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Marc Bloch et Lucien Febvre |
LE CYCLE DU SOLEIL – 3
MARC BLOCH & LUCIEN FEBVRE
De l'étincellement de la sphère du Soleil sortent deux autres silhouettes. Deux Français. Marc Bloch (1886-1944), Lucien Febvre (1878-1956). Mais ils ne sont pas seuls. Les accompagnent d'autres personnalités – en premier lieu, le savant et éditeur Henri Berr (1863-1954). Puis, des géographes, des linguistes, des sociologues, des psychologues. Bref, tout le professorat de l'Université de Strasbourg des années 1920. Car, un peu à l'exemple dans un autre domaine - comment le mouvement surréaliste fut précédé de Dada -, l'École des Annales, née en 1929 à Paris, fut précédée, voire même enfantée par la Revue de Synthèse historique, instrument créé en 1901 par Berr sur lequel s'appuyèrent les éminents professeurs de l'Université de Strasbourg.
Certes,
comme le souligne André Burguière, «Toutes les
générations intellectuelles ne se valent pas. Non parce que le
talent ou l'intelligence dans l'histoire d'une société sont sujets
à éclipse, mais parce qu'ils ont besoin d'une conjoncture
particulière pour interagir et avoir un effet d'entraînement sur le
milieu dans son ensemble.»1 Bloch et Febvre n'auraient pas contesté la chose tant toute leur
réflexion historiographique découle de cette constatation que
«l'individu n'est jamais que ce que permettent qu'il soit et son
époque, et son milieu social.»2
Si le milieu social dans lequel ils s'épa-nouirent fut l'Uni-versité de Stras-bourg, leur époque reste celle de la Grande Guerre à laquelle ils participèrent tous les deux comme combattants. L'histoire des mentalités, qui devint leur contribution importante à la connaissance historique, procède de l'expérience des tranchées et des combats; ils y apprirent à «comprendre une époque, une certaine organisation de la société, par le dedans, c'est-à-dire en l'abordant par l'étude de ses cadres mentaux.»3 C'est à partir des rumeurs les plus folles qui se diffusèrent dès
l'invasion allemande de la Belgique que Marc Bloch effectua son repérage
intellectuel des mentalités. C'est
donc ainsi que «l'expérience de la Première Guerre
mondiale ...a transformé leur perception des attitudes collectives
et leur vision de l'histoire du monde mais aussi le climat d'échanges
interdisciplinaires qu'ils ont trouvé dans l'université de
Strasbourg, tout juste refondée.»4
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L'Université et le monument de Pasteur, détruit par les nazis. |
Strasbourg n'a pas été qu'un décor. Cette ville arrachée à la France par l'Allemagne en 1871, récupérée à l'issue de la guerre de 14-18, représentait un lieu à reconquérir, à rapatrier à l'esprit français. C'est ce qui lui a donné une dynamique toute particulière, surtout dans le domaine des sciences humaines. Cet éclat ne dura cependant pas. Dès le milieu des années 1920, Febvre et Bloch faisaient des pieds et des mains pour fuir Strasbourg : «L'université, qui les a séduits au début dans l'allégresse novatrice de sa refrancisation, est vite retombée dans le provincialisme. Partir, c'est pour eux postuler à Paris qui est le lieu où se décide la vie intellectuelle et d'où l'on peut le mieux agir sur elle, le lieu également de la consécration universitaire.»5 Pourtant, sans le passage par Strasbourg, il n'y aurait jamais eu d'École des Annales :
«Les Annales ont été fondées à Strasbourg et sont au début une revue majoritairement strasbourgeoise. Les premiers collaborateurs réguliers de la revue, les sociologues Maurice Halbwachs, Gabriel Le Bras, le géographe Albert Demangeon, Henri Baulig, les historiens Georges Lefebvre, André Piganiol, Charles-Edmond Perrin, Christian Pfister, et bien d'autres, sont des collègues de l'université de Strasbourg. Ce n'est pas tout à fait le hasard qui a permis aux directeurs de trouver sur place une équipe d'une telle qualité. En récupérant ce qui avait été pendant près d'un demi-siècle une université allemande bien dotée et choyée, la France avait un défi à relever. Pour assurer cette relève, on s'efforça de choisir des universitaires réputés qui s'étaient imposés dans leur discipline par leur esprit novateur. Face à une Allemagne qui continuait à impressionner les Français pour son excellence universitaire, il s'agissait de faire de l'université reconquise une vitrine culturelle de la France.»6
L'atmosphère
décrite par Febvre a de quoi bercer d'illusions tous ceux qui
