Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 28 octobre 2012

Simoniaque

Abbé pratiquant la simonie

SIMONIAQUE

Les vieux Québécois prononçaient, parmi leur liste riche en blasphèmes, le mot de simonak. Or, ce juron est disparu, alors que tabarnak, ostie, calvaire, ciboire et autres demeurent d'usage courant, sans que ceux qui les profèrent toutefois sachent bien ce qu’ils désignent! Ce sont là des blasphèmes, insultes à la sacralité catholique. Mais pas simonak, …et il est disparu!

Simonak vient de simoniaque, nom dérivé d’un personnage marginal des Actes des Apôtres, Simon le Magicien, plus commun dans les écrits ésotériques que dans les traités théologiques. Ce mot n’est donc pas considéré comme un blasphème pour la sensibilité catholique. Dante l’interpelle sentencieusement dans son chant 19 : «Ô Simon le magicien! ô misérables qui suivez ses traces! vous dont la rapacité prostitue, pour de l’or et pour de l’argent, les choses de Dieu, épouses destinées aux bons…» On comprend qu’un tel être est en enfer à la tête d’une légion de damnés, des damnés qui, nous l’apprenons assez vite, sont des clercs consacrés à la foi chrétienne, mais des âmes corrompues qui ont vendu les biens de l’Église pour obtenir des intérêts matériels ou politiques. Dante s’attaquait ainsi à un mal endémique de l’Église médiévale, la simonie.

Qu’est-ce que la simonie? La simonie est une forme de corruption qui attaque le sacré. Contrairement aux corruptions séculaires, elle engage non seulement le bien moral des actes et des choses, mais aussi la valeur exclusive dont seule la transcendance peut investir l’objet. Comme la magie est la corruptrice du divin, comme aujourd’hui la technique se fait corruptrice de la science - du savoir en général -, la simonie s’en prend aux symboles investis d’affects positifs - amour, désir, joie, vitalité, plaisir - pour les «prostituer» en biens matériels ou en valeurs sociales : l’or et l’argent, l'appartenance à une hiérarchie, le pouvoir politique, par lesquels le symbole passe de l'universel au singulier. C’est parce que la simonie est un crime s'attaquant d’avantage à l’ordre du symbolique (la transaction transfert un pouvoir surnaturel non par conviction intime mais par monnaies d’échange), qu'elle est une valeur qui corrompt les normes sociales. Ce que veut dire la phrase du Dante : «épouses destinées aux bons»; les choses sacrées perdent leur contenu bénéfique pour finir par ne servir qu'à des intérêts individuels au détriment du service publique.

Dans les Actes des apôtres, (VIII, 4-25), il est écrit :
Or il y avait déjà auparavant dans la ville un homme appelé Simon, qui exerçait la magie et jetait le peuple de Samarie dans l’émerveillement. Il se disait quelqu’un de grand, et tous, du plus petit au plus grand, s’attachaient à lui. «Cet homme, disait-on, est la Puissance de Dieu, celle qu’on appelle la Grande». Ils s’attachaient donc à lui, parce qu’il y avait longtemps qu’il les tenait émerveillés par ses sortilèges. Mais quand ils eurent cru à Philippe qui leur annonçait la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom de Jésus-Christ, ils se firent baptiser, hommes et femmes. Simon lui-même crut à son tour; ayant reçu le baptême, il ne lâchait plus Philippe, et il était dans l’émerveillement à la vue des prodiges et des miracles insignes qui s’opéraient sous ses yeux.
Apprenant que la Samarie avait accueilli la parole de Dieu, les apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean. Ceux-ci descendirent donc chez les Samaritains et prièrent pour eux, afin que l’Esprit Saint leur fût donné. Car il n’était encore tombé sur aucun d’eux; ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus. Alors Pierre et Jean se mirent à leur imposer les mains, et ils recevaient l'Esprit Saint.
Mais quand Simon vit que l’Esprit Saint était donné par l’imposition des mains des apôtres, il leur offrit de l’argent. «Donnez-moi, dit-il, ce pouvoir à moi aussi : que celui à qui j’imposerai les mains reçoive l’Esprit Saint». Mais Pierre lui répliqua : «Périsse ton argent, et toi avec lui, puisque tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent! Dans cette affaire il n’y a pour toi ni part ni héritage, car ton cœur n’est pas droit devant Dieu. Repens-toi donc de ton mauvais dessein et prie le Seigneur; peut-être cette pensée de ton cœur te sera-t-elle pardonnée; car tu es, je le vois, dans l’amertume du fiel et les liens de l’iniquité». Simon répondit : «Intercédez vous-mêmes pour moi auprès du Seigneur, afin que rien ne m’arrive de ce que vous venez de dire».
Pour eux, après avoir rendu témoignage et prêché la parole du Seigneur, ils retournèrent à Jérusalem en évangélisant de nombreux villages samaritains» (traduction Bible de Jérusalem, p. 1448)
Cet élément est le plus important : l’acte de transmission sacramentelle ne se fait pas contre argent ou contre valeurs marchandes pour un usage personnel. Ce qui appartient à Dieu appartient à Dieu et à César, à César. La leçon morale est là et le texte ne prête à Simon le Magicien rien de particulièrement extraordinaire qu’une vedette de music-hall. Il s’en va même repentant malgré son amertume.

Par contre, son destin tragique, inspiré de la légende d’Icare, se retrouve dans un texte apocryphe, les Actes de Pierre, datant de la fin du IIe ou du début du IIIe siècles. Ils se composaient vraisemblablement de deux parties : la première à Jérusalem, la seconde à Rome, culminant dans le récit du martyre. De l’ensemble, il ne reste pratiquement rien sinon que des extraits qui inspirèrent plusieurs autres ouvrages anciens, dont l'écrit de base du roman pseudo-clémentin, en particulier de la controverse avec Simon le Mage. C’est dans ce récit que Simon le Magicien, défiant le pouvoir de Pierre, se serait élancé d’une tour en volant dans le ciel pour venir s’écraser au pied de l’apôtre. Le roman Quo Vadis de Henryk Sienkiewicz a repris cette légende. Sa transposition dans un péplum cinématograhique a fait toute sa réputation. Cette anecdote n’a donc rien à voir avec la simonie.

