Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

samedi 25 mai 2013

West-östlicher Magie

Waterscrying
WEST-ÖSTLICHER MAGIE

Si après tant de définitions qui ont cours depuis des siècles, nous demandions à un anthropologue - à Jean-William Lapierre par exemple - ce qu’est la magie, que nous répondrait-il? «À la différence de la religion qui adore, implore, amadoue par des sacrifices les puissances surnaturelles, la magie est un ensemble de savoirs et de savoir-faire par lesquels on cherche à maîtriser et utiliser les forces naturelles et surnaturelles. Bien entendu, la religion et la magie s’entremêlent dans bien des cas. Mais la magie implique toujours des connaissances positives empiriques». (in J. Poirier (éd.) Histoire des mœurs, t. 2, Modes et modèles, Paris, Gallimard, Col. Pléiade, 1991, pp. 417-418). Cette définition de la magie est celle sur laquelle la plupart des ethnologues s’entendent assez facilement. Le lien entre la religion et la magie reste toutefois assez ambiguë.

Depuis le début du XXe siècle où l’anthropologue Lévy-Bruhl parlait de «mentalité primitive», le concept de magie est associé à un type élémentaire de pensée, la pensée magique, où la faculté de penser est liée à une capacité de puissances efficace. Il suffit, précisément, d’un savoir-faire pour traduire cette pensée en action, et cette façon de faire confine à des actes assez élémentaires, symboliques, associationnistes de paroles et de gestes avec un résultat qui s’accomplit automatiquement. Ces savoir-faire peuvent exiger de longues préparations ou procéder de façon assez rapide et instantanée. Alors que les premiers ethnologues associaient la magie aux religions primitives, les religions supérieures ont toujours essayer, sans jamais vraiment réussir, à tenir la magie à l’écart des dogmes. Le judaïsme, le christianisme, l’islam condamnent les magiciens, les sorciers, les devins comme des suppôts du démon, et pour ces raisons les persécutent à mort. Par contre, dans les religions indo-européennes, en Grèce comme à Rome, chez les Celtes comme chez les Germains, en Orient même, les arts magiques sont tout à fait de mises. Westermarck, à la même époque, considérait que la superstition magique trouvait sa «racine dans l’étroite association du souhait, surtout du souhait parlé, avec l’idée de son accomplissement. On se représente le souhait comme une énergie transmissible - par contact matériel, par les yeux, par le langage - à l’intéressé, sur quoi elle devient un fait. Ce processus toutefois ne donne pas l’impression d’une chose qui va de soi, tout naturellement : il garde toujours un certain mystère. Aussi les paroles d’un saint homme, magicien ou prêtre, passent-elles pour plus efficaces que celles de simples mortels. Les indigènes d’Australie croient que la malédiction d’un puissant magicien porte la mort à cent milles de distance. Chez les Maoris, “on regarde l’anathème d’un prêtre comme un coup de foudre auquel l’ennemi n’échappe pas”» (E. Westermarck. L’origine et le développement des idées morales, t. 1, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1928, pp. 560-561). Cette fonction ancrée dans les pratiques rituelles des sociétés primitives exigeaient des magiciens des comportements particuliers : le célibat, la fidélité conjugale, la permissivité de certaines pratiques homosexuelles. Les magiciens de ces mêmes peuples australiens dont parle Westermarck s’adonnaient à des rites cannibales. Frazer, de même, note «la mise à mort de rois ou de magiciens qui se sont réellement montrés incapables d’assurer les bienfaits que l’on attendait d’eux : la pluie ou de belles récoltes; mais en pareil cas le meurtre peut aussi être une précaution contre la vengeance éventuelle des personnages déposés, ou encore le châtiment de leur échec, à moins qu’il n’ait le caractère d’un sacrifice fait à un dieu» (E. Westermarck. ibid. t. 2, p. 593). Bref, la vie des magiciens n’a jamais été de tout repos.

