Il y a autant de mauvais que de bons conseillers. Et ensemble, ils sont dépassés par le nombre de conseillers médiocres qui seront jugés plus souvent par les opportunités offertes que par leur talent personnel. On oublie plus facilement les bons conseillers que les mauvais. Et ceux dont on se souvient, ce sont les conseillers dont les bons conseils n’ont pas été suivis par les princes ou les peuples. Il en est ainsi de Michel de l’Hospital dont les conseils de pacification face à la crise huguenote ne furent pas suivis par Catherine de Médicis ce qui conduisit au massacre de la Saint-Barthélemy (1572) et à la guerre de religion qui fut fatale à la dynastie des Valois. De plus, il arrive parfois que l’orgueil du Prince décide de faire porter au malheureux la responsabilité de l’échec de son propre entêtement. Thomas More n’avait-il pas conseillé au roi d’Angleterre, Henry VIII Tudor, de ne pas s’engager dans la voie de la réformation protestante. Ne l’ayant pas écouté, ayant rompu avec Rome, Henry VIII se trouva bientôt empereur d’un royaume déchiré par la guerre religieuse et les complots étrangers. À cela, il n’eut rien de mieux à parer qu'envoyer son ancien conseiller se faire trancher la tête (1535).
Lorsqu’au chant 27 de l’Inferno, Virgile et Dante croisent la flamme qui s’élève et s’entretient avec le second de la cause de sa damnation, il se présente comme étant Guido de Montefeltre qui fut un combattant victorieux de Romagne tenant du parti des Gibelins, c’est-à-dire celui de l’Empereur contre le pape. Parti qui était également celui du Dante. Après plusieurs victoires, excommunié, Guido fut appelé, en 1298, par le nouveau pape, Boniface VIII, porteur de l’héritage du césaro-papisme de Grégoire VII et de Innocent III, pour servir de conseil lorsque s’engagea la lutte contre la famille Colonna, qui contestait la légitimité de l’élection de Boniface. Réfugiée dans une forteresse de Palestrina, Boniface les tenait à sa merci. Guido conseilla au pape de promettre l’amnistie aux Colonna, puis revenir sur sa promesse une fois les Colonna hors de leur gîte. Ce conseil, que Machiavel aurait applaudi sans réserve, pour le Dante, esprit encore fortement teinté du code d'honneur du Moyen Âge, apparaît comme une faute morale suffisante à condamner aux flammes éternelles. Guido, plus qu’un mauvais conseiller, devient un conseiller frauduleux.
Le mauvais conseiller peut être un incompétent, un homme qui ne saisit pas exactement les enjeux de la situation, un stratège doué de malchance. Le conseiller frauduleux est un conseiller dont les intentions sont vicieuses dans tous les sens du terme. Dans le cas de Guido, il dresse un guet-apens contre la famille Colonna qui, normalement, aurait dû être ses alliés «naturels» (des Gibelins), mais en plus, il subvertit l’honneur pontifical en lui servant un conseil que Satan ou Lucifer auraient tout aussi bien pu lui donner. Avouons que, pour un Saint-Père, c’est pas très chrétien. N’empêche. La fin justifie les moyens et c’est ce que Guido de Montefeltro souffle à l'oreille de Boniface, qui se retrouvera bientôt en Enfer avec son conseiller maudit.
On retrouve toutes sortes de conseillers frauduleux dont le caractère balance entre la trahison la plus basse et la veulerie la plus abjecte. L’une de ces âmes damnées restera toujours le beau et ambitieux Alcibiade. Alcibiade (450-404 av. J.-C.) apparaît sous son jour le plus triste dans les récits que Platon fait de sa tentative de séduction de Socrate. Mais c’est dans le récit que donne Thucydide de la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.), qui oppose deux confédérations de villes grecques sous la direction, l’une d’Athènes et l’autre de Sparte que nous apprenons à mieux connaître le personnage. Tentative d’expansion impérialiste d’Athènes et de domination de Sparte sur les villes du Péloponnèse, la guerre se termina par la ruine d’Athènes et le début du déclin de la civilisation hellénique. Ce garçon doué, séducteur autant des femmes que des hommes, poussant les frasques jusqu’à scandaliser les Athéniens dans le scandale des Hermès profanés, il était également un vaillant combattant. Périclès, le premier des démocrates de la démocratie athénienne, était son tuteur et protecteur. Durant les dix premières années de la guerre, Alcibiade s’illustre au service d’Athènes. Il prend de l’influence mais c’est sans compter que Nikias (Nicias) est le principal conseiller de la ville. En 421, Nikias parvient à convaincre Athènes de signer la paix avec Sparte, puisque les deux cités, épuisées par les efforts de guerre, sont convaincues qu’il faut en finir.
C’est alors que, cité neutre dans le conflit, Argos, voit sa trêve avec Sparte arriver à échéance. Les démocrates athéniens et les oligarques spartiates tournent leur regard vers la cité pour voir si elle prendra parti. Pour Nikias, la paix n’est pas discutable et il faudra s’entendre avec Sparte sur le sort réservé à Argos. C’est au cours des négociations que le jeune Alcibiade allait faire ses premières armes de conseiller perfide. Thucydide nous raconte un récit qui rappelle le crime de Guido de Montefeltro tel que décrit par Dante. (Livre V, ch. III, 45) «Les ambassadeurs lacédémoniens [Sparte] exposèrent devant le Conseil [athénien] l’objet de leur mission et déclarèrent qu’ils étaient venus munis de pleins pouvoirs, pour régler tous leurs différends. Ces propos inquiétèrent Alcibiade. Il craignit que, s’ils les répétaient devant l’Assemblée, ils ne réussissent à entraîner l’approbation du peuple et à lui faire repousser l’alliance d’Argos. C’est pourquoi il eut recours contre eux au stratagème suivant : il parvint, en donnant aux ambassadeurs des gages de sa bonne foi, à les persuader que, s’ils se présentaient devant le peuple en niant qu’ils fussent munis de pleins pouvoirs, il leur ferait rendre Pylos. Il saurait, disait-il, convaincre les Athéniens de restituer cette place, tout comme il avait su jusqu’à maintenant empêcher cette restitution. Il se faisait fort en outre d’amener le règlement de tous les autres litiges. Le but qu’il visait en agissant de la sorte était de détacher les représentants spartiates de Nikias et de les dénoncer devant le peuple comme des négociateurs dépourvus de sincérité et toujours prêts à revenir sur ce qu’ils avaient dit. Il voulait inciter par ce moyen les Athéniens à s’allier avec Argos, Elis et Mantinée. C’est précisément ce qui arriva. Les ambassadeurs se présentèrent devant le peuple et, à la question qui leur fut posée, répondirent, contrairement à ce qu’ils avaient déclaré devant le Conseil, qu’ils n’étaient pas venus munis de pleins pouvoirs. Les Athéniens perdirent alors toute patience et se montrèrent plus enclins à écouter Alcibiade, dont les attaques contre les Lacédémoniens redoublaient de violence. Ils se disposaient à faire immédiatement comparaître les émissaires argiens et les autres ambassadeurs qui les avaient accompagnés, afin de conclure une alliance avec eux, lorsqu’un tremblement de terre, survenu avant que la décision n’eût été prise, fit ajourner les débats» (Thucydide. La Guerre du Péloponnèse, t. 2, Paris, Gallimard, réed. Livre de poche, Col. Classique, # 1723**,1964, pp. 76-77). Cette ruse permit à Alcibiade de dominer les sages conseils de paix présentés par Nikias.
Malgré ce succès, les années qui suivent ne sont pas véritablement des années triomphales pour Alcibiade. Dans le combat, il ne sera stratège que durant deux ans, mais l’expédition de Sicile ramène à l’avant plan les deux conseillers dans l’affaire d’Argos. Nikias, aussi fin stratège que prudent, conseille ne pas s’embarquer dans cette expédition lointaine en Grande Grèce. Thucydide expose longuement les arguments des deux hommes (Livre VI, ch. II, 8-18, in ibid. pp. 142 à 145). Ces discours, visiblement inventés par Thucydide, ont pour but de montrer la structure argumentaire des deux partis. Jacqueline de Romilly résume, en les commentant, les démarches des deux tribuns.
