Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

lundi 3 juin 2013

Corruption & Abaissement

Corrupt legislation, murale à la Bibliothèque du Congrès à Washington
CORRUPTION & ABAISSEMENT

Franz von Bayros. L'Enfer, chant XXII, 1921
Il est assez remarquable lorsque, comparaissant devant la Commission présidée par la juge France Charbonneau qui se tient à Montréal en vue d’enquêter sur les relations interlopes entre la mafia,  les fonctionnaires municipaux (et politiciens provinciaux), certaines firmes de génie conseil et entrepreneurs en construction et les syndicats, de se rappeler comment le Dante punissait, dans son Inferno, les coupables de malversation en les laissant se noyer dans de la poix. Et ça juste au moment où l’un des témoins évoque le fait que l’asphalte utilisé au pavage des rues est volontairement dégradé en qualité!

Nous savons tous que la corruption est partout sur terre, à une échelle plus ou moins grande. Nous avons appris à vivre avec ce système de renvoies d’ascenseur ou de népotisme depuis l’Antiquité hellénique. La chose est traditionnelle au Québec, comme elle est généralisée à toute l’Amérique et à toute l’Europe. Nous nous étonnons seulement de l’ampleur et du sans-gêne avec lesquels les corrupteurs de nos mœurs procèdent. Non seulement la corruption s’est-elle diffusée dans toutes les sphères professionnelles, déboutant l’éthique hors de sa respectabilité, mais la complicité muette, sinon tacite, des citoyens devant ces fonds détournés ne cessent de nous interpeller. Comment, ces fonds publiques perçus en impôts et en taxes afin de consolider le milieu urbain peuvent-ils être si facilement dévoyés et, par le fait même, entraîner jusqu'à des effondrements de viaducs ou la multiplication de chaussées crevées de nids de poule qui finissent par abréger l’espérance de vie des suspensions des automobiles? Que l’ex-maire de la troisième plus grande ville de la province de Québec et ses complices aient été formellement accusés de «gangstérisme», accusation ajoutée au code criminel visant spécifiquement les groupes de motards criminalisés et la mafia, en dit long sur le degré de dégradation morale des élus qui se reflète dans la décomposition du tissus urbain québécois (dans les grands centres comme en région).

Dans des régimes hautement centralisés, la corruption apparaît moins grossière dans la mesure où elle est insérée dans les rapports qu’entretiennent les maîtres avec les vassaux ou les clients. À Rome comme dans l’Europe médiévale, les riches ont toujours été prêts à mettre à la disposition du pouvoir leurs ressources afin d’en partager la puissance. Ainsi, voit-on tourner autour des empereurs et des suzerains des cours de profiteurs, de fournisseurs, de prêteurs qui, à l’occasion propice, savent vite se rendre indispensables aux nécessités du Prince. L’État reçoit ainsi, de particuliers, des services qu’il paie souvent par l’anoblissement ou des mariages princiers qui font rentrer des vilains dans le cercle des élus.

Si la corruption survit dans les rapports entre les mœurs financières et le milieu du pouvoir, elle profite surtout de certaines occasions, dont la plus juteuse - si on peut dire - est la difficulté même de l’État. Prenons, pour exemple, le parcours d’un homme d’affaires du XVe siècle, Jacques Cœur. La guerre de Cent Ans, qui en était à sa dernière phase, avait ruiné à peu près tous les partis, y compris celui du dauphin, Charles, prétendant à la succession des Valois. Charles VII, qu’on se moquait en le titrant «roi de Bourges», avait besoin d’argent et usait, comme tous ses adversaires, de la vieille solution inaugurée par Philippe le Bel, un siècle et demi plus tôt : c’est-à-dire rogner sur le métal des pièces de monnaie sans en changer la valeur. Cette petite corruption, qui fit de Philippe le «roi faux-monnayeur», était, au Moyen Âge, l’un des crimes punis le plus sévèrement, par la torture et par la mort; mais on ne supplicie pas un roi pour avoir usé de ses prérogatives face à ses propres «valeurs»… Sous Charles VII, le problème se posait toujours. Et dans l’état pitoyable où était le dauphin vers 1420, peu se précipitaient aux portes de sa chambre pour lui proposer ses avoirs. Donc, «Charles VII se voyait souvent contraint d’emprunter de l’argent au premier venu. Ainsi, en 1423, il parvient à soutirer la somme de mille livres à son maître-queux, le “gentilhomme de cuisine”, nommé Lubin Raguier, à titre de prêt, moyennant deux cents livres d’intérêts. La pauvreté du roi de Bourges était si grande qu’elle le privait parfois même du nécessaire. Les exemples abondent, comme en 1421, où il devait pour sa cuisine se faire octroyer des avances en nature, par le chapitre de la cathédrale de Bourges. Et cette dette ne devait être définitivement remboursée que vingt-trois années plus tard. Paradoxe incompréhensible et troublant! Ce fut pourtant au cours des périodes les plus sombres, dans les moments où il se retrouva le plus démuni, que Charles VII, dilapidant ses maigres rentrées, organisa les fêtes les plus dispendieuses, mû comme par un impérieux besoin de compensation» (C. Poulain. Jacques Cœur, Paris, Fayard, 1982, p. 98).

Pour paradoxale que la situation apparaisse à notre historien, elle n’est pas unique tout au long de l’histoire. Plus un État frôle la faillite, plus il sent l’irrésistible besoin de «compenser» en s’octroyant des spectacles fabuleux, des constructions gigantesques, des rassemblements de foules extraordinaires. Dans cette féodalité qui n’a pas encore accédé à l’absolutisme, l’attitude du prétendant au trône de France visait à demeurer au cœur de l’autre conflit - non plus celui des armes -, mais celui de l’argent. «Afin de faire face à leurs multiples dépenses, les uns et les autres, Français, Anglais, Bourguignons, se voyaient contraints de diminuer non seulement la quantité mais le taux du métal fin contenu dans les monnaies qu’ils émettaient. Chacun en profitait pour tenter de porter atteinte aux espèces de l’autre en refusant leur convertibilité. Ils décriaient celles de l’adversaire, c’est-à-dire qu’ils en refusaient le cours légal. Une pièce n’était plus acceptée ou prise en considération qu’en fonction de son poids et du titre de son métal. Cette méfiance généralisée vis-à-vis du numéraire entraînait le recours systématique aux changeurs, pour le plus grand bénéfice de ceux-ci» (ibid. p. 99). Les Lombards - qu’on se rappelle du rôle de Tolomeï dans Les Rois maudits de Maurice Druon -, excellaient dans le change entre monnaies. Pour un jeune affairiste comme Jacques Cœur, c’était une occasion inespérée de vite monter dans le milieu du commerce de l’argent, donc dans la facilité à approcher du pouvoir.