La magie s’insérait dans les religions par la bande, peut-on dire. On pense amadouer les dieux du Nil par «des milliers et des milliers d’inscriptions funéraires [contenant] des mots de ce genre : - “Qu’il soit fait offrande royale à Osiris, afin qu’il puisse accorder à l’âme du disparu toutes sortes de bonnes choses, aliments et breuvages”. […] D’ailleurs, les justes eux-mêmes n’atteignaient au bonheur qu’à l’aide de mots et de formules magiques, d’amulettes déposées sur leurs tombeaux, d’offrandes que leur faisait leur parenté. Les âmes ignorantes, ou mal préparées pour la lutte, étaient vaincues par la faim et la soif, attaquées par des démons et des bêtes venimeuses dans leur voyage souterrain; et une fois arrivées au royaume d’Osiris, si les offrandes venaient à cesser, elles se voyaient réduites à labourer le sol pour gagner leur vie». (E. Westermarck. ibid. t. 2, pp. 679-680). Comme on peut facilement le constater, la magie noire (malédiction) et blanche (bénéfique) sont aussi vieilles que le concept même de magie. S’il est facile de lier nos encadrés de petites annonces paraissant dans des quotidiens et remerciant un saint particulier pour «faveurs obtenues» aux inscriptions des offrandes royales à Osiris, nous confirmons l’idée du «souhait» sur lequel insiste Westermarck, et qui, dans l’esprit des enfants, encore aujourd’hui, reste très palpable. Toute une publicité vend à leurs parents - qui ont «conservé la fraîcheur de l’enfance» - la possibilité de réaliser les souhaits les plus invraisemblables (ou du moins donner l’apparence de les réaliser) sur le même mode de l’efficacité de la pensée magique par rapport aux souhaits.

Comment reconnaît-on un magicien dans une société ou une communauté? «La personnalité de magiciens ou de charmeurs remarquablement puissants se différencie nettement de celle des autres membres du groupe - bien que dans les premiers temps chaque individu ait pu être guérisseur et accomplir les pratiques inhérentes à la médecine magique - de sorte que, avec le progrès des connaissances, la distinction plus nette des maladies, le fait admis que certaines personnes possédaient un plus haut degré de qualités et de connaissances que les autres, le nombre de guérisseurs reconnus décrut, et peu à peu s’établit un critère sélectif. De même que les guerriers les plus forts devenaient les chefs de tribus, et les chasseurs les plus capables dirigeaient la chasse, l’individu qui connaissait le mieux les étoiles, les vertus des plantes et les venins des animaux, qui était capable d’assister les malades et de guérir des maladies et de tenir la mort à distance, assumait une position spéciale dans le groupe. Cette position lui était probablement attribuée en vertu de qualités différentes ou supérieures à celles des autres; et aussi à cause de caractères physiques facilement reconnus, tels que des cheveux d’une couleur rare pour le groupe, une constitution exceptionnellement forte ou quelque déformation. De telles qualités pouvaient être jointes ou remplacées par des pouvoirs en rapport avec quelque don psychique, parce que l’on croyait
Benjamin Christensen. Häxan, la sorcellerie à travers les âges, 1922
qu’il avait des contacts avec des forces invisibles et qu’il les dominait. Le membre du groupe qui avait des hallu-cinations, des rêves et des visions, et qui possédait les traits principaux de l’homo divinans (c’est-à-dire la connaissance de faits du passé lointain et de l’avenir, la faculté de deviner la signification des présages, un pouvoir de suggestion pour d’autres membres du groupe dans des états spéciaux ou pour apaiser ces états, quand ils avaient été produits par d’autres agents, une force de volonté bien définie et la conviction du succès) concentrait sur lui la foi de ses compagnons» (A. Castiglioni. Incantation et magie, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1951, pp. 71-72). C’est donc dire que « le magicien est créé par son milieu, c’est-à-dire par la suggestion collective, quand le sentiment de confiance est très fort et quand la direction d’un individu énergique et compétent est nécessaire» (ibid. p. 72). En cela, la «pensée magique» n’est plus une pensée refoulée dans les profondeurs des hiérarchies sociales, mais diffusée dans l’ensemble de toute la collectivité. Les magiciens sont les intellectuels des sociétés dites primitives. Castiglioni fait référence à leurs connaissances des maladies et des moyens de les guérir, maladies autant physiques que psychiques, le magicien est un chamane. C’est un médicastre et un psychothérapeute à la fois. Ce qui semble, en lui, de plus magique, c’est sa faculté de devin : voyant par-dessus les temps, aussi bien du lointain passé que de l’avenir insondable. En cela il y a toujours une part de devin dans chaque magicien. Une maîtrise des temps qui semble tout à fait impossible à tout autre individu du groupe.