«Les oppositions d’homme à homme, d’ailleurs, ne manquent pas. Nicias attaque Alcibiade pour sa jeunesse et ses ambitions. Il ne mâche pas ses mots. “Si, enfin, quelqu’un, tout joyeux d’avoir été choisi pour commander, vous conseille de faire l’expédition - en ne considérant que son seul avantage, d’autant qu’il est trop jeune encore pour exercer le commandement : ce qu’il veut, c’est étonner par le luxe de son écurie et trouver dans l’exercice de sa charge de quoi l’aider à couvrir ses énormes dépenses - à celui-là non plus, n’allez pas fournir l’occasion de se donner du lustre en son privé au péril de la cité, mais dites-vous que les gens de cette sorte font tort à l’intérêt de l’État et ruinent leur situation personnelle, qu’au surplus l’affaire est grave et n’admet pas que des jeunes décident d’elle en la conduisant hâtivement» (J. de Romilly. Alcibiade, Paris, Éditions de Fallois, réed. Livre de poche, # 14196, 1995, p. 88)Il est clair que Alcibiade confond sa vanité personnelle avec l’impérialisme athénien, et c’est la carte qu’il entend jouer devant l’Assemblée athénienne:
«Naturellement, Nicias s’était placé du point de vue des chances de succès et des risques d’échec. Alcibiade connaît son dossier et le plaide avec précision. Ainsi se dessine devant le lecteur, comme jadis devant l’Assemblée, une claire image de l’ensemble.
Les risques, d’abord : Nicias les souligne avec force. La paix est mal assurée; le traité comporte des points litigieux et tous les alliés de Sparte ne l’ont pas ratifié; Sparte elle-même a été humiliée et saisirait toute occasion de redresser sa situation. Il est donc absurde de laisser en Grèce propre tant d’ennemis et d’aller en chercher d’autres dont même une victoire ne permettra pas de se rendre vraiment maîtres. Que Syracuse règne en Sicile n’est point un danger pour Athènes : celle-ci ferait mieux de consolider son empire, là où il demeure fragile et de réparer ses forces, éprouvées par la guerre et l’épidémie. Et il rappelle la belle maxime de la prudence : “Rien ne réussit plus rarement que la passion et plus souvent que la prévoyance” (13, 1).
Nicias expose des difficultés et parle en homme d’expérience : Alcibiade va répondre avec allant et défendre la confiance.
Même dans l’analyse des faits, il a ses raisons. Il rappelle que, grâce à l’alliance argienne et malgré leur victoire à Mantinée, Athènes n’a guère à craindre les Lacédémoniens; ils l’ont prouvé : “Ils n’ont pas encore, aujourd'-
hui même, une confiance assurée (16, 6). Quant aux villes de Sicile, elles sont faites de masses hétérogènes et instables, qui ne sauraient aboutir à une réelle union; en plus, on peut compter sur les barbares de là-bas. Reprenant même, à propos de Sparte, la théorie chère à Périclès, il précise que les Lacédémoniens pourraient, au pire, envahir l’Attique, “mais leur flotte, en tout cas, ne saurait nous nuire : il nous en reste une qui vaut bien la leur (17, 8). Bref, il discute, et de près. Mais surtout il explique - et c’est tout l’intérêt du discours - que cette expédition, si elle est possible, s’inscrit dans la grande tradition athénienne. Voilà donc Alcibiade qui plaide, haut et fort, pour l’impérialisme. Et, pour lui, l’impérialisme est progrès, action, marche en avant.
Si l’expédition est possible, pourquoi renâcler quand un peuple allié appelle à l’aide “L’empire, enfin, nous ne l’avons pas acquis autrement, nous et les autres qui l’ont jamais exercé, qu’en nous rangeant avec empres-sement aux côtés de qui, barbares ou Grecs, faisait successivement appel à nous” (18, 2). C’est la tradition des débuts - celle qui inspire les pièces patriotiques des premières années de la guerre, comme les Héraclides d’Euripide, et inspirera plus tard les éloges d’Athènes. Comme eux, Alcibiade parle de “nos pères”; et, se réclamant de ce passé, il fait honte aux hésitants, rappelant que les Athéniens d’alors avaient à compter non seulement avec l’hostilité de Sparte, mais avec celle de la Perse; or, cela ne les a pas empêchés d’agir, d’aller porter leur aide là où on la demandait.
À évoquer ces traditions, Alcibiade s’enflamme et devait enflammer ses auditeurs. Mais il dépasse bientôt cette tradition pour une analyse plus originale et plus audacieuse.
Il déclare, en effet, qu’Athènes n’a pas le choix! Reprenant, en la modifiant quelque peu, la formule de Périclès, il affirme que l’existence même de l’empire l’oblige à multiplier ses interventions : “J’ajoute qu’il nous est impossible de régler, comme on fait d’un domaine, l’extension de notre empire, mais qu’au point où nous nous sommes mis, force nous est, ici, d’ourdir des menaces, là, de ne pas céder, car le risque est pour nous de tomber, le cas échéant, sous l’empire d’autrui, si nous n’en exercions pas nous-mêmes un sur d’autres” (18, 3)».Bref, «Athènes ne peut pas… renoncer à conquérir» (J. de Romilly. ibid. pp. 90-91). Alcibiade savourait sa victoire tandis qu’«à leur banc, Nicias et ses amis assistaient à son triomphe, sceptiques, résignés comme la Sagesse. Démostratos maintenant escaladait la tribune. Il interpella le vieux stratège et le somma de cesser sa campagne contre la guerre. Le peuple s’était prononcé. C’est des chiffres qu’on voulait maintenant. Quelles étaient au juste les ressources des Athéniens? Alors le rapporteur montra ses comptes : Athènes disposait de cent vaisseaux de guerre, pour le moins - dans ce nombre ne figuraient pas les transports - et de cinq mille hoplites, auxquels il fallait joindre les troupes légèrement armées. L’Assemblée se montra satisfaite. Des ordres furent donnés pour que la mobilisation fût poussée en toute hâte, et ces décisions furent communiquées aux alliés. L’enthousiasme gagnait tout le peuple : déjà, l’on commençait à répartir en clérouquies, en lotissements pour les chômeurs, le pays qu’il ne restait plus qu’à conquérir de vive force. Alcibiade savourait son succès» (J. Babelon. Alcibiade. Paris, Payot, Bibliothèque historique, 1935, p. 127). L’avenir devait montrer qu’Athènes venait d’emprunter là la course vers sa chute finale, car c’est contre la flotte conjuguée des Lacédémoniens et des Perses, à Aigos-Potamos, que devait s’écrire le chapitre final de la guerre du Péloponnèse.
Et Alcibiade?. Il semble tout à fait naturel, sinon du moins logique, que des conseils pervers il se soit acheminé vers des actes subversifs dont la trahison pure et simple en passant dans le camp ennemi. Après l’affaire des Hermès, menacé d’ostracisme, Alcibiade vit la situation comme un affront impardonnable de la part des Athéniens. Fuyant, il se réfugie à Sparte et décide désormais de jeter son venin dans l’oreille de l’Assemblée lacédémonienne. «Cette patrie-là n’était pas digne qu’on la vénérât, ou plutôt, ce n’était que l’illusion d’une patrie. Il fallait l'abattre et la fouler aux pieds par tous les moyens, pour reconquérir la véritable, la patrie d’Alcibiade. Le rebelle s’enferra avec une impitoyable logique dans ce sophisme que son maître [Socrate] n’eût pas approuvé. Si l’on s’en rapporte à Thucydide, c’est en ces termes qu’il exposa ses vues singulières à l’Assemblée de Sparte : “La réussite d’une partie de ce plan dépend de vous, ô Lacédémoniens! si vous y mettez de la promptitude et plus de zèle, car j’ai pleine confiance en la possibilité de son exécution, et je ne crois pas me tromper. Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, je vous prie, si, réputé jadis bon patriote, je me porte violemment aujourd’hui contre ma patrie, de concert avec ses mortels ennemis. Ne vous défiez pas de mes propositions comme suggérées par l’acharnement d’un exilé : je fuis la méchanceté de ceux qui m’ont chassé, et ne déserterai pas vos intérêts, si vous voulez m’écouter. Les plus grands ennemis ne sont pas ceux qui, comme vous, ont fait quelquefois du mal à leurs adversaires, mais plutôt ceux qui ont forcé des amis à devenir des ennemis. J’aime comme ma patrie non la ville où je fus offensé, mais celle où j’ai vécu en sûreté, et je ne crois plus marcher contre une patrie existant encore, mais plutôt pour recouvrer celle qui n’existe plus. Le véritable patriote n’est pas celui qui, après avoir injustement perdu sa patrie ne vas pas l’attaquer, mais celui qui, dans son amour pour elle, tâche de la retrouver par tous les moyens. C’est pour cela, ô Lacédémoniens, que je vous prie de m’employer sans crainte et dans les périls et dans toutes sortes de fatigues. Sachez que si, d’après le commun proverbe, je vous ai fait un grand mal comme ennemi, comme ami je ne vous ferai pas moins de bien, d’autant plus que je sais les affaires des Athéniens, et que je ne formais que des conjectures sur les vôtres…” Ici apparaît en pleine lumière la ruse, le cynisme, l’individualisme forcené de cet Athénien, dans une nudité sculpturale, à peine drapée dans d’habiles sentences» (J. Babelon. ibid. pp. 165-166). L’effet de la rhétorique de ce narcisse imbu de lui-même opéra de la même façon auprès des oligarques lacédémoniens que jadis auprès des démocrates athéniens.
