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Faux-monnayeurs piégés, gravure d’après une xylographie de R. Brend amour, dans De Belgische Illustratie, 1868 |
FAUX-MONNAYEURS
Rien n'est plus
banal que de répéter que «la fausse monnaie est aussi vieille que la vraie» (B.
Oudin. Le crime et l'argent, Paris, Laffout-Tchou, 1975, p. 405) et que les
falsificateurs se retrouvent dès la plus haute antiquité, s'efforçant de copier
des pièces à l'effigie des grands rois conquérants du monde. Et, comme si la
fausse monnaie était le crime le plus impie qui soit, digne d'être considéré
de lèse-majesté, comment elle a entraîné les supplices les plus
sévères dans les différentes coutumes pénales. Dans une formulation qui rappelle un
peu les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et
Friederich Engels, Bernard Oudin écrit : «De tout temps, la même lutte a opposé
les faussaires aux autorités. Du côté des faussaires : une habilité souvent
remarquable, une patience infinie suppléant à des moyens techniques souvent
rudimentaires. Du côté des autorités, une répression sévère, qui était jadis
d'une sauvagerie inouïe. À toutes
les époques d'ailleurs, et encore de nos jours, les délits que l'on pourrait
qualifier d'économiques ont été réprimés aussi durement que des crimes de sang
moralement plus condamnables» (B. Oudin. ibid. p. 405). On imagine
difficilement le sort d'un Bernard Madoff ou d’un Vincent Lacroix - le
supplice de l'eau bouillante - s'ils avaient été pris sur le fait au Moyen Âge!
Il semblerait qu'en plein libéralisme nouveau, les crimes des bandits à cravate
soient considérés avec une plus grande mansuétude, même s'ils entraînent faillites,
appauvrissement collectif, dettes de l'État et suicides chez des petits
épargnants qui sont tombés dans leurs filets de solutions miracles. Car c'est à côtés des
alchimistes que Dante plaçait les faux-monnayeurs dans un cercle infernal qui
ressemblait à une immense léproserie où les damnés se fouillaient le corps de
leurs doigts squelettiques. Et de fait, du rêve de la richesse surnaturelle,
magique, c'est à travers l'alchimie qu'on crût trouver les premières méthodes
de trafiquer des espèces.
Dans cette
léproserie puante, Dante rencontre Griffolino d’Arezzo qui dupa le prince un peu
simplet du coin, Albert de Sienne. Il prétendait, comme Simon le Magicien,
pouvoir s’envoler dans les airs. Pris à son propre jeu, le duc de Sienne s’en
trouva fort colère et condamna Griffolino au bûcher. Mais, comme le dit le damné
à ses visiteurs : «c’est pour m’être livré à l’alchimie, que l’infaillible
Minos m’a condamné à rouler dans la dixième vallée». Si le Moyen Âge ne
pourchassa pas les sorcières, comme on le prétendit au XIXe siècle, il n’avait
guère de sympathies pour les alchimistes.
Dans l’Inferno de Dante, la fausse
monnaie n’est pas la seule à précipiter les damnés dans la dixième vallée des ombres.
Trafiquer un testament est tout à fait comparable à truquer des pièces de
monnaie. Voilà pourquoi Gianni Schicchi mord l’infâme Cappochio à la gorge,
comme une bête vicieuse. Ce Cappochio est encore plus explicite de la pensée de
Dante que Griffolino : «c’est moi qui falsifiait les métaux dans des
opérations alchimiques», et pour traduire sa misérable situation par un mot
d’esprit, ajoute : «tu dois te souvenir, si je ne m’abuse, que j’ai
toujours été un singe très adroit». La falsification des métaux, c’est
transformer le métal vil (le plomb) en or. Ce rêve des temps anciens n’était ni
plus ni moins considéré comme un acte démoniaque, une sorte de contrat avec les
forces du Mal qui seules, à la densité calorifique de l’enfer, pouvait, comme
nous actuels fours utilisés dans la haute industrie métallurgique, transformer le plomb en or.
C’est alors que
Gianni Schicchi se précipite sur Cappochio, l’assommant, lui labourant le
ventre en le traînant sur le sol âpre. Pour les amateurs d’opéra, Gianni
Schicchi est une sorte de Scapin ou de maître Pathelin qui prend par la ruse la
cupidité des courtisans. Cet opéra de Giacomo Puccini présenté à New York un
mois après la cessation des hostilités de la Grande Guerre, en décembre 1918,
se veut une sorte de farce mais dont le chant le plus profondément marquant
reste la complainte O mio babbino caro. L’opéra raconte comment à Florence,
du temps de Dante (XIIIe siècle), Buoso Donati avait légué par testament tous
ses biens au clergé. À sa mort, sa famille, affolée fit appel au serviteur
sournois, Gianni Schicchi, qui imagine se substituer au défunt pour dicter au
notaire un nouveau testament. Ce faisant, il en profite pour s’attribuer tous
les biens du disparu. Nous sommes loin du personnage enragé auquel le Dante
fait allusion dans son poème. Mais nous reconnaissons l’idée que faux testament
comme fausse monnaie appartiennent au même ordre des crimes économiques :
le détournement des biens de leur objectif, de leur fonction ou délestés de
leurs valeurs. C’est donc le peintre William Bouguereau qui traduira, avec
sa maîtrise académique de la peinture poussée jusqu’à la limite du kitsch, la scène violente de Gianni Schicchi mordant Cappochio à la gorge
(1850). Plus qu’un faquin, le Gianni Schicchi de Bouguereau est un véritable
diable, plus terrifiant encore que l’hérétique alchimiste. Aucune métaphore
caricaturale n’est parvenue, de nos jours, à illustrer le bandit à cravate que
le coup de pinceau de Bouguereau qui entendait, en reprenant le thème de Dante
et Virgile aux enfers, égaler Delacroix et Gustave Doré.
L’alchimiste? Hérétique, sorcier ou savant? Les sens s’entremêlent pour définir ce que fut
vraiment l’alchimiste occidental. Des différents lieux d’origine – l’Asie
centrale, le Moyen-Orient lié aux antiques civilisations, l’Espagne musulmane
-, c’est surtout de cette dernière que le moine Gerbert d’Aurillac, né entre
945 et 950 et mort le 12 mai 1003 sous le chef de la tiare pontificale,
puisqu’il avait été élu pape sous le nom de Sylvestre II (999-1003), et
le mystique Raymond Lulle (1232-1315), le premier d’Auvergne, le second de
Catalogne, auraient appris l’art de l’alchimie véhiculé par les Arabes. Gerbert
fut en tous cas un merveilleux technicien, capable de construire des
automates, plus précisément des appareils hydrauliques qui exécutaient
d’eux-mêmes des airs musicaux! Mais le moment d’éclosion de l’alchimie apparaît
au tournant du XIVe siècle. C’est un moment privilégié, surtout en France, où
la monarchie féodale commence à prendre des airs d’État avec le règne de
Philippe IV le Bel (1268-1314) et la passion pour la diffusion des
connaissances qui ne relèvent pas de la théologie.
Pourquoi l’époque
de Philippe le Bel? Parce que le roi en accédant au trône s’est trouvé
l’héritier de Philippe-Auguste et de saint Louis, des rois guerriers qui
avaient coûté particulièrement cher au Trésor. Le besoin d’argent était si
grand que Juifs, Lombards et Templiers ne suffisaient pas à fournir de l’argent
au «roi de fer», et Philippe le Bel poursuivait la politique militaire
d’unification des provinces autour de l’État central, Paris. Le crise
financière qui frappa le royaume au début du XIVe siècle mettait les acquis de
la féodalité capétienne en danger. D’où les problèmes de monnaie qui firent de
Philippe le fameux «roi faux-monnayeur» de l’historiographie républicaine du
XIXe siècle. Heureusement, le roi avait un excellent conseiller en Enguerran de
Marigny (±1250-1315), homme cultivé et excellent administrateur dans les cadres
que lui permettait la féodalité. En ce sens, c’est lui le véritable
responsable de la politique monétaire du roi. Le fait est que la crise
engendrée par l’état de guerre va inaugurer les premières réflexions
positives sur la monnaie.
Comme le rappelle
Jean Favier, «la monnaie est chose du roi». La redécouverte d’Aristote et de
ses écrits rappelle que «la monnaie n’existe pas dans la nature. Elle n’existe
que par la Loi. Il dépend de nous de la changer, et de la rendre inutile, si
nous le voulons». (cité In J. Favier. Philippe le Bel, Paris, Fayard,
1978, p. 142). Les légistes en tirent la conséquence qu’il appartient au
roi de définir la valeur de la monnaie. Que l’on ajoute à ceci la fonction
prêtresse du monarque, et déjà une plus-value s’ajoute à la valeur même du
métal : «Que la monnaie tienne sa valeur de l’empreinte frappée sur le
métal, autant et peut-être plus que de la valeur marchande du métal, c’est ce
que soutiennent les légistes. Signe, mesure, la monnaie est chose arbitraire,
que la volonté humaine peut changer. Même si, constatant que la rognure des
pièces diminue leur valeur, les philosophes et les juristes conviennent qu’on
distingue mal la valeur-métal et la valeur-monnaie, et qu’en fait l’espèce
monétaire est aussi une marchandise, la plupart s’accordant pour juger que
l’authenticité conférée par le princeb à la monnaie procède d’un droit et crée
en revanche des devoirs» (J. Favier. Ibid. p. 143). Ce pouvoir
discrétionnaire du roi sur la valeur de la monnaie et la confusion entre le support
métallique et la valeur symbolique sont à l’origine des mesures horrifiantes que va prendre Philippe. Car si le prince représente et gouverne la communauté : il a donc le
droit de toucher à la monnaie – et le pape Innocent IV lui reconnaît ce droit
d’accorder une valeur supplémentaire en état d’urgence «en raison de ce qu’elle
participe de la juridiction du roi, de son autorité et de sa personne» (cité in
J. Favier. Ibid. p. 144) -, mais ceci «dans les limites qu’impose
l’intérêt commun». Identifiant ses besoins à l’intérêt commun, Philippe ouvre
la porte à l’absolutisme qui se développera après le siècle de guerres qui va
opposer royaumes de France et d’Angleterre, puis les branches des Valois à celle des
Bourguignons.