La simonie, comme forme corruptrice d’une institution et de ses règles, engendre et accélère la dissolution du système qui l’a engendré. «L’immoralité semblait indéracinable, écrit l’historien allemand catholique Joseph Lortz. Les rois et les nobles ne se souciaient guère de la loi morale ni des droits de leurs sujets. Le haut clergé, richement nanti, apparenté aux grands propriétaires, vivait comme eux, jouisseur, insatiable, fort de ses droits politiques. La société féodale était en pleine désagrégation intérieure. Elle était devenue païenne : les débordements conjugaux de Lothaire, le gouvernement des femmes et des partis à Rome, les débauches du clergé et la simonie partout dissolvante sont les symptômes typiques de la pourriture morale de cette société» (J. Lortz. Histoire de l’Église, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 10, 1955, p. 130). Face à cette situation déplorable mais sans doute amplifiée par l’Idéologique (Que signifie la «désagrégation intérieure» de la société féodale au XIe siècle? La société devenue païenne! Mais quand avait-elle cessée de l’être? etc.), Lortz oppose le monastère de Cluny, dont sera issu le pape appelé à «réformer» la chrétienté médiévale, Hildebrand (né vers 1015/1020 et mort le 25 mai 1085), le pape Grégoire VII (1073-1085) ainsi que tout le courant qu'animeront des hautes figures de l'Église.

À la simonie, on associe le nicolaïsme, c’est-à-dire l'incontinence (mariage, concubinage, etc.) des clercs astreints au célibat. Fondé dans le récit de l’Apocalypse, les Pères de l’Église reviennent régulièrement sur l’impudicité des clercs. À une époque où l’Église n’avait pas encore adopté la règle du célibat des prêtres (qui ne viendra qu’au XIe siècle, ce qui en fait une obligation très récente) et où seuls les moines étaient astreints à la «virginité», le nicolaïsme frappait donc moins le clergé séculier que le clergé régulier. D’autre part, s’il était possible aux prêtres de vivre en concubinage ou marié, la vie dissolue de certains membres du haut-clergé, à commencer par les pontifes, était fort mal vue. Les princes romains qui se transmettaient la tiare comme un droit d’héritage lignagier au Xe siècle a donné naissance à la légende de la papesse Jeanne : «La dégradation de l’institution pontificale diminue encore son prestige en Orient : tombés sous la coupe de l’aristocratie romaine, les papes du Xe siècle compromettent leur autorité morale par des comportements bien éloignés des préceptes évangéliques et subissent maintes avanies (emprisonnements, dépositions, assassinats). La puissante famille romaine des Théophylactes s’illustre particulièrement dans cet avilissement de l’institution. Théodora, la femme du consul et sénateur romain Théophylacte, exerce une influence notoire sur la politique pontificale. Sa fille, Marozie, règne un temps sur Rome et entretient une liaison avec le pape Serge III (904-911) dont elle a, dit-on, un fils bâtard qu’elle place ensuite sur le siège romain : Jean XI (931-935). Quelque vingt ans plus tard, Albéric II, le fils légitime que Marozie a eu de son premier mariage avec le duc de Spolète, achève son principat romain. Il règle sa succession au profit de son propre fils bâtard, Octavien, en le désignant comme prince et sénateur, et en obtenant de la noblesse romaine qu’elle prête le serment de l’élire sur le trône de Pierre après la mort du pape Agapet II. Conformément à son souhait, Octavien, alors âgé de seize ans, est élu pape sous le nom de Jean XII (955-964). Pendant les huit années et demie de son pontificat, Jean XII consacre l’essentiel de son temps à ses maîtresses, à la chasse et aux festins. Sa vie de débauché s’achève au cours d’une crise d’apoplexie survenue dans les bras d’une femme mariée» (J.-P. Moisset. Histoire du catholicisme, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 952, 2010, pp. 192-193). C’est de la lutte au nicolaïsme même qu’est née la nécessité, selon la morale sexuelle de l’Église, d’imposer le célibat au prêtre et l’apparition tardive de cette mesure en montre l’aspect tout à fait circonstancielle : la limitation de la diffusion du nicolaïsme du clergé régulier au clergé séculier.

C’est avec la même moralité anachronique que Daniel-Rops se penche sur le nicolaïsme : «Un clergé mal préparé, dégradé dans ses éléments inférieurs par une vie aux principes incertains, contaminé dans ses membres supérieurs par les influences laïques, était mal armé pour se défendre contre les deux tentations de l’homme, celle de la chair, celle de l’argent. La continence des prêtres qui, sans être d’abord exigée, avait, dès le IVe siècle, été proposée comme l’idéal de l’Église, avait subi maintes atteintes au cours des temps barbares. Nombreuses avaient été les femmes de diacres, de prêtres, d’évêques, qui, en principe, ne vivaient pas avec eux mais en fait… Le grand relâchement des IXe et Xe siècles avait amené un développement grave du mal, du nicolaïsme, comme on disait en rattachant ces fornicateurs à une secte hérétique des premiers temps dont il est question dans l’Apocalypse (II, 6-15) et dont parle aussi saint Irénée. Ce sera un des points sur lesquels l’Église fera porter son effort de réforme; officiellement le mariage des prêtres régressera, mais les dérèglements demeurent grands. Pour s’en tenir au XIIIe siècle, on peut relever en moins de vingt ans une centaine de documents peu édifiants : à Norwich, des prêtres se marient, à Tournai, d’autres ont des concubines, à Ratisbone, des curés sont pères de familles nombreuses, et ce n’est point par hasard évidemment que le concile de Pau de 1212 frappe de sévères sanctions les “fautes charnelles contre nature” commises par des clercs…» (H. Daniel-Rops. L’Église de la cathédrale et de la croisade, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1952,  p. 154).