croient encore que les milieux universitaires peuvent être des
foyers d'émulation : «À l'Université, nos séminaires
voisinaient. Nous étions porte à porte. Et les portes étaient
ouvertes : il ne s'agissait pas que les médiévistes se crussent
tenus d'ignorer les temps modernes, ou inversement, que les
modernistes se tinssent à l'écart du moyen âge. Donc, nos
étudiants passaient d'une salle à l'autre – et leurs maîtres
avec eux. Souvent nous revenions ensemble au logis, et le trottoir
médian de l'Allée de la Roberteau a vu bien des allers et des
retours, bien des conduites et des reconduites prolongées en dépit
du poids des serviettes toutes gonflées de livres.»7
Il semblerait même que la vétusté de l'endroit, immédiatement
sorti des bombardements, ait favorisé le goût pour la géographie : «La géographie, s'étaient bien des choses sans
doute, - mais pour beaucoup de jeunes Français enfermés dans des
salles moroses et laides : le bas en marron, le haut en ocre sale,
et, au-dessus des crânes penchés, la blafarde et étouffante
lumière du gaz (jusqu'en 1900 et même par-delà il régna, en
maître de migraine, dans les lycées et dans les écoles), - la
géographie, c'était l'air pur, la promenade à la campagne, le
retour avec une brassée de genêts ou de digitales, les yeux
décrassés, les cerveaux lavés et le goût du réel mordant sur
l'abstrait.»8
Bien sûr, il y avait aussi un intérêt intellectuel derrière ces
escapades dans la nature, la définition typiquement française de la
géographie par Vidal de La Blache, mais nous y reviendrons.
Malgré les avantages de Strasbourg, Bloch et Febvre préférèrent regagner la capitale et ses lieux de haut savoir que sont le Collège de France et l'École pratique des Hautes Études. Ce que Febvre voulait que l'on retienne surtout, c'était comment, de l'intérieur même – par le dedans –, s'était effectuée la transformation personnelle des deux historiens : par la guerre et par la refrancisation de Strasbourg. C'est dans ses hommages à Marc Bloch que Febvre se laisse d'ailleurs aller à la nostalgie : «Et nous allions au devant les uns des autres, avec une sorte de spontanéité joyeuse que nous ne devions plus jamais connaître par la suite. Nous cimentions, avec des éléments d'ailleurs cohérents et choisis, un beau bloc d'amitié et de dévouement.»9
Mais pour Febvre, resta surtout le souvenir des grandes amitiés naissantes : «Ce
furent de belles années, ces années trente, à Strasbourg. De
belles années de labeur ardent, désintéressé et fécond. Mais
aussi, que d'admirables conditions réunies pour le meilleur travail!
Et d'abord, que d'amitiés, qui n'étaient pas seulement
réchauffantes par leur cordiales, mais excitantes par leur qualité!
C'était le temps où notre cher Charles Blondel écrivait son
Introduction à la psychologie collective, ce chef-d'œuvre : un
des grands livres de notre temps, ce petit livre dont l'esprit était
nôtre, si la substance et la forme (exquise comme toujours)
n'étaient qu'à Blondel et que de Blondel. À côté de lui (parlons
surtout des morts : la liste en est longue déjà), toute la gamme de
nos linguistes, depuis ce délicieux Ernest Lévy, inépuisable en
données sur la vieille Alsace, ses coutumes, ses mœurs, son
folklore – ses meubles aussi, et ses bibelots d'antiquaires –
jusqu'au bataillon carré de nos germanistes, de nos anglicistes, de
nos slavisants. Une difficulté philologique dans quelque texte
médiéval : Ernest Hoepffner était là pour la lever. Une
difficulté archéologique, et P. Perdrizet déployait pour
vous le trésor inépuisable de ses curiosités. S'agissait-il de
liturgie, de théologie, d'histoire des dogmes : les Facultés de
théologie strasbourgeoises offraient leurs compétences. Une
question de droit canon? Gabriel Le Bras intervenait, avec sa science
vivante et
allègre. Car ni Bloch, ni nous autres, nous ne nous
cantonnions dans notre Faculté – quelle qu'en fût la richesse,
quelle que fût en particulier la vie et l'activité du groupe des
historiens, d'André Piganiol et d'É. Perrin à Georges Lefebvre que
nous eûmes la grande joie, Bloch et moi, de voir s'agréger à la
Faculté après la mort de Pariset. - Et il y avait les hôtes de
passage. Pendant plusieurs années, le plus éminent, sans conteste,
et le plus officient fut ce grand Sylvain Lévi qui, ses cours du
Collège de France terminés, venait passer bénévolement quelques