Le XIIIe siècle a
été un siècle de développement commercial extraordinaire. La valeur des
échanges en a affecté celle des monnaies. Le Trésor royal doit constamment jouer sur le poids des pièces en fonction des types de transaction. De plus, la
France manque de métaux, or et argent. «Ainsi se met en place le premier des
éléments de l’instabilité monétaire : le décrochement du rapport simple
qui unissait les monnaies en fonction de leur valeur intrinsèque, c’est-à-dire
du poids d’argent fin qu’elles contenaient. Le marché monétaire assure ce
décrochement : le besoin qu’on a d’une pièce n’est pas nécessairement égal
à celui qu’on a d’une autre : on ne paie pas son cresson avec une trop
grosse pièce, on ne paie pas une maison avec de trop petites. La spéculation
s’en mêle, jouant de la différence entre le cours légal des espèces et le cours
du métal sur le marché monétaire. Pour limiter ce jeu, et faute de pouvoir agir
sur ce marché autrement qu’en y réinsérant du numéraire par le décri des
anciennes espèces et la frappe de nouvelles, le gouvernement royal se doit d’ajuster
de temps à autre les deux cours. Changement de poids et de titre, parfois
simple changement du cours légal le plus souvent, ces mutations sont assez mal
comprises : on incrimine la spéculation des changeurs et manieurs d’argent
de toutes sortes, et la présence d’hommes d’affaires dans l’entourage royal –
les Italiens comme Biche et Mouche, mais aussi les grands bourgeois de Paris,
les Barbou, les Cocatrix, les Gencien – incite l’opinion publique à penser que
les mutations de la monnaie royale entrent dans la spéculation plus qu’elles
n’y obvient. On peut penser qu’il y a, dans cette vue simpliste des choses, pas
mal de vrai» (J. Favier. Ibid. pp. 145-146). L’idée de malfaisance liée à la spéculation et aux traders date de cette époque et les bourgeois comme les paysans de l'époque n'hésitent pas à se soulever lorsque la crise monétaire devient trop âpre à supporter.
Mais la solution
malfaisante vient de l’État lui-même. C’est lui que les moralistes visent en
premier. «Selon tous les moralistes, rappelle Favier, la pire des
mutations est celle qui change le titre du métal – la teneur en or ou en argent
fin – sans changer l’aspect extérieur de la monnaie : le changeur a
lui-même de la peine à déterminer le titre, et l’homme de la rue s’y perd.
C’est, dit-il, une tromperie. Mais aucune des mutations opérées par Philippe le
Bel ne peut véritablement passer pour clandestine. Annonçant la première grande
mutation, celle de 1295, le roi précise bien, dans son ordonnance, qu’il a
décidé de frapper une monnaie qui “pourrait être inférieure en poids ou en
aloi” à celle de ses prédécesseurs» (J. Favier. Ibid. pp. 148-149). Mais
les guerres coûteuses et l’instabilité monétaire forcent régulièrement le roi à
«rogner» les pièces d’or et d’argent. Et comme la petite monnaie circule
davantage que les gros d’argent, ce sont sur elle que les «mutations» vont
s’opérer davantage. Comme le rappelle encore Favier : «C’est pour les
piécettes d’appoint, deniers du début, doubles de 1295, bourgeois doubles et
simples de 1311, que la mutation portant sur le titre apparaît systématique.
Monnaie usuelle du petit paiement, et donc du menu peuple, la monnaie “noire”
pouvait tromper les non-avertis. En un cas, mais en un seul, la duperie semble
évidente : le double tournois de 1303 est taillé à 170 au marc, comme
celui de 1295, et il a comme celui-ci un cours légal de deux deniers tournois,
ce qui peut masquer une dé-
valuation de 250 pour 100 à ceux qui ignorent – si
tant est que quelqu’un peut ignorer la chose – que la teneur en métal fin est
tombée de plus de moitié : de 4 deniers 18 grains à 2 deniers d’aloi, soit
de 40 à 17 pour 100. Cette crise de 1303 est vraiment la seule crise grave, et
la seule où la bonne foi du gouvernement royal puisse être suspectée. Lorsqu’il
faut en 1311 substituer à nouveau au denier de saint Louis une monnaie
sensiblement altérée, ce sont espèces tout à fait nouvelles que l’on frappe,
des “bourgeois“, dont le titre est aussi léger que le poids et dont le revers,
portant ce mot, bourgeois, sans doute par flatterie envers les villes, ne peut
laisser place à la moindre confusion avec les espèces précédentes» (J. Favier. Ibid.
pp.
149-150).
Dante connaissait
très bien les «mutations» que faisaient faire Philippe le Bel à sa monnaie,
pourtant, il ne le place pas dans le cercle des faux-monnayeurs. Certes, il
écrira :
On verra là le
deuil que répand sur la Seine,
Falsifiant la
monnaie,
Celui
qui mourra d’un coup de sanglier.
Mais, comme le note
Favier, «la sincérité n’excuse pas la confusion. Dante n’a d’ailleurs jamais
écrit que Philippe le Bel fit de la fausse monnaie : pour faire de la
fausse monnaie, le roi de France aurait dû émettre de faux florins de Florence
ou de faux esterlins anglais. Un faux-monnayeur, c’est celui qui bat monnaie
alors qu’il n’en a pas le droit. Dante le savait, qui n’accusait le Capétien
que d’avoir “falsifié“ la monnaie, c’est-à-dire la monnaie de compte. Même
Dante, avec toute sa haine, en dit moins que ce qu’ont voulu lire en ce chant
XIX du Paradis ceux qui veulent à tout prix avoir vu le roi faux-monnayeur
dans son Enfer» (J. Favier. Ibid. p.150).
Arrêtons ici notre
couverture des problèmes financiers de Philippe le Bel. On sait les
conséquences dramatiques qu’en paieront les Juifs, exclus de France afin que le
Trésor puisse s’emparer non seulement des intérêts mais également des capitaux
et des biens immobiliers des prêteurs, tout comme le triste sort subit par les
Templiers dont le Grand Maître, Jacques de Molay, fut brûlé dans une île de la même Seine où s’était
répandue, selon Dante, la monnaie falsifiée. Derrière des raisons théologiques,
d’hérésies, de sodomie et autres fadaises, le roi liquida ses créanciers. Et
s’il mourut des suites d’une chasse au sanglier, son conseiller, Enguerran de
Marigny fut sacrifié par son successeur, Louis X le Hutin, à l’échafaud de
Montfaucon, éloignant d’un roi faible un conseiller honni des barons et méprisé
de la foule qui reportait sur sa responsabilité toutes les «mutations» de la monnaie royale.
Car le mot qui nous fait transiter du falsificateur à l’alchimiste et au faux-monnayeur,
c’est celui de «mutation», car c’est une mutation que l’on attend bien des
alchimistes. Au moment des «mutations» de 1303 et de 1311, un médecin se
faisait connaître aussi pour ses talents d’alchimiste : Arnaud deVilleneuve (±1235-1310). Il était donc l’exact contemporain de Philippe le Bel et
pratiqua sa profession aussi bien à Aix qu’à Paris avant de finir recteur de la célèbre
université de Montpellier, reconnue comme étant l’université de la médecine
comme l’université de Bologne était celle du droit. C’est donc en tant que
médecin que fut reconnu Arnaud. Ce dernier d'ailleurs était déjà un esprit positif dans la
mesure où son approche de la médecine, comme celle de l’alchimie, reposait sur
l’observation des phénomènes. Il est l’auteur du Rosaire philosophique, son principal
traité d’alchimie, et du Chemin du chemin, où il décrit ainsi sa méthode qui n’a
rien de farfelue : «Chaque chose est composée des éléments en lesquels
on peut la décomposer. Citons un exemple impossible à nier et facile à
comprendre : la glace à l’aide de la chaleur se résout en eau, donc c’est
de l’eau. Or, tous les métaux se résolvent en mercure ; donc ce mercure
est la matière première de tous les métaux .J’enseignerai plus loin la manière
de faire cette transmutation, détruisant ainsi l’opinion de ceux qui prétendent
que la forme des métaux ne peut être changée. Ils auraient raison si l’on ne
pouvait réduire les métaux en leur matière première, mais je montrerai que
cette réduction à la matière première est facile et que la transmutation est
possible et faisable» (cité in S. Hutin. Histoire de l’alchimie, Verviers, Gérard,
Col. Marabout Université, # MU223, 1971, p. 148).
D’où venait la
«science» d’Arnaud? C’était un grand voyageur, nous rappellent MM. Caron et
Hutin : «…ses voyages le menèrent à Barcelone, à Palerme et à Florence.
Revenu à Paris, il s’y vit, à nouveau, attaqué par des théologiens et dut
chercher refuge en Sicile où Frédéric II de Hohenstaufen le prit sous sa
protection. Le pape Clément V, malade de la pierre, le manda en Avignon,
promettant son pardon en échange de sa guérison. Faisant voile à destination de
la France, Arnaud de Villeneuve mourut dans un naufrage en vue de Gênes, où il
fut enseveli en 1313» (M. Caron et S. Hutin. Les Alchimistes, Paris, Seuil, Col.
Le temps qui court # 16, 1959, pp. 32-33) C’était une chance pour lui car
alerté par des ouvrages douteux portant sa signature, le grand inquisiteur de
Tarragone les fit brûler, pour cause d’hérésie, en 1316. Est-ce au cours de
tous ces déplacements qu’Arnaud fut initié à la connaissance de la pierre
philosophale? Quoi qu’il en soit, celle-ci était déjà présentée comme la pierre
permettant toutes les «mutations» des métaux, …comme le mercure est à l’origine
de tous les métaux. Pour l’époque, les estimations concernant les quantités
d’or qu’on pensait pouvoir obtenir par l’intermédiaire de cette pierre sont à
faire rêver : Arnaud attribuait à la pierre philosophale un pouvoir de
conversion s’exerçant sur cent parties de métal impur, le franciscain Roger
Bacon optait, lui, pour cent mille parties et Isaac le Hollandais s’arrêtait à
un million! Il y avait là de quoi faire rêver les rois les plus belliqueux ou
les barons les plus prodigues. Les visions mystiques d’Arnaud de Villeneuve
sont sans fin : «Quand toute l’eau de la mer serait du vif-argent bouilli,
ou du plomb fondu, si on saupoudrait cette immense quantité de liquide d’un peu
de ce Remède, elle deviendrait de l’or ou de l’argent» (Cité in M. Caron et S.
Hutin. Ibid. p. 74). Voilà en quoi le Grand Œuvre était véritablement grand!