Mais, au XIe siècle, le nicolaïsme était surtout une déviation qui affectait la vie du clergé régulier d’où sortait Hildebrand et contre laquelle il allait fourbir ses armes. Dans le même esprit, Daniel-Rops écrit : «Quant au péché d’argent, il était encore plus répandu. La simonie, ainsi appelée en souvenir de ce Simon le Magicien qui, suivant les Actes des Apôtres, offrit de l’argent à saint Pierre pour obtenir le pouvoir de communiquer le Saint-Esprit, était la faute de briguer une charge ecclésiastique en échange de biens temporels. Contre cette fâcheuse habitude portera aussi l’effort réformateur, et, de fait, des résultats substantiels seront obtenus; la situation ne cessera de s’améliorer, sans que cette erreur soit totalement extirpée. Trop d’intérêts temporels interviendront encore dans les attributions des évêchés et des abbayes, et jamais l’Église ne pourra se libérer entièrement de cette servitude. Plus généralement, l’avarice, le goût du luxe, la malhonnêteté continueront à être reprochés à certains éléments du clergé, non seulement par des pamphlétaires comme Étienne de Fougères ou l’auteur de la Bible de Guyot, par les fabulistes et les écrivains populaires, mais par les bulles pontificales et les décisions des conciles» (ibid. pp. 154-155).

Simonie et nicolaïsme représentent donc les deux faces de la lutte livrée par la «réforme grégorienne» : la lutte à la simonie, au commerce des biens et des actes sacrés pour des biens matériels et la lutte au nicolaïsme pour imposer une austérité de la chasteté dans le comportement des membres du clergé. En définitive, la réforme entraînera la célèbre Querelle des Investitures entre la papauté et les différents pouvoirs temporels : l’empereur romain germanique, le roi de France et autres princes, à savoir qui désignera les nominations aux postes clés de la hiérarchie ecclésiastique : archevêques, évêques, prêtres, diacres, etc. Le pape, avec ses intérêts ambivalents déchirés entre le glaive spirituel et le glaive temporel, ou les princes séculiers tout entiers à leurs intérêts temporels et personnels?

C’est sur une période longue du premier millénaire de l’histoire du christianisme que la simonie s’était progressivement développée. C’est à dire, en suivant le rythme du développement de son influence sur les pouvoirs politiques (les empereurs romains d’Orient comme des rois goths européens); de l’accumulation de ses propriétés terrestres, tant chez le clergé régulier (les monastères et leurs immenses terres exploitées sous la mode de production féodal) que chez le clergé séculier (les propriétés privées des princes de l’Église, des cardinaux aux archevêques jusqu’aux petits curés de campagnes dotés d’un lopin qu’il cultivait, parfois, avec son épouse! La simonie était une pratique qui, comme toutes les corruptions, s'était développée parallèlement à son interdit, profitant d'un Droit canon non encore totalement codifié, par les minorités dominantes de la société médiévale. Au XIe siècle, elle était pratiquée couramment.

«La simonie est un péché aussi vieux que le christianisme. Originellement c’était la croyance opiniâtre selon laquelle les dons surnaturels et les pouvoirs charismatiques pouvaient être achetés à prix d’argent. Plus tard, on recourut à la simonie pour l’achat ou la vente des actes ou des charges spirituels et sacramentels. La simonie se répandit et finit par affecter tous les services - ou honoraires - donnés ou demandés lors d’une désignation ou d’une ordination au sacerdoce ou à l’épiscopat. Comme à l’origine ce péché consistait à confondre la grâce et la magie, et à se méprendre complètement sur l’œuvre de l’Esprit Saint dans l’Église, il avait été catalogué comme hérésie. La théologie sacramentelle en était encore à ses premiers balbutiements. L’attribution des ordres majeurs n’avait pas encore été conçue comme l’analogie du baptême. Parmi les réformateurs se répandit facilement l’opinion selon laquelle toute transaction simoniaque empêchait la transmission des pouvoirs spirituels, de même que tous les ordres et sacrements obtenus par simonie étaient nuls. On n’avait pas encore pleinement utilisé la distinction entre licéité et validité de l’exercice d’un pouvoir. Nous ne pouvons dire quel fut le degré de fréquence des transactions vraiment simoniaques sur le plan des désignations épiscopales. Avant le XIIe siècle, nous manquons d’exemples précis d’achats de charges épiscopales contre fortes sommes d’argent. Les cas les plus scandaleux - ainsi que le plus haut degré de fréquence - semblent être apparus au moment où la campagne des réformateurs était déjà entamée. Un type de simonie moins répréhensible que le précédent se répandit plus largement : un évêque payait l’équivalent d’une “assistance” féodale lorsqu’il acceptait un fief; ou bien un prêtre, à un niveau inférieur, payait un “droit d’entrée” dans l’église. Le premier type de simonie ne devint chose commune que lorsque le système féodal fut complètement élaboré et généralisé. Néanmoins, les réformateurs eurent assurément fort à faire, même si souvent ils exagérèrent ou comprirent mal certains des exemples qu’ils citaient. Au fond ce à quoi ils s’opposaient, c’était l’appropriation par des laïcs des domaines et charges ecclésiastiques, et les conséquences qui en résultaient pour l’église, servitude, pillage, et dégradation morale» (M. D. Knowles et D. Obolensky. Nouvelle histoire de l’Église, t. 2: Le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1968, pp. 204-205).

