut sauter un siècle vers l’avant. Il est assez étonnant, en effet, sans être identique ni même le commentaire de l’une sur l’autre, que les visions de Karl Marx et de Sigmund Freud sur l’argent se complètent. C’est une approche quasi proto-freudienne que Marx fait de la fascination de l’argent lorsqu’il écrit : «Ce que l’argent est pour moi, ce que je puis payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement, je suis paralytique, mais l’argent me procure 24 jambes ; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupule, sans esprit, mais l’argent est en honneur donc aussi son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon; au surplus, l’argent m’évite la peine d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désir un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire? Si l’argent est le lien qui me relie à la vie humaine, à la société, à la nature et aux hommes, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens?» (K. Marx. Manuscrit de 1844, cité in K. Papaioannou. Les Marxistes, Paris, Flammarion, Col. J’ai lu l’Essentiel, # E/13, 1965, pp. 65-66). Autant qu’une réflexion générale, Marx commente ici le personnage de Shylock. L’identité du possesseur de l’argent et de l’argent est le problème méta-
physique juif né des millénaires où les Juifs ont servi d’en-
tremetteurs entre les Empires (grecs, romains, chrétiens), là principalement où l’Église et les Princes les avaient casés, c’est-à-dire dans le commerce de l’argent, dans le prêt usuraire, etc. Établissant leur empire sur les argents nationaux, comme les alchimistes, ils parvenaient à opérer la «mutation» de leur non-Être en Être. Et ce, en rendant possible les rêves les plus fous. Marx conclut son paragraphe ainsi : «Shakespeare fait ressortir surtout deux propriétés de l’argent : 1. C’est la divinité visible, la métamorphose de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelles des choses. L’argent concilie les incompatibilités. 2. C’est la prostituée universelle, l’entremetteuse générale des hommes et des peuples» (K. Marx, in K. Papaioannou. Ibid. p. 66).

La chose est dite. L’argent est sale. L’argent est merdique. Il cultive une coprolagnie parmi les individus parce qu’il leur promet ce qu’ils ne sont pas. En tant que pervers, l’argent fait porter le désir non sur l’objet réel mais son intermédiaire, son substitut. Le fétichisme de la marchandise commence par le fétichisme de l’argent, et à ce compte, ses capacités techniques – entendre magique – en font un être dévoyeur, diviseur, comme le diable, comme le Mal. En rappelant la grande prostituée de l’Apocalypse, la pensée du jeune Marx le renvoie à la tradition judéo-chrétienne de la dénonciation de l’argent, mais en même temps à l’aliénation des Juifs à la merde qui passe pour de l’or. Il reviendra d’ailleurs sur ce point dans la Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie de 1857-58 qui ne seront publiés qu’à titre posthume. Ici, Marx entendait élargir au domaine sociologique l’investissement psychique de l’argent.

La soif d’enrichissement est autre chose que la soif instinctive de richesses particulières, telles les habits, les armes, les bijoux, les femmes, le vin; elle n’est possible que si la richesse générale, en tant que telle, s’individualise dans un objet particulier, l’argent. L’argent n’est donc pas seulement l’objet, mais encore la source de la soif de s’enrichir. Le goût de la possession peut exister sans l’argent; la soif de s’enrichir est le produit d’un développement social déterminé, elle n’est pas naturelle, mais historique. D’où les récriminations des Anciens contre l’argent, source de tout Mal.

La soif de jouissance sous une forme générale, et l’avarice sont les deux manifestations particulières de la soif d’argent. La soif abstraite de jouissances suppose un objet contenant la possibilité de toutes les jouissances : l’argent dans sa fonction de représentation matériel de la richesse; l’avarice, elle aussi, n’existe que dans la mesure où l’argent est la forme générale de la richesse en face des marchandises qui sont ses substances particulières. Pour le retenir et satisfaire son besoin d’avarise, le thésauriseur doit tout sacrifier et renoncer à toute relation avec les objets qui satisfont des besoins particuliers.

La soif d’argent ou d’enrichissement, c’est nécessairement la ruine des anciennes communautés. D’où leur antagonisme. L’argent étant lui-même la communauté, il ne peut en tolérer d’autres en face de lui. Mais cela suppose le plein développement des valeurs d’échange, et donc une organisation correspondante de la société. Dans l’antiquité, la valeur d’échange n’était pas le nervus rerum… 

De la simple notion d’argent, il ressort qu’il ne peut constituer un élément développé de la production que si travail salarié existe déjà… Lorsque le travail devient travail salarié, le but en est directement l’argent; la richesse générale est donc posée à la fois comme son but et son objet… De but, l’argent devient maintenant le moyen de rendre tous les individus zélés au travail; on produit la richesse générale pour s’emparer de son représentant. Aussi jaillissent les véritables sources de la richesse. Le but du travail n’est plus, dès lors, tel produit spécifique ayant des rapports particuliers avec tel ou tel besoin de l’individu, c’est l’argent, richesse ayant une forme universelle, si bien que le zèle au travail de l’individu ne connaît plus de limites : indifférent à ses propres particularités, le travail revêt toutes les formes qui servent à ce but. Le zèle se fait inventif et crée des objets nouveaux pour le besoin social. Il est donc évident que, sur la base du travail salarié, l’argent n’agit pas comme un dissolvant, mais comme élément productif, alors que la communauté antique était en opposition directe avec le système généralisé du travail salarié…