mois à Strasbourg. Il y professait la France, dans ce qu'elle eut toujours de généreux, de noble et d'humain. Cependant Pirenne ne passait pas à Strasbourg sans nous faire signe, à Bloch et à moi. Et il vint même faire à nos étudiants une série de leçons qui leur permirent d'admirer, en connaissance de cause, la puissance incontestable de son esprit. Vedettes sur scène. La toile de fond - c'était la Bibliothèque, l'admirable
Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, ses trésors
étalés sous nos yeux, à portée de nos mains : un instrument de
travail incomparable, unique en France. Si quelques-uns d'entre nous
doivent laisser une œuvre derrière eux, c'est à la Bibliothèque
de Strasbourg qu'ils le doivent en partie. À ses prodigieuses
ressources, qu'ils n'ont fait qu'exploiter.»10
Il y a là un
premier mythistoire qui touche à la fondation des Annales :
celui de penser que Bloch et Febvre étaient tenus en marge de la
carrière universitaire. Bien au contraire, ils furent des militants
de la refrancisation de l'Université de Strasbourg où ils étaient
tous deux professeurs. Avec eux des sociologues issus de la mouvance
de Durkheim, tel Maurice Halbwachs (qui devait disparaître dans le
camp de Buchenwald en 1945) et Charles Blondel devaient fournir aux
fondateurs les premiers questionnements mettant en relation la
psychologie et les comportements sociaux. Piganiol, historien de la
Rome antique; Georges Lefebvre, héritier de Mathiez avec la
Révolution française, et surtout les passages remarqués de
l'historien belge Henri Pirenne ont marqué de leurs sceaux la future
revue. Pirenne rencontre Bloch et Febvre le 1er mai
1920 : «Le refus de la spécialisation, l'originalité de ses
vues en histoire économique et sociale, l'insistance à affirmer la
nécessité d'une histoire comparative ont impressionné ses jeunes
collègues strasbourgeois.» (R. Demoulin) Pirenne, comme Braudel
plus tard, a rédigé sa vaste Histoire de la Belgique en
détention, durant la guerre. Ce qu'ils préfèrent chez lui, c'est son goût pour la modernité malgré sa réputation de médiéviste. On connait l'anecdote rapportée par Bloch dans son Apologie pour l'histoire ou métier d'historien : «...j'accompagnais, à Stockholm, Henri Pirenne; à peine arrivés, il me dit : "Qu'allons-nous voir d'abord? Il paraît qu'il y a un Hôtel de Ville tout neuf. Commençons par lui." Puis, comme s'il voulait prévenir un étonnement, il ajouta : "Si j'étais un antiquaire, je n'aurais d'yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis un historien. C'est pourquoi j'aime la vie."»11 Pour Bloch, la leçon devait servir jusque devant le peloton d'exécution. Bloch, Febvre et Pirenne se retrouveront régulièrement à Gand jusqu'à la mort de l'historien belge (1935).
À côté de l'Université de
Strasbourg, qui fut un lieu de rencontres d'éminences intellectuelles,
il y avait aussi un autre lieu de rencontres tout aussi déterminant. Celui de la Revue de synthèse historique,
«lancée par Henri Berr en 1900. Au sens large, l'histoire des
Annales commence ici, dès l'aurore du XXe
siècle. Henri Berr, qui paradoxalement n'est pas de formation
historienne mais littéraire et philosophique, professeur de
littérature à Henri-IV, soutient en 1898 une thèse de doctorat de
nature philosophique. Ce franc-tireur venu d'ailleurs n'en est que
plus à l'aise pour se positionner à l'écart des normes
institutionnelles et corporatives, pour réclamer que les barrières
s'effondrent et que se réalise une synthèse entre tous les efforts
scientifiques. Il considère l'histoire comme la science des sciences
dont l'essence est de nature psychologique. L'histoire est pour lui
l'instrument même de la synthèse qu'il appelle de ses vœux, mais
une histoire nouvelle, telle que la conçoivent les durkheimiens. La
Revue de synthèse historique s'attaque au fétichisme du fait, au
réductionnisme de l'école méthodique. Henri Berr préconise une
histoire-synthèse, une histoire globale qui prenne en compte toutes
les dimensions de la réalité, de l'économique aux mentalités,
dans une perspective scientifique.»12
C'est dans la Revue
de synthèse historique que le combat mené par les historiens de
Strasbourg va prendre une ampleur nationale. Il s'agit de guerroyer
contre la vieille histoire patriotico-pétard, celle baptisée avec mépris d'histoire-bataille par l'un et par histoire
historisante par l'autre. Bien avant la revue d'Henri Berr, il y
avait eu quelques coups de semonce tirés par des historiens
insatisfaits de la dictature des historiens positivistes cantonnés