C’est alors que le démon s’empara de l’esprit du monnayeur. En 1427, il s’accoquina avec deux partenaires, le Normand Ravand le Danois et Pierre Godard, changeur de profession. Ravand contrôlait les fermes de la Monnaie royale d’Orléans, de Poitiers et de Bourges. «On frappait alors la monnaie royale dans les ateliers placés sous la responsabilité d’un maître qui s’engageait, pendant un bail de durée variable, à monnayer un certain nombre de marcs d’or et d’argent. Un marc représentant huit onces de Paris, soit 244,5 g de métal précieux. Des fonctionnaires de la Chambre des monnaies effectuaient des contrôles pour s’assurer que le maître-monnayeur avait bien respecté le cahier des charges qui  toujours spécifiait le nombre de pièces produits au marc et la teneur en métal fin. Bien entendu une marge bénéficiaire était très précisément prévue pour la rémunération de l’entrepreneur. Et toute fraude ne pouvait qu’être sanctionnée sévèrement. La responsabilité de l’atelier de Bourges (ville capitale) en 1427 dut paraître trop lourde à un homme déjà chargé de deux autres ateliers. Sans doute entraînait-elle le concessionnaire à engager un capital fort important. Ce fut donc pour l’exploitation de cette ferme que l’association fut conclue. L’accord spécifiait qu’un tiers des bénéfices reviendrait à chacun des trois participants. […] Un peu moins de deux ans plus tard, les officiers de la Chambre des monnaies découvraient une fraude, qui portait sur l’affinage de 300 marcs d’argent, soit 63,300 kg.  Le taux des monnaies expertisées s’était révélé fort au-dessous du titre fixé, ce qui avait permis la fabrication d’un nombre de pièces très sensiblement supérieur à celui initialement prévu. Bien entendu, au fur et à mesure des émissions, les associés s’étaient débrouillés pour se répartir et empocher le surplus. L’affaire était grave, les trois complices furent immédiatement arrêtés (ibid. pp. 102-103).

Le renversement de la situation sur le front militaire fut une autre chance saisie par la rapidité d’esprit de Jacques Cœur. En effet, après le «réveil des forces nationales» lié à l’exploit de la Pucelle d’Orléans, le roi Charles VII était maintenant en passe d’être reconnu comme roi légitime de la France. Or, ce qui aurait pu être tenu pour une situation favorable devint, pour Charles, un accroissement des coûts, et pour Jacques, le moyen de se racheter de sa fraude monétaire : «Paradoxe! Les victoires militaires de 1429 et la sacro-sainte consécration, loin de résoudre ou d’aider à résoudre les dramatiques problèmes financiers du royaume, les aggravèrent singulièrement. Armer, nourrir, équiper tant de troupes coûta cher, très cher! Il fallut bien user de tous les expédients, même des plus scabreux, pour trouver des subsides. L’heure refusait les scrupules. Par la même occasion, la fraude de Jacques Cœur et de ses associés se voyait minimisée. Pour condamnable qu’elle fût, elle perdait tout relief dans ce contexte général. Le roi lui-même ne se voyait-il pas contraint d’user de méthodes véreuses pour faire face? D’ailleurs, chez les monnayeurs à cette époque, semblable pratique n’était qu’habituelle…» (ibid. p. 111) Normalement, Jacques Cœur et ses complices auraient dû être écorchés vifs et exécutés, mais la situation du «roi de Bourges», devenu soudain roi de France par la consécration de Reims, non seulement sauva la tête de Jacques Cœur, mais en même temps le rapprocha du roi dans la mesure où ses habiletés à commercer, à faire fructifier l’argent et à établir des échanges avec le Levant, en firent l’un des hommes les plus riches du royaume enfin réuni et pacifié, et donc des plus indispensables. Jusqu’à ce que sa fortune le mette en péril, d’abord par la rivalité de ses concurrents, ensuite par la jalousie du roi qui se méfia de la proximité de Cœur avec le dauphin Louis (futur Louis XI, ambitieux jeune homme qui défiait ouvertement son père), ce qui finit par entraîner l’arrestation, la condamnation, la saisie des biens de Jacques Cœur et il serait sans doute mort en prison s’il n’était parvenu à s'enfuir. Réfugié à Rome, il devint le protégé du pape Calixte III qui l’envoya en expédition à Rhodes où il mourut, probablement de dysenterie, en 1456.

La corruption apparaît donc comme structurellement liée au pouvoir. Elle illustre très bien le dicton voltairien, reprit par le philosophe Alain : «Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument». La trajectoire d’un ambitieux comme Jacques Cœur commence à partir des talents d'un individu, mais profite surtout des occasions qui alternent. Le besoin de liquidités se faisant toujours sentir, d’abord dans l’état de crise par où passait le «roi de Bourges», qui nécessitait une «compensation» à travers des dépenses somptuaires; ensuite dans l’état de consolidation du pouvoir, dans la mesure où le nouveau roi de France ayant plus de charges royales, se voyait imposer des dépenses d’argent qu’il n’avait pas. Dans le premier cas, Jacques Cœur usa de la fraude monétaire. Dans le second, le prêt personnel à l’État, ce qui l’attacha, à une extrémité, au développement commercial toujours accru, à l’autre aux aléas politiques qui enveloppent tout État.

Si nous sautons quelques siècles, toujours dans l’Histoire de la France, nous sommes en mesure de bien concevoir comment «le pouvoir absolu corrompt absolument» avec le cas de Louis XIV et de ses ministres. Ici, le roi n’est plus en danger, bien au contraire, il est au sommet de la hiérarchie des puissances royales et militaires du continent. Par contre, pour continuer à élargir ses possessions et tenir ses adversaires au pas (aussi bien à l'intérieur qu’à l'extérieur du royaume), il lui faut une armée toujours plus grande, donc toujours plus onéreuse. Les coffres de l’État - qui sont également la cassette personnelle du roi - se vident aussitôt que les impôts sont ponctionnés des «vingt millions» de Français qui peuplent son Royaume, véritables tonneaux des Danaïdes. Des bourgeois bien installés dans les affaires entendent procéder à la façon de Jacques Cœur. Non plus en rognant la monnaie - car, maintenant, on ne joue plus avec les coupables de fabrication de fausses monnaies -, mais en «achetant» du roi des postes de fonctionnaires, en premier lieu, des ministères. Les cas célèbres de Fouquet et de Colbert montrent combien la corruption s’insère dans la mécanique inhérente du financement de l’État. Bien qu’à l’époque le concept de «services publiques» n’existe pas, l’administration du royaume apprend vite le coût des soulèvements populaires dans les différentes provinces étranglées par les perceptions régulières de la tailles et des douanes.

Un roi comme Louis XIV savait pressuriser aussi bien les grandes que les petites gens. Impôts directs et indirects sont élevés et rapportent beaucoup à l’État. L’emprunt vient combler les manques. On commence par des rentes municipales. Les rentiers apportent leurs espèces (en capitaux) à l’hôtel de ville et celle-ci les prête au Roi, qui ensuite assigne le paiement des intérêts sur les aides et gabelles ou sur les tailles, matière presque inépuisable puisqu’il s’agit de la richesse même du royaume. L’organisation du paiement des «quartiers» incombe aux hôtels de ville et à des officiers de finances appelés «payeurs de rentes». La rente foncière, toutefois, devient un pourvoyeur dont l’importance ne cesse de décroître sous l’Ancien Régime. Et ce, même si elle était la meilleure source d’emprunt de l’État, jusqu'au point où Colbert, qui ne les aimait guère, dut y recourir, multipliant les émissions de rente dont on remboursait rarement le capital! C’est ainsi que la dette nationale ne cessa de s’accroître pour finir par exploser sous le règne de Louis XVI.