Pour qu’on en arrive à cette situation, comme le souligne à son tour Jean Chélini, «À défaut de la protection impériale ou royale, les clercs ont recherché l’appui des grands. Les princes laïques se sont progressivement emparés des biens des églises sur lesquelles ils étendaient leur tutelle. Les patrons d’églises privées ont pris l’habitude de vendre l’investiture, tout comme les rois se sont mis à trafiquer des charges épiscopales. Pratiquement, les autorités laïques pourvoient aux charges ecclésiastiques, et les titulaires qui ont payé pour obtenir leur nomination récupèrent leur argent en revendant fonctions et sacrements. Abbon de Fleury fait tenir à un évêque l’éloquente démonstration que voici : “J’ai été ordonné par l’archevêque et pour obtenir la grâce épiscopale, je lui ai versé cent sous d’or; si je ne les avais pas versés je ne serais pas évêque… J’ai donné l’or, j’ai obtenu l’épiscopat et cependant, si je ne meurs pas je recouvrerai bientôt mon argent. J’ordonne des prêtres, je consacre des diacres, et je reçois de l’or… Voici rentré dans mon sac l’or qui en est sorti… Dans l’Église, propriété de Dieu seul, il n’y a presque rien qui ne soit donné à pris d’argent : épiscopat, prêtrise, diaconat, ordres mineurs… baptême”» (J. Chélini. Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 1991, pp. 247-248). Surprenant? Eh oui. La candeur avec laquelle l’évêque avoue le trafic qu’il entretient avec l’accès à la consécration montre combien la moralité même de l’establishment clérical du Moyen Âge vivait avec la simonie comme la société marchande capitaliste vit avec la corruption des institutions d’État. Ainsi, les Capétiens de France pouvaient vendre et acheter des évêchés sur son territoire; en Germanie, l’empereur tenait de même les titulaires des évêchés de ses territoires; en Angleterre, la soumission aux Plantagenets s’effectua avec la même joyeuse compromission. L’enrichissement des biens d’Église coule dans le même sens que l’affirmation de la puissance de ces nouveaux États qui se dégagent de la succession carolingienne et des invasions normandes du IXe-Xe siècles.

Il en va de même pour le nicolaïsme. Le même Chélini écrit : «Ainsi partout où nous tournons les yeux au cours du XIe siècle, nous trouvons l’Église aux mains des princes laïques, le phénomène de l’appropriation privée de l’Église s’étendant progressivement de la base au sommet. Les trafics que cet état de choses impliquait étaient si répandus que l’évêque Rathier de Vérone qualifiait son époque de “siècle de Simon” (aevum Simonis). Un autre vice se combinait alors en général avec la simonie, le mariage des prêtres, la clérogamie appelée communément nicolaïsme. Cette pratique était chose courante en Allemagne et en France. Le concile de Pavie de 1022 constata qu’en Italie les prêtres et les diacres étaient mariés. Le phénomène était si fréquent à Milan et en Lombardie que le mariage des prêtres fut présenté un temps, au XIe siècle, comme un privilège de l’Église ambrosienne. Pierre Damien, dans un ouvrage dédié au pape Léon IX, Le livre de Gomorrhe (Liber Gomorrhianus) (1049) peignit un tableau effroyablement sombre - et peut-être excessif - des mœurs du clergé de la péninsule. Si l’on met en parallèle les témoignages de Liutprand de Crémone au siècle précédent et le sien, l’on comprend mieux l’ardeur des meilleurs esprits à souhaiter la réforme» (ibid. pp. 250-251).

Comment le nicolaïsme en vint-il à s’associer si étroitement au simonisme? «Le terme de nicolaïsme qui désigne le deuxième mal a une origine incertaine, poursuivent Knowles et Obolensky. Il finit par désigner l’incontinence des clercs. La chasteté et le célibat faisaient partie de l’ancienne discipline canonique de l’Église occidentale. Mais des brèches avaient été ouvertes dans cette discipline. En fait, en Europe occidentale, après la chute de la civilisation romaine, il devint de plus en plus courant de négliger le précepte. Ici encore nous manquons forcément de statistiques. Souvent les réformateurs exagèrent. Mais nous avons des preuves, nombreuses et constantes qui montrent que - comme on peut s’y attendre de la part d’une grande organisation indisciplinée - le mariage ou le concubinage étaient choses répandues. Le terme de “mariage” n’est pas incorrect. À cette époque, les ordres sacrés ne constituaient pas un empêchement canonique pouvant invalider une tentative matrimoniale. Le mariage ne nécessitait pas la présence et la bénédiction d’un prêtre. Dans tous les pays, beaucoup de prêtres s’étaient engagés dans des unions durables, en supportaient toutes les conséquences légales et en tiraient tous les droits. Ainsi donc le nicolaïsme entraînait d’autres résultats que ces effets particuliers aux individus. Il conduisait naturellement à la transmission héréditaire des églises (en tant que bénéfice) et à la dispersion de la propriété ecclésiastique par don ou par testament. Il conduisait également à des difficultés sociales et économiques propres à cette époque. Bien que le prêtre fût souvent de condition serve ou vilaine, son office l’élevait au milieu de ses semblables. Son épouse était souvent de naissance libre. Les fils “suivaient la mère”. Le seigneur était privé de la progéniture de ses serfs comme d’une certaine partie des biens de l’église que le serf avait acquis en don ou en héritage. Ainsi le seigneur laïc et le réformateur furent parfois alliés pour des raisons économiques. Mais, d’une façon générale, quand chaque église fut dans la main d’un seul propriétaire - laïc ou clerc - et quand le diocèse devint une région géographique ou un agrégat d’églises plutôt qu’une unité administrative pastorale bien intégrée, quand les prêtres, qui socialement étaient les égaux de leurs frères villageois et souvent illettrés, se mirent à se marier ou tout au moins à partager leur demeure avec une femme et des enfants, le sacerdoce ne put contribuer que faiblement à la réforme de la société. On doit ajouter à ceci - d’après les preuves apportées par Pierre Damien et quelques autres - la fréquence des cas de vices ou d’irrégularités sexuelles dans la population des villes d’Italie du nord et de Provence. Le parti de la réforme était fondé à penser que toutes ces irrégularités ne pouvaient être attaquées que si l’on recréait un clergé pur et discipliné, gouverné par des évêques qui n’auraient pas de relations de dépendance avec les seigneurs laïcs et qui seraient librement élus, consacrés selon le droit canon et gouvernés eux-mêmes par un pape résolu, capable d’affirmer et d’appliquer la discipline traditionnelle canonique de l’Église romaine» (op. cit. pp. 205-206).