Alors, qu’est-ce que la divination? Le professeur Castiglioni nous répond ceci : «Le désir de connaître l’occulte provient, peut-on dire, de la perception par l’homme de l’insuffisance de ses forces et de ses sens, et de sa conviction de pouvoir se procurer ce qu’il lui faut pour vivre ou assurer et augmenter son bien-être uniquement par l’accroissement de son savoir. La divination est donc une forme d’objectivation du désir de connaître pour s’assurer la vie et le bien-être» (ibid. p. 64). Mais connaître quoi, au juste? «La divination du futur immédiat et prédéterminé, du présent inconnu, et la connaissance du passé disparu se développèrent chez le primitif simultanément avec les besoins de sa vie et de son milieu.  La première prévision nécessaire était celle du temps, des conditions favorables ou défavorables pour chasser, du résultat des batailles, du temps requis pour guérir une blessure ou se remettre d’une maladie, de la découverte de l’individu coupable d’un vol ou d’un meurtre, ou d’autres faits nuisibles ou dangereux pour l’individu ou pour le groupe» (ibid. p. 64). Nous sommes loin des lucky numbers que l’on réclamait, naguère, à Jojo Savard!

Pourtant la magie et l’art divinatoire étaient déjà requis pour des questions liées à la sexualité, à l’amour, aux mariages. Les astres et autres forces naturelles ou surnaturelles imposant leurs caprices sur les êtres humains, il devenait indispensable de saisir les indices qui rendaient lisibles ces caprices, d’où l’aspect indispensable du mage ou du devin dans le groupe. Il en allait de même pour la lutte aux démons - ou l’appel à l’aide des démons - afin de dominer les forces menaçantes. Comme toujours en pareille situation, un art, une compétence servant à des activités utilitaires et nécessaires (la prévision des saisons, le rythme des lunes, etc.) se transformaient en services «personnalisés» selon les souhaits de chacun, roi comme paysan.

Le rapport charismatique entre le mage ou le devin et l’auto-suggestion des habitants, leurs souhaits ouverts ou intimes, forment ce que l’on peut appeler le cercle magique. Ce cercle lie aussi bien les hommes aux divinités surnaturelles qu’il lie les individus entre eux, et parfois contre les dieux ou les démons mêmes. L’ensemble des souhaits crée un véritable réseau de demandeurs et de dépositaires de sagesses occultes qui donnent à la magie, comme à l’art divinatoire, une fonction à la fois psychologique et sociale indispensable à la cohérence du groupe. Cela, aussi bien dans les sociétés dites à mentalité primitive que nos actuelles sociétés de haute technologie et de foi suspicieuse dans le progrès. La société intelligente, la smart city, est elle-même un cercle magique de haute densité.