Une telle défection, en temps de guerre, aurait dû conduire Athènes à vouer à jamais Alcibiade aux gémonies. Mais le fait est qu’après un certain temps au service de Sparte, par une série de jeux complexes difficile à résumer et inutiles à notre propos, Alcibiade se réconcilia avec sa patrie ingrate. C’est avec triomphe même qu’il fut accueilli par les siens. Seul un courant souterrain retenait les mauvais conseils donnés jadis, les offenses causées aux rites grecs (l’affaire de Hermès) et surtout la trahison, mais ce courant était fort et érodait les bases du nouveau succès d’Alcibiade. De sorte que des accusations se formulèrent parallèlement au destin militaire incertain de la guerre. Bientôt, le discrédit tomba sur celui qui ne parvenait plus, par sa parole, à soutenir les enthousiasmes. Commença alors la fuite, l’exil, d’une terre à l’autre, aussi peu accueillante l’une que l’autre.
La conclusion de ceci nous l’emprunterons à V. D. Hampson, auteur d'une étude récente sur la guerre du Péloponnèse :
«La fin d’Alcibiade résume bien ce que fut pour Athènes cette atroce guerre de trente ans. Pendant les deux dernières années du conflit, de 406 à 404, il vécut en exil dans une de ces forteresses du côté de la Thrace, en rêvant probablement d’un troisième retour. Par une étrange ironie de l’histoire, la bataille qui mit fin à ce rêve, Aigos-Potamos, se déroula non loin de sa résidence provisoire. Une fois encore, dans les heures qui précédèrent l’attaque de Lysandre, il donna de précieux conseils aux généraux athéniens, que ceux-ci refusèrent d’écouter : ils furent plus sensibles à la jalousie et à la méfiance qu’ils éprouvaient à l’égard d’Alcibiade qu’à la pertinence de sa pensée militaire.
Nous avons entendu ce type de discours tout au long des deux derniers siècles, prononcés à la fois au nom de la patrie en danger et des ambitions personnelles d’un Napoléon, d’un Bismarck, d’un Churchill. Il est sans doute difficile, au premier abord, de bien cerner les intérêts personnels que peuvent dissimuler une rhétorique qui en appelle au bien commun. Où se trace la limite de la perfidie d’une série de conseils donnée par un porte-parole prestigieux, séducteur, flattant notre goût de l’expansion collective en usant de sa promotion personnelle? C’est le génie d’observation de Thucydide d’avoir perçu la duplicité d’Alcibiade et d”avoir tracé là un portrait digne d’Homère.
Alcibiade leur conseilla de rétablir la discipline parmi leurs équipages et d’occuper une position plus facile à défendre. Ils refusèrent de l’écouter, et perdirent ainsi non seulement la bataille d’Aigos-Potamos, mais aussi leur flotte et la guerre elle-même. Alcibiade fut assassiné en Phrygie peu de temps après la reddition. Par qui fut-il tué? Fut-il victime d’agents des Trente, ces oligarques qui avaient pris le pouvoir en 404, qui redoutaient sa popularité parmi les Athéniens? D’hommes de main envoyés par le satrape Pharnabaze, qui craignait de voir Alcibiade révéler ses propres intrigues contre le roi? D’envoyés de Lysandre qui voulaient châtier l’homme qui avait trahi Sparte? Ou d’un homme désireux de venger l’honneur d’une sœur séduite par Alcibiade. Aucun autre Athénien ne s’était autant que lui montré capable de sauver mais aussi de trahir Athènes : nul n’avait des amis aussi puissants que lui et des ennemis aussi redoutables. La vie d’Alcibiade fut, à l’image de la guerre, un gigantesque gâchis. La cité et son citoyen le plus brillant et le plus doué connurent le même destin : d’immenses possibilités gâchées au lieu de porter leurs fruits» (V. D. Hanson. La guerre du Péloponnèse, Paris, Flammarion, Col. Champs histoire #973, 2010, pp. 437-438).
L’ambition personnelle d’Alcibiade a été exacerbée par la situation contextuelle de la guerre du Péloponnèse. Les conseillers perfides profitent essentiellement des situations de crises au sein de la société. Ainsi, la période de troubles qui commence avec «la révolution romaine» au Ier siècle avant Jésus-Christ et qui va conduire à l’Empire verra se succéder une suite de mauvais conseillers qui, n’étant que des favoris des empereurs, contribueront à aggraver la situation du déclin de la civilisation hellénique. Prenons-en un parmi d’autres : Séjan (20 av. à 31 apr. J.-C.), l’homme le plus puissant sous le règne de l’empereur Tibère, successeur d’Octave Auguste. Chez Thucydide, Alcibiade est un contemporain du reporter. Il analyse aussi bien en tant que critique politique qu’en tant qu’historien les différentes phases du rôle de Alcibiade dans la guerre du Péloponnèse. Tacite écrit un siècle après les événements qu’il décrit. Il prend donc une certaine distance vis-à-vis du drame qui est celui du Principat après la mort d’Auguste et qui chemine assez rapidement vers ses premières crises. Aussi, Séjan n’entre pas de plain pied dans le drame de Tacite. «Il accepte le jugement favorable porté sur les premières années du règne [de Tibère], mais c’est seulement en 23, et non en 19 qu’il dénoncera les manœuvres de Séjan; le portrait du personnage, le rappel de ses origines, les ambitions qu’il formait fourniront le prologue au drame qui va se dérouler dans la maison du prince. Séjan avait été nommé, déjà, à plusieurs reprise,.une première fois au début du règne, lorsque Tibère en avait fait l’adjoint de son père Aelius Strabo, lors de la révolte des légions en Pannonie, puis l’année suivante, où il avait remontré au prince que la conduite d’Agrippine, la femme de Germanicus, constituait une menace possible. Nous avons vu aussi que la rumeur publique lui attribuait une ruse qui avait trompé Pison. Puis le nom de Séjan apparaît de plus en plus fréquemment : lorsque l’on annonça les fiançailles de sa fille avec le fils de Claude, lorsque la nomination de Junius Blaesus au proconsulat d’Afrique est expliquée par sa parenté avec Séjan (dont il était l’oncle), lorsque l’extraordinaire élévation du maître d’école Junius Otho, devenu sénateur, est attribuée au crédit du même Séjan, enfin (et avec de plus en plus d’éclat) les remerciements adressés par Tibère à son préfet du prétroire pour avoir évité que l’incendie du théâtre de Pompée ne s’étendit aux maisons environnantes. Désormais tout est préparé pour que commence le drame. Celui-ci va être raconté, par petites touches, tout au long des livres IV et V [des Annales]» (P. Grimal. Tacite, Paris, Fayard, 1990, pp. 273-274). C’est avec le sens du dramaturge que l’historien amène progressivement le personnage jusqu’à son point ultime. La dictature de Séjan, c’est le règne de Tibère empereur.
Alcibiade était une volonté indépendante, son attachement à sa patrie était limitée par son narcissisme propre. Il n’avait pas lui-même le goût du pouvoir qui en aurait fait un tyran ou un dictateur d’une quelconque cité qu’il aurait pu s’attribuer dans le contexte de l’expansion impérialiste d’Athènes. Il préférait les applaudissements de la foule et les manigances pour ce qu’elles entraînent de sentiment de supériorité plus que de puissance. Séjan, au contraire, découvre son goût pour la puissance plus qu’un narcissisme adolescent. Ce goût se développe au fur et à mesure qu’il prend de l’importance auprès de l’empereur. Voilà pourquoi nous le voyons avancer pas à pas. Lorsqu’il isolera l’empereur à Capri et sévira comme tyran sur l’Urbs, il ne lui restera plus qu’un dernier pas à accomplir, celui de s’approprier la couronne de laurier. C’est à ce moment que ses ennemis parviendront à convaincre l’empereur du danger personnel que représente cet ami indéfectible et le condamner à mort ainsi que toute sa famille.