dans la célèbre Revue historique, fondée par Gabriel Monod
et Fustel de Coulanges. «Dès 1894, Pierre Lacombe publie une première édition de L'histoire considérée comme science. Il assigne à l'histoire des perspectives sociologiques, une recherche de lois. Il invite déjà, avant Simiand, les historiens à se détourner des événements, de tout ce qui relève de l'unique, du singulier, car une science doit établir des parallèles, des constantes. Le directeur de la Revue historique semble sensibilisé par les critiques formulées et manifeste son espoir pour une histoire renouvelée s'ouvrant aux mouvements lents et aux conditions économiques et sociales plus propices à l'élaboration des lois. Mais telle n'est pas l'évolution suivie par l'establishment historique; il se regroupe au contraire autour d'un livre manifeste - se voulant une parade à l'offensive des sociologues -, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, de Charles Seignobos, paru en 1901. Seignobos dénie à la sociologie la première place au sein des sciences sociales et considère les historiens comme les seuls fédérateurs. Avec ce livre, la guerre est déclarée. C'est dans ces conditions que François Simiand monte au front et ferraille dans un combat qui fait figure dans un premier temps "d'erreur tactique" pour une école durkheimienne qui avait plutôt pour stratégie de poursuivre des relations de complémentarité. Cette offensive a plutôt pour effet une fermeture de la corporation historienne sur elle-même.»13
François Dosse a raison de parler de «bombe à retardement», car l'article de Simiand était un véritable défi lancé aux historiens établis que leur lançait ce sociologue de la mouvance d'Émile Durkheim et de sa revue, L'Année sociologique, fondée en 1898. «François Simiand jette un pavé dé-vastateur dans la mare. Il appelle les historiens à se débar-rasser de leurs oripeaux pour se rénover et reprend la métaphore de Bacon sur les "idoles de la tribu des historiens". Elles sont au nombre de trois, toutes aussi inutiles. Il y a d'abord "l'idole politique, c'est-à-dire l'étude dominante, ou au moins la préoccupation perpétuelle de l'histoire politique"; s'y ajoutent "l'idole individuelle ou l'habitude invétérée de concevoir l'histoire comme une histoire des individus", et, enfin, "l'idole chronologique, c'est-à-dire l'habitude de se perdre dans des études d'origines".»14
Évidemment, Berr partage la critique vitriolique de Simiand, qui restera jusqu'à sa mort (1935) rattaché aux Annales. Il faut noter «l'énergie organisatrice, la force de
conviction que ce docteur en philosophie, professeur de lycée, a
consacrées au renouvellement des sciences humaines et au
renforcement de la communauté scientifique, correspondaient mieux à
leur tempérament fédérateur et au rôle qu'ils assi-gnaient à leur
revue que la stratégie de groupe, voire de secte d'Émile
Dur-kheim.»15
Cette tendance à se faire sectaire ne plaît toutefois pas à Berr
tant il «récuse toute forme de dogme, de cadre théorique trop
rigide, sa revue devient jusqu'à la Première Guerre mondiale
l'instrument d'un débat très œcuménique entre toutes les sciences
humaines. Par ailleurs, il veut renouer le lien défait par l'école
méthodique entre le présent et les études historiennes, les
préoccupations contemporaines doivent orienter les travaux de
recherche. Autant d'orientations qui annoncent directement le
discours des Annales.»16
Comme son collègue, le philosophe Alain, Henri Berr demeurait un kantien convaincu. Il savait séparer «nettement son métier d'enseignant de son activité éditoriale vouée au dialogue entre disciplines et à l'élaboration d'une science de l'Homme. Bien qu'il situe son effort d'animation intellectuelle pour l'essentiel hors du cadre des institutions universitaires, il ne s'adresse pas à l'opinion comme Alain mais au milieu savant. Il ne poursuit pas une stratégie de rayonnement personnel mais de dialogue entre disciplines et de recherches collectives.»17 Pour cette raison il situera dans le champ historiographique plutôt que sociologique la possibilité des rencontres interdisciplinaires : «Son refus d'appliquer au monde humain la réduction méthodique en quoi se reconnaissait depuis Descartes la démarche scientifique le conduit à rechercher un principe d'unité qui ne se réduise pas à l'unification des savoirs.»18 De cette conception philosophique, Febvre et Bloch développeront une authentique épistémologie de l'histoire.