Car la pratique de la magie et les souhaits portés par la société vont varier d’une culture à l’autre, d’une civilisation à sa voisine. Dans la civilisation indienne, par exemple, «une peur profonde des forces étranges, mystérieuses et inconnues, domine l’esprit collectif… L’hindouisme, avec son culte de tous ou presque tous les animaux divinisés, de dieux monstrueux ne montrant aucune trace de bonté ou de miséricorde, n’est que la construction fantastique d’esprits terrorisés par la peur de choses inconnues et terribles. Tout l’art hindou exprime cette croyance magique : les figures grotesques des animaux taillés dans la pierre ou peints sur les murs des cavernes sont magiques; l’origine du sacrifice sanglant réclamé par une divinité assoiffée de sang, dans lequel aujourd’hui un animal est substitué à un être vivant, est également magique. La conception des appartenances, de l’ombre (un homme impur ne peut même pas laisser son ombre tomber sur un objet sans le rendre impur), des noms des ancêtres, qui sont invoqués et répétés avec crainte et respect, existe dans l’Inde actuelle comme chez les primitifs. La loi magique et cruelle du tabou, instituant des châtiments effroyables pour ceux qui osent la violer, est exprimée dans le système des castes hindoues. L’Hindou vit dans le cercle magique, dont la sereine philosophie du Bouddhisme, prêchant la suppression du désir et la victoire de l’esprit, essaya vainement de le libérer» (A. Castiglioni. ibid. pp. 145-146). Il en va ainsi de la grande variété de danses incantatoires qui font de la danse l’un des arts les plus raffinés de l’Inde. «C’est un mouvement qui se détache à peine de la ligne statique, puis y revient, en relation évidente avec la récitation des formules ou le rythme musical. Ces danses ne révèlent apparemment aucune trace d’érotisme, et tout sens érotique qui peut s’y cacher agit par une évocation symbolique. C’est peut-être pour cette raison que la danseuse hindoue est la moins coquette dans ses attitudes. Souvent, observant ces danses, j’ai eu la sensation étrange de sentir la pulsation d’une vie au-delà de ma connaissance, une impression analogue à celle que l’on ressent en entendant à l’improviste dans le silence de la nuit les voix palpitantes des rues lointaines» (ibid. p. 148). Quel contraste avec ces stûpa ornés de niches où s’exhibent tous les rituels d’accouplement sexuels imaginables! L’expérience d’étrangeté ressentie par Castiglioni est d'ailleurs parfaitement reproduite dans le film de 1984 de David Lean, A Passage to India.


Tout à côté de la civilisation indienne, la pratique magique des Chinois porte sur les charmes. «Un des “livres gardés” d’auteurs de charmes est l’ouvrage classique de Koh Hung, qui écrivit sous Pao Pob Tsze au IVe siècle. Les charmes écrits, dit-il au dix-septième chapitre, sont surtout efficaces pour les voyageurs, spécialement dans les montagnes où habitent souvent les esprits. Le bois de pècher, avec ses propriétés magiques, sert à faire des plumes magiques, tandis que le cinabre donne la peinture rouge. Ces amulettes sont si puissantes qu’elles font échouer non seulement les revenants et les fantômes, mais aussi les animaux et les personnes hostiles. […] Les charmes sont notés en une étrange écriture connue sous le nom d’“Écritures du Tonnerre” ou de Calligraphie. Tandis que plusieurs caractères ressemblent aux caractères chinois conventionnels, certains d’entre eux ne peuvent pas être interprétés par les méthodes habituelles et pourraient être dénués de tout sens. Nous attirons l’attention sur le fait que la manière chinoise de désigner les étoiles et les planètes préférées des auteurs de charmes, se retrouve dans un grand nombre d’ouvrages de sorciers publiés en Europe au Moyen Âge. Si ces ouvrages ont été copiés sur ceux des Chinois, les liens intermédiaires nous manquent» (Idries Shah. La magie orientale, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1957, pp. 179-180).

Mais le charme ne touche pas seulement la calligraphie, il touche aussi aux nombres. Associés au taoïsme, le charme des nombres tend à une systématisation numérique ou géométrique appuyé sur le dédoublement de l’âme (en yin et en yang) : l’âme inférieur (Pe’) régnant sur la vie matérielle, et l’âme supérieure (Hon) régnant sur la vie spirituelle. Cette pensée est à la base de toutes les pratiques magiques de la civilisation chinoise. L’usage d’amulettes, de ceintures ou de mots écrits (les biscuits chinois) caractérise un autre type de pratique magique et d’art de la divination.