L’époque antérieure au développement de la société industrielle moderne fait preuve d’une soif d’argent universelle, celle-ci affecte aussi bien les individus que les États. N’étant préoccupée que des moyens de s’emparer du représentant de la richesse, cette époque est incapable de voir comment les sources de la richesse se développent effectivement. Lorsque l’or n’est pas issu de la circulation, mais est trouvé tout fait, le pays s’appauvrit – comme c’est le cas de l’Espagne, en revanche, les nations qui sont obligées de travailler pour l’enlever aux Espagnols développent les sources de la richesse et s’enrichissentréellement» (cité in K. Papaioannou. Marx et les marxistes, Paris, Flammarion, Col. Science, 1972, pp. 133-134).

On le voit, les deux textes se complètent à merveille. À la cupidité d’accumuler tout l’argent en en privant les autres s’opère simultanément la réification de l’individu qui en vient à thésauriser le tout et en faire un avaricieux, mais un être isolé de toutes communautés. De la subversion du Socius, nous en venons à passer insensiblement à la perversion de la Psyché. L’aliénation par le travail suppose que capitalistes et prolétaires finissent par partager le même lien d’esclavage vis-à-vis l’argent. Il faudra retenir tout ceci lorsque nous reviendrons à Sade et à Justine.

Ce que Freud ajoutera à ceci, c’est l’association du fétichisme de l’argent à la fixation anale. Dès 1908, il inscrit le caractère anal de l’argent dans ses théories psychanalytiques. Il suppose un rapport d’équivalence entre le symbole argent et les fèces dans le contrôle de la rétention (la thésaurisation) et de la défécation (la dépense). Ferenczi, son élève, analyse ce déplacement par le passage d’un objet sale à quelque chose de plus propre : du désir interdit on accéderait à un objet dérivé, substitut du vrai plaisir, mais subsumé. À ce stade, c’est l’accumulation avaricieuse qui joint le pouvoir à la satisfaction anale d’amasser amoureusement et de dilapider haineusement. Très vite, l’enfant comprend le pouvoir de l’argent en liaison avec ses propres désirs pervers. Il découvre sa puissance en exerçant sur ses parents un pouvoir affectif qui le hisse au sommet de toutes les valeurs. Mélanie Klein comprend dès lors que pour fixation anale que puisse paraître l’argent, il demeure avant tout associé à la satisfaction orale, à la consommation. La dépense d’argent, plus qu’un acte volontaire d’un intermédiaire fantasmatique, est le premier acte qui crée la personnalité du consommateur. L’absence d’argent, ou plus simplement l’anticipation de son absence, peut se trouver à l’origine des pires angoisses et surtout celui de ne pas être aimé. On retourne ici à ce que nous disions plus haut sur l’ontologie du Juif dans la civilisation occidentale. Côté avarice, l’individu (ou le Socius) dévelop-
pera son refus compulsif de la dépense par peur de ne pas être aimé, c’est-à-dire d’exercer un pouvoir de contrôle sur les autres; côté convoitise, l’individu culpabilisera proportionnellement à sa cupidité, usant de la politique du don (l’évergétisme) pour acheter l’amour qu’il aura sacrifié dans sa quête immodérée de l’argent. La bienfaisance, les fonds de soutiens et de charité, tout ce qui était dénoncé chez les théoriciens du capitalisme sauvage – le pasteur Malthus – reviennent comme rachat fantasmatique d’une abjection bien réelle. Lacan ajoutera peu à tout ceci sinon que l’argent n’a aucune valeur propre mais seulement celle de signifiant. Quand le sujet possède l’argent et le garde (avarice), il répond de la valeur et de la puissance qu’il exerce réellement à l’intérieur de lui (le fantasme magique du contrôle du déplaisir). En tant que simple signifiant langagier (donc lié à l’inconscient), il correspond à un manque : le millionnaire se sent toujours plus loin que le milliardaire de la puissance transcendante, ce que Lacan appelle dans son jargon le «grand Autre» (Dieu).

Que représente alors le faux-monnayeur entre Psyché freudienne et Socius marxiste? À première vue, tout peut sembler facile et la réponse se trouve là, dans ce qui est écrit. Mais additionner des plans théoriques ne suffit pas à créer une dynamique où Psyché et Socius interagissent logiquement à notre compréhension. Voilà pourquoi la démarche de Sade permet de ramener à un même niveau cinétique Psyché et Socius et joindre, par le fantasme de l’argent, la machine désirante à la machine sociale. Revenons donc aux tribulations de Justine/Thérèse dans le monde des faux-monnayeurs.