À la fin de la République beaucoup des grandes familles patriciennes avaient un corps d’élite militaire indépendant de l’armée. Octave Auguste avait la sienne, mais il l’utilisait comme garnison dans les colonies. Cependant, comme chef de l’État, il crut bon de constituer «un corps permanent de cohortes prétoriennes singularisées par rapport à celles des légions de l’armée romaine. La création d’un tel corps distinct des légions étant une nouveauté pour les Romains qui y voyaient une atteinte à leur liberté, Auguste installa ces cohortes prétoriennes dans des camps situés dans plusieurs petites villes du Latium non loin de Rome et cantonna les légions aux frontières de l’Empire. Ce n’est que plus tard, sous Tibère, dans les années 20 de notre ère, que Séjan, le préfet du prétoire et donc le chef des prétoriens, rassembla et recentra ses troupes dans une seule caserne située à la lisière de la ville, au-delà de l’enceinte servienne. “Séjan, écrit Tacite, donna de la force au prétoire, qui était faible avant lui, en réunissant dans un seul camp les cohortes dispersées par la ville, afin qu’elles puissent recevoir ses ordres en même temps et que le nombre, la force et l’habitude de se voir leur donnassent confiance en elles-mêmes et fissent trembler les autres” (M. Jallet-Huant. La garde prétorienne, Charenton-le-Pont, Presses de Valmy, 2004, p. 10). Cette garde prétorienne consolidée par Séjan, non seulement formait une armée d’État distincte des Légions romaines, mais devait s’assurer d’un rôle politique qui allait, les événements ultérieurs le démontreront, faire et défaire les empereurs. En cela, le rôle historique de Séjan, bien que méconnu, imprima la marque qui, comme les conseils perfides d’Alcibiade, allaient mener l’empire romain à sa décomposition.
Séjan avait acquis auprès de Tibère une puissance mentale et morale extraordinaire. Le premier exil volontaire de l’empereur se passa en Campanie, où il n’était accompagné que d’une suite de courtisans. Déjà des signes superstitieux commençaient à inquiéter l’empereur sur son sort. «Et, par hasard, raconte Tacite, vers ce temps-là, un accident qui mit sa vie en danger accrédita ces frivoles conjectures et lui fournit le sujet d’avoir plus de confiance dans l’amitié et l’intrépidité de Séjan. Ils soupaient dans une grotte naturelle, nommée Spélunca, entre la mer d’Amyclée et les montagnes de Fundi. L’entrée de la grotte, s’écroulant tout à coup, écrasa quelques esclaves : d’où frayeur générale et fuite des convives. Séjan, appuyé sur un genou, sa physionomie et ses mains montrant son anxiété pour Tibère, oppose son corps aux masses qui tombaient. C’est en cette attitude que le trouvèrent les soldats accourus au secours. Il en devint plus puissant; et, quelque pernicieux que fussent ses conseils, l’idée qu’il s’oubliait lui-même le faisait écouter avec confiance» (Tacite. Annales, Livre IV, LIX, Paris, Garnier-Flammarion, Col. GF #71, 1965, p. 214.). D’autre signes aptes à surexciter la sensibilité superstitieuse de Tibère se produisirent par après, dont le plus important est sans doute l’incendie du mont Célius à Rome. C’est tout de suite après que Tibère décida de s’expatrier dans la douce île de Capri, laissant toute la place à Séjan.
Séjan ne cessait de comploter contre Agrippine Ière et son fils Néron, non pas le futur empereur mais le fils de Germanicus. Ils sont les seuls obstacles qui s’opposent à l’accession de Séjan à la succession de Tibère. Pendant que le conseiller perfide organisait son ascension, des complots, des dénonciateurs discutaient des ambitions du préfet et leurs voix se firent entendre jusqu’à Capri où Tibère, entre deux sénilités, retrouvait sa lucidité de diplomate :
«L’omnipotent préfet était parvenu si haut, semble-t-il, qu’il ne pouvait plus attendre, d’autant plus que Tibère accordait soudain ses faveurs à Caligula […]. Il semble que Séjan ait alors projeté de renverser le Princeps. Mais celui-ci était devenu méfiant. D’ailleurs, sa belle-sœur Antonia lui avait révélé, par l’intermédiaire d’un esclave, les machinations de Séjan, ainsi que l’un des amis de Séjan, Satrius Secondus, qui trahit ses derniers plans. Malgré tout, la puissance du favori était si grande qu’on ne pouvait pas se servir de l’auctoritas du souverain pour le renverser; seul un coup de main préparé avec ruse pouvait aboutir au succès. Le Princeps profita du manque de popularité de Séjan auprès de sa troupe, la garde, et gagna à sa cause un officier d’état-major, Naevius Sertorius Macro, ainsi que Graccinius Laco, préfet des “Vigiles” (qui représentaient le corps des pompiers et des veilleurs de nuit de Rome). Le 1er octobre, Memmius Regulus, un homme dévoué au Princeps fut nommé consul suffect (consul suffectus).
Macron fut dépêché à Capri et reçut secrètement, en même temps qu’une lettre pour le sénat, le commandement de la garde et d’autres ordres encore. […] Le lendemain matin - c’était le 18 octobre - Macron se rendit au Palatin car le sénat avait été convoqué dans le temple d’Apollon pour la remise d’une lettre du Princeps. Malheureusement, en entrant dans le temple, il rencontra Séjan qui fut surpris de ne recevoir aucun message de Tibère. Mais Macron le rassura en lui confiant seul à seul qu’il lui apportait la puissance tribunicienne. Puis il renvoya les gardes prétoriennes et fit entourer le temple par les “vigiles” de Lacon dès que le tout-puissant eut disparu à l’intérieur.
Il entra dans la salle de séance et remit la communication du Princeps au consul Memmius qui présidait l’assemblée. Puis il se rendit aussitôt au camp des prétoriens pour prévenir les troubles éventuels et leur annoncer au moment opportun que, désormais, c’était lui leur chef.
Memmius donna lecture de la missive. Elle était fort longue et ne venait pas immédiatement au fait. S’attardant d’abord à des détails inintéressants, le Princeps faisait d’abord de légers reproches à Séjan, puis réclamait la punition de deux sénateurs qui comptaient parmi les amis du préfet; il priait l’un des deux consuls de protéger sa personne au cours de son voyage à Rome et ordonnait, pour finir, l’arrestation immédiate du plus puissant des Romains.
Lorsque le premier des sénateurs appelé eut voté contre Séjan, le consul ne fit pas poursuivre le vote. Il chargea aussitôt Lacon qui était entré dans la salle, de procéder à l’arres-
tation et d’em-
mener Séjan à la prison d’État. Ce même jour, le sénat tint une seconde assemblée dans le temple de la Concorde situé à proximité de la prison. Entre temps, l’opinion populaire s’était totalement retournée contre Séjan; la mission de Macron auprès du camp des prétoriens avait, par ailleurs, remporté un succès complet. César avait promis mille deniers par tête. Le sénat prononça alors l’arrêt de mort contre cet homme coupable de haute trahison. Le jugement fut exécuté sur le champ. Le peuple injuria pendant trois jours son cadavre exposé aux Gémonies (scalæ Gemoniæ) et c’est seulement après qu’il fut jeté dans le Tibre. Tous ses enfants furent également exécutés de la main du bourreau, les uns sur le champ, les autres un peu plus tard» (E. Kornemann. Tibère, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1962, pp. 183 à 185).
Il est vrai que Séjan se trouvait en face d’un maître lui-même despotique, comme plus tard Tigellin, qui joua un rôle semblable à celui de Séjan sous l’empereur Néron, mais fut épargné - un temps - par le suicide de l’empereur en fuite devant les légions qui revenaient vers Rome. Mais il arrive parfois que c’est l’incompétence du chef de l’État qui appelle à ses côtés la présence de conseillers frauduleux. La démocratie, à l’image du césarisme de toutes natures, n’échappe pas à l’appel de conseillers mesquins qui cachent leurs intérêts personnels derrière des politiques de bien commun. Un cas, à la limite de la caricature et du pathétique de la raison à la base de l'acte démocratique est celui du choix des conseillers du président américain Ulysses Simpson Grant (1822-1885), président des États-Unis de 1869 à 1877). Général issu de West Point, ayant participé avec son alter égo de la guerre de Sécession, le général Lee, à la campagne contre le Mexique (1848), Grant était connu pour son alcoolisme, ce qui ne l’empêchait pas d’être un vaillant officier, ce qui poussa Lincoln à l’établir au sommet de l’armée nordiste. De plus, Grant ne manifestait aucun désir politique, contrairement à son prédécesseur malheureux, le général McClelland. Après la guerre, au moment où la Reconstruction du Sud se poursuivait à travers les scandales frauduleux et les offensives du Ku Klux Klan, la triste vendetta livrée par les Républicains au président Johnson du parti Démocrate appelait à la stabilité, surtout que les États-Unis étaient en pleine lancée industrielle. Grant sembla être la personne la mieux placée pour participer à unifier l’Union en véritable nation américaine. C’était un héros adulé par les nordistes et respecté par les sudistes.