Si les rites magiques peuvent se diffuser d’une culture à l’autre, c’est souvent que ces cultures partagent des mêmes fonds historiques assez repoussés dans le passé. Par contre, lorsqu’il s’agit de franchir les civilisations, comme nous l’avons vu, les codes se perdent même si les pratiques se transmettent. Ainsi si l’Occident, dès le Moyen Âge, a hérité de nombreux rites venus aussi loin que de la Chine ou de l’Inde, ces rites sont tombés en désuétudes ou se sont donnés de nouveaux signifiés. Avec la Renaissance, les rites pratiqués au Moyen Âge, à travers l’alchimie et l’astrologie, ont été propulsés comme jamais auparavant. À travers eux renaissaient les vieilles pratiques païennes de l’antiquité hellénique. La Cabale, pour sa part, introduisait des gnoses juives qui pénétrèrent profondément dans la culture underground de l'époque. La condamnation de la magie et de la divination par le christianisme sous toutes ses formes, catholique aussi bien que protestantes, visait à ancrer la pratique de la magie dans l’univers diabolique, celui de la sorcellerie. Si, d’une part, la magie ouvrit la porte à la science moderne, d’autre part, la religion dominante l’enferma dans la suspicion diabolique qui faillit coûter la vie à un esprit comme Galilée.

La force de l’intégrisme du christianisme ne tolérait aucune association avec des pratiques magiques, contrairement aux civilisations de l'Inde ou de la Chine. Ici, au contraire, la séparation fut maintenue, même si certaines superstitions - la prière, les sacramentaux, le culte des saints, les pèlerinages, etc.  -, continuaient à exaucer (ou non) les vœux des pratiquants. Généralement associés à des intérêts d’argent de la part des Églises, ces superstitions magiques étaient toutefois contrôlées. Jamais l’image de la Vierge Marie ne la fit accéder au statut de «divinité», même si son culte surpasse parfois celui des personnes de la Trinité. Par contre «l'invention du Purgatoire» et l'utilisation des Indulgences vendues par les clercs pour éponger les dettes du Vatican et lui payer une nouvelle basilique s'avérèrent désastreuses, entraînant la rupture de Luther et des protestants allemands. L'unité chrétienne, maintenue à grand frais tout au long du Moyen Âge, finissait par se rompre.