La Revue de
synthèse historique devait être la démonstration de la
conception déjà totalisante de Berr, qu'il prolongera par la mise
sur pied d'un Centre de synthèse voué aux débats théoriques et aux nouveaux courants de la pensée scienti-fique. À tort, il s'intéresse
davantage à faire dialoguer les spécia-listes plutôt que de
s'inté-resser au contenu même de leurs travaux. Cette
«incuriosité à l'égard des contenus de savoir l'a empêche de
faire aboutir le projet de recherches concertées induit par le
concept de synthèse historique. Ainsi s'explique le fait que les
enquêtes collectives lancées dans les premiers numéros de la
Revue de Synthèse historique ont tourné court alors que l'idée
reprise par les Annales est vite devenue la colonne vertébrale
de la nouvelle revue.»19
Dosse explique différemment les causes de l'échec de la Revue de
synthèse historique :
«Pourquoi alors
le lancement des Annales en 1929 si une revue similaire
existait déjà? Cela tient essentiellement à certaines
insuffisances de l'entreprise de transformation d'Henri Berr, dont
Lucien Febvre et Marc Bloch tireront les leçons. En premier lieu,
Henri Berr n'a pas voulu constituer une école autour de lui,
contrairement aux sociologues autour de Durkheim. Ce refus confinait
son discours à la périphérie à partir du moment où il n'était
pas soutenu par une stratégie de conquête des places, d'occupation
des chaires universitaires. La révolution des idées était faite,
il manquait l'essentiel, le relais institutionnel pour la diffusion.
Par ailleurs, la guerre de 1914-1918 a provoqué chez Henri Berr une
réaction germanophobe et triomphaliste qui lui a fait faire quelque
peu marche arrière par rapport à ses ambitions premières.»2
Quoi qu'il en soit, après le coup de Simiand de 1903, la Revue de synthèse historique a ouvert large ses portes aux historiens de Strasbourg. Sa participation au mouvement amorcé par les universitaires trouvèrent en Henri Berr une source d'influence non négligeable tant elle «a été personnelle : non en raison des relations au demeurant contrastées que les fondateurs des Annales ont entretenues avec lui, mais en raison du modèle de l'action et de l'éthique scientifiques qu'il a été pour eux. Cette influence a été également intellectuelle. L'ascendant qu'il a eu sur eux provenait moins de ses conceptions sur la synthèse en histoire que du climat de débat et de réflexion théorique qu'il a su créer dans sa revue et surtout dans les Semaines du centre de synthèse. Participants assidus à ces rencontres, Marc Bloch et Lucien Febvre y ont côtoyé l'élite la moins conformiste et la plus novatrice du monde savant. Son influence sur eux a été enfin pratique. Ils ont repris dans leur propre revue la stratégie éditoriale volontariste de la Revue de Synthèse historique pour mobiliser les sciences humaines et faire dialoguer les disciplines...»21 Même après la fondation des Annales, Bloch et Febvre continueront d'entretenir des rapports étroits avec Berr : «La Revue de Synthèse a été et demeure une revue de grande qualité, particulièrement dévolue aujourd'hui à l'histoire intellectuelle. Si elle n'a pas fait école comme les Annales, contrairement aux ambitions de son fondateur, c'est peut-être parce qu'Henri Berr l'avait conçue avant tout comme une revue d'idées. Moins préoccupé de transformer la pratique des historiens que d'encourager la réflexion théorique et le dialogue épistémologique entre disciplines...»22
La Revue de synthèse, aux
yeux de Febvre, poursuivait
le climat qui régnait dans les années 1920 à l'Université de
Strasbourg. Dans un hommage rendu à Henri Berr, il ajoutait :
«Civilisation, mot abstrait? Mais qui veut savoir ce que,
derrière ce mot, il peut tenir de réalité humaine, de réalité concrète – qu'il vienne assister à vos Semaines de Synthèse. Je
reverrai toujours, pour ma part, la saisissante séance de discussion
qui clôtura l'une des plus riches parmi ces Semaines : celle qui fut
consacrée, en 1933, aux notions de sciences et de loi scientifique.