Au cours de ses périples incroyables, Justine se porte au secours de Dalville victime d’une attaque de voleurs. Âgé de 35 ans, Dalville (dans la première version des Infortunes de la vertu, il porte le nom de Dalville mais dans les versions ultérieures, Dalville et Roland deviennent deux entités distinctes) est chef d’une bande de faux-monnayeurs logée dans un château perché sur la crête d’une montagne du Dauphiné. Sa description est propre aux personnages sadiques : petit homme, court et gros, la mine sombre, le regard farouche; velu comme un ours, de la barbe jusqu’aux yeux; fort brun, des traits mâles; le nez long, des sourcils noirs et épais. Son sexe est qualifié par l’auteur de «membre redoutable, énorme, monstrueux»; «longueur et grosseur démesurées»; autres déterminations : «longueur de l’avant-bras, les deux mains l’entourent à peine» (R.-G. Lacombe. Sade et ses masques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1974, p. 252). Justine, qui fuit les policiers, se fait appeler Thérèse; la Belle sauve la Bête, mais la Bête la remercie en l’enfermant deux ans prisonnière dans cette retraite inaccessible, où il emploie des femmes à tourner la meule. C’est ce long trajet de Thérèse sur un chemin de plus en plus montant et malaisé, que Philippe Roger assimile à un parcours rétrograde vers une préhistoire des rapports de production. On a souligné que tout au long de l’histoire de la fabrication de la fausse monnaie, les faux-monnayeurs étaient pour la plupart des filous, des gens des basses classes, des sous-prolétaires qui entendaient jouer l’économie monétaire contre elle-même. C’est ce que tient à nous rappeler Sade avec Dalville et Roland. Voilà pourquoi Roger rappelle que le trajet en question comprend trois étapes : les libertins proposent ou imposent à Justine les trois situations économiques suivantes : la rente, la domesticité, l’esclavage. Voilà en quoi les deux années de détention de Justine/Thérèse sont la suite rétrograde des trois dépendances pré-capitalistes : la rente foncière du capitalisme mercantile, le servage et l’esclavage :
La rente que le libertin est prêt à payer à Justine sur son corps est à l’image de la rente foncière, rétrocédée par le capitalisme au propriétaire terrien. C’est la forme que prend l’indemnisation du propriétaire foncier dans un système où le pouvoir lui a déjà échappé. Proposer ce marché à Justine, c’est bien générosité de la part du financier Dubourg, puisque Justine, qui n’a pour terres que son corps, se verra aussi bien lotie que le noble, propriétaire foncier, soumis à la même loi. Accepter la rente, c’est passer dans le camp des libertins, devenir un des leurs; à preuve l’irrésistible ascension de Juliette [sa sœur, la perverse] 

La domesticité est évidemment la forme privilégiée par la noblesse de la prestation de service : l’ancillarité met à la disposition du “maître” la force de travail du “serviteur”, tout en écartant la situation salariale, et le rapport social qui lui est lié. Recevoir des gages suppose quelque chose de plus que “servir” : c’est faire acte d’allégeance.
Or, si le refus de la rente ravale Justine au rang de domestique, le refus de “servir” (crimes compris) fait à son tour remonter le récit vers un moment antérieur de l’organisation du travail, féodal par excellence : le servage.
Le servage est incontestablement le type de rapports que met en scène l’épisode de Dalville, faux-monnayeur secouru par Justine, qui pour récompense enchaîne celle-ci à une roue d’infortune, dans un château-prison-usine : “Voilà ta besogne; moyennant que tu travailleras douze heures par jour à tourner cette roue, que tu seras comme tes compagnes bien et dûment battue chaque fois que tu te relâcheras, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour. Pour ta liberté, renonces-y…”
Dalville assigne à Justine sa place, sa fonction, sa rétribution aussi impérieusement qu’arbitrairement : l’autorité du faux-monnayeur n’a rien à envier à celle du seigneur, dont il usurpe mais en même temps ressuscite (droit de cuissage inclus) les antiques prérogatives.
Ainsi régresse le récit vers le modèle nostalgique de l’économie féodale, sans nulle ambiguïté : Dalville est bien le modèle du thesmothète libertin, et son repaire caché dans un coupe-gorge semble bien présenter au lecteur l’utopie sociale qui manquait au conte. À preuve cet étrange ajout : le méchant Dalville parti fortune faite, un “bon” brigand, Roland, lui succède; et c’est, en quelques lignes, l’amorce d’une structure sociale parfaite. Justine ne pense plus à s’évader : le travail est adouci, rendu plus efficace aussi; les ouvrières “récompensées par de très bonnes chambres et une excellente nourriture”. Détail symbolique : le retour au château des serfs, ainsi rapprochés de leur protecteur-exploiteur (“il nous établit dans le château”).
Quel modèle s’ébauche ici, sinon celui d’une féodalité à visage humain et d’un servage bien tempéré? C’est un moment décisif du texte que celui où tout peut s’arrêter dans un équilibre social enfin défini […]. Mais bien évidemment, il suffira de trois lignes pour la balayer : le réel d’une société mauvaise fait irruption dans le rêve féodal, et les faussaires utopistes sont couverts de chaînes par les forces de désordre de la maréchaussée : “dans un monde totalement corrompu”… (P. Roger. Sade La philosophie dans le pressoir, Paris, Grasset, Col. Théoriciens, 1976, pp. 185-186)
On ne saurait mieux décrire ce que La Boétie appelait la servitude volontaire! Pour Sade, le mode de production féodal établit un équilibre où la hiérarchie des maîtres et la servitude des domestiques posent l’utopie de la société parfaite, ce que le capitalisme nouveau tend à détruire. C’est ainsi qu’un autre pervers, Saint-Florent, explique la façon dont la nouvelle économie réintroduit l’esclavage démentiel de Dalville : «Je vais plus loin, Thérèse : l’activité, l’industrie, un peu d’aisance, en luttant contre mes subornations, me raviraient une grande partie des sujets; j’oppose à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville, j’excite des oscillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les classes du pauvre, lui enlevant d’un côté les moyens du travail, et lui rendant difficiles de l’autre ceux de la vie, augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère me livre. La ruse est connue, Thérèse : ces disettes de bois, de blé et d’autres comestibles, dont Paris a frémi tant d’années, n’avaient d’autres objets que ceux qui m’animent; l’avarice, le libertinage, voilà les passions qui, du sein des lambris dorés, tendent une multitude de filets jusque sur l’humble toit du pauvre». (Cité in A. Le Brun. Soudain un bloc d’abîmes, Sade, Paris, Gallimard, Col. Folio essais #226, 1986, p. 255).