La magie de la période de la Renaissance était surtout vue comme une bonification des arts pratiqués par les maîtres de métiers. L’art du chirurgien passa à la médecine tout en laissant progressivement tomber les anciennes recettes tirées de Galien. Si les alchimistes ne parvinrent pas à transformer du métal vil en or, ils inventèrent des produits chimiques qui améliorèrent de nombreux domaines de la vie courante, dont l'industrie textile en pleine explosion. Mais c’est surtout le monde de la beauté et de l’art qui a le plus bénéficié des formules magiques (le nombre d’or, 1,618 033 988 7) afin de parvenir à l’équilibre des proportions dans la reproduction, aussi bien des figures peintes que des constructions architecturales. Le docteur Castiglioni insiste sur ces innovations comme s'inscrivant dans une poursuite de la nature qui chercherait, par la beauté des formes et des couleurs, à stimuler la procréation des espèces : «La magie de l’art! Je pense vraiment que ce mot […] indique exactement un phénomène psychologique incontestablement vrai, dont l’intensité et les traits caractéristiques sont difficiles à évaluer et à définir, mais qui n’en sont pas
Courbet. Autoportrait en désespéré
moins objectivement réels. Si…, la magie est la projection objective d’un désir et d’une volonté d’obtenir un résultat par des méthodes connues de quelques-uns seuls, par des moyens secrets, individuels, anormaux, par la contrainte de forces surnaturelles, nous pourrions bien appeler magique l’idée de l’artiste qui invoque, désire et accomplit le miracle de la création. Ainsi, les œuvres et la pensée des grands artistes de toutes les époques, et l’influence exercée par leurs œuvres, révèlent les éléments caractéristiques de la magie : la création d’un état d’âme particulier dans lequel les facultés émotives prédominent sur les critiques, et l’idée du magicien exerçant son influence par une pénétration persuasive ou violente dans l’esprit de l’observateur. Je pense qu’afin d'illustrer et de démontrer la vérité de ce fait il suffit d’examiner de près les analogies entre l’état d’âme de l’artiste, quand il crée son œuvre, et les états extatiques et hallucinatoires. Il suffit de mentionner que l’on donna au rythme et à la musique, dans l’art et dans la nature, et de tout temps, un rôle principal, toutes les fois que l’on désirait produire une transe incantatoire. On pourrait facilement objecter que l’art n’éveille pas seulement et principalement des facultés émotives, mais aussi les facultés critiques; et d’ailleurs on pourrait avancer que ces facultés critiques sont indispensables à la compréhension de l’art. Convenons que pour juger une œuvre d’art à sa juste valeur, dans ses formes et par
Courbet. L'atelier du peintre
rapport aux moyens utilisés par l’artiste, les pouvoirs critiques sont essentiels, et dans ce sens une œuvre d’art stimule ces facultés toutes les fois qu’elles sont présentes. Mais l’œuvre d’art agit sur les individus émotifs directement par la suggestion et l’incantation; et en ceci, je suppose, comme dans toutes les autres formes de magie, le choc du charme n’est à son maximum que lorsque l’œuvre d’art prend possession complète de son créateur. C’est peut-être la condition première requise pour que l’œuvre d’art produise l’effet proposé; elle doit être parfaitement sincère, entièrement conforme à la pensée de son créateur. C’est de son absolue sincérité que provient la force de l’influence d’une œuvre d’art» (A. Castiglioni. op. cit. pp. 286-287).

Tintoretto. Saint Marc libérant les esclaves
Après cinq siècles, force est de constater que l’art occidental est ce qui a le mieux profiter des «incantations» magiques. Alors que le reste allait dériver vers le charlatanisme, la fraude ou des superstitions morbides, les expériences suggestives de l’art se retrouvent à la source de tous les courants qui se sont succédés depuis la Renaissance. Voyez le maniérisme de Tintoretto, ces personnages tourbillonnants dans l’air, à l'image du souhait de Simon le Magicien. Qui n’a pas témoigné des profonds mystères des lumières et des ombres du caravaggisme, surtout lorsqu’ils jaillissent des tableaux de Georges de La Tour? Et les fantaisies du Rococo n’en appellent-elles pas aux formes rocailleuses qui découpent les côtes du Portugal et de la Catalogne, de Naples et de l’Adriatique? Le romantisme fait appel aux mystères cabalistiques; le symbolisme n’est pas étranger aux processus alchimique au point que le sonnet des voyelles de Rimbaud reproduit les étapes du Grand Œuvre selon les alchimistes des XVe-XVIe siècles. Le surréalisme et le cinéma parviennent à maîtriser l’art des devins, c’est-à-dire celui de la maîtrise du temps, passé comme futur!

Car si l’art a hérité la meilleure partie de l’ancienne magie, le cours du développement de celle-ci, en Occident, est resté attaché à la magie noire, à la malédiction, aux jeteurs de sorts et aux complots des sociétés secrètes. L’affaire des poisons, sous Louis XIV (1679-1682), s’est terminée à la «Chambre ardente» où furent condamnés à mort des empoisonneurs et des sorcières. Une nette orientation métaphysique a accompagné le développement de la magie autour du personnage mythique de Faust, dont Gœthe donna, longtemps après Marlowe, une tragédie double sublime. Le tout aboutit au spiritisme du milieu du XIXe siècle qui ouvrit aux fameux spectacles de magiciens de scène. La magie se résumait désormais à des trucs, des tours de passe-passe pour épater le bourgeois. Des scientifiques ou prétendus tels, Mesmer, après Cagliostro, joignirent les récentes découvertes du magnétisme et de l’électricité pour tenter de perpétuer, contre la médecine du temps, parfois défaillante, la possibilité de guérir des maladies chroniques. Encore aujourd’hui, nombre de psychothérapies ne sont que des «modernisations» coûteuses de plusieurs vieilles recettes sorties de diverses sources douteuses. D'aucuns ont payé de leur vie le résultat final de ces souhaits de bonne santé et de prolongement de la vie. Nul n’a encore trouvé la Fontaine de Jouvence.