Il y avait là (je ne parle pas des absents) Gonseth, de Zurich,
mathéma-ticien; Mineur, astronome, et Bauer, physicien; Guénot,
biologiste; Halbwachs, sociologue, et Brunschvieg, philosophe. Il y
avait ces deux chers disparus : Abel Rey, plus brillant, mieux en
forme que jamais – et François Simiand au regard si prenant, au
regard teinté de mélancolie profonde, comme ceux qui doivent mourir
trop tôt. Il y avait, présidant cette assemblée de grands esprits,
tous maîtres dans leur domaine, Langevin, notre grand et cher
Langevin, le plus grand de nos philosophes scientifiques à cheval
sur les deux siècles. Et j'étais là aussi, historien – modeste
de la modestie d'une discipline qui n'a point encore trouvé sa forme
véritable, modeste de la modestie de nos réalisations confrontées
avec l'ambition de notre idéal...»23
Il faut considérer
Berr comme l'esprit derrière Bloch et Febvre. Il les a orienté dans
leurs conceptions épistémologiques comme dans leurs engagements
stratégiques au sein du milieu des historiens français du demi-XXe
siècle : «La synthèse historique, que sa nouvelle revue appelle
de ses vœux, est une psychologie. Psychologie historique? Histoire
intellectuelle? Henri Berr hésite visiblement, car il rêve de
réunir les deux dans une approche globale du monde psychique dont
l'individu serait l'élément unificateur. C'est dans les mêmes
termes que Lucien Febvre conçoit l'histoire des mentalités. On
serait donc tenté de rattacher sa manière d'aborder la vie mentale
à la psychologie historique préconisée par Henri Berr et celle de
Marc Bloch auquel Lucien Febvre reproche de verser dans le
sociologisme à la filiation de la sociologie durkheimienne. Le
premier s'attacherait à reconstituer l'univers mental d'une époque,
des formes les plus émotionnelles, les plus spontanées aux plus
réflexives tel qu'il trouve son unité dans la conscience
individuelle; le second accorderait la priorité aux manifestations d'un inconscient collectif.»24 L'intérêt porté par Berr pour la psychologie l'aurait finalement décidé à se
porter vers l'historiographie plutôt que la sociologie, tant ce
philosophe kantien sentait, surtout après la Grande Guerre, «le
besoin de préserver l'individualité de la conscience
particulièrement dans ses formes d'activité les plus élevées,
c'est-à-dire l'activité intellectuelle.»25
«"Il ne
faut pas estimer les valeurs à notre seul point de vue,
déclare [Febvre]. L'historien doit entrer, si j'ose dire, dans la peau
des hommes du passé et se garder de juger le passé sous l'angle du
présent." Son désaccord avec l'idée de l'unité de la
conscience humaine surplombant l'histoire que ne cesse de défendre
Henri Berr en s'appuyant sur une tradition philosophique qui va, pour
reprendre la formule de Marina Néri, "du cogito cartésien au
courant de conscience bergsonien" apparaît encore plus
nettement dans la communication qu'il présente lors de la semaine de
1938 sur la "Sensibilité". Il y soutient l'hypothèse
d'une alternance entre des périodes où domine l'affectivité et
d'autres, où domine l'intellectualité qui suppose des variations, à
travers l'histoire, de la structure psychologique des individus.»26
Bloch et Febvre ont donc rendu l'hommage qu'il fallait à l'œuvre d'Henri Berr. C'est la Revue de synthèse historique et la collection L'Évolution de l'humanité des éditions Albin Michel qui ont consolidé l'activité des professeurs de l'Université de Strasbourg et leurs disciples de plus en plus lointain. C'est le paradoxe d'ailleurs que ces professeurs, «les fondateurs des Annales veulent sortir le raisonnement historique de l'enfermement disciplinaire et universitaire. Ils font largement appel aux économistes en premier lieu, aux géographes, aux sociologues, c'est-à-dire aux spécialistes de disciplines avec lesquelles les historiens doivent apprendre à dialoguer.»27 Il faut rappeler qu'«au moment où ils fondent les Annales, Marc Bloch vient de publier Les Rois thaumaturges et Lucien Febvre Un destin, Martin Luther. L'étude des mentalités est au centre de leurs préoccupations comme en témoignent les projets d'enseignement qu'ils présentent chacun de leur côté dans leurs candidatures au Collège de France en 1929.»28 Ce ne sont donc pas seulement des rêveurs, mais des praticiens qui entendent bien appliquer leurs principes épistémologiques et leurs questionnements à l'Histoire.
C'est là un aspect
pratique qui ne doit pas nous échapper. Les Annales sont
militantes, comme l'était avant elle la Revue de synthèse
historique. Ses historiens ne sont pas passifs, mais actifs et
l'École peut «d'autant mieux mener son offensive qu'elle développe une stratégie née du triple enseignement des échecs à réaliser une science sociale unifiée au début de ce siècle; ceux de l'école
géographique vidalienne, de l'école durkheimienne et de l'entreprise de synthèse de Henri Berr. Elle se présente d'emblée comme une école militante, en marge, appelant les sciences sociales au secours pour déstabiliser l'histoire historisante dominante, une école martyre, victime d'ostracisme pour ne pas effrayer ses partenaires éventuels. Cette école refuse tout dogme, toute philosophie ou théorie de l'histoire, d'où une grande plasticité et mobilité, une capacité d'intégration dans le champ de recherches le plus large possible. La conjonction d'une stratégie ferme d'alliances et d'un œcuménisme épistémologique permet à l'école des Annales d'éliminer ses rivales.»29 Son succès vient également du fait que, «dans
les années trente, à un moment où l'économie se trouve bloquée
dans les facultés de droit, l'école durkheimienne dispersée et
toujours écartelée entre les facultés de droit et de lettres;
quant à l'école géographique, elle semble s'essouffler : "La
place était à prendre, les Annales l'ont prise" (A.