Mais le véritable modèle de la corruption comme source de financement de l’État et des fonctionnaires reste la célèbre vente des offices. qui, comme le souligne Pierre Goubert, était «par nature démembrement et revente au détail de la souveraineté et de la puissance publique». Car c’est ainsi, en définitive, qu’il faut jauger de la corruption. D’un type d’emprunt devenu essentiel au renflouement du Trésor royal, nous passons à une emprise des corrompus sur la souveraineté même de l’État. «Puisque enfin tout office vendu représentait un capital versé au roi, et dont le roi aurait à verser des intérêts, sous le nom de gages. Les deux grandes époques de créations massives d’offices furent la guerre de Trente Ans et la fin du règne de Louis XIV. Les historiens n’ont pas manqué d’énumérer pêle-mêle les huissiers-priseurs-vendeurs de meubles (1696), les commissaires-greffiers aux inventaires (1702), cent trésoriers, receveurs, et contrôleurs de tout et n’importe quoi, y compris les beaux offices parisiens de vendeurs, rouleurs, essayeurs, contrôleurs de vin, de marée, de gibier, d’huîtres, de bière, de porc, de fromage… puisque, selon le mot souvent cité de Pontchartrain, “toutes les fois que Votre Majesté crée un office, Dieu crée un sot pour l’acheter”. Les sots finirent par se fatiguer : le XVIIIe siècle plaça plus difficilement ses nouvelles créations, dédoublements et augmentations de gages. Il trouva mieux. Il fut le beau temps des rentes viagères. On versait un capital, dont l’intérêt élevé (8 à 10%) était assis sur la “tête et vie” non pas forcément du contractant, mais de quelqu’un d’autre, ou de plusieurs, de préférence jeunes et bien portants. L’intérêt était versé tant que la “tête et vie” durait; le capital, perdu de toutes manières (et c’est ce qui séduisait l’État). D’où toute une spéculation, très bien démontée par Lüthy, dont les banquiers genevois s’étaient fait une spécialité, dont jouèrent plusieurs ministres français, particulièrement Necker. Les rentes viagères, assises pour les meilleures sur les trente vigoureuses “demoiselles de Genève” - les “immortelles” - prolongèrent la survie financière de l’Ancien Régime, jusqu’au jour où même les Genevois se lassèrent. Le régime avait alors épuisé les moyens de ne pas payer ses dettes» (P. Goubert. L’Ancien Régime, t. 2 : les pouvoirs, Paris, Armand Colin, Col. U, 1973, pp. 143-144).

D’un côté l’État trouvait à vendre titres et offices, de l’autre à ne pas rembourser ses dettes. C’est l’État qui a donné les premières leçons de fraudes systématiques aux sujets qui, devenus citoyens, les retourneraient contre l'État démocratique. Si l’usage de l’armée et des fiers-à-bras suffisaient pour faire cracher les petites gens, les rentiers issus de la bourgeoisie ou de la propriété foncière se voyaient, eux, non pas taxés mais floués : «Les rentiers de toutes sortent furent accommodés de manière supplémentaire : Sully, Colbert, Desmaretz, puis les liquidateurs du “système” agirent par des moyens fort simples : ils ne payaient pas les quartiers; ils réduisaient le “denier” des rentes (les “conversions”), ou leur capital; ou bien ils les rachetaient à des taux ridicules, et souvent en autres titres de rentes; et ils en supprimaient franchement. De Sully à Pâris-Duverney, autant de banqueroutes partielles, qu’on ne risqua plus par la suite. Quant aux partisans, fermiers, financiers et autres hommes d’affaires, de grandes purges avaient lieu de temps en temps : c’étaient les “chambres de justice”…, solennellement instituées pour “faire rendre gorge aux traitants” et à tous ceux qui avaient honteusement “profité” d’un régime qui pourtant avait eu grand besoin d’eux. Surtout pour les premières (1597, 1601, 1607, 1625), leur activité est mal connue et il est de bon ton d’en dire beaucoup de mal. Rappelons tout de même que celle de 1661 (sans doute un règlement de comptes entre le groupe financier Colbert et ses rivaux) paraît avoir rapporté 110 millions, et que celle de 1716 prononça pour 220 millions d’amendes et de “restitutions”, dont le tiers fut peut-être effectivement versé. Ces liquidations et ces apurements permettaient au “Trésor” de repartir d’un nouveau pas, presque allègre. Mais aucune nouvelle chambre de justice ne suivit celle de 1716 : le régime était alors beaucoup trop injecté d’hommes d’argent qui le faisaient vivre, qui gouvernaient avec lui, sinon en lui : il ne pouvait instituer de chambre de justice contre lui-même…» (P. Goubert. ibid. p. 145). Du temps de l’Ancien Régime, la corruption «imposée» par en-haut, c’est-à-dire par le Roi et son cabinet, à ses commettants s’est renversée avec le passage à la démocratie où le Citoyen-Roi se «commet» à lui-même, mais le résultat définitif reste le même. Les «partis» de financiers se recouvrent d'un manteau idéologique ou politique, et la «chambre de justice» se fait précéder aujourd’hui par une «Commission Charbonneau».

C’est la Ferme générale qui est restée l’image de cette corruption intermédiaire à grande échelle. Comme Goubert le rappelle : «Ni les “injustices” de la taille et de la gabelle, ni les “bizarreries” des droits sur les vins, ni même la fréquence du déficit ne caractérisent spécialement le régime financier de l’ancienne royauté. Ce serait plutôt le nombre, l’indépendance et l’absence de liaison des douzaines de “caisses” et des centaines de comptables qui collectaient, remuaient ou dépensaient, chacun dans son cadre, les ressources de l’État, et n’expédiaient au “Trésor royal” que les résidus - si bien que le “Trésor” ne détenait ni n’administrait tous les fonds de l’État, qu’il n’était même pas le centre du système, mais une de ses parties. La Ferme générale mise à part (qui ramassait au XVIIIe siècle plus de 40% des revenus de l’État), chaque caisse appartenait en propre à un (ou plusieurs) officier qui avait acheté sa charge (de plus en plus cher) et qui gérait sa caisse en toute indépendance : receveurs généraux (deux en principe pour les impôts “directs” dans chaque généralité, et qui servaient alternativement, qui en année paire, qui en année impaire), receveurs particuliers dans les élections (en gros, même fonctions), receveurs généraux des domaines et bois, flanqués d’autant de “contrôleurs généraux”, escortés de quelque trois cents “receveurs particuliers des domaines et bois”, de “receveurs des amendes des Eaux et Forêts”, plus les receveurs des “boettes de monnoies de France” (fabrication et contrôle des monnaies) [c’est ici que nous retrouvons les descendants de Jacques Cœur], les receveurs nouveaux affectés à chaque taxe nouvelle, le receveur des économats (bénéfices ecclésiastiques vacants), les receveurs des parties casuelles (vente et commerce des offices), les receveurs du marc d’or (taxe payée par les nouveaux officiers) et tant et tant d’autres. Sur ces caisses indépendantes et gérées de manière privée étaient assignées un certain nombre de dépenses - habituelles ou variables, selon les ordres du contrôle général -, dont leurs receveurs avaient à expédier le montant, non pas sauf exceptions à des particuliers ou au “Trésor”, mais à d’autres “caisses”, les caisses des payeurs» (ibid. p. 146).