Qu’est-ce à dire? Que doit-on comprendre de ces exposés du roman de Sade? La vertu de la production féodale est d’offrir une stabilité conformément à ce que Marx appelait plus haut la communauté. L’esclavage à un extrême, «l’activité, l’industrie» à l’autre où le salarié appartient à une classe de pauvres progressivement dépossédés par/pour l'enrichissement des bourgeois, confirment, si besoin était, que la Nature a horreur de l’équilibre et que finalement, la société utopique du château de Roland doit disparaître sous la force du progrès et de la maréchaussée. Les faux-monnayeurs de Sade sont authentiques; ils appartiennent à ce que Hobsbawm appelle les primitifs de la révolte. Anarchistes dans l’âme, les faux-monnayeurs sont des «libertariens» et renouent avec les pratiques de l’esclavage, car telle est la nature humaine que si la servilité sied bien à Justine-la-pure, c’est dans la libération des instincts que l’économie s’accroît. Dalville revêt donc le costume du parfait libertin alors que son remplaçant, Roland, par sa convivialité et sa féodalité, est condamné à mort par le régime royal. Dalville profitera de sa retraite construite sur l’esclavage en devenant amant de la sœur de Justine, l’ineffable Juliette. Ce que Lacombe attribue à Roland convient plutôt au Dalville de la première version du roman : «Il bat ses gens et leur inflige différents supplices : flagellation, pendaison, jeu de coupe-corde… Il opère ses forfaits dans des souterrains situés “à huit cents pieds dans les entrailles de la terre”. Incestueux (avec sa sœur) et sodomite. Ses maximes : “Le crime allume ma luxure; plus il est affreux, plus il m’irrite”; “ce n’est qu’au sein de l’infamie que la lubricité doit naître”; “le meurtre est mille fois plus délicieux quand il emporte avec lui l’idée du vol”; “le spectacle de l’infortune m’irrite, il m’amuse, et quand je ne puis faire du mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort”; “il ne faut jamais soulager l’indigent; c’est s’opposer aux lois de la nature et encourager la fainéantise”» (R.-G. Lacombe. Op. cit. p. 252). Cette dernière thèse, reprise par les économistes libéraux du tournant du XIXe siècle et partagée comme paroles d'Évangile par tous les entrepreneurs capitalistes jusqu'à nos jours, apparaît comme un sophisme qui montre le peu de psychologie de la minorité dominante. Tout cela, enfin, confirme la thèse de Philippe Roger que le sentier abrupt que suit Justine est une métaphore de la régression de l’économie sociale. Roland est un sot qui veut s’attacher aux pratiques de la servitude féodale. Dalville et Saint-Florent sont, eux, les promoteurs de la nouvelle économie, d’accord sur la société sadienne qu’inaugure le régime capitaliste de production associée à l’industrie.

Mais la régression sociale n’est que le revers de la régression psychique. Dalville fait des primitifs de la révolte des pervers polymorphes (inceste, sodomie, meurtre). La fausse monnaie est un assaut non seulement contre la société établie, mais aussi contre son symbole d’autorité : la figure du Père. Considérant que l’effigie apporte une plus-value à la monnaie, sa contrefaçon devient un crime de lèse-majesté en singeant la figure du Roi. La propagande est déviée de son but. Elle annule la légitimité du pouvoir et de son représentant aussi bien sur terre que dans les cieux. La fausse monnaie est une gifle à la figure même de Dieu, et c’est ainsi que le droit féodal le concevait et celui de l’Ancien Régime encore plus, d’où les supplices dont étaient frappés les condamnés. Passé de la monarchie à la nation n’enlève rien au crime sinon que la lèse-majesté touche aussi bien la figure du Père (l’État) que celle de la Mère (la Nation). N’est-il pas symptomatique que les États-Unis, qui portent à la fois sur leurs billets la figure du Père (Washington; In God we trust) et la devise de la Nation (le grand sceau des États-Unis avec la devise E Pluribus Unum), aient été parmi les plus contrefaits? Bernard Oudin écrit ainsi : «De nos jours, la devise imprimée suivant les techniques les plus perfectionnées est évidemment le dollar, mais c’est aussi la plus imitée. Son rôle de moyen de paiement international lui a valu d’être également falsifié à une échelle internationale. Le boom sur le dollar a commencé immédiatement après la guerre. En 1946, 65 000 faux dollars ont été retirés de la circulation aux États-Unis par le Service Secret ; il y en eut trois millions dès 1948 et la progression n’a fait que se poursuivre depuis» (B. Oudin. Op. cit. p. 406).