Burguière).»30
Le côté positif de leur militance puisait dans la fascination pour la géographie. Avec L'Année sociologique de Durkheim, elle puisait dans les œuvres de Paul Vidal de La Blache (1845-1918), qu'elle opposait au géographe allemand Friedrich Ratzel. «L'objet de la géographie vidalienne n'est... qu'incidemment l'homme, c'est avant tout une science des lieux, des paysages, des effets visibles sur la surface terrestre des divers phénomènes naturels et humains. L'homme humanise la nature en même temps qu'il y a naturalisation de l'homme. La géographie vidalienne se veut avant tout descriptive.»31 Ici, point de construction théorique trop rigide, préférant la description, l'observation. Les monographies régionales se multiplient; les photos aériennes font ressortir des paysages, des constructions enfouis qui valent bien des archives écrites et des cartulaires. À cela, enfin, les Annales ajoutèrent un dernier référent scientifique : l'expérimentation. Avec l'Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard, la médecine devient un itinéraire modèle où le descriptif géographique trouve son correspondant dans le descriptif anatomique et physiologique; un modèle de «connaissance médiatisée en autant d'études de cas.»32 Pour une histoire qui se voulait comparatiste, ces sources d'inspiration géographique et médicale feront toute l'originalité de la première génération des Annales.
Mais, on l'a dit,
la militance des Annales avait aussi un côté négatif tant elle luttait contre l'histoire historisante, c'est-à-dire une histoire
factuelle, événementielle, singulative : «Face aux sciences qui recherchent la construction de lois, dont l'objet est de ce fait la répétition, la régularité des phénomènes, l'histoire se pose comme une discipline idiographique, à la recherche du particulier, du singulier, de ce qui ne se reproduit pas, laissant aux sciences nomothétiques le soin de découvrir les lois de la nature. Cette conception de l'histoire a fait progresser la recherche, en portant un soin particulier à la critique des sources, à leur classification, en développant l'érudition.»33 Plutôt qu'historisante, on appelle cette tendance de fond l'historicisme, hérité de l'école allemande issue de Leopold von Ranke, au milieu du XIXe siècle et qui contenait déjà les présupposés affichés plus tard par Langlois, Lavisse, Seignobos et Fustel, dont «le refus de toute réflexion théorique, la réduction du rôle de l'histoire à la collection des faits, l'affirmation de la passivité de l'historien face aux matériaux qu'il traite.»34 Ils en voulaient surtout au fait que cette pensée historiciste serve avant tout aux intérêts de causes idéologiques et politiques. Pour Lucien Febvre, «l'histoire qui sert, c'est une histoire serve.»35 Les Annales laisseront donc l'histoire politique aux départements de Science Po et aux autres revues déjà instituées, telle la Revue historique et même des revues spécialisées dans l'histoire-bataille, des guerres, des chefs d'armées et des États.
Ce rejet du politique ne relève pas du fait que Bloch et Febvre furent apolitiques. Au contraire : «Marc Bloch et Lucien
Febvre sont l'un et l'autre profondément républicains et attachés
aux valeurs de la démocratie. Ce sont des hommes de gauche de
sensibilité socialiste. Ils ne sont pas indifférents au rôle
proprement civique de la connaissance historique. Mais ce rôle
civique ne tient pas selon eux à la vertu édifiante du passé et
surtout du passé national censés incarner dans leur trajectoire (la
construction de l'unité nationale, l'instauration de la démocratie
parlementaire, etc.) les valeurs qui fondent la citoyenneté. Il
procède des vertus intellectuelles de l'interrogation du passé, de
la capacité qu'elle nous procure à faire face aux problèmes du
présent, à déchiffrer notre propre société, à contextualiser et
à relativiser les attitudes qui nous inquiètent ou nous
indignent.»36
Leur rejet du politique dépendait plutôt des liens inextricables qui
la maintenait unie à la méthode positiviste classique des Monod,
Langlois et Seignobos.
L'objet privilégié
des historiens des Annales c'étaient les mentalités. Même si
le sous-titre de la revue mentionne l'économie et la société, les
problèmes socio-économiques sont toujours envisagés sous l'angle
des rapports psychologiques et moraux qu'ils entretiennent avec
l'ensemble de la société. Avant même la fondation des Annales,
on l'a vu, les publications de nos historiens ont visé des
phénomènes psychologique : chez Bloch, la croyance superstitieuse que les
rois couronnés pouvaient guérir des écrouelles en apposant les
mains; chez Febvre la jeunesse tourmentée du jeune Luther :
«La notion de
mentalités que les Annales vont populariser a sans doute pris corps,
pour Marc Bloch, avec son imprécision et sa complexité dans
l'expérience du front. À la fois structure cognitive et structure
émotionnelle, système de représentations mais aussi réceptacle
d'images inconscientes qui submergent l'acteur social plus qu'elles
ne l'informent, les mentalités sont pour Marc Bloch ce qui permet de
retrouver la couleur propre du passé, d'appréhender une société
disparue dans les catégories à l'aide desquelles elle se pensait
elle-même. Reflet des structures économiques et sociales? Marc
Bloch écarte le déterminisme réducteur d'une telle conception qui
pourrait être celle des marxistes. Dispositif conceptuel avec lequel
une société appréhende le monde? Il accepte cette dimension qu'il
appellera plus tard avec Lucien Febvre... l'outillage mental,
mais ne peut se contenter d'une approche purement intellectuelle des
mentalités qui réduit celles-ci à leur fonction cognitives.