C’est un paradoxe qui, pour faire entrer l’argent dans les coffres de l’État, use de la multiplication des coûts dans un régime de fonctionnariat «héréditaire», car bientôt les receveurs se transmirent les fonctions par hérédité. «Munitionnaires, fermiers, financiers, presque tous sont ou ont été pourvus d’un office de finances avec “maniement” (de l’argent du roi) dont le prix, contrairement à tant d’autres ne cessa de monter, détail révélateur - ou bien descendent de familles qui en furent pourvues, avec des ancêtres dans la haute marchandise; et quelques uns se mêlent encore de spéculations commerciales, grand commerce, traite des Noirs, etc. Même les grands fermiers généraux du XVIIIe siècle, ces financiers par excellence, avaient des origines de ce genre. On sait bien que ces avances immédiates et ces prêts à long terme n’étaient pas gratuits; que, en dehors des intérêts légaux, une multitude d’astuces (qu’il fallait bien tolérer) leur assuraient une aimable rémunération des capitaux avancés, que la malice de l’opinion enflait démesurément, et qu’en dernière analyse ils étaient fort bien placés pour récupérer et arrondir. Derrière eux, d’autres groupes d’hommes, bien moins connus, - bons bourgeois de grandes villes, solides officiers, nobles même - leur fournissaient, par l’intermédiaire des notaires bien souvent, les fonds qu’ils reprêtaient ensuite au roi…» (ibid. pp. 147-148). Plus que des individus, comme au temps de Charles VII, c’était maintenant une classe tout entière qui se faufilait entre le Roi et la noblesse dans la «gouvernance» de l’État d’Ancien Régime : la bourgeoisie d’affaires.

Et le résultat est assez logique : «En somme, conclut Goubert, tout le système aboutissait à mettre le roi et l’État dans les mains d’hommes riches, bien organisés, qui avaient d’autres hommes derrière eux, qui savaient trouver le crédit, et par surcroît étaient parfois installés dans de riches offices qui leur appartenaient et dont on ne pouvait les déloger; qui pouvaient aussi se payer eux-mêmes sur les “recettes” qu’ils assuraient et les deniers qu’ils maniaient pour le roi; qui, eux-mêmes ou leurs parents, pouvaient siéger dans les diverses séances du Conseil, quand ce n’était pas au ministère même, comme au temps des Pâris ou de la Pompadour; en attendant Necker, qui sans doute marque moins nettement que le croit H. Lüthy le “triomphe de la banque protestante”, “extérieure” (?) au régime, sur la finance catholique qui s’y était intégrée. Intégrée à tel point que tous les fermiers généraux qu’on put attraper [y compris le célèbre chimiste Lavoisier] furent guillotinés. Plus que les problèmes budgétaires, les problèmes de liquidité conduisirent l’Ancien Régime à se jeter dans les bras des financiers, anoblis, fêtés, incorporés plus ostensiblement au XVIIIe siècle qu’au siècle de Tartuffe» (ibid. pp.147-148). Il faut convenir que ce rapport entre l’État, le service (publique) et les financiers servirent de modèles aux siècles ultérieurs, partout dans les pays où les États furent centralisés. Plus un État s'orientait du despotisme vers l’autoritarisme et le totalitarisme, plus s’installèrent des financiers qui n’avaient plus besoins de la promotion de l’état de noblesse, mais des «capacités» et des «rangs» qui leurs permettaient de tenir les cordons de la bourse de la République. La Révolution française de 1793, qui trancha la tête des Fermiers généraux afin de mettre un terme aux «prévarications» et autres formes de corruption des services publiques, devait confronter un principe - la vertu civique issue de la pensée de Jean-Jacques Rousseau - et une vérité - la tendance naturelle de l’homme à profiter personnellement des situations qui s’offrent à lui. De manière différente, la corruption mutuelle entre l’État et les financiers allait tuer les idéaux de la Révolution comme elle avait fini, après plusieurs siècles, par venir à bout de l’Ancien Régime.

Tant que la Révolution de 1789-1792 fut menée par des hommes de finances et la noblesse la plus riche du royaume (Necker, La Fayette, le duc d’Aiguillon, l’évêque Talleyrand), les choses étaient appelées à rester les mêmes. Mais la radicalisation de la révolution jointe à la guerre civile et étrangère à la fois multiplièrent les occasions de fraudes, d’accaparements (marché noir), de spéculations hasardeuses (les assignats) enfin des détournements en tous genres. Un jouisseur comme Mirabeau ne tarda pas à toucher des sommes secrètes provenant de Louis XVI afin de saboter l’Assemblée Constituante. Lui, dont le corps avait été porté avec tout honneur au Panthéon en fut exclu dès qu’on ouvrit la fameuse armoire de fer contenant sa correspondance secrète avec le roi. Georges-Jacques Danton, qui avait été son «élève», était également un jouisseur qui connaissait bien les hommes. Robespierre, lui, ne connaissait que les idées. Aussi, en tant que député, Danton fut-il envoyé en mission en Belgique dont les armées de la République avaient envahi le territoire. C’est à cette occasion que le général Dumouriez, supporté par les Girondins, devait déserter l’armée. Au mois de mai suivant, un témoin comparu devant le Tribunal révolutionnaire, le général Miaczynski, impliqué dans la trahison de Dumouriez. Il demanda, avant d’être conduit à l’échafaud, de faire des révélations sur la mission de Danton et de son compère Delacroix. «La Convention chargea les députés Rouzet et Drouet, membres de son Comité de Sûreté générale, de les recueillir. Et, le 18 mai 1793, Miaczynski leur déclara que pendant le temps qu’il était en Belgique, Lacroix commissaire lui a dit : “Vous êtes un étranger, pillez, nous partagerons et je vous soutiendrai dans la Convention”. Le lendemain, dans une nouvelle conférence, Miaczynski accusa de nouveau Delacroix : “Lacroix m’avait proposé de partager avec lui tout ce que je pouvais prendre dans le pays. Il me demanda que je lui envoïasse du linge de table et que je prenne ce linge dans une abbaye de Rolduc où j’avais mon quartier. Lacroix n’a pas eu son linge ni je n’ai rien partagé avec lui”. Miaczynski accusa même Delacroix de s’être intéressé à une fabrication de faux assignats» (A. Mathiez. Autour de Danton, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1926, p. 165).