Avant l’élection d’Hildebrand au pontificat, ces premiers réformateurs menèrent campagne active contre les deux péchés. Wazon de Liège, Pierre Damien publient leurs œuvres où l’homosexualité et l’incontinence des prêtres sont les obsessions majeures. Hildebrand, Hugues Candide, Udon de Toul, Frédéric de Lorraine et surtout Humbert de Moyenmoutier exercent des pressions sur le pape Léon IX, et tous accéderont bientôt au cardinalat. C’est Humbert de Moyenmoutier, avec son traité intitulé  Adversus simoniacos (1058), qui établit les premières stratégies à suivre pour réformer l’Église. Il suggère ainsi deux remèdes. «D’abord, en corollaire de son affirmation inébranlable selon laquelle la simonie est une hérésie et que par conséquent les ordinations simoniaques sont invalides, Humbert propose l’annulation de tous les ordres conférés et de tous les sacrements administrés par simonie. Deuxièmement, il restaure complètement l’élection canonique, ce qui entraîne l’élimination du contrôle des laïcs» (Knowles et Obolensky. op. cit. p. 208). Ébranlés par cette première secousse, les membres intègres de l’Église réagissent positivement, mais dans les différents royaumes, une première panique s’installe, car combien de clercs détenteurs d’une paroisse, d’un évêché, d’un archevêché sont sous la coupe des princes de ce monde? Finalement, la population romaine elle-même manifesta en faveur de l’élection du cardinal Hildebrand à la mort d’Alexandre II en avril 1073, et il fut élu pape, prenant le nom de Grégoire VII. Avec lui le conflit ouvert avec l’empereur romain germanique allait atteindre une violence inconnue depuis l’époque des empereurs romains.

Une fois élu, Hildebrand, pape Grégoire VII, décida d’entreprendre d’autorité la réforme tracée par Humbert. «Les consciences droites la savaient nécessaire, établit Daniel-Rops, mais on pouvait différer sur les moyens. Les uns, surtout en Italie, en tenaient pour la méthode directe, apostolique et morale : prêcher contre les désordres, - et d’abord prêcher d’exemple, - frapper de peines sévères les coupables; le principal représentant de cette tendance était l’abrupt ascète Pierre Damien. Les autres assuraient que le dérèglement avait pour vraie cause le mauvais recrutement du clergé, résultat de l’intrusion des laïcs; ils préconisaient une méthode institutionnelle et politique, qui libérerait l’Église de la tutelle des seigneurs et des rois; ainsi pensaient maints clercs éminents de Lotharingie, bons canonistes et politiques avertis, et surtout le cardinal Humbert. Bien entendu ces deux positions n’étaient pas aussi tranchées, et les uns et les autres se trouvaient d’accord sur l’essentiel. Enfin, il n’est pas exclu qu’une nostalgie du passé, notamment de la grandiose époque de Charlemagne, n’ait pas mis dans quelques esprits l’idée qu’il fallait restaurer l’ordre chrétien, dégradé depuis la décadence carolingienne, et que ce serait le vrai moyen de ramener les clercs à leur devoir comme de limiter les emprises des princes. Le grand mérite de Grégoire VII fut de comprendre, au prix d’ailleurs d’une expérience cruelle, que ces trois notions n’en faisaient qu’une dans les exigences de l’histoire. Au début de son pontificat, il essaya de la première méthode; il voulut s’entendre avec les princes pour réaliser la Réforme. Même avec des simoniaques avérés, tels qu’Henri IV l’Empereur germanique et Philippe Ier le Capétien, - de surcroît adultères publics, - il tenta un rapprochement. Tout paraissait utilisable à ce saint pour servir la cause de Dieu. En mars 1074, un concile fut donc réuni, à Rome, et porta quatre décrets : “Quiconque a, par simonie, obtenu une ordination ou une charge spirituelle, doit être exclu de la hiérarchie de l’Église. - Quiconque est possesseur d’une église ou d’une abbaye pour l’avoir achetée, en est dépossédé ipso facto. - Nul clerc fornicateur ne pourra célébrer la messe ni même exercer à l’autel les fonctions des ordres mineurs. - Quand un clerc désobéira publiquement aux trois ordonnances précédentes, le peuple chrétien aura interdiction d’assister à ses offices et devra faire pression sur lui pour l’amener à se soumettre”» (op. cit. pp. 160-161).

Les légats envoyés par Grégoire VII se heurtèrent à une vive résistance. Évêques et prélats simoniaques s’insurgèrent. Des milliers de prêtres étaient levés par les dirigeants de la résistance à la réforme romaine. En Allemagne et en France, ce fut l’échec de l’entreprise de nettoyage moral. «Malgré cet échec, poursuit Daniel-Rops, et même à cause de lui, l’action de Grégoire VII devait être déterminante. Désormais il était évident que la réforme morale n’était pas suffisante, qu’il fallait porter le fer à la racine du mal. À partir de février 1075, il s’attaqua donc à l’influence des laïcs dans l’Église, poursuivit l’exécution d’un double programme de réformes morales et de décisions politiques, celles-ci visant à libérer l’Église de la tutelle laïque. Ses arrêts, tels qu’on peut les lire dans les célèbres Dictatus Papae, ne firent rien, que reprendre les quatre décisions de 1074. Mais, du coup, il se trouva engagé dans un conflit avec ceux qui bénéficiaient de l’état de choses condamné, les souverains; du coup, il fut amené à poser la question des rapports religieux avec le pouvoir civil. Du plan moral la lutte pour la Réforme passa sur le plan institutionnel et politique. Ce fut la sévère “Querelle des Investitures” bientôt transformée en “lutte du Sacerdoce et de l’Empire, aux épisodes pathétiques et douloureux» (ibid. p. 162).