Mais Grant possédait un esprit assez simple. Sans doute avait-il des talents militaires notables, mais sans l’activité du général Sherman et d’autres officiers tout aussi doués, il n’aurait pas eu le succès qu’il a connu à la campagne présidentielle. Grant n’était pas un homme politique et il acceptait auprès de lui des individus aux intérêts douteux seulement sur des appréciations superficielles et parfois irrationnelles. La problématique générale est ainsi décrite par l’historien américain Elson : «Grant se révéla totalement incapable de nettoyer les écuries d’Augias. Pendant son deuxième mandat, la démoralisation dans la vie publique se trouva plus générale qu’elle ne l’avait jamais encore été. Grant n’était pas totalement dépourvu du sens de la responsabilité que lui imposait son haut emploi; mais il était terriblement personnel et autoritaire. Sa façon de nommer son premier Cabinet, sans consulter aucun des chefs de son parti, le prouve. Et il maintint cette attitude tout au long de ses huit années. Il n’était pas non plus bon juge des caractères. L’aventurier politique se faisait écouter de lui autant que l’homme d’État éprouvé et d’une probité reconnue; beaucoup de nominations furent faites par lui sans consulter son Cabinet. Le résultat fut que tous les services gouvernementaux furent infestés d’individus qui ne recherchaient que pillage» (H. W. Elson. Histoire des États-Unis, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1930, p. 820).
Dans cette situation, l’agiotage, la multiplication des cas de fraudes au dépend de l’État, les copinages de toutes sortes, marquèrent une espèce nouvelle dans l’histoire des États-Unis, celle des criminels à cravate, qui n’ont pas cessé de compétitionner avec les voyous et les bandits de grands chemins. Ainsi, les conseillers présidentiels, dans n’importe quelle république, trouvent l’oreille attentive en jouant sur des affects de proximité et de dépendance inouïs. Qu’est-ce que cela donne dans les faits? Écoutons André Maurois :
«Le président étant incompétent, le choix du secrétaire d’État prenait une importance particulière. Hamilton Fish obtint le poste et s’en acquitta bien, encore que le président lui donnât du tourment. Grant négocia, sans consulter le cabinet, un traité d’annexion de la République de Saint-Domingue. Le colonel Babcock, secrétaire du président, avait traité l’affaire pour un million et demi de dollars, avec un gouvernement révolutionnaire dont les pouvoirs étaient douteux. Quand Grant annonça fièrement cette nouvelle au cabinet stupéfait, Hamilton Fish offrit sa démission. Grant le supplia de rester, à sa désarmante manière : “J’ai besoin de vous, et Mrs Grant a besoin de votre femme”. Car Mrs Hamilton Fish, femme du monde expérimentée, servait de chef du protocole à Mrs Grant. Le traité fut repoussé par le Sénat, mais l’épisode montra que Grant pouvait sous l’influence d’hommes adroits et intéressés, prendre des positions dangereuses. Dans le parti républicain, beaucoup de bons citoyens s’inquiétaient à la fois de la corruption latente et du tour brutal que prenait la politique de reconstruction. […]
Le second terme de Grant fut, comme le premier, terni par des scandales. Les crises économiques devenaient périodiques. Il semblait impossible d’ajuster pouvoir d’achat et production. À la vérité, personne ne l’essayait. Dès que les affaires marchaient bien, les entreprises se multipliaient; les prix et les salaires montaient; les crédits s’enf-
laient. Un moment venait où les crédits dépas-saient les valeurs réelles et où le marché, en équilibre instable, était à la merci du moindre choc. Ce fut ce qui arriva en 1873. L’Europe cessa d’acheter les valeurs américaines. La banque Jay Cooke, célèbre pour avoir financé la guerre civile dans le Nord, suspendit ses paiements. L’événement bouleversa le monde des affaires. Le public croyait Jay Cooke aussi solide que la Banque d’Angleterre. Le lendemain de cette faillite, en quelques heures, le marché s’effondra. Bientôt, les usines s’arrêtèrent. On vit dans les grandes cités, des pitoyables queues de chômeurs qui attendaient un morceau de pain. Il y eut 6 000 faillites en 1874; 8 000 en 1875; 9 000 en 1876. Tout le pays, non sans raison, exigeait des réformes. C’en était fini des élections faciles, faites contre le Sud en agitant “la chemise sanglante”» (A. Maurois. Histoire des États-Unis, Paris, Hachette, 1968, pp. 203-204).Il serait bien sûr malhonnête de rejeter la responsabilité totale d’une crise économique qui commença à Vienne sur l’inaptitude de Grant à assumer la présidence de son pays. Mais les crises endémiques reflètent assez bien la faiblesse du pouvoir politique devant les jaillissements des flux financiers. L’incompétence politique, de circonstance atténuante, devient l’un des facteurs essentiels dans la circulations des rumeurs, à travers les campagnes d’intoxication (de désinformation) économiques et administratives, jusque dans les conseils qui, de mauvais, deviennent carrément des fraudes planifiées. Ces dernières atteignent chacun à la fois parce que le même, petit épargnant tenté par les coups de bourse comme l'électeur enchanté par le chant des sirènes de la démagogie. L'État démagogique s’engage ainsi dans la voie d'une société totalement corrompue où, là encore comme sous les césars, le bien commun se confond avec les intérêts privés. La crise de 2008 et celle qui se prépare présentement bénéficient hautement de l’incompétence politique des gouvernants.
Outre les ambitions personnelles qui animent les assoiffés de pouvoir et les fripons qui, dévorés par l’avidité, ne reculent devant aucun moyen pour détourner les fonds publiques à accroître leur richesse d’une manière ou d’une autre, il y a également la religion qui invite les conseillers frauduleux à s’immiscer dans le cours historique. Les cas de sectes frauduleuses où se mêlent le fanatisme et la mégalomanie d’un gourou qui peuvent conduire jusqu’à des hécatombes comme à Jonestown en Guyane en 1978 ou aux tueries/suicides répétés des membres de l’Ordre du Temple solaire au cours des années 1990, relèvent d’un millénarisme nourrit à l’anxiété des sociétés urbaines. Il est possible toutefois de s’en tenir à un cas assez célèbre là encore et qui n’a pas été sans conséquences dans la précipitation du régime tsariste avec la Grande Guerre, celui du starets Raspoutine.
Grigori Efimovitch Raspoutine (1869-1916) est connu pour ses débauches avec les courtisanes de Saint-Pétersbourg aussi bien que comme moine-thaumaturge appelé par la tsarine Alexandra pour arrêter les hémorragies qui vidaient le tsarevitch Alexis suite à son hémophilie. On oublie trop souvent l’importance de Raspoutine comme conseiller politique auprès du couple impérial. Ce que l’on sait de Raspoutine est assez contradictoire, mais l’on s’entend généralement que ce colosse impressionnant exerçait un pouvoir de séduction sur tous ceux qui l’approchaient. Bref, il sera toujours difficile de faire le partage entre la vérité et le mythe en ce qui concerne le starets. Autant s’en tenir à cette influence politique qui en fait un conseiller ambigu de la politique de Nicolas II au moment où le sort de la vieille Russie s’apprête à se jouer sur les champs de bataille européens.
Le 29 juin 1914, Raspoutine, qui avait défrayé un temps la chronique à scandales de Saint-Pétersbourg et ainsi choqué le Tsar, est poignardé, à la sortie de l’église de son village sibérien, par une mendiante ancienne prostituée, Khionia Gousseva. L'enquête démontrera que l'ordre était venu du moine Iliodore (de son vrai nom Sergei Mikhailovich Troufanov), ennemi personnel du starets, qui lui reproche ses croyances khlyst (une secte hérétique à l’orthodoxie grecque). Se sentant responsable, le couple impérial ouvrira toutes grandes les portes de ses salons au retour de Raspoutine. Son influence dépassera maintenant le cercle des dames de la cour pour s’inviter parmi les généraux et les ministres du Tsar. Les métropolites eux-mêmes tomberont sous son regard inquisiteur. La carrière d’un apprenti général, pope ou ministre dépend d’un oui ou d’un nom du starets. Un climat de peur envahi Saint-Pétersbourg de même que Raspoutine lui-même se sent observé, menacé, condamné par la police qui raconte tout à des aristocrates envieux.