L’expression de la haine des figures parentales et de leur substitution par le fétichisme monétaire ne fait qu’asseoir davantage le capitalisme sur la destrudo. D’abord, au niveau économique, en fragilisant le cours des monnaies sur le marché. Ensuite, en faisant progressivement disparaître les antiques figures affectives du Père-État et de la Mère-Nation pour les remplacer par des figures de propagande privée qui représentent des grandes banques ou des compagnies de crédit. Enfin, en permettant que la spéculation, en haussant la valeur marchande des monnaies, opère une «mutation» alchimique semblable à celle dont usait Philippe le Bel, c’est-à-dire non plus en «rognant» les pièces, mais en élevant à des taux impossibles à traduire en biens réels, des «actions», des «papiers», des «fonds» ou des «valeurs» qui suffisent non seulement à déstabiliser les cours nationaux ou même mondiaux, mais à entraîner l’ensemble de l’économie mondiale dans une catastrophe financière comme cela a été le cas en 2008. La réaction des États, d'abord en fournissant le soutien financier aux banques privées à même les fonds communs tirés de la perception de taxes et d’impôts pour les maintenir à flots, ensuite par des politiques conservatrices néo-libérales de restreindre les services publiques indispensables au Souverain Bien des collectivités, illustre parfaitement une situation conforme au discours que tient Saint-Florent à Justine.

Les scandales financiers qui touchèrent la France et certains autres pays européens durant l’Entre-deux-Guerres témoignent des conséquences de la déstabilisation financière entraînée par le traité de Versailles de 1919 et que craignait déjà Keynes lors de ses recommandations aux négociateurs. La guerre avait été gagnée par les puissances atlantiques, mais la paix fut perdue et prépara le lit pour une guerre encore plus ignoble et plus sanglante. Les complots internationaux en vue d’inonder des marchés de fausses monnaies ne furent pas rares, même si la plupart ne parvinrent pas à déstabiliser l’économie. À elle seule, la crise de 1929 suffit à plonger le monde dans la pire épreuve financière jamais connue jusqu’alors et qui s'étira jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Chaque nation eut ses affaires criminelles concernant la fausse monnaie. Il n’est pas innocent qu’André Gide, dont l’oncle, Charles, était un économiste avéré et représentant de la banque protestante en France, intitula l'un de ses romans Les Faux-Monnayeurs (1925). La fausse monnaie ici ne consiste pas en pièces ou en billets, mais en sentiments vrais et faux. Bernard, égaré par des découvertes intimes sur ses origines, éprouve des sentiments intenses pour un oncle, Édouard, qui éprouve des sentiments réciproques mais secrets pour le jeune homme. Se confiant à son ami Olivier, celui-ci devient terriblement jaloux et par dépit, se laisse séduire par un pervers, écrivain à la mode, riche, dandy et amateur de garçons tout autant qu’il se révèle un être cynique et manipulateur. On comprend tout de suite que la vraie monnaie, c’est la relation pudique et sincère entre Bernard et son oncle Édouard. Le cynique Passavant profite plutôt des états d’âme d’Olivier, qu’il convoite depuis un certain temps, pour se l’accaparer et l’entraîner par sa mauvaise influence dans l’hybris. La relation entre le comte de Passavant et le jeune Olivier est présentée alors comme la fausse monnaie. On retrouve ici le caractère de Dalville à travers la personnalité d’Olivier qui devient brutal, détestable aux yeux de ses meilleurs amis; s’en rend compte et se laisse aller dans une dépression morbide sans être capable de se ressaisir. Le faussaire Passavant détruit celui qui s’est laissé duper par sa séduction mensongère. Au cours d’une soirée donnée dans un club littéraire, Olivier se donne en spectacle en se saoulant et se ridiculisant aux yeux des littéraires présent avant de sombrer dans une torpeur éthylique. De son côté, l’oncle Édouard finit par avouer son sentiment pour Bernard et l’oncle et le neveu vivent leur passion amoureuse en toute liberté. La morale de la nouvelle est donc assez simple. Gide a utilisé son penchant homosexuel pour faire éclater les valeurs traditionnelles et familiales. Dénonçant l’hypocrisie et les dissimulations de la société bourgeoise, il dévoile, à sa façon, le désir mimétique qu’il associe à la fausse monnaie de liens mensongers, singerie de la sincérité de la vraie relation qui lie un couple, pourtant à la fois homosexuel et incestueux.