Ce n’était-là que la première pièce de l’immense accusation qui allait conduire les dantonistes à l’échafaud, en avril 1794. «Le président du Tribunal révolutionnaire les invita à s’expliquer sur une voiture qui contenait 400,000 livres d’effets précieux et qu’ils avaient ramenée dans la déroute de l’armée. Delacroix et Danton convinrent qu’ils avaient expédié en France une première voiture d’argenterie qui appartenait à la nation. Ils ajoutèrent que cette voiture fut pillée dans un village. Une seconde voiture, dirent-ils, contenait leurs effets personnels. Celle-ci fut arrêtée par les officiers municipaux de la ville de Béthune. Elle était chargée de linge que Delacroix dit avoir acheté pour son usage”. 1900 livres et 600 livres de linge acheté par Brune en présence des collègues pour la table, dit Lacroix. Il était bon marché. Il dut être chargé sur les voitures qui ramenèrent en France les restitutions des effets pillés par les généraux. C’était contenu dans une malle à mon adresse. Je l’ai déclaré alors au Comité de Salut. Alors je l’ai réclamée. Ne confondez pas (avec) la première voiture d’argenterie qui fut pillée. Elle était expédiée par tous nos collègues”». Il appert que Delacroix et Danton mentaient. «On trouve dans les dossiers du Tribunal révolutionnaire une note ainsi conçue : “L. et D., pendant qu’ils étaient à Bruxelles, envoyèrent en France une voiture chargée de linge appartenant à la Gouvernante des Pays-Bas (à l’archiduchesse Marie-Christine) et qui valait des sommes considérables d’environ 2 ou 300,000 livres. Ce même linge fut enregistré à la commune de Béthune et c’est de là que l’on sait que les deux députés se l’étaient appropriée… Ce fait est connu particulièrement des deux représentants du peuple, les citoyens Le Bas et Duquesnoy» (ibid. pp. 186-187). Les directeurs du district de Béthune avaient arrêté le convoi tant les deux voitures expédiées par les députés du peuple leur paraissaient suspectes parce que chargées d’objets précieux. Pour le moment, toutefois, en avril 1793, siégeant au Comité de Salut public, Danton ne fut guère plus inquiété, mais on ne devait pas oublier. Le député Le Bas, créature de Robespierre et qui se fera sauter la cervelle au soir du 9 Thermidor, possédait un riche dossier sur les concussions de Danton et de Delacroix en Belgique, dossier que les thermidoriens feront disparaître après la chute de Robespierre.

Autour de Danton, en effet, grouillait un essaim de tripoteurs, de scribouilleurs et de fripons de toutes sortes. «Rien de plus difficile à écrire que l’histoire des banquiers et des hommes d’affaires, ajoute Mathiez. Le secret de leurs opérations est une condition de leurs succès. Ils s’enveloppent de voiles impénétrables. On soupçonne leur action plus qu’on ne les constate. Les documents sont rares, difficiles à rassembler, d’une interprétation délicate» (ibid. p. 174). Ainsi les frères Michel et Henry Simon, également impliqués dans l’affaire de Bruxelles dont nous venons de parler. Ici, la complicité tacite entre Danton et le déserteur, le général Dumouriez, apparaît incontestable. «Danton et Dumouriez, tous deux hommes d’argent, tous deux hommes de plaisir, se sont depuis longtemps compris. Des amis communs, d’Espagnac, Talon, Sainte-Foy, Talleyrand, Proli, Desfieux, Noël, etc., constituent entre eux un lien permanent» (ibid. pp. 179-180). De fait, Dumouriez devait sa nomination à Danton. Danton, encore, était intervenu pour faire acquitter Talon et Sainte-Foy, compromis dans la découverte de la fameuse armoire de fer. Fabre d’Églantine, secrétaire de Danton et le général Westermann servaient de courriers entre les deux hommes du temps où l’un était à Paris et l’autre à la tête de l’armée du Centre, en remplacement de La Fayette qui avait déserté. Derrière ces considérations, on découvre assez vite que circulaient de l’argent venant de l’Angleterre.

«Nous sommes aujourd’hui beaucoup mieux informés que les contemporains. Nous savons, par la publication de la correspondance de l’agent de Pitt, qui s’appelait William-Augustus Miles, par les mémoires du premier ministre d’Espagne, Godoï, par les dépêches de notre agent secret à Londres, Noël, ami de Lebrun et ami de Danton, par les lettres de Noël à Danton, par celles du jeune Mergez cousin de Danton et secrétaire de Noël, par les révélations des mémoires de Théodore Lameth, par les aveux de Chabot dans ses lettres à Danton, écrites de sa prison…, que l’entente entre Danton et Dumouriez visait, dès les mois de novembre et de décembre 1792, le salut de Louis XVI, moyennant un pourboire de deux millions qui serait extorqué au gouvernement anglais» (ibid. pp. 182-183). Tout ce tripatouillage fut protégé par Danton devant la Convention. En fait, il reprenait le rôle subtile tenu par Mirabeau jusqu’à sa mort. Dans tout ceci, les banquiers Simon avait prêté leur aide à la spéculation dans la campagne de Belgique. «Ils rentrèrent en France après les défaites du printemps de 1793, qui nous firent perdre la Belgique. Tous les deux, dès lors, habitent à Paris, au 19 du faubourg Poissonnière. Michel Simon a emmené avec lui son beau-frère Henry Thierry, un dunkerquois âgé de 26 ans en 1793, et sa sœur Marie Simon, qui a épousé le parisien Michel Langrand, âgé seulement de 21 ans. Tout ce monde possède de nombreux domestiques et mène grand train. Michel Simon achète, en août 1793, d’un citoyen Legendre, pour 400,000 livres, un vaste domaine à Ouzouër-la-Ferrière. Il possède en outre à Prunay, près Luciennes (aujourd’hui Louveciennes) une autre maison de campagne, située non loin de la machine de Marly [qui régularise les eaux des fontaines de Versailles]. Il a beaucoup d’argent à sa disposition, car il prend “un intérêt” dans la grande banque Greffulhe et Monts» (ibid. pp. 184-185). En tant que fournisseurs aux armées, les frères Simon entretenaient des relations politiques. D’abord avec les Girondins, puis avec les Montagnards, en particulier les proches de Danton : Chabot, Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine… Soupçonné dans la trahison de Dumouriez, Michel Simon fut perquisitionné puis incarcéré. Chabot s’empressa de le faire libérer le jour même «Les frères Simon reprirent vite leur assurance. Ils réclamèrent à l’État une somme de 1,700,000 livres qui leur était due, prétendaient-ils, en reliquat des fournitures qu’ils avaient faites à l’armée de Belgique. Ils trouvèrent Julien de Toulouse, l’ami de Chabot et le protecteur de d’Espagnac, pour appuyer leur réclamation, et le 5 octobre 1793, la Convention décida sans débat, par un vote de surprise, qu’une commission serait nommée pour examiner les réclamations des fournisseurs de l’armée de Belgique. […] Mais la commission ne fonctionna pas au gré de Julien. Elle prétendit faire une enquête sur les fournisseurs et ne pas se borner à examiner seulement leurs comptes. Julien de Toulouse se plaignit à la Convention, le 1er novembre, qu’elle outrepassait ses pouvoirs, Sergent le rabroua vertement». De fait, jamais Michel Simon n’obtiendra la somme réclamée, mais aux yeux du Comité de Sûreté générale, le citoyen Michel Simon était très utile à la République. «Nous avons si peu de crédit dans l’étranger, les prises ne suffisent pas à nos besoins. Il nous faut un commerce fait avec intelligence et bien dirigé. Nos manufactures vont tomber si l’on n’exporte pas. Tous les hommes ne connaissaient pas le commerce maritime» (cité in ibid. pp. 191-192). Simon rendait auprès de la République en guerre et menacée d'invasion le rôle qu'avait tenu Jacques Cœur auprès du «roi de Bourges»…