Ses débauches n’en finissent plus. Toujours ivre mais capable d’une récupération étonnante, il s’adonne à des orgies scandaleuses où on le voit nu se livrer à des accouplements dans des cabarets tsiganes. Fini le mythe du starets ascétique qui recevait le respect unanime. Ses conquêtes féminines et, soupçonne-t-on même homosexuelles - tel était le cas du prince Youssoupov qui devait participer à l’attentat qui allait entraîner sa mort -, dépassent les limites de la décence des mœurs russes. Mais à cause de ses vertus de thaumaturge auprès des Romanov et de l’emprise qu’il exerce sur le pouvoir politique, plus personne n’ose le mettre ouvertement en accusation devant Nicolas et Alexandra, et ceux qui osent le faire parce qu'ils sont de sang impérial, se font vertement rabrouer.
Raspoutine est le favori de la tsarine Alexandra, d’origine allemande. Au moment où la guerre est déclarée par le jeu des alliances, Raspoutine conseille fermement au Tsar de ne pas s’engager dans la guerre. Chez les partisans de l’Entente, ce conseil est vu comme faisant partie d’une influence indue de l’Allemagne à travers la personne de la tsarine et de son favori. Aussi, à la démoralisation qu’entraîne la débauche du starets s’ajoute des suspicions d’espionnage et de trahison. Comme Séjan, l’ambition de Raspoutine auprès du Tsar devient encombrant, car Nicolas a décidé de participer fermement à la guerre, aux côtés de la France et de l’Angleterre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Mais après de brefs succès, la situation militaire se détériore. La Russie n’était pas prête à s’engager dans une guerre européenne. L’hiver 1914-1915 est particulièrement rigoureux, les approvisionnements ne parviennent pas auprès des troupes, les équipements sont inutilisés. Il n’y a pas jusqu’à la nourriture et les vêtements qui font défauts auprès de troupes qui s’usent plus vite que le combat ne les défait. Obligé de prendre lui-même la tête des opérations, Nicolas II laisse la régence à son épouse et à son conseiller privé, Raspoutine. Pour les députés élus de la Douma commence une ère tyrannique qui va contribuer à saper la force de l’État autocrate russe.
L’effet est connu. Comme pour Alcibiade, comme pour Séjan, les ennemis se multiplient qui dénoncent, parmi les politiques, parmi les militaires, parmi le clergé orthodoxe scandalisé par l’inconduite du starets autrefois bien-aimé, l’attitude intransigeante de la tsarine et sa tendance à ne plus écouter que l’opinion anti-militariste de Raspoutine, le tout saisi comme faisant le jeu de l’ennemi dans la démoralisation des armées. C’est ce qui va le conduire à la soirée fatidique où une conjuration de nobles finit par l’assassiner dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, alors qu'il est l'invité du prince Félix Ioussoupov, époux de la grande duchesse Irina, nièce du tsar. Parmi les principaux conjurés se trouvent le Grand-duc Dimitri Pavlovitch, cousin de Nicolas II, le député d'extrême-droite Vladimir Pourichkevitch, l'officier Soukhotine et le docteur Stanislas Lazovert. Malgré le fait d’avoir ingurgité du poison, d’avoir été criblé de balles et de coups, le corps a été jeté encore vivant dans les eaux glacées de la Néva, et l’autopsie devait révéler que le starets était mort noyé. À partir de ce moment, la démoralisation militaire est doublée d’une démoralisation spirituelle des dirigeants qui ne sera pas sans importance lors de la Révolution de Février 1917 - un peu plus d’un mois après l’inhumation de Raspoutine ,- lorsque Nicolas II se laissera déposséder de ses titres et de son pouvoir aux mains d’un gouvernement provisoire assumé par Kérenski.
Comment, maintenant, évaluer le rôle exact de Raspoutine comme conseiller frauduleux? On peut écarter du revers de la main une quelconque intervention allemande dans les conseils donnés par Raspoutine au Tsar. L’auto-intoxication du starets de son propre pouvoir surnaturel suffisait à le tenir pour un truchement de la volonté divine. Imbue du césaro-papisme byzantin transmis à travers l’autocratie impériale russe, c’est bien en émissaire des forces divines que Raspoutine s’adressait à la famille impériale lors de son retour de Sibérie après l’attentat de 1914.
Même hypothétiquement investi d'un pouvoir surnaturel, Raspoutine n’obtint jamais une influence comparable à Alcibiade sur l’Assemblée athénienne ou Séjan auprès de Tibère. Raspoutine «ne se contentait plus désormais de jouer le rôle de perroquet savant de la tsarine. Peu à peu, sa métamorphose s’était accomplie. De devin capable de précéder ses désirs, il s’était progressivement transformé en authentique conseiller. D’abord né des fantasmes d’Alix, le prophète devenait réalité. Ayant pris son autonomie, le moujik commença à dicter ses propres volontés à la tsarine. Son âme de paysan lui soufflait des décisions inspirées de l’idée populaire qu’il fallait “vivre selon sa conscience”, décisions qui ne manquaient pas d’émerveiller Alix tant était simple leur mise en œuvre» (E. Radzinsky. Raspoutine, l’ultime vérité, Montréal, Libre Expression, 2001, p. 380). Le coup qu’on lui attribua et qui n’était que le souhait exprimé par la tsarine fut le renvoie de l’oncle du Tsar, Nicolas Nicolaievitch, du grand commandement des armées, sous prétexte qu’ennemi personnel du staretz, il serait prêt à renverser Nicolas pour prendre sa place. Tout cela ne faisait que démontrer la faiblesse du Tsar et l’emprise que «l’Allemande» et son bouffon avaient sur lui. Dans la haute aristocratie des grands-ducs, Nicolas devenait la risée de tous. Cette humiliation allait se retourner un jour contre Raspoutine.
Andronikov, une créature du staretz, transmetait directement à la tsarine la liste des candidats aux postes dirigeants de l’Église. «Le 7 septembre [1915], Alix écrivit à Nikki : “Mon ami, voici la liste (très courte, hélas) des individus susceptibles d’être candidats au poste de Samarine… J’ai reçu une liste d’Andronikov”. La tsarine recherchait des gens loyaux. Et elle craignait que Nikki ne se trompe dans ses choix. Ce qu’il avait fait bien des fois, comme avec Stolypine, Kokovtsev, Djounkovski et tant d’autres… Mais comment être sûr? C’était très simple. Il suffisait de suivre cette règle si souvent rappelée dans ses lettres : seul quelqu’un qui croyait en l’homme de Dieu et se montrait prêt à lui être dévoué pouvait être ministre. Car cela signifiait automatiquement confiance et dévotion à l’égard de “Maman”, puisque les désirs de l’homme de Dieu coïncidaient toujours avec les siens. Désormais, tels devaient être les ministres! Mais, ne connaissant pas de personnalités répondant à ces exigences, les deux femmes d’État en herbe, Alix et Ania [Vyroubova, l’amie intime d’Alexandra], avaient sagement décidé de s’en remettre à Grigori. En partant, celui-ci leur avait donc envoyé Andronikov afin qu’il les aide. Le premier candidat présenté par Andronikov, au nom de Grigori, fut Beletski, celui-là même qu’au début de l’année ils avaient déjà essayé de faire nommer au poste de chef du Département de la Police. Avec le ministre de l’Intérieur, l’affaire se révéla plus compliquée. Andronikov avait en effet proposé à Raspoutine une de ses vieilles connaissances : Alexis Khvostov, le jeune gouverneur de Nijni-Novgorod, chez qui le moujik s’était rendu en compagnie de Sazonov, la veille de l’assassinat de Stolypine, quatre ans auparavant» (E. Radzinsky. ibid. p. 406). Désormais, le ministère serait celui d’Alix-Raspoutine plutôt que celui du Tsar et de l’État.
Quoi qu’il en soit, de la tsarine ou du starets, les conseils douteux ne cessent de pleuvoir sur le faible Nicolas. Les années 1915 et 1916 seront celles qui finiront de miner cet esprit déjà peu enclin à l’opiniâtreté. «Il reste soumis», comme l’écrit Hélène Carrère d’Encausse. Et «il le sera jusqu’au bout - aux pressions insistantes de l’impératrice. Les lettres qu’elle écrit à Nicolas II révèlent à la fois l’influence qu’elle exerce et celle qu’elle subit. “Notre Ami trouve…”, “Notre Ami dit…” : la formule revient dans toutes ses missives et sur tous les sujets. “Notre Ami dit qu’il ne faut pas appeler les réservistes de la deuxième catégorie. Si l’ordre est déjà donné, dis à Nicolacha [le grand-duc Nicolas] que tu insistes pour qu’il soit révoqué.” (10 juin 1915). “Pardonne-moi, mais le choix du nouveau ministre de la Guerre ne me plaît pas.” (12 juin 1915). “Quand Grigori a entendu hier que Samarine était nommé [procureur du Saint-Synode], il était désespéré puisqu’il y a aujourd’hui huit jours, il t’a supplié de ne pas le faire.” (15 juin 1915). On pourrait ainsi citer des paragraphes entiers de chaque lettre - et elles sont quotidiennes - montrant le fossé qui existe entre les décisions de l’empereur et les souhaits inspirés à l’impératrice par Raspoutine» (H.Carrère d’Encausse. Nicolas II, Paris, Fayard, 1996, pp. 325-326). On le voit, une tension s’exerce dans l’esprit de Nicolas entre le harcèlement des conseils de sa femme et de son Ami d’une part et l’opinion personnelle du Tsar face à la situation que lui impose la guerre.