Mais c’est Georges Rémi – Hergé – qui, dans un album des aventures de Tintin et Milou, a su le mieux exploiter l’actualité des faux-monnayeurs de l’Entre-deux-Guerres. Dans l’album L’Île noire (paru en feuilleton dans Le Petit Vingtième en avril-juin 1938, puis en album couleur en 1943 sous l’Occupation, enfin totalement redessiné en 1965), le héros et son fidèle compagnon sont entraînés, après de multiples aventures mortelles, dans un château délabré isolé dans un lac écossais où travaillent de faux-monnayeurs. Benoît Peeters insiste sur l’originalité du récit qui, s’apparentant aux romans et aux films policiers de l’époque (en particulier ceux d'Hitchcock), «repose essentiellement sur la confrontation de deux univers réputés incompatibles. Le premier est le monde des techniques les plus modernes et les plus sophistiquées, qui jouent dans l’album un rôle fondamental. Le second – issu de la littérature fantastique et d’épouvante – fait appel à des mythes plus anciens : l’île (mystérieuse), le château (en ruine…) et surtout la “bête”» (B. Peeters. Le monde d’Hergé, s.v. Casterman, 2004, p. 55). On connaît les vantardises du chef rexiste – le mouvement fasciste belge – Léon Degrelle qui aimait évoquer son amitié avec Hergé et s’identifier au personnage de Tintin. L’album se meut, en effet, dans le Zeitgeist de l'époque (et non spécifiquement nazi) où l’archaïsme rejoint par de multiples points le futurisme. C’est ce que nous dit Peeters lorsqu’il soulève la «confrontation de deux univers réputés incompatibles». Ce qui ne veut nullement dire que l’intrigue, en elle-même, soit porteuse d’une propagande nazie.

Contrairement au roman de Gide, les faux-monnayeurs ne sont rien de plus ici que des faux-monnayeurs. Michaël Farr, pour sa part, parle d’un article du Crapouillot de février 1934 où il serait mention d’un certain Georg Bell, un Écossais naturalisé allemand et vivant en Allemagne. «Lié au parti nazi, il avait trempé dans une affaire de contrefaçon de roubles visant à déstabiliser l’Union soviétique. Brouillé avec ses protecteurs, menaçant de tout révéler, Bell s’était enfui en Autriche où les nazis, l’ayant retrouvé, le liquidèrent en avril 1933» (M. Farr. Tintin Le rêve et la réalité, s.v. Éditions Moulinsart, 2001, p. 71). C’est Bell qui aurait servi de modèle au méchant de l’album, le docteur J. W. Müller, un médecin aliéniste allemand installé dans le sud-est de l’Angleterre, dans le Sussex, appartenant à une organisation de faux-monnayeurs dont le but est d’inondé l’Europe de fausses monnaies. Profitant de la popularité de l’actualité écossaise – les reportages sur le monstre du Loch Ness – Hergé avait là toute une série de matériau suffisant pour créer un album enlevant et sans perdre haleine. L’île noire est probablement l’album le plus «cinématographique» de l’ensemble des œuvres d’Hergé.

Que peut-on comprendre de ce passage d'Hergé dans le monde des faux-monnayeurs? Peut-on aller aussi loin que Sade ou Gide dans la perversité prêtée à ceux-ci? Ou l’affaire serait-elle purement anecdotique? Certes, Farr rappelle qu’«au milieu des années 1930, les progrès des techniques d’impression avaient considérablement facilité la contrefaçon des billets de banque. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’ailleurs, les nazis, qui en avaient fait un instrument de guerre économique, avaient probablement imprimé plus de livres sterling que la Banque d’Angleterre, sans cependant atteindre leur but, ruiner l’économie britannique» (M. Farr. Ibid. p. 71). On dira guère plus sur l’aspect politique de L’île noire. Pierre Skilling, auteur d’une étude politique des albums de Tintin, Mort aux tyrans!, expédie l’album en un court paragraphe : «Dans L’île noire, pas de politique ni de rencontre significative avec l’Autre. Le reporter découvre en sol britannique un réseau de faux-monnayeurs mené par un autre “méchant” notoire, le docteur J. W. Müller, une autre crapule internationale qui manipule les humains et les États à son profit : fausse monnaie, fabrication de guerre (dans l’Or noir), collaboration avec Rastapopoulos dans le trafic d’armes et d’esclaves (Coke en stock)… L’île noire se trouve en Écosse. Pour se fondre avec les Écossais, Tintin portera le traditionnel kilt et la casquette écossaise, que beaucoup d’Écossais portent encore, si l’on en croit les images qu’Hergé nous présente». (P. Skilling. Mort aux tyrans!, s.v. Nota Bene, 2001, p. 140). Il semble que M. Skilling ait passé un regard plutôt rapide sur l’album, le considérant comme moins évocateur que le précédent, L’oreille cassée ou le suivant, Le sceptre d’Ottokar.