Ce serait en 1286
qu’Arnaud de Villeneuve aurait rencontré le catalan Raymond Lulle à Rome. Poète
puis mystique, le descendant des anciens souverains des Baléares (où il est né)
appartient encore à la génération de la révolution courtoise. On connaît son
parcours légendaire et tout à fait typique du jeune prince richissime, raffiné
mais désœuvré et dissolu, qui aurait poursuivi de ses attentions une jeune veuve
qu’il souhaitait conquérir jusque dans l’église où elle pratiquait ses
dévotions. Sans doute exaspéré par ce soupirant peu subtil, elle le conduisit
dans un endroit privé où, à son joli visage qui faisait frémir de désir le
jeune Lulle, elle lui montra ses seins dévorés de cancer. Frappé par cette
confrontation, Raymond sombra dans un mysticisme qui le plongea dans
l’obsession de convertir les Infidèles, c’est-à-dire les Sarrasins du Nord de
l’Afrique. C’est sans doute en les fréquentant qu’il eut accès aux premiers
écrits alchimistes du monde arabe. Le «Docteur illuminé» y écrira son Ars
magna sciendi, son Grand Art du Savoir, un essai de construction logique qui visait à
énoncer correctement tous les problèmes, de répondre à toutes les questions, de
formuler – quelle que soit l’interrogation – une réponse rigoureuse et évidente
afin de démontrer aux musulmans l’irréfutable vérité de la pensée chrétienne.
C’est ainsi qu’il cabota le long des côtes «barbaresques» de l’actuelle Algérie où au port de
Bougie, il fut lapidé par des fanatiques musulmans. On le ramena fort mal en
point et il mourut sur le navire qui le ramenait à Majorque le 29 juin 1315.
Or, comble du
paradoxe, il est démontré aujourd’hui qu’aucun des traités attribués à Lulle
n’est authentique. On suppose qu’ils auraient été écrits par un Juif, Raymond
de Tarraga. Il en va de même de toutes les légendes qui ont court sur les
opérations alchimiques attribuées au dit Raymond Lulle. Toutes ces projections
ramènent à une chose : non seulement on cherchait la Pierre philosophale qui
pourrait «transmuter» le métal vil en or pur, mais le magicien qui pourrait
opérer une telle transmutation. Voilà pourquoi, avec les siècles, l’alchimie recouvrira d’une discipline exemplaire et morale les formules sensées permettre
de procéder à la «transmutation». À la fin, l’objectif aurique s’évanouissait
au fur et à mesure que l’ésotérisme envahissait l’alchimie. Il en sera ainsi au
siècle des courtisans avec le comte de Saint-Germain ou de purs escrocs comme
Cagliostro.
Si certains féodaux
entretinrent, à l’exemple de Gilles de Rais, des alchimistes sensés renouveler
à volonté leur fortune, les théologiens et le clergé réagirent très vite à la
prétention vaine des alchimistes. On l’a vu avec le sort réservé aux œuvres
d’Arnaud de Villeneuve. Dès 1317, la bulle Spondent pariter déclarait : «Les malheureux alchimistes promettent ce qu’ils n’ont pas ! Quoiqu’ils se
croient sages, ils tombent dans l’abîme qu’ils creusent pour les autres. Ils se
donnent, d’une manière risible, comme les maîtres de l’alchimie, et prouvent
leur ignorance, en citant toujours des écrivains plus anciens; et bien
qu’ils ne puissent découvrir ce que ceux-ci n’ont pas trouvé non plus, ils
regardent encore comme possible de le trouver à l’avenir. S’ils donnent un
métal trompeur pour de l’or et de l’argent véritables, ils le font avec une
quantité de mots qui ne signifient rien. L’audace a été trop loin; car,
par ce moyen, ils frappent de la fausse monnaie, et trompent ainsi les peuples.
Nous ordonnons que tous ces hommes quittent pour toujours le pays, ainsi que
ceux qui se font faire de l’or ou de l’argent, ou qui sont convenus avec les
trompeurs de leur payer cet or, et nous voulons que, pour les punir, on donne
aux pauvres leur or véritable. Ceux qui produisent ainsi de faux or et argent
sont sans honneur. Si les moyens de ceux qui ont enfreint la loi ne leur
permettent pas de payer cette amende, cette punition pourra être changée en une
autre mixtes, elles ne trouveront point grâce et seront privées de la dignité
ecclésiastique» (cité in S. Hutin. Op. cit. p. 140). La bulle de Jean XXII est
pour le moins ambiguë. Croit-il qu’il est possible de produire de l’or à
partir d’un métal vil? À première vue, selon lui, ce ne serait que charlatanisme. Et si
l’alchimie est une entreprise de fraude, l’or que l’on prétend avoir fabriqué
ne peut donc être que fausse monnaie. Les alchimistes livrent donc quelque chose
à leurs sponsors, mais ce ne saurait être de l’or authentique. Des
chimères, nous passons aux hérésies et croyons l’homme capable de modifier la
nature profonde crée par Dieu.
Face à cette leçon
de lucidité pourtant, la quête du Grand Œuvre ne modèrera pas au cours des
XIVe-XVIIe siècle. Celle-ci se présentait comme une alternative aux problèmes
connus par Philippe le Bel et qui ne cessera de s’imposer à toutes les
puissances avec la prochaine Guerre de Cent Ans. Par-delà, malgré les débats
théoriques autour de la monnaie dont le plus connu demeure celui opposant
Malestroit à Jean Bodin, pour des vassaux peu intéressés aux argumentaires
théoriques, la séduction du rêve alchimique demeurait plus
alléchante : «La recherche d’une “pierre philosophale” offrant la
possibilité de transmuer les métaux les plus ordinaires en argent et en or,
passionna de nombreux seigneurs, rois et reines. Les uns rêvaient de ce faste
et de cette gloire qu’apporte avec elle la fortune; les autres, d’un moyen
rapide et (surtout) tenu secret de renflouer un trésor de guerre par trop
compromis, les fonds d’État imprudemment aventurés, voire quelque patrimoine
personnel jugé par trop insuffisant. Les usuriers et les prêteurs jouaient leur
rôle mais ils n’étaient pas de taille à lutter, avec leurs maigres avances
(qu’il fallait d’ailleurs songer à rembourser, et qui étaient chichement consenties),
contre le pactole miraculeux que promettaient de faire jaillir d’un vil morceau
de plomb des hommes prompts à flairer la bonne aubaine et rendus très hardis
par la naïveté de leurs victimes». (M. Caron et S. Hutin. Op. cit. p. 53).
Face à eux se
tenaient les magiciens, les hérétiques ou les fraudeurs : «Les vrais
alchimistes, probes et savants, n’acceptaient de travailler aux cornues de
quelque altesse en mal d’écus que dans l’espoir d’agrandir le champ de leurs
connaissances, grâce aux moyens qui étaient mis à leur disposition. Des
empiriques, eux, s’aveuglaient singulièrement, mais avec beaucoup de sincérité,
sur leurs propres sensibilités et rêvaient éveillés, d’un miracle capable de
faire affluer l’or dans les creusets ou d’en faire ruisseler des gemmes
précieuses. Si ces sincères étaient rares, les “astucieux” foisonnaient» (M. Caron et S.
Hutin. Ibid. p. 53). Et, au fond d’eux-mêmes, s’ils se distin-guaient de la façon de
voir que présentait la bulle Spondent pariter, les alchimistes
sentaient qu’en utilisant le soufre, ils se rapprochaient de la
damnation : «Les alchimistes les moins enclins à la crédulité craignent
de provoquer la colère divine en dévoilant le résultat de leurs recherches», notent Caron et
Hutin : «Arnauld de Villeneuve, en parlant du Grand Œuvre, ne
disait-il pas : “Celui qui révèle ce secret est maudit et meurt
d’apoplexie”?… “Je te jure sur mon âme que, si tu dévoiles ceci, tu seras
damné”, renchérissait Raymond Lulle. Basile Valentin ajoutait de son
côté : “…en dire un peu plus, ce serait vouloir s’enfoncer dans
l’enfer”; et Flamel assurait qu’il n’avait jamais fait état à un
non-initié du contenu de son livre miraculeux, de peur que Dieu ne le punisse”» (M. Caron et S.
Hutin. Ibid. p. 133). Il n’y avait pas que le moraliste Dante qui refoulait au
dixième cercle les alchimistes et les faux-monnayeurs. Les alchimistes
eux-mêmes étaient souvent les premiers à craindre pour leur vie ; non
peut-être pas tant le sort réservé en ce bas-monde, mais surtout celui de
l’éternité. La «mutation» de la pierre philosophale en élixir de Longue Vie ne
devait-elle pas assurer le prolongement de la vie terrestre aux limites même de
l’immortalité, si on en croit la légende du comte de Saint-Germain, fabriquée à
la fin du XVIIIe siècle et entretenue tout au long des siècles suivants?
Devant l’incapacité
à tenir leurs promesses, l’échec des alchimistes ouvrit grandes les portes de la
contrefaçon. Dans la mesure où l’économie capitaliste des États absolutistes se
résumait au protectionnisme et au mercantilisme et que le signe de la plus
grande quantité d’or et d’argent accumulée dans les coffres de l’État
signifiait la richesse du royaume et ses capacités à habilement jouer de la
diplomatie en la complétant de guerres dévastatrices et coûteuses, on vit de
véritables faux-monnayeurs se mettre à leur tour au Grand Œuvre! Parallèlement,
la résurrection du droit romain dans le monde des affaires entraîna la crainte
antique de la fabrication de la fausse monnaie et, avec elle, les punitions
sévères pour tous ceux qui seraient saisis en train de fabriquer ou de faire
circuler cette monnaie du diable. Surtout que le théoricien anglais de la
monnaie, sir Thomas Gresham (±1519-1579), avait rappelé, selon les termes
anciens, que «la mauvaise monnaie chasse la bonne». Ce qui était déjà le cas,
souvenons-nous, du temps de Philippe le Bel. Lorsque deux monnaies se trouvent
simultanément en circulation avec un taux de change légal fixe, les agents
économiques préfèrent conserver, thésauriser la «bonne monnaie» et utiliser la
«mauvaise» dans leurs échanges commerciaux afin de s’en débarrasser. Dans les
cadres du mercantilisme où la thésaurisation était un acte de foi en l’État absolu, la fausse
monnaie devenait une cause de faillite chez bien des petits entrepreneurs.
Gresham entendait sauver le shilling (monnaie en argent) contre les monnaies
encore produites par certains seigneurs anglais pour des transactions
locales. Dans le contexte du bimétallisme, la loi de Gresham
s’applique au-delà du fait à savoir si la monnaie est vraie ou fausse, il
s’agit seulement de savoir laquelle est la «bonne» et l’autre «mauvaise» dans
le cadre des transactions. Le faux-monnayage ajoute donc une quantité de
«mauvaises» monnaies fabriquées à mauvais escient contre la monnaie la plus couramment utilisé dans le royaume.