On le constate, les besoins de l’État républicain étaient satisfaits par des manières de faire inspirées de l’État monarchique. La collusion entre les députés, les généraux, les financiers, les fournisseurs créait un véritable réseau de détournements de fonds. Tous les partis, même les plus opposés en débats à la Convention ou au club des Jacobins, seront «amalgamés» dans ce même trafic. Pendant que les dantonistes sombraient dans le détournement des fournitures à l’armée et bientôt dans le scandale de la Compagnie des Indes Orientales, les hébertistes, leurs adversaires de gauche, tripotaient dans les accaparements. La loi du 27 juillet 1793 punissait de mort ceux qui accaparaient les biens de première nécessité. Des commissaires furent nommés en vue d’enquêter sur ceux soupçonnés de trafics douteux. La loi obligeait «les dépositaires des denrées de première nécessité à en faire la déclaration à leur section sous peine d’être réputés accapareurs et punis comme tels, c’est-à-dire de la peine capitale. Les marchands sont en outre obligés de faire afficher à leur porte le tableau indiquant la nature, la quantité et le prix des marchandises qu’ils ont en magasin. Les commissaires aux accaparements sont chargés de vérifier le contenu de ces déclarations et de ces tableaux. Ils ont le droit de faire des visites domiciliaires. Comme la loi s’exprime en termes vagues sur “ceux qui tiennent en dépôt” les denrées de première nécessité, le droit de visite peut être exercé chez les particuliers aussi bien que chez les commerçants. Le commissaire aux accaparements peut pénétrer partout, de jour et de nuit, comme le rat de cave de l’ancien régime. Pouvoir redoutable qui peut lui faire beaucoup d’ennemis!» (A. Mathiez. La vie chère et le mouvement social sous la terreur, t. 2, Paris, Payot, 1927 (1973), p. 147). Plus que pour les exécutions et les arrestations arbitraires, le concept de terreur, appliqué à l’économie, signifiait cette surveillance sur les denrées de base en période d’inflation galopante. Ainsi, un député très lié avec Danton, Robert, coupable de spéculations commerciales en particulier sur le rhum, fut pourchassé par le commissaire aux accaparement de sa section, l’hébertiste Ducroquet. D’autres types de fraudes consistaient, comme plus tard en période de guerres napoléoniennes ou des guerres mondiales du XXe siècle, à couper le vin avec de l’eau. Le 5 nivôse, le boulanger Nicolas Gomot, âgé de 41 ans, fut condamné à mort «convaincu d’avoir accaparé du pain pour son usage; d’avoir, au mépris de la loi, fait et fourni du pain de qualité inférieure, et d’avoir tenu des propos tendant à provoquer la dissolution de la république» (ibid. p. 168). Le marchand de bœufs Jean Musquet, lui, est «convaincu d’être auteur ou complice des conspirations et manœuvres qui ont existé tendant à faire exciter des troubles dans Paris relativement aux subsistances, à y occasionner la disette et la guerre civile, en achetant et vendant à cet effet à un prix excessif les bestiaux destinés à l’approvisionnement de cette commune, en retardant ou empêchant l’arrivage des subsistances» (ibid. p. 169). Comme la disette tandis à s’aggraver alors que les concussionnaires étaient poursuivis et guillotinés, la rumeur se répandit que les forcenés de la lutte aux accaparements étaient eux-mêmes des accapareurs. Danton fit tout en ce sens pour faire peser sur les épaules de Hébert et de son parti, les troubles sociaux qui agitaient Paris et le reste de la France.

Hébert, poussé par ses aides, Ronsin et Vincent, s’engagea, à travers son journal, Le Père Duchesne, dans une lutte à finir avec les petits commerçants. «Puis Hébert avait à satisfaire sa clientèle. C’était dans l’intérêt des Sans-Culottes, lecteurs du Père Duchesne, qu’il avait instituer les taxes, et loin d’avoir amélioré la situation économique, les taxes l’avaient plutôt aggravée. Il devait justifier sa politique devant les masses et proposer, si possible, de nouveaux remèdes. À partir du début de pluviôse, il se met à attaquer, dans sa feuille, avec une violence croissante, les marchands qui volent le maximum [des prix, mais aussi, dans la logique du capitalisme, des salaires], les épiciers et les aubergistes qui fraudent leurs marchandises, les bouchers qui n’ont plus que de la “réjouissance” pour leurs petites pratiques, les cordonniers qui refusent le cuir aux Sans-Culottes, les cultivateurs qui oublient ce que la Révolution a fait pour eux et qui affament les citadins par avarice. Il est ainsi conduit par la logique de sa thèse à jeter l’anathème contre tous ceux qui ont quelque chose à vendre. “Je n’épargnerai pas plus, écrit-il dans son nº 345, le marchand de carottes que le plus gros négociant, car f…, je vois une ligne formée de tous ceux qui vendent contre ceux qui achètent et je trouve autant de mauvaise foi dans les échoppes que dans les gros magasins”. En inquiétant ainsi le menu peuple, il devait courir à sa perte» (ibid. p. 178). De plus, Hébert passe à l’attaque contre les amis de Danton : «N’oubliez jamais, Cordeliers, que c’est pendant le calme que la foudre se prépare. On nous a peint Camille comme un enfant, Philippeaux comme un fou, Fabre d’Églantine comme un honnête homme; citoyens, défiez-vous des endormeurs et soyez toujours l’avant-garde courageuse, la sentinelle fidèle de la Révolution» (cité in ibid. p. 179).