La violence de Grégoire VII s’exprima dans le ton même de ses adresses; ainsi, contre le roi de France, Philippe Ier : «Entre tous les princes qui, par une cupidité abominable, ont vendu l'Église de Dieu, nous avons appris que Philippe, roi des Français, tient le premier rang. Cet homme, qu'on doit appeler tyran et non roi, est la tête et la cause de tous les maux de la France. S'il ne veut pas s'amender, qu'il sache qu'il n'échappera pas au glaive de la vengeance apostolique. Je vous ordonne de mettre son royaume en interdit. Si cela ne suffit pas, nous tenterons, avec l'aide de Dieu, par tous les moyens possibles, d'arracher le royaume de France de ses mains; et ses sujets, frappés d'un anathème général, renonceront à son obéissance, s'ils n'aiment mieux renoncer à la foi chrétienne. Quant à vous, sachez que, si vous montrez de la tiédeur, nous vous regarderons comme complices du même crime, et que vous serez frappés du même glaive». Au concile du carême de 1075, il déclare avec la même autorité : «Si quelqu'un désormais reçoit de ta main de quelque personne un évêché ou une abbaye, qu'il ne soit point considéré comme évêque. Si un empereur, un roi, un duc, un marquis, un comte, une puissance ou une personne laïque a la prétention de donner l'investiture des évêchés ou de quelque dignité ecclésiastique, qu'il se sache excommunié». Le légat Hugues de Die, archevêque de Lyon, qui s’était déjà épuisé à tenter de convaincre les clercs simoniaques français, dispose maintenant d’une autorité qui l’amène à sévir dans les diocèses du sud-est de la France. Il applique dans son archidiocèse la réforme grégorienne, convoquant maints conciles, au cours desquels il excommunie et dépose à tour de bras les clercs simoniaques et concubinaires : 1075 à Anse, 1076 à Dijon et Clermont, 1077 à Autun (contre le tyrannique Manassès de Gournay, qui a privé Bruno, le fondateur des Chartreux, de ses charges et de ses biens), 1078 à Poitiers…

En Allemagne, la situation était encore plus complexe. Se prétendant l’héritier direct de Charlemagne, les premiers empereurs de la dynastie d’Othon ont bénéficié de la mise en place progressive de l’hérédité des charges, ce qui, d’autre part, affaiblissait leur autorité. Pour éviter une pareille dérive, les empereurs ottoniens s’appuyèrent sur l'Église germanique dont il distribuaient les charges à des fidèles sachant qu'ils les récupèreraient à leur mort. Les évêques parfois à la tête de véritables principautés et les abbés constituent donc l'armature de l'administration impériale. On devine assez bien à quel point la simonie était intrinsèquement liée au potestas de l’empereur. Ce dernier s'assurait la nomination de tous les membres du haut clergé de l'empire. Une fois désignés, ils recevaient du souverain l'investiture symbolisée par les insignes de leur fonction, la crosse et l'anneau. En plus de leur mission spirituelle, ils devaient remplir des tâches temporelles que leur assignait l'empereur. Ainsi l'autorité impériale était-elle relayée par des hommes compétents et dévoués. Henri IV aurait sans doute négocié avec la papauté, consciente de l’importance de son système administratif, mais comme l’empereur étendait son autorité sur l’Italie, il voulait une Église d’Empire (Reichskirche) qui échapperait au contrôle romain. De cette confrontation naîtra la dite Querelle des Investitures, l’humiliation de Henri à Canossa, la réconciliation temporaire du pape et de l’empereur, enfin le retour de l’empereur qui envahit Rome et tient le pape prisonnier au château Saint-Ange, libéré par les Normands, c’est finalement la population romaine qui l’en chassera pour l’envoyer mourir à Salerne.

Pourquoi la population romaine mit-elle à la porte le pape réformateur? Parce que, comme tous les idéalistes de la vertu, Hildebrand avait poussé trop loin les exigences morales de ses ouailles. L’État de troubles permanent entre le pouvoir spirituel de la papauté et les différents pouvoirs temporels pesait sans doute beaucoup sur Rome, aussi, les papes qui succéderont à Grégoire VII poursuivront la réforme avec une ferveur variable. Car il y avait dans le Dictatus Papae une règle qui présentait le pouvoir pontifical comme un pouvoir absolu avant la lettre, une dictature voire un totalitarisme anachronique. Comme l’écrit André Vauchez, «une fois monté sur le Siège apostolique, [Grégoire porta la réforme] à son paroxysme, n’hésitant pas à mener l’Église au bord du chaos pour faire triompher la bonne cause contre les tenants d’un système ressenti comme scandaleux. De la lutte contre le trafic des dignités ecclésiastiques et le concubinage des prêtres, on passa, avec Humbert de Moyenmoutier, à la mise en cause de l’investiture laïque, d’où procédaient tous ces abus. Grégoire VII alla encore plus loin en revendiquant pour l’Église la libertas, c’est-à-dire à la fois l’indépendance vis-à-vis de l’empereur et le droit exclusif de juger la société chrétienne» (A. Vauchez. La spiritualité du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #H184, 1994, pp. 60-61).