Pour le psychanalyste Serge Tisseron, L’île noire est le dernier album des aventures de Tintin de la période «pré-familiale». Ici, les liens entre Tintin et Milou se maintiennent au niveau de l’enfance : la confusion entre l’homme et l’animal au point que l’un devient identique à l’autre. Ainsi, en Milou se révèle-t-il un penchant sérieux pour l’alcool, tout comme Tintin adore se travestir afin de passer inaperçu dans les milieux où il se trouve menacé. Porté essentiellement par le familienroman de la faune tintinesque, Serge Tisseron trouve dans L’île noire les indices de ce qui se développera ultérieurement dans les albums d‘Hergé. Bref, il y trouve ce qu’il était venu y chercher, sans pousser plus loin son enquête. Par contre, Jean-Marie Apostolidès mène une enquête psychanalytique complète. L’importance que Freud et Lacan accordent au fétichisme de l’argent ne lui échappe pas : «Hergé reprend ici, sur un mode léger, le problème de l’inflation des valeurs par la reproduction illégale, c’est-à-dire sans équivalent intérieur, des signes d’échanges. Malgré leur apparence respectable, les bandits n’ont pas plus d’âme que leurs billets n’ont d’encaisse en métal précieux. Le docteur Müller cache sous les manières d’un notable de province des pratiques crapuleuses qui nuisent à la société» (J.-M. Apostolidès. Les métamorphoses de Tintin, Paris, Seghers, 1984, p. 101). Il y a là le rappel du travail subversif de la société que représente le faux-monnayage et que n’a pas retenu Skilling. Wronzoff, le comparse du Dr. Müller, de son château gothique écossais bien nommé Ben More («Ben Mort»), «répand la terreur, la mort et les faux billets, qui sont la mort de l’économie. Il a mis sur pied un réseau international de trafiquants et utilise les moyens modernes de communication pour étendre sa puissance, par vagues concentriques, à partir de l’île» (J.-M. Apostoldès. Ibid. p. 101). Apostolidès insiste sur l’effet de doppelgänger entre Tintin et Milou du bon côté du miroir, et Wronzoff et Ranko, le gorille dont les cris intimident les Écossais, du côté sombre. Revenant plus récemment sur ce point, Apostolidès développe son hypothèse : «Wronzoff appartient à la bande de faux monnayeurs; son statut est peu clair. Au commencement, il apparaît comme un simple comparse. On peut croire pendant la première partie que le docteur Müller dirige la bande; il a l’autorité d’un chef et le caractère inquiétant qui accompagne les puissances du Mal. Mais, dès que Tintin débarque sur l’île, Wronzoff acquiert le statut d’une figure d’autorité. Même le docteur Müller lui obéit. C’est non seulement lui qui prend la tête, il contrôle aussi la Bête, ce gorille dont les cris effraient les habitants de la côte. En suivant l’hypothèse de Ludovic Schuurmann, nous avons dit que Ranko était l’expression du refoulé sexuel de Wronzoff. Le gorille est une force inconsciente tenue en laisse par Wronzoff, mais qui se déchaîne dès que le maître lâche la bride». (J.-M. Apostolidès. Dans la peau de Tintin, s.v. Les Impressions nouvelles, Col. Réflexion faites, 2010, pp. 140-141).