Cette recrudescence de sévérité dans les châtiments des
crimes de fabrication de fausses monnaies coïncida avec le développement de
l’État et son emprise à la fois sur les féodaux et sur les cités libres
bourgeoises. En France, écrit François Martineau, «tant par tradition que
par idéologie, les jurisconsultes d’Ancien Régime rangèrent le faux-monnayage
parmi les “crimes contre le souverain”. Ils reprenaient tout d’abord la
conception romaine de la monnaie, qui consistait à croire que la valeur des
pièces en circulation provenait surtout de l’empreinte royale qu’elles
portaient et non point de leur poids en or. Ils reflétaient ensuite le long
combat de l’autorité royale contre toutes les puissances intermédiaires,
féodales ou économiques, autorité royale qui n’avait cessé de revendiquer comme
l’une de ses prérogatives essentielles le droit exclusif de battre monnaie» (F. Martineau. Fripons,
gueux et loubards, Paris, J.-C. Lattès, 1986, p. 303). À partir de cette
représentation, on comprend la nature des accusations portées contre les
faux-monnayeurs : «Abot de Bazinghen, dans son Traité des monnaies,
écrit… que “le crime de faux est le plus punissable parce que, le souverain
ayant, seul, le droit de fabriquer les monnaies, ceux qui les fabriquent sans
sa permission, expresse commettent un crime de lèse-majesté au deuxième chef,
qui est puni de mort”. Muyart de Vouglans, dans ses Loix criminelles,
classe la fabrication, l’altération et l’exposition de la fausse monnaie parmi
les crimes de lèse-majesté humaine au second chef, immédiatement à la suite des
crimes contre l’honneur et la dignité du souverain. Selon la jurisprudence, il
y avait fabrication lorsque la monnaie était fausse par la matière ou lorsque
l’image du prince ou l’inscription qui devait y être était falsifiée. Toutes
les formes d’altération étaient de même réprimées et par diverses ordonnances,
notamment celle du 13 juillet 1536 qui visait les rogneurs» (F. Martineau. Ibid.
p.
304). Jusqu’au XVIIIe siècle, la punition reste la mort : «La peine
prévue par les textes était la mort. La rigueur des lois envoyait en effet au
bûcher tout faux-monnayeur, qu’il eût été l’auteur principal du crime ou son
complice, qu’il eût fondu, frappé, gravé ou seulement chargé ou transporté
sciemment des outils ou machines destinés au faux-monnayage, qu’il eût acheté
ou vendu de fausses monnaies en connaissance de cause» (F. Martineau. Ibid.
p.
304). Une seule variable : le faux-monnayeur n’est plus un hérétique,
contrairement à l’alchimiste. «Précisons enfin que l’édit de février 1726,
qui, le premier, essaya de faire la synthèse de l’ensemble des dispositions
contenues dans les diverses ordonnances royales rendues en la matière et
constitua une sorte de code du faux-monnayage, prévoyait que ceux qui avaient
fondu les monnaies authentiques, même sans avoir l’intention de les falsifier
mais pour en faire des bijoux, étaient punis des galères perpétuelles; on ne
pouvait plus clairement affirmer le caractère sacré des pièces de monnaie sitôt
qu’elles avaient reçu l’empreinte royale» (F. Martineau. Ibid. p. 304). La sacralité
de la pièce de monnaie ne reposait plus sur le signe idéologique qu’elle
portait, comme dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, mais dans sa valeur
intrinsèque, c’est-à-dire sa valeur de conversion, d’échange. Aujourd’hui
encore, dans le pur style d’Ancien Régime, il est interdit par la loi de
détruire de l’argent, surtout en papier-monnaie.
En France, au temps
de Louis XVI, seulement 17 hôtels des monnaies disposaient du droit de battre
pièces d’or et d’argent. C’était l’époque où les faux-monnayeurs étaient
surtout des filous ou des petits délinquants poussés par la nécessité. Peu
outillés, il s’agissait d’un travail artisanal opérant à partir de moules
reproduisant les pièces originales. Le cuivre ou le bronze étaient colorés afin
de donner l’apparence de l’or et de l’argent. Il y avait aussi la frappe
d’argent pour ceux qui connaissaient les techniques et savaient utiliser un
outillage supérieur. Le type le plus courant restait la rognure des pièces.
Avec la Révolution de 1789 est consacrée une nouveauté pour les échanges
courants : le papier-monnaie. «Malgré les doléances exprimées dans de
nombreux cahiers qui ont précédé la réunion des états généraux de 1789, et qui
demandaient notamment “le rejet de toute proposition tendant à introduire toute
espèce de papier monnaie, billet d’État, de banque, etc., sous tel prétexte ou
dénomination que ce puisse être, comme désastreux pour l’État”, et devant la
disparition du numéraire métallique, Pétion de Villeneuve proposait en décembre
1789 à la tribune de l’Assemblée : “Nous pouvons fabriquer nous-mêmes le
numéraire fictif ; nous avons à notre disposition les fonds domaniaux et
ecclésiastiques : créons des obligations à ordre, faisons-leur porter un
intérêt, assignons-leur un paiement certain”. L’assignat allait naître et avec
lui l’idée de la planche à billets comme moyen de combler les déficits
budgétaires. Avec la monnaie papier allaient aussi apparaître les plus
importantes contrefaçons fiduciaires que la France ait pu connaître» (F. Martineau. Ibid.
p.
309). La proposition de Pétion n’était pas encore formulée qu’«en novembre
1789, Xavier Marin, Rémi d’Autun de Champclos et Pierre de Grandmaison furent
arrêtés. Après diverses perquisitions, on découvrit chez le premier une presse
et de nombreux billets. Comme par remords, Marin se tua dans sa prison avec un
“couteau trouvé dans un poulet”. Les Annales patriotiques et littéraires, dans leur
numéro du 12 novembre 1789, écrivirent que cette fraude “avait pour protecteurs
et fauteurs des hommes d’un ordre élevé et qui avaient le plus grand intérêt
que leurs complices ne fussent pas entendus”. Un examen minutieux des services
de police permit de déceler les vrais billets des faux par “une légère odeur de
térébenthine et une faute d’impression : lo Cie pour La Cie, le filigrane
ayant été en outre tracé à la pointe et non fabriqué”» (F. Martineau. Ibid.
p.
310). Il est ironique si on se rappelle qu’on attribue à l’alchimiste Arnaud de Villeneuve
la découverte de l’essence de térébenthine! Les deux complices de Marin
partagèrent un sort encore plus horrible. Champclos et Grandmaison voyaient
leurs dossiers se perdre dans le fatras de la nouvelle justice lorsque
survinrent les massacres de septembre 1792. Les massacreurs envahirent la
prison de l’Abbaye où ils étaient détenus et furent massacrés en même temps que
la princesse de Lamballe.
La crise de
l’assignat ne tarda pas à montrer la fragilité du papier-monnaie. De 1792 à
1795, les tribunaux criminels auraient eu à juger 96 affaires de
faux-monnayage. De ce nombre, on retient la diversité des professions des
condamnés à la guillotine pour fabrication de fausse monnaie : pour
Paris, on compte plusieurs ex-curés, un commis horloger, un ancien secrétaire
du prince de Conti, un libraire, des brocanteurs, un chirurgien, des tailleurs de
pieux, des marchands de peaux de lapins, des cuisiniers, des marchands de vin,
des officiers, des négociants, une institutrice, un ex-noble. (F. Martineau. Ibid.
p.
311). Mirabeau déjà, le 8 octobre 1790 lors d’un discours à l’Assem-
blée
nationale, déclarait : «J’en atteste tous les artistes, rien n’est plus
facile à imiter que vos assignats existants». Le système de représentation
politique étant passé du Roi au peuple, le code pénal de 1791, prévoyant la
répression du faux-monnayage métallique, classa l’infraction non plus comme
crime de lèse-majesté ou de lèse-nation, mais tout simplement un crime contre
la propriété publique! Le châtiment consistait désormais à une peine de 15
ans de prison. C’est l’idée que les contrefacteurs étaient des agents de la
Contre-Révolution ou des agents de l’Angleterre chargés de diffuser des faux assignats pour accentuer la crise financière qui conduisit les condamnés
pré-cités à l’échafaud. Après Brumaire et la prise du pouvoir par Bonaparte, le
châtiment allait redevenir plus sévère.
Après la
Révolution, le faux-monnayage retrouva son profil d’Ancien Régime, même si
désormais les billets de banque complétaient les pièces métalliques. De petits
faussaires, usant souvent de manière artisanale un outillage rudimentaire
durent constamment s’adapter aux perfectionnements des planches à billet. Ce
n’est qu’après la Première Guerre mondiale que des bandes organisées de
faux-monnayeurs de mirent en place dans l’ensemble des pays occidentaux.
Celles-ci opéraient sur une large échelle et même de l’ampleur internationale.
La fausse monnaie devenait, avec le temps, elle aussi, une affaire
industrielle. Pour le reste – l’écoulement -, la manière de faire était restée la
même depuis des siècles : écouler des pièces d’usage courant parmi l’homme
de la rue.
Certes, les
justifications idéologiques ne manquent pas pour condamner la contrefaçon des
pièces de monnaie ou du papier-monnaie. Le pan du Socius est entièrement
couvert par la dite loi de Gresham qui fait du faux-monnayage une subversion de
l’économie. En fait, la seule façon légale de contourner le faux-monnayage est
la spéculation sur les valeurs. Le passage de l’usage du crédit de
l’investissement à la production à la dépense – au potlach dirait Bataille – de
consommation a multiplié les monnaies parallèles. Les cartes de crédit, les
cartes de débit, les monnaies Canadian Tires ou les bons
d’échange sont autant de monnaies parallèles dont la circulation demeure
limitée mais dont certaines – les monnaies de cartes – tendent littéralement à
faire disparaître la monnaie de l’usage courant. Si, au niveau de la valeur
économique et de l’iconographie de propagande qui a toujours accompagné la
pièce et même lui a donné, de l’Antiquité aux Temps modernes, la valeur
idéologique du pouvoir, la fausse monnaie avait également un aspect étroitement
lié à la perversion des signifiés. Voilà pourquoi toute la pensée économique du marquis de
Sade se retrouve dans un passage de Justine ou les infortunes de la vertu (dont la première
mouture date de 1787 et la seconde coïncide (est-ce un hasard?) avec le début
du pic de la crise des assignats (1791), enfin retouchée une dernière fois en
1799, au moment où le coup d’État de Napoléon Bonaparte va s’appuyer sur la
banque Ouvrard. Nous devons à Annie Le Brun et à Philippe Roger des indications
très éclairantes sur ce passage où Justine (qui se fait appeler Thérèse), fille
vertueuse soumise à toutes les formes d’assauts physiques et moraux, est
prisonnière de faux-monnayeurs. Comme pour Dante, Sade fait une véritable
«léproserie» du monde du travail et de la production de la fausse valeur dans
la descente aux enfers de la malheureuse Justine.