La réforme grégorienne était tirée de l’esprit de Cluny qui n’avait aucun précédent philosophique ou théologique. C’était un courant d’esprit rattaché à une crise profonde d’une civilisation en attente enveloppée dans une chrysalide imperméable tissée à la fin de l’Empire romain et qui allait rester à peu près intacte jusqu’au XIVe siècle. À sa façon, Grégoire aurait voulu faire de l’Europe un vaste monastère à l’image de la perfection que se fixait d’atteindre l’ordre clunysien. Malheureusement, les hommes étant ce qu’ils sont, ni bêtes mais ni anges non plus, vivant dans le siècle et dans l’Histoire, de tels rêves sont irréalisables. Robespierre se heurtera de même aux friponneries et aux concussionnaires pour renverser le règne de la Vertu civique sur ses bases démocratiques pour le bénéfice des tripots d’affaires et de corruptions.

Condamnés à de multiples reprises, la simonie persista davantage que le nicolaïsme qui fut éradiqué par le concile de Latran de 1123. Dans l’ensemble, les historiens catholiques peinent à démontrer le triomphe de la réforme grégorienne. Chélini d’abord : «Sur le plan temporel, l’échec du pontife était total et, dans une certaine mesure, ses violences ou ses maladresses n’avaient fait que renforcer la difficulté d’un propos théocratique par ailleurs impossible à réaliser… Mais si nous détachons nos regards de la lutte pour l’autorité suprême dans l’Occident, qui a occupé le devant de la scène et accaparé toutes les attentions, pour considérer la réforme ecclésiastique, il apparaît que, sur ce plan, la papauté avait remporté des avantages incontestables. Le pape s’était rendu indépendant de l’empereur au point de devenir son rival : la rivalité devait disparaître, mais l’indépendance rester. On peut même se demander si, toute ambition théocratique mise à part, la papauté aurait pu se libérer de la tutelle impériale en faisant l’économie d’une lutte violente. Les sanctions contre les clercs simoniaques et nicolaïtes avaient clairement marqué le clergé allemand et lombard. Les coupables y avaient pour un temps échappé par le schisme en entrant dans l’obédience de Clément III, mais ce ne pouvait être qu’une issue provisoire. Partout ailleurs, la réforme progressait. La victoire morale de Grégoire VII s’inscrivait dès 1085 dans les faits» (op. cit. pp. 285-286). En gros, Chélini nous confirme que la réforme grégorienne a affirmé la Res Publica christiana jusqu’à nos jours. Sortie de sa situation de misère dans laquelle elle végétait depuis la mort de Charlemagne, la papauté est devenue une force avec laquelle les princes temporels devaient composer, même s’ils parvenaient à la dominer politiquement ou militairement. Le pouvoir spirituel du pape devenait une auctoritas indépendante de tous les potestas terrestres. C’est cela qu’il faut comprendre de la libertas affirmée par Grégoire VII et entretenue par ses successeurs, portée au pinacle par Innocent III, renouvelée devant l'insolence de Philippe le Bel par Boniface VIII, indépendance survivant sous les papes de la Renaissance, de l’âge baroque et sous les révolutions jusqu’à l’intoxication perverse de Pie IX au XIXe siècle, lorsque la liberté de conscience reconnue aux individus par les gouvernements civils n’avait que faire de «l’infaillibilité» autoritaire du glaive romain.

Pour Knowles et Obolensky, le temps de troubles qui accompagna la succession de Grégoire VII se poursuivit, confirmant la puissance dominante des armes de l’empereur sur les valses hésitations d’une papauté incertaine. C’est Urbain II qui apparaît comme le pape qui, outre le fait qu’il appela la première croisade, finit par asseoir la condamnation de la simonie. «Pieux et doué d’un puissant sens politique, il eut pour objectif d’appliquer intégralement le programme grégorien, mais avec tact et largeur d’esprit. Cependant, l’activité séparatiste d’Henri IV remportait des succès en Allemagne et surtout de Rome où régnait l’antipape. De caractère moins despotique que Grégoire, Urbain réitéra formellement la condamnation de la simonie, du nicolaïsme et de l’investiture laïque. Sur ce dernier point il ne tenta pas d’appliquer le décret et resta dans l’ambiguïté en ce qui concerne la réordination des simoniaques. […] Pendant ce temps les canonistes et les pamphlétaires continuaient à soutenir la réforme. Urbain II devint plus actif et plus rigoureux. Un grand concile tenu à Plaisance (mars 1095) déclara que les ordres des clercs ordonnés par l’antipape étaient tout aussi invalides que les ordres des excommuniés. La simonie et le nicolaïsme furent une nouvelle fois condamnés. En juillet 1095, Urbain commença un voyage en France pour soutenir la cause de la réforme. Ceci devait avoir des conséquences immenses et imprévisibles. Le pape venait de recevoir un appel à l’aide d’Alexis, l’empereur d’Orient. Il avait aussi constaté le succès de la croisade d’Espagne. Il passa par Le Puy où il rencontra Adhémar, l’évêque du lieu, puis par Saint-Gilles où il tint conseil avec Raymond IV, comte de Toulouse. Il convoqua un concile réformateur à Clermont pour le 18 novembre. Là, une fois de plus, des décrets de réforme furent publiés. On interdit à ceux qui étaient désignés à la tête d’un évêché ou d’une abbaye de prêter un serment de fidélité. Philippe de France, qui avait longtemps persévéré dans l’adultère, fut excommunié. Puis, le 27 novembre, Urbain prononça le célèbre sermon qui déclencha la croisade, non tant pour aider Alexis que pour prendre Jérusalem. Le nombre des auditeurs et leur enthousiasme ne furent pas si grands qu’on l’a raconté. Mais le projet, qui originellement avait été proposé aux seuls Français, fut accepté. Philippe II n’ayant pas la possibilité de prendre le commandement, celui-ci fut confié à Adhémar, le légat pontifical. L’enthousiasme grandit, bouillonna puis devint presque hystérique. […] Il paraît évident que le propos original du pape était très modeste. Le pontife n’avait pas l’intention de créer une diversion dans la controverse qui l’opposait à Henri, ni d’éloigner ceux qui risquaient d’être des fauteurs de troubles. Cependant il y avait là un précédent très grave et, en l’occurrence, malencontreux. Le pape encourageait et récompensait une guerre importante et sans motif, qui devait durer pendant deux siècles et qui passa par des phases diverses. Il pouvait ainsi inspirer d’autres aventures militaires conduisant à la cruauté et à l’effusion de sang. Mais, à l’époque, l’appel à la croisade rehaussait sans aucun doute le prestige de la papauté. Au contraire de l’empereur, le pape pouvait ainsi influencer toute l’Europe» (op. cit. pp. 217-218).