Le procès des hébertistes, en mars 1794, montra que tout n’était pas faux dans les accusations lancées par Hébert. «L’enquête prouve d’abord que les accusations des Hébertistes contre les manœuvres des commerçants n’étaient pas sans fondement. Ainsi, la coalition des beurriers et des coquetiers d’Étampes fut cause qu’au début de ventôse, 4 000 livres de beurre et 10 000 douzaines d’œufs restèrent sur le marché de cette ville sans trouver d’acheteurs. Le district d’Étampes donna mandat à la commune de Méréville d’acheter les denrées en souffrance et de les conduire à Paris. L’enquête prouva également l’existence de ces achats clandestins effectués hors des marchés que les Hébertistes dénonçaient sans cesse. Ainsi plusieurs témoins de Montlhéry et de Linas attestèrent que les cultivateurs ne portaient plus rien aux marchés de Paris, depuis que les particuliers venaient chez eux leur acheter des vivres au-dessus de la taxe. Mais l’enquête prouvait aussi que le défaut d’approvisionnement des marchés de Paris provenait pour une bonne part de la façon vexatoire dont certaines autorités policières appliquaient les lois et les règlements. Beaucoup de campagnards se plaignirent qu’on ne leur laissait pas emporter de Paris ni chandelles, ni savon, ni sucre et que, dans ces conditions, ils n’avaient plus intérêt à s’y rendre. Mais, surtout, les commerçants dénoncèrent les mauvais procédés des Commissaires aux accaparements et nommément de Ducroquet. Celui-ci, qui fut interrogé avant d’être mis en arrestation, exposa qu’à son sens, le moyen de ramener l’abondance ou du moins le nécessaire était d’empêcher que les denrées alimentaires eussent une destination particulière, autrement dit d’obliger tous leurs détenteurs à les porter au marché où elles seraient réparties entre tous les consommateurs au prix du maximum. Il considérait tout commerce de gré à gré comme clandestin et illicite. de nombreux témoins citèrent des faits qui prouvaient que Ducroquet et plusieurs de ses confrères mettaient leurs théories en application. […] Fouquier-Tinville, dans son acte d’accusation, n’eut cependant garde d’omettre le grief économique parmi les crimes reprochés aux Hébertistes. Ducroquet et ses complices, d’après lui, empêchaient l’arrivée des approvisionnements, “soit en dépouillant les vendeurs, soit en arrachant des mains des acheteurs, soit en laissant corrompre une partie des denrées qu’il avait indûment saisies, soit en s’appropriant les autres” (ibid. pp. 191-192).

Un événement mineur allait achever de discréditer la sincérité économique de Hébert en le plaçant en fâcheuse position. «Lui qui avait voué aux accapareurs une haine éternelle, lui qui ne cessait de les dénoncer à la vindicte publique, fut dénoncé lui-même comme tel. Un voisin ayant vu la diligence des messageries s’arrêter devant la maison d’Hébert et lui livrer un assez gros colis, s’empressa de signaler le fait au comité de la section qui fit procéder aussitôt à une perquisition chez le Père Duchesne . On y découvrit le colis qui venait d’arriver et qui contenait vingt-quatre livres de lard salé. Hébert l’offrit sur-le-champ aux commissaires afin d’être vendu au profit des pauvres de la section, se croyant ainsi quitte envers sa conscience et envers ses concitoyens. Il se trompait. La “visite” des commissaires ne passa pas inaperçue. Le bruit s’en répandit immédiatement, et bientôt dans le quartier on ne parlait que de la perquisition qui venait d’avoir lieu chez le Père Duchesne. Le lendemain tout Paris le savait. Dans l’espace de vingt-quatre heures les vingt-quatre livres se trouvaient transformées en cinq cents. Quant à Hébert lui-même, il aurait été arrêté et serait sur le point d’être livré au tribunal révolutionnaire pour crime d’accaparement. Nouvelle blessure, infiniment douloureuse, au prestige d’Hébert. Pour dire la vérité, il n’était pas entièrement exempt de reproche. Il “accaparait”, comme tous les Parisiens tant soit peu fortunés de ce temps et qui ne se résignaient pas à subir les privations qu’endurait le pauvre peuple. Hébert aimait assez la bonne table. Il se peut qu’il eût recours, et plus d’une fois peut-être, aux bons offices de quelques amis pour se procurer en province des provisions en quantités dépassant plus ou moins légèrement les nécessités du ravitaillement quotidien. Mais de la sorte il prêtait le flanc à la plus cruelle des accusations dont un citoyen pouvait être chargé en ces temps de crise économique». (G. Walter. Hébert le Père Duchesne, Paris, J.-B. Janin, 1946, p. 208). En effet, car, à partir de ce moment, dans la tête des Parisiens, le sort des hébertistes était scellé.

Mais la vraie affaire de corruption qui allait entraîner les dantonistes, une semaine après les hébertistes, à les suivre sur le chemin de la guillotine, c’est le scandale de la liquidation de la Compagnie des Indes orientales. La liquidation par la République de la vieille compagnie fondée jadis par Law (1719) apparaît comme un véritable point de jonction historique entre les méthodes anciennes et nouvelles de corruption. «Simple histoire de fraude s'inscrivant dans la tradition des fraudes et spéculations liées, sous les précédentes assemblées, à la liquidation et au remboursement des privilèges, charges et offices d'ancien régime», il est difficile de mieux décrire cette longue fraude et sa dénonciation qui devait porter la sédition du sein des Montagnards au gouvernement de la République. Du commencement à la fin, le processus de liquidation ne servit qu’à renflouer les poches des amis de Danton, devenus les Indulgents, pour leurs demandes incessantes de faire cesser la Terreur. Deux de ses complices, Delaunay et Delacroix, déjà vu, dénonçant l’agiotage (sic!) en tant que députés, assujettirent les actions au porteur à un droit d’enregistrement à chaque mutation. Les dividendes perçus par les actionnaires des sociétés financières seraient débité d’une taxe de près de 25%. Pour la bonne forme, les administrateurs firent leurs mutations par écrit, sur un registre spécial, appelé «livre des transferts», mais dans les faits les dividendes des actionnaires étaient versés sous la fausse appellation de «réduction de capital». Les manœuvres de fraude fiscale des deux députés furent vite dénoncées. Les administrateurs de la Compagnie, sentant que celle-ci vivait ses dernières heures, demandèrent d’être choisis comme liquidateurs, espérant évaluer à leur guise le montant des actifs, éviter les amendes fiscales et proposer un plan de remboursement favorable à leurs intérêts. Les sommes engagées étaient considérables.

Un groupe de députés, dont certains compromis avec le baron de Batz, agent étranger de la contre-révolution, s’engagèrent dans un processus de mise sous scellés des biens de la Compagnie, ce qui inquiéta aux plus hauts points les actionnaires. Dans la fraude, on y retrouva aussi bien des hébertistes, mais surtout des dantonistes, dont l’ancien capucin, Chabot. Avec Delaunay et Julien de Toulouse, il se fit nommer à la commission des finances chargée par la Convention de rédiger le fameux décret réglant les modalités de la liquidation. Pour prix de leur compréhension, les trois complices réclamèrent un premier pot-de-vin de 500 000 livres, autorisant les actionnaires à liquider eux-mêmes la liquidation. Sur le coup, Fabre d’Églantine protesta. Il réussit à amender le projet déposé par Chabot et consort. Le nouveau décret ne fut toutefois pas modifié et la ruse originale allait s’accomplir. Delaunay avait tout simplement confié à l’imprimeur le texte non modifié mais avec la signature de Fabre d’Églantine. L’opposant se trouva de facto mêlé à la fraude. Se sentant floué, Chabot demanda d’être entendu par Robespierre et le Comité de Salut public, liant le tout avec les activités de conspirateur de Batz. Lui-même se dégagea de toutes responsabilités en prétendant avoir infiltré la conspiration pour mieux la dénoncer. Il impliquait dans celle-ci des députés dantonistes (Fabre, Delaunay, pourtant ses amis) et la campagne de Hébert en vue salir la réputation de la Convention.