Mais pour mieux saisir l’innovation qu’apporte Sade à la question du faux-monnayage, il faut sauter un siècle vers l’avant. Il est assez
étonnant, en effet, sans être identique ni même le commentaire de l’une sur l’autre,
que les visions de Karl Marx et de Sigmund Freud sur l’argent se complètent. C’est
une approche quasi proto-freudienne que Marx fait de la fascination de l’argent
lorsqu’il écrit : «Ce que l’argent est pour moi, ce que je puis payer,
autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, le possesseur
de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces
essentielles en tant que possesseur d’argent. Ce que je suis et ce que je puis,
ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis
m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la
laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement, je
suis paralytique, mais l’argent me procure 24 jambes ; je ne suis donc pas
paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupule, sans esprit,
mais l’argent est en honneur donc aussi son possesseur. L’argent est le bien
suprême, donc son possesseur est bon; au surplus, l’argent m’évite la
peine d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent
étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il
d’esprit? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit n’est-il pas plus
spirituel que l’homme d’esprit? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce
que désir un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés
humaines? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en
leur contraire? Si l’argent est le lien qui me relie à la vie humaine, à la
société, à la nature et aux hommes, l’argent n’est-il pas le lien de tous les
liens? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens?» (K. Marx. Manuscrit
de 1844, cité in K. Papaioannou. Les Marxistes, Paris, Flammarion,
Col. J’ai lu l’Essentiel, # E/13, 1965, pp. 65-66). Autant qu’une réflexion
générale, Marx commente ici le personnage de Shylock. L’identité du possesseur
de l’argent et de l’argent est le problème méta-
physique juif né des millénaires
où les Juifs ont servi d’en-
tremetteurs entre les Empires (grecs, romains,
chrétiens), là principalement où l’Église et les Princes les avaient casés,
c’est-à-dire dans le commerce de l’argent, dans le prêt usuraire, etc.
Établissant leur empire sur les argents nationaux, comme les alchimistes, ils
parvenaient à opérer la «mutation» de leur non-Être en Être. Et ce, en rendant
possible les rêves les plus fous. Marx conclut son paragraphe ainsi : «Shakespeare
fait ressortir surtout deux propriétés de l’argent : 1. C’est la divinité
visible, la métamorphose de toutes les qualités humaines et naturelles en leur
contraire, la confusion et la perversion universelles des choses. L’argent
concilie les incompatibilités. 2. C’est la prostituée universelle,
l’entremetteuse générale des hommes et des peuples» (K. Marx, in K.
Papaioannou. Ibid. p. 66).
La chose est dite.
L’argent est sale. L’argent est merdique. Il cultive une coprolagnie parmi les
individus parce qu’il leur promet ce qu’ils ne sont pas. En tant que pervers,
l’argent fait porter le désir non sur l’objet réel mais son intermédiaire, son
substitut. Le fétichisme de la marchandise commence par le fétichisme de
l’argent, et à ce compte, ses capacités techniques – entendre magique – en font
un être dévoyeur, diviseur, comme le diable, comme le Mal. En rappelant la
grande prostituée de l’Apocalypse, la pensée du jeune Marx le renvoie à la
tradition judéo-chrétienne de la dénonciation de l’argent, mais en même temps à
l’aliénation des Juifs à la merde qui passe pour de l’or. Il reviendra
d’ailleurs sur ce point dans la Grundrisse der Kritik der politischen
Ökonomie de 1857-58 qui ne seront publiés qu’à titre posthume. Ici, Marx
entendait élargir au domaine sociologique l’investissement psychique de
l’argent.
La soif d’enrichissement est autre
chose que la soif instinctive de richesses particulières, telles les habits,
les armes, les bijoux, les femmes, le vin; elle n’est possible que si la
richesse générale, en tant que telle, s’individualise dans un objet
particulier, l’argent. L’argent n’est donc pas seulement l’objet, mais encore
la source de la soif de s’enrichir. Le goût de la possession peut exister sans
l’argent; la soif de s’enrichir est le produit d’un développement social
déterminé, elle n’est pas naturelle, mais historique. D’où les récriminations
des Anciens contre l’argent, source de tout Mal.
La
soif de jouissance sous une forme générale, et l’avarice sont les deux
manifestations particulières de la soif d’argent. La soif abstraite de
jouissances suppose un objet contenant la possibilité de toutes les
jouissances : l’argent dans sa fonction de représentation
matériel de la richesse; l’avarice, elle aussi, n’existe que dans la
mesure où l’argent est la forme générale de la richesse en face des
marchandises qui sont ses substances particulières. Pour le retenir et
satisfaire son besoin d’avarise, le thésauriseur doit tout sacrifier et
renoncer à toute relation avec les objets qui satisfont des besoins
particuliers.
La
soif d’argent ou d’enrichissement, c’est nécessairement la ruine des anciennes
communautés. D’où leur antagonisme. L’argent étant lui-même la communauté, il
ne peut en tolérer d’autres en face de lui. Mais cela suppose le plein
développement des valeurs d’échange, et donc une organisation correspondante de
la société. Dans l’antiquité, la valeur d’échange n’était pas le nervus rerum…
De la simple notion d’argent, il ressort qu’il ne peut constituer un élément
développé de la production que si travail salarié existe déjà… Lorsque le
travail devient travail salarié, le but en est directement l’argent; la
richesse générale est donc posée à la fois comme son but et son objet… De but,
l’argent devient maintenant le moyen de rendre tous les individus zélés au travail; on produit la richesse générale pour s’emparer de son
représentant. Aussi jaillissent les véritables sources de la richesse. Le but du
travail n’est plus, dès lors, tel produit spécifique ayant des rapports
particuliers avec tel ou tel besoin de l’individu, c’est l’argent, richesse
ayant une forme universelle, si bien que le zèle au travail de l’individu ne
connaît plus de limites : indifférent à ses propres particularités, le
travail revêt toutes les formes qui servent à ce but. Le zèle se fait inventif
et crée des objets nouveaux pour le besoin social. Il est donc évident que, sur
la base du travail salarié, l’argent n’agit pas comme un dissolvant, mais comme
élément productif, alors que la communauté antique était en opposition directe
avec le système généralisé du travail salarié…
L’époque
antérieure au développement de la société industrielle moderne fait preuve
d’une soif d’argent universelle, celle-ci affecte aussi bien les individus que
les États. N’étant préoccupée que des moyens de s’emparer du représentant de la
richesse, cette époque est incapable de voir comment les sources de la richesse
se développent effectivement. Lorsque l’or n’est pas issu de la circulation,
mais est trouvé tout fait, le pays s’appauvrit – comme c’est le cas de
l’Espagne, en revanche, les nations qui sont obligées de travailler pour
l’enlever aux Espagnols développent les sources de la richesse et s’enrichissentréellement» (cité in K. Papaioannou. Marx et les marxistes, Paris, Flammarion,
Col. Science, 1972, pp. 133-134).
On le voit, les
deux textes se complètent à merveille. À la cupidité d’accumuler tout l’argent
en en privant les autres s’opère simultanément la réification de l’individu qui en vient
à thésauriser le tout et en faire un avaricieux, mais un être isolé de toutes communautés. De la subversion du Socius, nous en venons à passer insensiblement à la perversion de la Psyché. L’aliénation par le travail suppose
que capitalistes et prolétaires finissent par partager le même lien d’esclavage
vis-à-vis l’argent. Il faudra retenir tout ceci lorsque nous reviendrons à Sade
et à Justine.
Ce que Freud ajoutera à ceci, c’est l’association du fétichisme de l’argent à la fixation
anale. Dès 1908, il inscrit le caractère anal de l’argent dans ses théories
psychanalytiques. Il suppose un rapport d’équivalence entre le symbole argent
et les fèces dans le contrôle de la rétention (la thésaurisation) et de la défécation
(la dépense). Ferenczi, son élève, analyse ce déplacement par le passage d’un
objet sale à quelque chose de plus propre : du désir interdit on accéderait à
un objet dérivé, substitut du vrai plaisir, mais subsumé. À ce stade, c’est l’accumulation avaricieuse
qui joint le pouvoir à la satisfaction anale d’amasser amoureusement et de
dilapider haineusement. Très vite, l’enfant comprend le pouvoir de l’argent en
liaison avec ses propres désirs pervers. Il découvre sa puissance en exerçant
sur ses parents un pouvoir affectif qui le hisse au sommet de toutes les
valeurs. Mélanie Klein comprend dès lors que pour fixation anale que puisse
paraître l’argent, il demeure avant tout associé à la satisfaction orale, à la
consommation. La dépense d’argent, plus qu’un acte volontaire d’un intermédiaire fantasmatique, est le premier acte qui crée la
personnalité du consommateur. L’absence d’argent, ou plus simplement l’anticipation de
son absence, peut se trouver à l’origine des pires angoisses et surtout celui de
ne pas être aimé. On retourne ici à ce que nous disions plus haut sur
l’ontologie du Juif dans la civilisation occidentale. Côté avarice, l’individu
(ou le Socius) dévelop-
pera son refus compulsif de la dépense par peur de ne
pas être aimé, c’est-à-dire d’exercer un pouvoir de contrôle sur les autres;
côté convoitise, l’individu culpabilisera proportionnellement à sa cupidité, usant de la politique du don (l’évergétisme) pour
acheter l’amour qu’il aura sacrifié dans sa quête immodérée de l’argent. La
bienfaisance, les fonds de soutiens et de charité, tout ce qui était dénoncé
chez les théoriciens du capitalisme sauvage – le pasteur Malthus – reviennent
comme rachat fantasmatique d’une abjection bien réelle. Lacan
ajoutera peu à tout ceci sinon que l’argent n’a aucune valeur propre mais
seulement celle de signifiant. Quand le sujet possède l’argent et le garde
(avarice), il répond de la valeur et de la puissance qu’il exerce réellement à
l’intérieur de lui (le fantasme magique du contrôle du déplaisir). En tant que
simple signifiant langagier (donc lié à l’inconscient), il correspond à un
manque : le millionnaire se sent toujours plus loin que le milliardaire de la
puissance transcendante, ce que Lacan appelle dans son jargon le «grand Autre»
(Dieu).
Que représente
alors le faux-monnayeur entre Psyché freudienne et Socius marxiste? À
première vue, tout peut sembler facile et la réponse se trouve là, dans ce qui
est écrit. Mais additionner des plans théoriques ne suffit pas à créer une
dynamique où Psyché et Socius interagissent logiquement à notre compréhension. Voilà
pourquoi la démarche de Sade permet de ramener à un même niveau cinétique Psyché
et
Socius et joindre, par le fantasme de l’argent, la machine désirante à la machine
sociale. Revenons donc aux tribulations de Justine/Thérèse dans le monde des faux-monnayeurs.