Mais la plus répandue des magies demeure la divination. Que ce soit à travers l’horoscope ou l’astrologie, la chiromancie ou toutes autres lectures, dans les feuilles de thé comme dans la boule de cristal. Avec le spiritisme et l’invocation des fantômes, de nouvelles formes d’art divinatoire sont apparues : la télépathie, la télesthésie, l’hypersensibilité psychique qui, par suggestibilité, mettent en transe ou usent d’un médium pour trouver réponses à des angoisses liées à la vie et à la mort. Au tournant du XXe siècle, des savants prenaient très au sérieux ces expériences de ce qui allait devenir la parapsychologie. Le vulgarisateur de l’astronomie, Camille Flammarion, collecta une correspondance fabuleuse de témoignages de gens d’un peu partout en France qui racontaient des contacts extra-sensoriels avec des personnes décédées ou éloignées dans l’espace. Le psychologue Charles Richet établissait de sévères protocoles de recherche auxquels il soumettait des médiums célèbres dans des conditions d’observation afin de constater la réalité objective de ces expériences hypersensorielles. Un écrivain comme Conan Doyle ou un magicien de scène comme Houdini étaient appelés pour éventer certaines mystifications. Hitler, d'autre part, avait son astrologue comme le président Reagan consultera ceux de sa femme. Chirac et Mitterand se succédaient dans l’antichambre de la même astrologue. Depuis Machiavel, la science positive du politique a toujours cheminée main dans la main avec les arts les plus ésotériques.

En retour, la dégradation de la magie en formules de spectacle céda son antique fonction à la technique. Ce constat historique est vérifiable. Plus les techniques se développent, plus les traditions magiques se déplacent vers des programmes de développement. L’alchimie a donné le four à convection, comme l’élixir de longue vie a conduit aux manipulations génétiques. Les mêmes rêves, les mêmes souhaits se retrouvent à l’origine des premières et aux résultats des seconds. La mécanisation est devenue la remplaçante de la magie. La technique est à la science ce que la magie est à la religion, c’est-à-dire l’aspect pratique d’un dogme tenu pour vérité objective. La loi naturelle sert d’ailleurs de pont entre le christianisme et la science positive, alors que la technique, comme la magie avant elle, se détache de tout rapport au bien comme au mal pour servir les souhaits de ceux qui peuvent se les payer. Les sciences humaines elles-mêmes, issues de la philosophie critique au tournant du XXe siècle, de l’épistémologie des sciences, usent constamment de formules ésotériques qui nous révèlent les vérités de la mesure de l’économie ou d’un sondage électoral. Les statistiques sont utilisées comme jadis l’astrologie, cherchant dans les positions des astres les uns par rapport aux autres, les mêmes résultats que nous cherchons aujourd’hui dans les variantes sur le long ou le moyen terme des courbes géométriques. La psychologie suppose vos éventuels comportements et la sociologie ceux de la collectivité dans laquelle vous vivez. Avec la «mécanisation au pouvoir», la magie a atteint un rendement jamais égalé dans l’histoire. Les souhaits non seulement ne sont plus spontanés, mais ils sont préfabriqués, conditionnés chez les individus afin que leurs comportements ne laissent aucune part à l’imprévu. De l’automatisation, poussée à son perfectionnement par la cybernétique et l’informatique démocratisée, accomplit l’essentiel de ce que Siegfried Giedion appelait une culture technicienne (S. Giedion. La mécanisation au pouvoir, t. 1 : Les origines, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 232, 1980).