Ébranlés par les révélations, les députés ne surent quoi penser. Maximilien Robespierre s’avoua persuadé de l’existence d’une vaste conspiration dont le premier ministre anglais William Pitt tenait les ficelles. De tout cela, Danton était étranger, mais le fait que Fabre était son secrétaire et que beaucoup des dénonciateurs comme des dénoncés naviguaient dans son entourage, il fut «amalgamé» à la conspiration. Si la conspiration n’apparaissait pas aussi évidente à l’examen des scellés posés chez Delaunay, la fraude et le faux étaient patents. De Chabot et de Delaunay, les soupçons se portèrent de plus en plus sur le rôle réel de Fabre dans toute l’affaire. Amar, le membre du Comité de Sûreté générale qui, comme ses anciens collègues, avait trempé dans l’affaire, voulut faire revenir l’affaire de l’escroquerie à la conspiration. Il ciblait les Indulgents de Danton pour être trop favorables aux Vendéens révoltés. Il trouva parmi les membres hébertistes du Comité de Salut public, Collot d’Herbois, mais surtout Barère (dont on sait depuis qu’il fut un agent payé par le gouvernement britannique) des appuis de taille pour alimenter l’esprit soupçonneux de Robespierre. Les tractations entre les deux Comités conduisirent à l’arrestation de Fabre d’Églantine.

L’amalgame pensé par Saint-Just se mettait en place. Des hébertistes compromis - Desfieux, le banquier Péreira, Berthold Proly - furent arrêtés à leur tour. Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois échappèrent en associant la complicité de Danton à la fraude. D’autres financiers - les frères Frey, d’Espagnac, Guzman - furent mêlés à l’amalgame, enfin des personnalités étrangères à l’affaire, comme Desmoulins, Philippeaux, Dubuisson…. Deux fournées étaient prêtes à faire le chemin vers la guillotine. À l'issue de la dernière tomba la tête de Georges-Jacques Danton.

Les troubles qui accompagnèrent la Révolution française montrèrent combien il était difficile de faire triompher la vertu citoyenne sur les tentations de profiter personnellement des occasions de faire facilement de l’argent en grignotant le Trésor de l’État, un peu comme Philippe le Bel, jadis, rognait sur les pièces de monnaie. De cette situation, qu’on jugerait peu propice à l’économie, sortirent pourtant les banquiers qui, grâce à Bonaparte, allaient fonder la Banque de France sur leurs propres actions personnelles. À l’exemple des féodaux, la bourgeoisie conquérante ne reconnaissait pas la distinction du privé du publique dans les questions d’administration publique. Comme toujours, nous l’avons vu avec la Guerre de Cent Ans, les influences interlopes s’entremêlaient avec les visées étrangères. On doit à l’historien Olivier Blanc d’avoir éclairci cette part d’ombre dans son histoire secrète de la Terreur, Les hommes de Londres. Parmi eux, un banquier genevois (un autre), Perrégaux, qui distribuait pour le compte du gouvernement anglais l’argent nécessaire à corrompre les révolutionnaires. «La personnalité du Suisse Perrégaux vaut qu’on s’y arrête. Il était le banquier des riches aristocrates, des étrangers en voyage et des courtisanes à la mode sous l’Ancien Régime. Membre de l’aristocratique club de Valois en 1791, il sert l’année suivante d’intermédiaire dans la sombre affaire du trafic d’armes organisé par son ami Beaumarchais, le célèbre écrivain, l’auteur du Mariage de Figaro, dont l’historiographie nous a restitué la face riante et que Louis XVI n’aimait guère. La Révolution devait révéler ce qu’il ne cessa jamais d’être : un homme d’affaires doublé d’un aventurier. Les armes commandées par lui en 1792, payées par le gouvernement français à un prix exorbitant, ne furent jamais livrées. […] En 1791-1792, Perrégaux comptait une majorité d’Anglais parmi ses clients, mais aussi des personnages aussi hauts en couleur que l’étaient Esther de Pingon, comtesse de Linières, sa compatriote suisse, Omer Talon qui fut chef de la police secrète de Louis XVI, Mme de Bonneuil, la maîtresse de Cazalès alors sous la protection de Burke à Londres, le “septembriseur” Maillard, vice-président du conseil général de la Commune ou l’agent d’influence Proly qui fut exécuté avec les hébertistes. Il compte aussi dans son carnet d’adresses les noms d’agents anglais plus ou moins connus : Quentin Crawfurt et Mme Sullivan son amie, Lady Monck, l’huissier espion Rose, parmi d’autres. Il avait, jusqu’à sa brève incarcération en janvier 1794, conservé des relations d’affaires régulières avec l’Europe et sa maison ne cessa jamais de délivrer à des fins assez peu claires des lettres de change sur des établissements bancaires à Londres, Amsterdam, Hambourg ou Neuchâtelle, sa ville d’origine. Il entretenait enfin d’excellentes relations avec le célèbre diplomate anglais Malmesbury, l’un des coordonateurs des actions de déstabilisation du gouvernement républicain, en liaison avec l’ensemble des ambassadeurs anglais en Europe, lesquels - Bonaparte le prouvera - étaient alors plus des conspirateurs que des diplomates. Arrêté pendant l’hiver 1793-1794, Perrégaux, bénéficiant de la protection de Barère qui le faisait passer, aux yeux de ses collègues, pour un dévoué serviteur de la République, fut finalement envoyé hors de France sous le prétexte d’une “mission” en Suisse, au moment où s’ouvraient les procès successifs des hébertistes et des dantonistes» (O. Blanc. Les hommes de Londres, Paris, Albin Michel, 1989, pp. 43-44). En fait, tous les affairistes et les banquiers impliqués dans le scandale de la Liquidation de la Compagnie des Indes orientales étaient ses marionnettes : Péreyra, Proly, Dubuisson, Guzman, tous transportés dans les charrettes de Samson. Perrégaux, plus malin, non seulement ne se laissa pas prendre, mais devait participer plus tard au coup d’État bonapartiste de Brumaire et recommandé par Talleyrand auprès du Premier Consul. Seul revers d’existence. Il mourut dément, mais fut récompensé du Panthéon! Plutôt que finir, comme le pensait Dante, dans la poix brûlante, voilà comment les peuples célèbrent ceux qui les enculent⌛


Montréal
3 juin 2013

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