Au cours de ses
périples incroyables, Justine se porte au secours de Dalville victime d’une
attaque de voleurs. Âgé de 35 ans, Dalville (dans la première version des Infortunes
de la vertu, il porte le nom de Dalville mais dans les versions ultérieures, Dalville
et Roland deviennent deux entités distinctes) est chef d’une bande de
faux-monnayeurs logée dans un château perché sur la crête d’une montagne du
Dauphiné. Sa description est propre aux personnages sadiques : petit
homme, court et gros, la mine sombre, le regard farouche; velu comme un ours,
de la barbe jusqu’aux yeux; fort brun, des traits mâles; le nez long, des
sourcils noirs et épais. Son sexe est qualifié par l’auteur de «membre
redoutable, énorme, monstrueux»; «longueur et grosseur démesurées»; autres
déterminations : «longueur de l’avant-bras, les deux mains l’entourent à
peine» (R.-G. Lacombe. Sade et ses masques, Paris, Payot, Col.
Bibliothèque historique, 1974, p. 252). Justine, qui fuit les policiers, se
fait appeler Thérèse; la Belle sauve la Bête, mais la Bête la remercie en
l’enfermant deux ans prisonnière dans cette retraite inaccessible, où il
emploie des femmes à tourner la meule. C’est ce long trajet de Thérèse sur un
chemin de plus en plus montant et malaisé, que Philippe Roger assimile à un
parcours rétrograde vers une préhistoire des rapports de production. On a
souligné que tout au long de l’histoire de la fabrication de la fausse monnaie,
les faux-monnayeurs étaient pour la plupart des filous, des gens des basses
classes, des sous-prolétaires qui entendaient jouer l’économie monétaire contre
elle-même. C’est ce que tient à nous rappeler Sade avec Dalville et Roland. Voilà pourquoi
Roger rappelle que le trajet en question comprend trois étapes : les
libertins proposent ou imposent à Justine les trois situations économiques
suivantes : la rente, la domesticité, l’esclavage. Voilà en quoi les deux
années de détention de Justine/Thérèse sont la suite rétrograde des trois
dépendances pré-capitalistes : la rente foncière du capitalisme mercantile,
le servage et l’esclavage :
La
rente que le libertin est prêt à payer à Justine sur son corps est à l’image de
la rente foncière, rétrocédée par le capitalisme au propriétaire terrien. C’est
la forme que prend l’indemnisation du propriétaire foncier dans un système où
le pouvoir lui a déjà échappé. Proposer ce marché à Justine, c’est bien
générosité de la part du financier Dubourg, puisque Justine, qui n’a pour
terres que son corps, se verra aussi bien lotie que le noble, propriétaire
foncier, soumis à la même loi. Accepter la rente, c’est passer dans le camp des
libertins, devenir un des leurs; à preuve l’irrésistible ascension de Juliette [sa sœur, la
perverse]
La
domesticité est évidemment la forme privilégiée par la noblesse de la
prestation de service : l’ancillarité met à la disposition du “maître” la
force de travail du “serviteur”, tout en écartant la situation salariale, et le
rapport social qui lui est lié. Recevoir des gages suppose quelque chose de plus
que “servir” : c’est faire acte d’allégeance.
Or,
si le refus de la rente ravale Justine au rang de domestique, le refus de
“servir” (crimes compris) fait à son tour remonter le récit vers un moment
antérieur de l’organisation du travail, féodal par excellence : le
servage.
Le
servage est incontestablement le type de rapports que met en scène l’épisode de
Dalville, faux-monnayeur secouru par Justine, qui pour récompense enchaîne
celle-ci à une roue d’infortune, dans un château-prison-usine : “Voilà ta
besogne; moyennant que tu travailleras douze heures par jour à tourner cette
roue, que tu seras comme tes compagnes bien et dûment battue chaque fois que tu
te relâcheras, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves
par jour. Pour ta liberté, renonces-y…”
Dalville
assigne à Justine sa place, sa fonction, sa rétribution aussi impérieusement
qu’arbitrairement : l’autorité du faux-monnayeur n’a rien à envier à celle
du seigneur, dont il usurpe mais en même temps ressuscite (droit
de cuissage inclus) les antiques prérogatives.
Ainsi
régresse le récit vers le modèle nostalgique de l’économie féodale, sans nulle
ambiguïté : Dalville est bien le modèle du thesmothète libertin, et son
repaire caché dans un coupe-gorge semble bien présenter au lecteur l’utopie
sociale qui manquait au conte. À preuve cet étrange ajout : le méchant
Dalville parti fortune faite, un “bon” brigand, Roland, lui succède; et c’est,
en quelques lignes, l’amorce d’une structure sociale parfaite. Justine ne pense
plus à s’évader : le travail est adouci, rendu plus efficace aussi; les
ouvrières “récompensées par de très bonnes chambres et une excellente
nourriture”. Détail symbolique : le retour au château des serfs, ainsi
rapprochés de leur protecteur-exploiteur (“il nous établit dans le château”).
Quel
modèle s’ébauche ici, sinon celui d’une féodalité à visage humain et d’un
servage bien tempéré? C’est un moment décisif du texte que celui où tout peut
s’arrêter dans un équilibre social enfin défini […]. Mais bien
évidemment, il suffira de trois lignes pour la balayer : le réel d’une
société mauvaise fait irruption dans le rêve féodal, et les faussaires
utopistes sont couverts de chaînes par les forces de désordre de la
maréchaussée : “dans un monde totalement corrompu”… (P. Roger. Sade
La philosophie dans le pressoir, Paris, Grasset, Col. Théoriciens, 1976, pp. 185-186)
On ne saurait mieux
décrire ce que La Boétie appelait la servitude volontaire! Pour Sade, le
mode de production féodal établit un équilibre où la hiérarchie des maîtres et
la servitude des domestiques posent l’utopie de la société parfaite, ce que le
capitalisme nouveau tend à détruire. C’est ainsi qu’un autre pervers,
Saint-Florent, explique la façon dont la nouvelle économie réintroduit
l’esclavage démentiel de Dalville : «Je vais plus loin, Thérèse :
l’activité, l’industrie, un peu d’aisance, en luttant contre mes subornations,
me raviraient une grande partie des sujets; j’oppose à ces écueils le crédit
dont je jouis dans cette ville, j’excite des oscillations dans le commerce, ou
des chertés dans les vivres, qui, multipliant les classes du pauvre, lui
enlevant d’un côté les moyens du travail, et lui rendant difficiles de l’autre
ceux de la vie, augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère me
livre. La ruse est connue, Thérèse : ces disettes de bois, de blé et
d’autres comestibles, dont Paris a frémi tant d’années, n’avaient d’autres
objets que ceux qui m’animent; l’avarice, le libertinage, voilà les passions
qui, du sein des lambris dorés, tendent une multitude de filets jusque sur
l’humble toit du pauvre». (Cité in A. Le Brun. Soudain un bloc d’abîmes,
Sade, Paris, Gallimard, Col. Folio essais #226, 1986, p. 255).
Qu’est-ce à dire?
Que doit-on comprendre de ces exposés du roman de Sade? La vertu de la
production féodale est d’offrir une stabilité conformément à ce que Marx appelait plus haut la communauté. L’esclavage à un extrême,
«l’activité, l’industrie» à l’autre où le salarié appartient à une classe de
pauvres progressivement dépossédés par/pour l'enrichissement des bourgeois, confirment, si besoin était, que la Nature a
horreur de l’équilibre et que finalement, la société utopique du château de Roland doit
disparaître sous la force du progrès et de la maréchaussée. Les faux-monnayeurs de Sade sont authentiques; ils appartiennent à ce que Hobsbawm appelle les primitifs de la révolte. Anarchistes dans
l’âme, les faux-monnayeurs sont des «libertariens» et renouent avec les
pratiques de l’esclavage, car telle est la nature humaine que si la servilité
sied bien à Justine-la-pure, c’est dans la libération des instincts que
l’économie s’accroît. Dalville revêt donc le costume du parfait
libertin alors que son remplaçant, Roland, par sa convivialité et sa féodalité, est
condamné à mort par le régime royal. Dalville profitera de sa retraite
construite sur l’esclavage en devenant amant de la sœur de Justine, l’ineffable
Juliette. Ce que Lacombe attribue à Roland convient plutôt au Dalville de la
première version du roman : «Il bat ses gens et leur inflige différents
supplices : flagellation, pendaison, jeu de coupe-corde… Il opère ses
forfaits dans des souterrains situés “à huit cents pieds dans les entrailles de
la terre”. Incestueux (avec sa sœur) et sodomite. Ses maximes : “Le crime
allume ma luxure; plus il est affreux, plus il m’irrite”; “ce n’est qu’au sein
de l’infamie que la lubricité doit naître”; “le meurtre est mille fois plus
délicieux quand il emporte avec lui l’idée du vol”; “le spectacle de
l’infortune m’irrite, il m’amuse, et quand je ne puis faire du mal moi-même, je
jouis avec délices de celui que fait la main du sort”; “il ne faut jamais
soulager l’indigent; c’est s’opposer aux lois de la nature et encourager la
fainéantise”» (R.-G. Lacombe. Op. cit. p. 252). Cette dernière thèse, reprise par les économistes libéraux du tournant du XIXe siècle et partagée comme paroles d'Évangile par tous les entrepreneurs capitalistes jusqu'à nos jours, apparaît comme un sophisme qui montre le peu de psychologie de la minorité dominante. Tout cela, enfin, confirme la thèse de Philippe Roger
que le sentier abrupt que suit Justine est une métaphore de la régression de l’économie
sociale. Roland est un sot qui veut s’attacher aux pratiques de la servitude
féodale. Dalville et Saint-Florent sont, eux, les promoteurs de la nouvelle économie, d’accord sur la société sadienne
qu’inaugure le régime capitaliste de production associée à l’industrie.
Mais la régression
sociale n’est que le revers de la régression psychique. Dalville fait des primitifs
de la révolte des pervers polymorphes (inceste, sodomie, meurtre). La fausse monnaie
est un assaut non seulement contre la société établie, mais aussi contre son
symbole d’autorité : la figure du Père. Considérant que l’effigie apporte
une plus-value à la monnaie, sa contrefaçon devient un crime de lèse-majesté en
singeant la figure du Roi. La propagande est déviée de son but. Elle annule la
légitimité du pouvoir et de son représentant aussi bien sur terre que dans les
cieux. La fausse monnaie est une gifle à la figure même de Dieu, et c’est ainsi
que le droit féodal le concevait et celui de l’Ancien Régime encore plus, d’où
les supplices dont étaient frappés les condamnés. Passé de la monarchie à la
nation n’enlève rien au crime sinon que la lèse-majesté touche aussi bien la
figure du Père (l’État) que celle de la Mère (la Nation). N’est-il pas
symptomatique que les États-Unis, qui portent à la fois sur leurs billets la
figure du Père (Washington; In God we trust) et la devise de
la Nation (le grand sceau des États-Unis avec la devise E
Pluribus Unum), aient été parmi les plus contrefaits?