Le plus étonnant est qu’Alix elle-même est obligée de constater l’incurie de ses nominations :
«Au ministère de l’Intérieur, alors que la Russie entre dans une période troublée, les choses ne vont pas mieux. Tout d’abord, en 1915, l’impératrice, s’étant entichée d’Alexis Khvostov, l’y a fait nommer. Puis, le voyant incapable - qui ne l’eût été? - d’enrayer la campagne de rumeurs contre Raspoutine, elle a écrit au souverain à la fin février 1916 : “Je suis si malheureuse que, par Grigori, nous t’ayons recommandé Kvostov. Tu étais contre cette nomination…” Remercié, Khvostov est d’abord remplacé par Stürmer lui-même, puis par Alexandre Protopopov, jusqu’alors vice-président de la Douma. La nomination de ce sexagénaire de bonne allure, fils d’un grand propriétaire terrien et industriel du textile à Simbirsk, membre du Parti octobriste, doué d’un certain charme et estimé à la Douma, notamment de Rodzianko, n’est pas une très heureuse idée. L’homme est en très mauvaise santé, peu équilibré, ce qui l’incite à recourir à des guérisseurs proches de Raspoutine. Soutenu par ce dernier, il a inspiré cette phrase à l’impératrice : “S’il vous plaît, prenez Protopopov comme ministre de l’Intérieur. Il vient de la Douma, il saura les faire taire!” Sa nomination comme bras droit de Stürmer provoque de ce fait un véritable scandale à l’Assemblée où le nouveau ministre entend garder son siège en dépit des réserves de ses collègues. Cette désignation se révèle désastreuse : l’homme ne fait pas que manquer d’équilibre; sa vanité naturelle le conduit à s’identifier aux souverains, à l’autocratie, alors que, jusque-là, il passait plutôt pour libéral. Ce choix s’inscrit dans la longue série des suggestions détestables de l’impératrice. Il contribue à dégrader les rapports du gouvernement avec la Douma et la réputation déjà déplorable d’Alexandra dans le pays.
Cette politique aberrante de nominations et de renvois qui achève de désorganiser le gouvernement n’est pas limitée aux seuls postes ministériels; toute l’administration connaît le même sort. Pratiquement, toutes les provinces changent de gouverneurs en 1915-1916, ce qui bloque ou brise de nombreux rouages et introduit un désordre permanent dans la vie provinciale.
Non contente de proposer et défaire ministres et gouverneurs, l’impératrice s’immisce aussi dans la conduite des opérations militaires : “Je vois que ma culotte noire serait nécessaire au grand quartier” (12 août 1915). “Notre Ami te prie que nos troupes aillent vers Riga.” (novembre 1915). Et encore, pendant la grande offensive de l’été 1916 : “Notre Ami espère que les troupes ne vont pas se lancer à l’assaut des Carpathes.” (8 août 1916)» (H. Carrère d’Encause. ibid. pp. 361-362)Toutes ces fantaisies dommageables ne le sont pas seulement envers le sort de l’armée sur le front austro-allemand, mais également pour la révolution qui sourd dans les villes et les campagnes.
Malgré le déluge de réclamations provenant de Saint-Pétersbourg, Nicolas II a tout fait pour se dégager des liens étouffants de sa femme et de son Ami qui avaient fait preuve d’incompétence totale concernant les choix de ministres et des décisions administratives. L’annonce de l’assassinat de Raspoutine, qu’il reçoit au Grand Quartier-Général est rapportée de façons différentes mais non contradictoires entre les différents historiens consultés. Pour Hélène Carrère d’Encausse, «si la souveraine en est mortellement atteinte, avide de vengeance, la réaction de Nicolas II est d’une tout autre nature. Il n’avait pour le starets qu’une sympathie mesurée et se soumettait plutôt, pour ce qui le concernait, aux pressions de l’impératrice. Son Journal témoigne d’ailleurs d’une peine très relative» (ibid. p. 389). Essad Bey, dans Devant la Révolution, qui porte sur la vie et le règne de Nicolas II, écrit pour sa part : «De vieux courtisans éprouvés prétendent avoir lu dans les yeux du tsar, dans l’étrange tremblement des coins de sa bouche, dans le mouvement avec lequel il lissa sa moustache, les signes à peine perceptibles d’un soulagement profondément dissimulé au moment où il apprit la mort du staretz» (E. Bey. Devant la Révolution, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1935, p. 317). Marc Ferro pousse encore plus loin : «Quant à Nicolas II, qui ne se trouvait pas à Tsarskoïe Selo, mais au GQG, à l’annonce de la mort du “saint homme”, un témoin rapporte qu’il s’éloigna en sifflotant gaiement. L’autorité de Raspoutine avait commencé à lui peser; quelques semaines plus tôt, il avait même écrit à Alexandra : “Je vous en prie, ne laissez pas notre Ami interférer dans le choix des ministres… Je désire être libre de mon choix”» (M. Ferro. Nicolas II, Paris, Payot, Col. P.B.P. # P62, 1991, p. 222). Voilà qui est sans doute le fond du sentiment du Tsar. Il se sentait enfin libre d’être le Tsar où, selon sa pensée propre, Dieu l’avait placé. Mais pour peu de temps encore.
Il n’y a pas jusqu’à ce qu’un des biographes les plus érudits de Raspoutine nous avoue, à propos de l’influence attribuée de l’Ami sur le Tsar :
«Dans son ouvrage Le Règne de l’empereur Nicolas II, l’historien S. Oldenburg a consciencieusement établi le nombre de fois que le tsar avait agi en opposition à Raspoutine. Ce fut au mépris de l’avis de Grigori qu’en 1915 le tsar se rendit en Galicie., qu’il convoqua la Douma en avril et ne la convoqua pas en novembre; qu’en 1916 il ne mit pas fin à l’offensive en direction de Kovel et refusa de nommer Tatichtchev ministre des Finances, Valouev ministre des Transports et le général Ivanov ministre de la Guerre. Lors de son interrogatoire le juge de la Commission demanda à Lokhtina d’essayer de se rappeler les cas où, à Tsarskoïé Sélo, l’avis du père Grigori n’avait pas été suivi.
Le Dossier. Déposition de Lokhtina : “La dernière fois, je n’ai pas pu me rappeler à quelle occasion l’avis du père Grigori n’avait pas été suivi à Tsarskoïé Sélo… mais maintenant ça me revient. On n’a pas écouté le père Grigori à propos du comte Ignatiev [le ministre de l’Éducation], qu’on a écarté en dépit des indications du père Grigori”. Voilà en tout et pour tout ce dont elle avait pu se souvenir.
Dans un très grand nombre de cas, le tsar devait agir conformément aux prédications de Raspoutine ou plutôt à ses “instructions” comme disait la tsarine. À ceci près que, dans la plupart des cas, il s’agissait des instructions de la tsarine et non de celles du starets. Et cela, le tsar le savait parfaitement. Ce qui ne veut pas dire qu’elle simulait. Non, elle croyait vraiment que Raspoutine était en relation avec le ciel. Et c’est pourquoi, répétons-le, elle était tellement heureuse que ses désirs correspondent aux prescriptions du père Grigori. Même si, pour le bien de la cause, il lui arrivait parfois de signifier au tsar ses volontés personnelles en les attribuant abusivement à Notre Ami» (E. Radzinsky. op. cit. p. 430).Si des conseillers frauduleux parviennent à tenir un temps l’oreille du Prince, cet enchantement ne dure pas. C’est la constante que nous trouvons dans les exemples rapportés ci-dessus. Si Grant n’était qu’un produit d’une évolution dégénérée qui accompagnait un progrès technologique et sociologique, les récits de Thucydide, de Tacite, de Dante et des biographes de Nicolas II et de Raspoutine nous racontent le succès éphémère mais tragique des conseils infâmes donnés par des esprits ambitieux et amoraux. Pourtant, dans le contexte de la démocratie athénienne, Alcibiade, par sa conduite, annonçait la démagogie qui allait suivre la tyrannie des Trente après la défaite; Séjan a laissé cette arme redoutable qui s’est retournée à la fin contre lui, la garde prétorienne; le laxisme politique de l’administration Grant a encouragé le développement de la tare même du capitalisme : la corruption et la fraude tout azimut, enfin les pressions écrasantes de la tsarine Alexandra et son Ami ont pesé à tel point sur l’esprit faible qu’était le Tsar pour concourir à la marche de la révolution qui allait bientôt emporter l’ancienne Russie.