Ce Wronzoff ne peut nous empêcher de penser à Dalville dans Les Infortunes de la vertu. La description physique de l’un pourrait évoquer, de façon sans doute moins bestiale, le dessin de l’autre. Mais, chez Sade, la Bête et Wronzoff sont une seule et même entité. La bête n’est pas le refoulé du faux-monnayeur, mais bien son identité patente. En ce sens, l’hypothèse retenue par Apostolidès nous forcerait à conclure que Dalville, comme tous les libertins qui tourmentent la vertu de Justine, ne sont que les projections refoulées par l’incons-
cient de Justine, et Dieu n’aurait donc pas tort de la foudroyer comme il le fait (à partir de la bouche et du sexe) à la fin du roman! Ainsi les «méchants», dans les albums de Tintin, ne seraient que le double refoulé de Tintin en tant que mauvais fils et Milou son Surmoi défaillant. N’est-ce pas dans ce chapelet de condensations qu’opère le faux-monnayage? Tintin cabotant le long des rives rocheuses de l’île noire irait à la rencontre de son refoulé; le huis-clos entre les forces du bien et celles du mal s’enferme dans une mentalité de garnison où la morale du dessinateur décide en bout de ligne lesquelles vont finir par gagner, mais d’un album à l’autre, la compulsion du combat tragique qui se déroule à l’intérieur de l’artiste reprend le dessus.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à Müller et Wronzoff lorsque nous lisons ce passage du critique littéraire Pol Vandromme, critique de droite du milieu du XXe siècle, lorsqu’il écrit cette analyse du «méchant» dans l’œuvre d’Hergé, qui pourrait tout aussi bien s’adresser aux libertins assassins de Sade : «Aussi les plus intéressants d’entre eux, sont-ils les habiles, les roués, les virtuoses du mensonge social. Ici encore, nous pressentons que le clan de la crapule est organisé comme le clan des hommes qui vivent selon l’ordre établi. Dans notre univers, les êtres qui pratiquent avec le plus de subtilité et de grâce les délicatesses du savoir-vivre sont ceux qui ont le plus d’aptitude à la discipline, qui dérobent leurs sentiments et leurs pensées avec le plus de naturel. Bref, les gens qui portent le masque sans en avoir l’air. Qu’on appelle cet art de la feinte, hypocrisie ou self-control, peu importe – et il doit entrer dans cette combinaison autant de ruse que de maîtrise de soi. Pareillement, dans la pègre, les gens du monde, les salonnards sont des personnages qui savent se tenir à l’écart, susciter des conventions rassurantes, se vêtir de probité candide et de lin blanc. J’ajoute que ce sont eux surtout qui doivent duper leurs semblables : ils ont plus de noirceurs à cacher, plus de malfaisances à rendre imperceptibles. Ils prennent plus de risques : ce n’est pas seulement l’intégrité d’une situation mondaine qu’ailleurs faut défendre, c’est leur vie même. Pour eux, il n’y a pas d’autre choix : ou le maintien du mensonge ou la chute dans l’abîme» (P. Vandromme. Le monde de Tintin, Paris, Gallimard, 1959, pp. 185-186). Tintin, comme Justine, fier de son bon droit car il est du côté de l’ordre moral, ne s’embarrasse pas des doutes exprimés dans le roman d’André Gide. Paul Vandromme : «Peut-être même qu’Hergé incline à croire que l’on ne réussit selon l’ordre du monde, que l’on n’occupe les postes de commandement que dans la mesure où l’on ne s’est pas souvent embarrassé de scrupules. Chaque grande carrière est encombrée de quelques victimes. Pour arriver le plus vite et le plus haut, l’on culbute, l’on piétine et même l’on écrase, par excès d’impatience. Mais, en règle générale, les hommes s’assoupissent rapidement. La fatigue les engloutit et ils savourent leur succès. Une petite partie de leur existence est consacrée à obtenir ou, le plus souvent, à arracher les moyens de leur réussite; la grosse partie, à s’étourdir des mollesses, des consolations de prestige ou de vanité que cette réussite entraîne. Nos ambitions finalement sont limitées. Nous sommes assez timides ou assez sages pour savoir jusqu’où nous pouvons aller trop loin. Nous ne sommes des hommes de gang que par intermittence, et presque par nécessité. Mais les hommes de gang authentiques sont saisis par une avidité qui ne s’apaise jamais, et par une audace qui n’est jamais effrayée de ses témérités. Ce sont des gaillards qui n’abdiquent pas, qui ne s’enfoncent pas, à un certain moment, dans une retraite paisible. Par là, ils attirent Tintin. Ils mettent à saccager pour étendre leur puissance la même ardeur, la même résolution que Tintin met à protéger les faibles contre leurs mauvais coups» (P. Vandromme. Ibid. pp. 186-187). En cela, la description du caractère va aussi bien à Müller et Wronzoff qu’à Dalville et Saint-Florent.

En conclusion, la fausse-monnaie est l’irruption de l’inconscient collectif du refoulé de la vraie monnaie, c’est-à-dire sa valeur instable et généralement surfaite, l’épreuve de l’oscillation de la vraie monnaie, la plus-value symbolique qui hisse des pièces de toc au niveau des valeurs humaines les plus sacrées. Les faux-monnayeurs sont, de même, l’aveu du refoulé de la bourgeoisie qui, depuis le capitalisme industriel, vit de l’exploitation salariale à la limite de l’esclavage, où corps et âme sont vendus par le travailleur à son embaucheur/débaucheur pour enrichir son «tyran» aux dépens de son bien-être et de son authenticité personnelle, et tout ça sous une apparence fausse de liberté et de consensus. Issus généralement du lumpenproletariat, les faux-monnayeurs sont la face sombre de la bourgeoisie d’ordre, honnête et scrupuleuse. Voilà pourquoi la maréchaussée vient à bout de Roland et retourne Justine dans l’enfer de la corruption de son corps et la résistance défaillante de son âme. D’un autre côté, Tintin vengeur de Justine, procède à l’arrestation du gang de faux-monnayeurs et ramène la Bête déchaînée au zoo de Glasgow où elle amusera les visiteurs de ses mimiques et de ses cris qui ne feront plus peur à personne. Hergé anti-Sade? Hergé, la vengeance des «honnêtes gens» sur les libertariens qui sécrètent les bandits à cravate parmi nos modernes traders? C’est du moins la conclusion de François Martineau : «À côté de ce faux-monnayage artisanal, la police commença de découvrir des bandes de faussaires puissamment organisées et résolues à fabriquer de la fausse monnaie à une grande échelle; ces bandes, aux ramifications internationales, ne faisaient qu’appliquer à la matière les principes de gestion capitaliste qui avaient fait le succès des grands capitaines d’industrie : études de marché, parcellisation et spécialisation des tâches, cloisonnement de l’exécution et de la production de masse» (F. Maritineau. Op. cit. p. 323).

Et tel qu’inauguré par le scandale Enron et les condamnations de fripouilles telles Kenneth Lay, Bernard Madoff et Conrad Black, le XXIe siècle n’annonce rien de bon pour la solidité du réseau financier mondial et les faux-monnayeurs ne sont pas prêts d’arrêter de se mordre à la gorge comme dans le tableau peint par William Bouguereau voilà plus d’un siècle

Montréal
15 février 2014

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