Bernard Oudin écrit ainsi : «De nos jours, la devise imprimée suivant les
techniques les plus perfectionnées est évidemment le dollar, mais c’est aussi
la plus imitée. Son rôle de moyen de paiement international lui a valu d’être
également falsifié à une échelle internationale. Le boom sur le dollar a
commencé immédiatement après la guerre. En 1946, 65 000 faux dollars ont été
retirés de la circulation aux États-Unis par le Service Secret ; il y en
eut trois millions dès 1948 et la progression n’a fait que se poursuivre
depuis» (B. Oudin. Op. cit. p. 406).
L’expression de la
haine des figures parentales et de leur substitution par le fétichisme
monétaire ne fait qu’asseoir davantage le capitalisme sur la destrudo. D’abord,
au niveau économique, en fragilisant le cours des monnaies sur le marché. Ensuite,
en faisant progressivement disparaître les antiques figures affectives du Père-État et de la Mère-Nation pour les remplacer par des figures de propagande
privée qui représentent des grandes banques ou des compagnies de crédit.
Enfin, en permettant que la spéculation, en haussant la valeur marchande des
monnaies, opère une «mutation» alchimique semblable à celle dont usait Philippe
le Bel, c’est-à-dire non plus en «rognant» les pièces, mais en élevant à des
taux impossibles à traduire en biens réels, des «actions», des «papiers», des
«fonds» ou des «valeurs» qui suffisent non seulement à déstabiliser les cours
nationaux ou même mondiaux, mais à entraîner l’ensemble de l’économie mondiale
dans une catastrophe financière comme cela a été le cas en 2008. La réaction
des États, d'abord en fournissant le soutien financier aux banques privées à même les fonds communs tirés de la
perception de taxes et d’impôts pour les maintenir à flots, ensuite par des
politiques conservatrices néo-libérales de restreindre les services publiques
indispensables au Souverain Bien des collectivités, illustre parfaitement une situation conforme au
discours que tient Saint-Florent à Justine.
Les scandales
financiers qui touchèrent la France et certains autres pays européens durant
l’Entre-deux-Guerres témoignent des conséquences de la déstabilisation
financière entraînée par le traité de Versailles de 1919 et que craignait déjà
Keynes lors de ses recommandations aux négociateurs. La guerre avait été gagnée
par les puissances atlantiques, mais la paix fut perdue et prépara le lit pour
une guerre encore plus ignoble et plus sanglante. Les complots internationaux
en vue d’inonder des marchés de fausses monnaies ne furent pas rares, même si
la plupart ne parvinrent pas à déstabiliser l’économie. À elle seule, la crise
de 1929 suffit à plonger le monde dans la pire épreuve financière jamais
connue jusqu’alors et qui s'étira jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre
mondiale. Chaque nation eut ses affaires criminelles concernant la fausse
monnaie. Il n’est pas innocent qu’André Gide, dont l’oncle, Charles, était un
économiste avéré et représentant de la banque protestante en France, intitula l'un de ses
romans Les Faux-Monnayeurs (1925). La fausse
monnaie ici ne consiste pas en pièces ou en billets, mais en sentiments vrais
et faux. Bernard, égaré par des découvertes intimes sur ses origines, éprouve
des sentiments intenses pour un oncle, Édouard, qui éprouve des sentiments
réciproques mais secrets pour le jeune homme. Se confiant à son ami Olivier,
celui-ci devient terriblement jaloux et par dépit, se laisse séduire par un
pervers, écrivain à la mode, riche, dandy et amateur de garçons tout autant
qu’il se révèle un être cynique et manipulateur. On comprend tout de suite que la vraie
monnaie, c’est la relation pudique et sincère entre Bernard et son oncle Édouard.
Le cynique Passavant profite plutôt des états d’âme d’Olivier, qu’il convoite
depuis un certain temps, pour se l’accaparer et l’entraîner par sa mauvaise
influence dans l’hybris. La relation entre
le comte de Passavant et le jeune Olivier est présentée alors comme la fausse
monnaie. On retrouve ici le caractère de Dalville à travers la personnalité
d’Olivier qui devient brutal, détestable aux yeux de ses meilleurs amis; s’en
rend compte et se laisse aller dans une dépression morbide sans être capable de
se ressaisir. Le faussaire Passavant détruit celui qui s’est laissé duper par
sa séduction mensongère. Au cours d’une soirée donnée dans un club littéraire,
Olivier se donne en spectacle en se saoulant et se ridiculisant aux yeux des
littéraires présent avant de sombrer dans une torpeur éthylique. De son côté,
l’oncle Édouard finit par avouer son sentiment pour Bernard et l’oncle et le
neveu vivent leur passion amoureuse en toute liberté. La morale de la nouvelle
est donc assez simple. Gide a utilisé son penchant homosexuel pour faire
éclater les valeurs traditionnelles et familiales. Dénonçant l’hypocrisie et
les dissimulations de la société bourgeoise, il dévoile, à sa façon, le désir
mimétique qu’il associe à la fausse monnaie de liens mensongers, singerie de la sincérité
de la vraie relation qui lie un couple, pourtant à la fois homosexuel et incestueux.
Mais c’est Georges
Rémi – Hergé – qui, dans un album des aventures de Tintin et Milou, a su le
mieux exploiter l’actualité des faux-monnayeurs de l’Entre-deux-Guerres. Dans l’album
L’Île noire (paru en feuilleton dans Le Petit Vingtième en
avril-juin 1938, puis en album couleur en 1943 sous l’Occupation, enfin
totalement redessiné en 1965), le héros et son fidèle compagnon sont entraînés,
après de multiples aventures mortelles, dans un château délabré isolé dans un
lac écossais où travaillent de faux-monnayeurs. Benoît Peeters insiste sur l’originalité du récit qui, s’apparentant aux romans et aux films policiers de
l’époque (en particulier ceux d'Hitchcock), «repose essentiellement sur la
confrontation de deux univers réputés incompatibles. Le premier est le monde
des techniques les plus modernes et les plus sophistiquées, qui jouent dans
l’album un rôle fondamental. Le second – issu de la littérature fantastique et
d’épouvante – fait appel à des mythes plus anciens : l’île (mystérieuse),
le château (en ruine…) et surtout la “bête”» (B. Peeters. Le
monde d’Hergé, s.v. Casterman, 2004, p. 55). On connaît les
vantardises du chef rexiste – le mouvement fasciste belge – Léon Degrelle qui
aimait évoquer son amitié avec Hergé et s’identifier au personnage de Tintin.
L’album se meut, en effet, dans le Zeitgeist de l'époque (et non spécifiquement nazi) où l’archaïsme rejoint par de multiples points le futurisme. C’est ce que nous
dit Peeters lorsqu’il soulève la «confrontation de deux univers réputés
incompatibles». Ce qui ne veut nullement dire que l’intrigue, en elle-même,
soit porteuse d’une propagande nazie.
Contrairement au
roman de Gide, les faux-monnayeurs ne sont rien de plus ici que des
faux-monnayeurs. Michaël Farr, pour sa part, parle d’un article du Crapouillot
de février 1934 où il serait mention d’un certain
Georg Bell, un Écossais naturalisé allemand et vivant en Allemagne. «Lié au
parti nazi, il avait trempé dans une affaire de contrefaçon de roubles visant à
déstabiliser l’Union soviétique. Brouillé avec ses protecteurs, menaçant de
tout révéler, Bell s’était enfui en Autriche où les nazis, l’ayant retrouvé, le
liquidèrent en avril 1933» (M. Farr. Tintin
Le rêve et la réalité, s.v. Éditions Moulinsart, 2001, p.
71). C’est Bell qui aurait servi de modèle au méchant de l’album, le docteur J.
W. Müller, un médecin aliéniste allemand installé dans le sud-est de
l’Angleterre, dans le Sussex, appartenant à une organisation de faux-monnayeurs dont
le but est d’inondé l’Europe de fausses monnaies. Profitant de la popularité de
l’actualité écossaise – les reportages sur le monstre du Loch Ness – Hergé
avait là toute une série de matériau suffisant pour créer un album enlevant et
sans perdre haleine. L’île noire est probablement
l’album le plus «cinématographique» de l’ensemble des œuvres d’Hergé.
Que peut-on comprendre de ce passage d'Hergé dans le monde des faux-monnayeurs? Peut-on aller
aussi loin que Sade ou Gide dans la perversité prêtée à ceux-ci? Ou l’affaire serait-elle purement anecdotique? Certes, Farr rappelle qu’«au
milieu des années 1930, les progrès des techniques d’impression avaient
considérablement facilité la contrefaçon des billets de banque. À la fin de la
Seconde Guerre mondiale, d’ailleurs, les nazis, qui en avaient fait un
instrument de guerre économique, avaient probablement imprimé plus de livres
sterling que la Banque d’Angleterre, sans cependant atteindre leur but, ruiner
l’économie britannique» (M. Farr. Ibid. p.
71). On dira guère plus sur l’aspect politique de L’île noire. Pierre
Skilling, auteur d’une étude politique des albums de Tintin, Mort aux tyrans!,
expédie l’album en un court paragraphe : «Dans L’île
noire, pas de politique ni de rencontre significative avec l’Autre. Le
reporter découvre en sol britannique un réseau de faux-monnayeurs mené par un
autre “méchant” notoire, le docteur J. W. Müller, une autre crapule
internationale qui manipule les humains et les États à son profit : fausse
monnaie, fabrication de guerre (dans l’Or noir),
collaboration avec Rastapopoulos dans le trafic d’armes et d’esclaves (Coke
en stock)… L’île noire se trouve en Écosse. Pour se fondre avec les
Écossais, Tintin portera le traditionnel kilt et la casquette écossaise, que
beaucoup d’Écossais portent encore, si l’on en croit les images qu’Hergé nous
présente». (P. Skilling. Mort aux tyrans!,
s.v. Nota Bene, 2001, p. 140). Il semble que M. Skilling ait passé un regard
plutôt rapide sur l’album, le considérant comme moins évocateur que le
précédent, L’oreille cassée ou le suivant, Le
sceptre d’Ottokar.