Personnalité complexe, dure à saisir que celle du conseiller frauduleux? Pourtant, un dramaturge a tenté de la saisir, William Shakespeare, à travers son personnage de Iago, dans Othello, le Maure de Venise (1604). On retrouve des éléments déjà rencontrés de la personnalité du mauvais conseiller. Ambition, envie, jalousie, mais surtout la haine. Dès les premières répliques, Shakespeare nous le présente aussi franc que le Tartufe de Molière :
Cette réplique pose un étrange triangle où la haine que Iago ressent à l’égard d’Othello semble liée à la jalousie portée vers Cassio à qui il a été préféré et qui est décrit comme un homme-femme, d’où la tendance homosexuelle que certains pensent dégager du personnage maudit.Roderigo
Tu m’as dit que tu l’avais en haine.
Iago
…
Je connais ma valeur; je ne mérite pas un poste moindre.
Mais lui, en homme affectionnant son orgueil et ses points de vue,
Les éluda avec des circonlocutions ampoulées
Horriblement farcies d’épithètes guerrières;
Et, en conclusion,
Déboute mes médiateurs : “car c’est sûr, dit-il,
j’ai choisi déjà mon officier!”
Et qu’était-il?
Ma foi, un grand arithméticien,
Un certain Michel Cassio, un Florentin,
Un gaillard presque maudit sous forme de jolie femme,
Qui jamais ne rangea en bataille un escadron
Et ne connaît pas les manœuvres tactiques
Mieux qu’une damoiselle, mise à part la théorie livresque
Où les consuls en toge peuvent disserter
Aussi magistralement que lui : pur verbiage sans pratique
Est tout mon métier de soldat. Mais lui, monsieur, on l’a préféré;
Et moi, qu’il a de ses yeux vu à l’œuvre
À Rhodes, à Chypre et en d’autres contrées
Païennes et chrétiennes, il faut que je sois mis en panne et au calme
Par Sire Doit et Avoir; ce comptable-calculateur,
Celui-là, en temps voulu, sera forcément son lieutenant
Et moi - Dieu bénisse cette distinction - le vétéran de
Sa Mauresque Seigneurie! (Acte I, sc. 1)
Comme tout psychotique, Iago est dans le déni de son désir qui le conduit à ruminer une vengeance terrible contre tous : Othello, Desdémone, Cassio, Émilia. Tous ses gestes sont l’expression immodérée de sa haine. Aussitôt, il enchaîne:
Oh! monsieur, rassurez-vous.Aveux terribles du serviteur qui se refuse à servir quiconque qui n’est pas lui. Derrière la dévotion à Athènes, le service à Tibère, la diffusion de la lumière divine, nos conseillers frauduleux ont montré qu’ils ne servaient qu’un maître : eux-mêmes. L’esprit du mauvais conseiller, contrairement à celui du bon, est fermé au monde.
Je le sers afin de lui servir un de mes tours.
Nous ne pouvons tous être des maîtres et tous les maîtres
Ne peuvent être servis avec loyauté. Vous en remarquerez beaucoup
De ces faquins soumis, aux genoux courbés,
Qui, s’éprenant de leur obséquieux esclavage,
Usent leurs jours, tout comme l’âne de leur maître,
Pour leur seule pitance; quand ils sont vieux, on les congédie.
Fouettez-moi ces honnêtes coquins. Il en est d’autres
Qui, parés des formes et des visages du dévouement,
Gardent leurs cœurs attentifs à eux-mêmes
Et, ne jetant à leur seigneur que des semblants de service.
Prospèrent sur son dos; une fois bien doublée leur jaquette.
Ils se rendent hommage à eux-mêmes. Ces gaillards-là ont quelque esprit
Et je fais profession d’être des leurs.
Car, monsieur,
Aussi sûr que vous êtes Roderigo,
Si j’étais le More je ne serais pas Iago,
Le servant, je ne sers que moi-même;
Le Ciel en est mon juge, je ne le sers ni par amour ni par devoir,
Mais, avec ces semblants, pour ma fin particulière;
Le jour où mes actes extérieurs montreront
l’Acte et la figure intérieure de mon cœur
En guise de visible offrande, il ne se passera pas longtemps
Avant que je porte mon cœur sur ma manche
Pour que les corneilles les becquettent. Je ne suis pas ce que je suis. (Acte I, sc. 1)
Et là commence le stratagème qui conduira à la perte du maître : «Je l’ai souvent dit et je te le redis, te le redis de nouveau et de nouveau, je hais le More. La cause en est dans mon cœur; la tienne n’est pas moins fondée. Soyons unis en notre revanche contre lui. Si tu peux le cocufier, tu te donnes un plaisir et à moi tu donnes un divertissement. Il y a dans le ventre du temps bien des événements dont il accouchera» (Acte I, sc. 1) et la faiblesse ici sera la jalousie du maître même, en laissant tomber dans son oreille goûte à goûte, l’idée que Desdémone puisse avoir Cassio pour amant. Ainsi, toute la vengeance du conseiller frustré serait assouvie.
La force de Iago repose dans sa rhétorique verbeuse mais soignée. Othello écoute le chant de la sirène et se laisse prendre par le jeu de la séduction du conseiller frauduleux : «Ce garçon est d’une honnêteté extrême [dit de lui Othello] Et connaît, d’un esprit averti, toutes les motivations Des actions humaines» (Acte III, sc. 3). Othello n'est donc pas dupe de l'influence qu'exerce sur lui Iago. Il en pressent inconsciemment les dangers. Mais c'est plus fort que lui. Son oreille est déjà toute prête à recevoir le venin. Comme une formule lentement racontée, Shakespeare montre toute la ruse diabolique avec laquelle Iago cultive le doute dans l’esprit d’Othello, et cela d’une façon quasi innocente :
Je n’aime pas cet office;On ne saurait plus subtilement suggéré l’inavouable au principal intéressé.
Mais puisque je suis entré si avant dans cette cause,
Poussé par une folle honnêteté et par l’amitié,
Je vais continuer. Dernièrement, j’étais couché avec Cassio
Et, tourmenté d’une rage de dents,
Je ne pouvais dormir
Il est une espèce d’hommes dont l’âme est si relâchée
Qu’en leur sommeil ils marmonnent leurs affaires;
De cette sorte est Cassio.
En son sommeil je l’ouïs dire : “Douce Desdémone!
Soyons prudents, cachons nos amours!”
Et alors, seigneur, il me prenait et m’étreignait la main,
S’écriait : “Douce créature!”, puis m’embrassait avec force
Comme pour m’arracher par leurs racines les baisers
Échos sur mes lèvres; puis il posait sa jambe
Sur ma cuisse, soupirait, m’embrassait et à ce moment
Cria : “Maudit destin qui te donna au More!” (Acte III, Sc. 3)
Tout au long de la pièce, Iago chauffe le doute d’Othello. Sa machination, il la maîtrise avec un soin qui rappelle le discours d’Alcibiade à l’Assemblée athénienne :
Opère encore,Comment un guerrier aussi vaillant peut-il se laisser prendre à ce jeu si terrible qu’est la ruse d’un conseiller frustré, malicieux et haineux? Sans doute, le mal était-il dans Othello avant qu’Iago aille le dénicher. Les doutes du Maure sur la fidélité de Desdémone rongeant déjà l'esprit de l'amoureux, le conseiller frauduleux n’a eu qu’à cultiver le jardin de son poison.
Mon poison, opère! Ainsi sont pris les niais crédules;
Et mainte digne et chaste dame ainsi de même,
Bien qu’irréprochable, trouve le blâme. Holà, ho, monseigneur?
Monseigneur, je vous appelle! Othello! (Acte IV, Sc. 1)
On connaît la fin de la tragédie, lorsque la ruse de Iago atteint son acmé avec le meurtre de Roderigo, comment Iago frappe Cassio dans les jambes (allégorie d'une castration) mais sans le tuer. Iago tue sa femme, Émilia, qu'il croyait maîtresse du Maure, Othello étrangle Desdémone et le maître de la tragédie est lui-même frappé par le Maure avant de se donner la mort. Tant est le salaire de la perfidie qu’elle ne rapporte finalement rien à ceux qui l’utilisent⌛
17 novembre 2013
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