N’empêche. La suspicion avec laquelle la pensée chrétienne tenait la magie demeure, même rattachée à la technique. Je l’ai dit plus haut, la magie, en Occident, est liée à la malédiction, aux pactes avec le Diable, Lucifer ou Belzébuth, le monde de l’enfer est peuplé de légions, souvenons-nous en. Dans la mesure où la Cabale et autres livres hébraïques ont été intégrés à la magie occidentale, l’antisémitisme y a puisé de généreuses raisons pour pourchasser les magiciens ou les devins qui tendaient à entourer les puissants : Nostradamus avec Catherine de Médicis, Léonora Concini avec Marie de Médicis, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec Louis XV, etc. Et le grand maître de tous ces complots n’était, évidemment, nul autre que Lucifer. Encore de nos jours, le luciférisme attire des millions d’adeptes partout dans le monde, des gens qui prie un Lucifer soudainement revêtu des attributs christiques! Les sorcières ont perdu leurs balais et leurs verrues pour devenir de jeunes et belles femmes pratiquant le métier de sages-femmes ou appartenant à la société internationale des sorcières, la WICCA. Les librairies ésotériques et les consultants, non plus avec des boules de cristal ou des feuilles de thé, non seulement prédisent votre avenir, mais le construisent avec des diètes, des gymnastiques orientales, des aménagements feng shui et des séances de sudation auxquelles peuvent se rajouter, parfois, des rites ou des produits aphrodisiaques irrésistibles. Si la technique domine la culture, la pensée magique possède encore la majorité des esprits, et même des plus «cultivés». Mais ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est comment, en se faisant «technicienne», la magie occidentale en est venue à se diffuser et à pénétrer toutes les autres civilisations. Même lorsqu'il y a métissage de magies, celle de l'Occident technicien établit son emprise universelle sur toutes les autres.

Voilà pourquoi, si Dante revenait aujourd’hui, il reconnaîtrait sans problèmes ceux que lui avaient présentés son maître, Virgile, au huitième cercle de l’Enfer. «Il se présenta à mes yeux un grand nombre d’âmes plongées dans un silence entremêlé de pleurs, et s’avançant du pas ralenti de ceux qui chantent les litanies dans notre monde. Lorsque je considérai ces ombres plus attentivement, il me sembla que leur tête n’était plus dans le rapport accoutumé du menton avec le commencement de la poitrine. Leur visage était tourné du côté des épaules : enfin, ces âmes à qui il était interdit de voir l’espace qui s’étendait devant elles, étaient obligées de marcher à reculons : peut-être les effets de la paralysie ont-ils ainsi distordu le corps humain; mais je ne l’ai jamais vu, et je ne crois pas que ce soit possible». Cette vision d’enfer, issue du chant XX de l’Inferno, raconte le sort que le Dante souhaitait à tous ceux qui, comme le mathématicien et magicien anglais John Dee (1527-1608), prédisaient l'avenir à travers un miroir d'obsidienne (l'ancêtre de la boule de cristal). Mais il pourrait l'appliquer, également, à tous ces spéculateurs financiers, à tous ces sondeurs de cœurs et de reins électoraux, à tous ces statisticiens qui, modernes Arons, vont comme celui-là qui venait ensuite, et dont «son menton repose sur son dos. Il avoit creusé sa grotte augurale dans ces montagnes où sans cesse le marbre crie sous les efforts de l’habitant de Carrare. C’est de-là qu’épiant l’avenir, il promenoit son œil prophétique sur le miroir des eaux, et dans la voûte des cieux» (traduction de Rivarol). Maintenant, leurs yeux prophétiques se promènent sur les écrans informatiques et les tableaux NASDAQ, mais pas plus que le malheureux Arons, ses descendants ou héritiers ne peuvent nous garantir que ce qu’ils y voient est bien l’avenir de nos souhaits⌛

Montréal
24 mai 2013

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