Pour le
psychanalyste Serge Tisseron, L’île noire est le dernier
album des aventures de Tintin de la période «pré-familiale». Ici, les liens entre Tintin et Milou se maintiennent au niveau de l’enfance : la confusion
entre l’homme et l’animal au point que l’un devient identique à l’autre. Ainsi,
en Milou se révèle-t-il un penchant sérieux pour l’alcool, tout comme Tintin
adore se travestir afin de passer inaperçu dans les milieux où il se trouve
menacé. Porté essentiellement par le familienroman de
la faune tintinesque, Serge Tisseron trouve dans L’île noire les
indices de ce qui se développera ultérieurement dans les albums d‘Hergé. Bref,
il y trouve ce qu’il était venu y chercher, sans pousser plus loin son enquête.
Par contre, Jean-Marie Apostolidès mène une enquête psychanalytique complète. L’importance
que Freud et Lacan accordent au fétichisme de l’argent ne lui échappe pas :
«Hergé reprend ici, sur un mode léger, le problème de l’inflation des
valeurs par la reproduction illégale, c’est-à-dire sans équivalent intérieur,
des signes d’échanges. Malgré leur apparence respectable, les bandits n’ont pas
plus d’âme que leurs billets n’ont d’encaisse en métal précieux. Le docteur Müller
cache sous les manières d’un notable de province des pratiques crapuleuses qui
nuisent à la société» (J.-M. Apostolidès. Les
métamorphoses de Tintin, Paris, Seghers,
1984, p. 101). Il y a là le rappel du travail subversif de la société que représente
le faux-monnayage et que n’a pas retenu Skilling. Wronzoff, le comparse du Dr. Müller,
de son château gothique écossais bien nommé Ben More («Ben Mort»), «répand
la terreur, la mort et les faux billets, qui sont la mort de l’économie. Il a
mis sur pied un réseau international de trafiquants et utilise les moyens modernes
de communication pour étendre sa puissance, par vagues concentriques, à partir
de l’île» (J.-M. Apostoldès. Ibid. p.
101). Apostolidès insiste sur l’effet de doppelgänger entre
Tintin et Milou du bon côté du miroir, et Wronzoff et Ranko, le gorille dont
les cris intimident les Écossais, du côté sombre. Revenant plus récemment sur
ce point, Apostolidès développe son hypothèse : «Wronzoff appartient à
la bande de faux monnayeurs; son statut est peu clair. Au commencement, il
apparaît comme un simple comparse. On peut croire pendant la première partie
que le docteur Müller dirige la bande; il a l’autorité d’un chef et le
caractère inquiétant qui accompagne les puissances du Mal. Mais, dès que Tintin
débarque sur l’île, Wronzoff acquiert le statut d’une figure d’autorité. Même
le docteur Müller lui obéit. C’est non seulement lui qui prend la tête, il
contrôle aussi la Bête, ce gorille dont les cris effraient les habitants de la
côte. En suivant l’hypothèse de Ludovic Schuurmann, nous avons dit que Ranko
était l’expression du refoulé sexuel de Wronzoff. Le gorille est une force inconsciente
tenue en laisse par Wronzoff, mais qui se déchaîne dès que le maître lâche la
bride». (J.-M. Apostolidès. Dans la peau de Tintin, s.v.
Les Impressions nouvelles, Col. Réflexion faites, 2010, pp. 140-141).
Ce Wronzoff ne peut
nous empêcher de penser à Dalville dans Les Infortunes de la vertu. La
description physique de l’un pourrait évoquer, de façon sans doute moins
bestiale, le dessin de l’autre. Mais, chez Sade, la Bête et Wronzoff sont une
seule et même entité. La bête n’est pas le refoulé du faux-monnayeur, mais bien
son identité patente. En ce sens, l’hypothèse retenue par Apostolidès nous
forcerait à conclure que Dalville, comme tous les libertins qui tourmentent la
vertu de Justine, ne sont que les projections refoulées par l’incons-
cient de Justine, et
Dieu n’aurait donc pas tort de la foudroyer comme il le fait (à partir de la
bouche et du sexe) à la fin du roman! Ainsi les «méchants», dans les albums de Tintin, ne seraient que le
double refoulé de Tintin en tant que mauvais fils et Milou son Surmoi défaillant. N’est-ce
pas dans ce chapelet de condensations qu’opère le faux-monnayage? Tintin cabotant le long des rives rocheuses de l’île noire irait à la rencontre de son refoulé; le huis-clos entre les forces du bien et celles du mal s’enferme dans une mentalité de garnison où la morale du dessinateur décide en bout de ligne lesquelles vont finir par gagner, mais d’un album à l’autre, la compulsion du combat tragique qui se déroule à l’intérieur de l’artiste reprend le dessus.
Nous ne pouvons pas
nous empêcher de penser à Müller et Wronzoff lorsque nous lisons ce passage du
critique littéraire Pol Vandromme, critique de droite du milieu du XXe siècle,
lorsqu’il écrit cette analyse du «méchant» dans l’œuvre d’Hergé, qui pourrait
tout aussi bien s’adresser aux libertins assassins de Sade : «Aussi les
plus intéressants d’entre eux, sont-ils les habiles, les roués, les virtuoses
du mensonge social. Ici encore, nous pressentons que le clan de la crapule est
organisé comme le clan des hommes qui vivent selon l’ordre établi. Dans notre
univers, les êtres qui pratiquent avec le plus de subtilité et de grâce les
délicatesses du savoir-vivre sont ceux qui ont le plus d’aptitude à la
discipline, qui dérobent leurs sentiments et leurs pensées avec le plus de
naturel. Bref, les gens qui portent le masque sans en avoir l’air. Qu’on
appelle cet art de la feinte, hypocrisie ou self-control, peu importe – et il
doit entrer dans cette combinaison autant de ruse que de maîtrise de soi.
Pareillement, dans la pègre, les gens du monde, les salonnards sont des
personnages qui savent se tenir à l’écart, susciter des conventions rassurantes,
se vêtir de probité candide et de lin blanc. J’ajoute que ce sont eux surtout
qui doivent duper leurs semblables : ils ont plus de noirceurs à cacher,
plus de malfaisances à rendre imperceptibles. Ils prennent plus de risques :
ce n’est pas seulement l’intégrité d’une situation mondaine qu’ailleurs faut
défendre, c’est leur vie même. Pour eux, il n’y a pas d’autre choix : ou
le maintien du mensonge ou la chute dans l’abîme»
(P. Vandromme. Le monde de Tintin, Paris, Gallimard, 1959,
pp. 185-186). Tintin, comme Justine, fier de son bon droit car il est du côté
de l’ordre moral, ne s’embarrasse pas des doutes exprimés dans le roman d’André
Gide. Paul Vandromme : «Peut-être même qu’Hergé incline à croire que l’on
ne réussit selon l’ordre du monde, que l’on n’occupe les postes de commandement
que dans la mesure où l’on ne s’est pas souvent embarrassé de scrupules. Chaque
grande carrière est encombrée de quelques victimes. Pour arriver le plus vite et
le plus haut, l’on culbute, l’on piétine et même l’on écrase, par excès d’impatience.
Mais, en règle générale, les hommes s’assoupissent rapidement. La fatigue les
engloutit et ils savourent leur succès. Une petite partie de leur existence est
consacrée à obtenir ou, le plus souvent, à arracher les moyens de leur
réussite; la grosse partie, à s’étourdir des mollesses, des consolations de
prestige ou de vanité que cette réussite entraîne. Nos ambitions finalement
sont limitées. Nous sommes assez timides ou assez sages pour savoir jusqu’où
nous pouvons aller trop loin. Nous ne sommes des hommes de gang que par
intermittence, et presque par nécessité. Mais les hommes de gang authentiques
sont saisis par une avidité qui ne s’apaise jamais, et par une audace qui n’est
jamais effrayée de ses témérités. Ce sont des gaillards qui n’abdiquent pas,
qui ne s’enfoncent pas, à un certain moment, dans une retraite paisible. Par
là, ils attirent Tintin. Ils mettent à saccager pour étendre leur puissance la même
ardeur, la même résolution que Tintin met à protéger les faibles contre leurs
mauvais coups» (P. Vandromme. Ibid. pp.
186-187). En cela, la description du caractère va aussi bien à Müller et
Wronzoff qu’à Dalville et Saint-Florent.
En conclusion, la
fausse-monnaie est l’irruption de l’inconscient collectif du refoulé de la
vraie monnaie, c’est-à-dire sa valeur instable et généralement surfaite, l’épreuve
de l’oscillation de la vraie monnaie, la plus-value
symbolique qui hisse des pièces de toc au niveau des valeurs humaines les plus
sacrées. Les faux-monnayeurs sont, de même, l’aveu du refoulé de la bourgeoisie
qui, depuis le capitalisme industriel, vit de l’exploitation salariale à la
limite de l’esclavage, où corps et âme sont vendus par le travailleur à son
embaucheur/débaucheur pour enrichir son «tyran» aux dépens de son bien-être et
de son authenticité personnelle, et tout ça sous une apparence fausse de liberté et de consensus. Issus généralement du lumpenproletariat, les
faux-monnayeurs sont la face sombre de la bourgeoisie d’ordre, honnête et
scrupuleuse. Voilà pourquoi la maréchaussée vient à bout de Roland et retourne
Justine dans l’enfer de la corruption de son corps et la résistance défaillante
de son âme. D’un autre côté, Tintin vengeur de Justine, procède à l’arrestation du gang de faux-monnayeurs et ramène la Bête déchaînée au zoo de Glasgow où
elle amusera les visiteurs de ses mimiques et de ses cris qui ne feront plus
peur à personne. Hergé anti-Sade? Hergé, la vengeance des «honnêtes gens» sur
les libertariens qui sécrètent les bandits à cravate parmi nos modernes traders? C’est
du moins la conclusion de François Martineau : «À côté de ce
faux-monnayage artisanal, la police commença de découvrir des bandes de
faussaires puissamment organisées et résolues à fabriquer de la fausse monnaie
à une grande échelle; ces bandes, aux ramifications internationales, ne
faisaient qu’appliquer à la matière les principes de gestion capitaliste qui
avaient fait le succès des grands capitaines d’industrie : études de
marché, parcellisation et spécialisation des tâches, cloisonnement de l’exécution
et de la production de masse» (F. Maritineau. Op.
cit. p. 323).
Et tel qu’inauguré
par le scandale Enron et les condamnations de fripouilles telles Kenneth Lay, Bernard
Madoff et Conrad Black, le XXIe siècle n’annonce rien de bon pour la solidité
du réseau financier mondial et les faux-monnayeurs ne sont pas prêts d’arrêter
de se mordre à la gorge comme dans le tableau peint par William Bouguereau voilà plus d’un siècle⌛
Montréal
15 février 2014
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