Que pouvons-nous comprendre de cette étrange stratégie de la part de Urbain II et qui n’avait pas été imaginée par Grégoire VII? Puisque la simonie était une affaire d’argent; puisqu’elle intervenait dans tous les réseaux qui irriguaient les organes de la hiérarchie cléricale; puisqu’elle attirait la convoitise et la cupidité des princes laïques, il n’y avait plus qu’à leur offrir une alternative à ce trésor enfoui dans les reins de l’Église. L’Orient, Constantinople, les échelles du Levant, Jérusalem; tous des proies dont on ne mesurait pas la dangerosité pour une campagne militaire. En combattant pour le symbole transcendant du triomphe de la vraie foi contre ces chiens d’infidèles de l’Islam et contre ces schismatiques de Byzance, il y avait en plus des cités d’or et de soies, des évêchés in partibus à occuper, des trésors infinis à s’emparer et des terres nouvelles à ajouter aux fiefs européens. Quel prince terrestre, quel roi, quel empereur, par son entêtement avec Rome, pouvait priver ses suzerains l'accès à ces richesses temporelles et spirituelles? Urbain II avait misé sur le temps et sur l’espace pour débouter ses adversaires, le roi de France et l’empereur d’Allemagne. Ce fut une stratégie salutaire pour l'Église.

Est-ce à dire que la simonie fut éradiquée des institutions ecclésiastiques. Loin s’en faut! Le pape que Dante plonge en enfer, Nicolas III, de la famille Orsini (1210/1220-1280), mort semble-t-il, comme Jean XII d’une crise d’apoplexie, fut pape de 1277 à 1280, au temps où les Colonna, les Orsini et les Savelli se faisaient d’impitoyables guerres de clans pour accéder à l’élection pontificale. La simonie se répandra non plus tant dans le bas-clergé, pauvre et dépendant pour sa survie d'une simonie essentielle qu'aux échelons intermédiaires et à la curie romaine même! Sans cette simonie, hélas! la richesse de l’Italie de la Renaissance n’aurait vu le jour! Et tous ces simoniaques? Dante les placera dans une position gênante, la tête plongée dans les profondeurs de l'enfer, les jambes sortant, s'agitant sous le regard stupéfait du poète et de son maître. C'est ainsi que se révélera Nicolas III. Il en sera de même du nicolaïsme. Si la sévérité de la surveillance accrue par l'Inquisition mena la chasse aux prêtres mariés ou en état de concubinage, rien n'empêchera les cardinaux et les pontifes de pratiquer des sexualités diverses. Mignons enfants de chœur, petits pages et castrats, maîtresses lascives et interchangeables, les papes de la Renaissance, des Borgia à Jules II, des papes humanistes aux papes post-tridentins, il faudra les «persécutions» du XVIIIe et du XIXe siècle pour imposer un pontificat à la chasteté reconnue, ou du moins à une vie secrète plus pudique et plus dissimulée, laissant à la fiction le besoin d'élaborer des histoires salaces pour un public anticlérical. Ou encore, faire avaler la couleuvre aux croyants que le jésuite, cardinal Daniélou, grand intellectuel catholique, est mort en pays de mission dans les bras d'une Belle de Jour dans un bordel parisien.

Depuis que le néo-kantisme et la démocratie apparaissent comme les idéologies dominantes des sociétés occidentales, la simonie a perdu de sa puissance symbolique, même si les valeurs issues des impératifs catégoriques, comme la liberté, la dignité de l’homme, la responsabilité, l’honnêteté et autres qualités des relations humaines et sociales, sont constamment contournées par la cupidité, l’obscénité, le mensonge et autres laideurs. La banalité de la corruption se vit sans trop de culpabilités honteuses. À peine une blessure vive à l'ego de s'être fait prendre et dont les remords peuvent se transformer en confessions victimaires lucratives qui suscitent en sus des applaudissements chaleureux d'un public invertébré. La puissance et la gloire sont bien de ce monde et non d’une autre «puissance» (auctoritas) divine, transcendante. Aussi, les Tabarnaks, les Osties, les Calvaires, les Ciboires, les Viarges et les Christs peuvent-ils se proférer sans limites dans un Québec post-moderne par des gens qui se les transmettent, de génération en génération, un peu à la manière des perroquets de l’île se transmettent les mots crûs du chevalier de Hadoque. Mais les Simonaks, dont on a oublié le juron, toujours grouillent, grenouillent, fripouillent et dépouillent ces malheureux blasphémateurs qui échangent de plus en plus leur innocence doucereuse pour un cynisme amer et frondeur⌛
Montréal
28 octobre 2012

2 commentaires:

  1. Simoniaque! Je reviendrai lire dans la soirée. Plaisir que de découvrir ton antre.

    RépondreSupprimer
  2. Tu es la bienvenue, toi et tes ami(e)s, en espérant que mon antre effrayant te fera sentir des sensations inaccessibles, même avec Rogers!

    RépondreSupprimer