Assemblage des croyances partagées qui assurent la cohésion d'une
société? C'est la conception durkheimienne qui fait des
représentations l'armature et le ciment tout à la fois du système
social, une conception dont Marc Bloch se sent proche mais dont
l'expérience de la guerre lui a fait entrevoir l'incomplétude.»37
Les deux historiens entretenaient donc des rapports différents avec la psychologie historique. D'ailleurs, leur amitié était souvent mise à l'épreuve par des querelles personnelles liées à leur carrière respective qu'à des questions épistémologiques. Bloch et Febvre envisageaient distinctement le rapport de la société à la psychologie collective. Celle de Bloch, à cause de ses expériences personnelles, était davantage liée à ses années de tranchées : «L'approche de Marc Bloch, illustrée par son étude sur les rumeurs de guerre comme par son livre Les Rois thaumaturges, privilégie les manifestations d'un inconscient collectif qui structure la société et s'incarne dans des institutions ou des habitudes avant de commander les attitudes individuelles. Les représentations qui font la texture de l'inconscient collectif permettent de comprendre l'organisation sociale et l'atmosphère mentale d'une époque. Mais elles ne sont réductibles ni à une époque ni à un groupe social particuliers.»38
«Lucien Febvre
de son côté a inspiré le développement d'une psychologie
historique attentive à suivre dans l'évolution des attitudes
intellectuelles et affectives le changement d'équilibre entre
l'émotionnel et le délibéré. Largement encore homme des Lumières,
il conçoit l'essor de la rationalité, l'acquisition du sens de
l'impossible, la maîtrise des émotions, non comme une tendance
naturelle mais comme une évolution positive. [...] Mais on
discerne aussi dans la pensée de Lucien Febvre une vision fin de
siècle de l'essor des conduites rationnelles nettement moins
optimiste qu'il doit peut-être à sa familiarité avec l'œuvre de
Joan Huizinga. Cette vision véhiculée par le freudisme comme par la sociologie critique allemande qui inspire Huizinga, considère l'essor de la rationalité dans l'économie psychique de l'individu
comme un processus à la fois constructif et répressif.»39
En abordant des thématiques comme l'économie, les sociétés et les mentalités, l'historiographie des Annales renouvelaient le rapport intellectuel au temps. Bloch et Febvre invitaient les historiens à s'intéresser non plus au temps court de l'événement, mais à celui que Braudel appellera la longue durée. Comment faire l'étude des changements sociaux de ce qui peut prendre des siècles à se transfor-mer? Interroger les anthro-pologues - de Levy-Bruhl à Levi-Strauss - rapprochait de l'anthropologie à la vitesse dont les Annales s'éloignaient du politique! Burguière observe ainsi que «Marc
Bloch s'attache à discerner dans les habitudes et leur
institutionnalisation la rémanence, parfois la résurgence ou la
transformation de conceptions très anciennes qui peuvent se mêler à
des formes de pensée beaucoup plus récentes. Les changements
profonds des sociétés qu'il cherche à analyser prennent appui sur
une conjugaison de temporalités différentes ou plutôt sur une
temporalité propre aux mentalités; celle que Braudel nommera "la
longue durée" mais que je préfère appeler "le temps
anthropologique" – un temps fait de chevauchements, de
recommencements et parfois d'innovations subites puisant dans un
fonds culturel très ancien et pratiquement commun à toute
l'humanité»40
À l'opposé,
«Lucien Febvre a une conception de l'univers mental plus
historiciste que Marc Bloch. Soucieux avant tout de reconstituer la
cohérence intellectuelle d'une époque à partir des pensées et des
réactions d'un individu d'envergure qui résume les préoccupations
de son temps, il n'admet pas plus l'intemporalité de la nature
humaine que celle de l'esprit humain. Une époque se définit aussi bien par l'équilibre psychologique qu'elle installe entre l'activité
affective et l'activité réflexive que par ses possibilités de
conceptualisation. Pour lui, l'étude des mentalités ouvre l'horizon
non seulement de l'histoire sociale mais aussi de l'histoire
intellec-tuelle.»41 Febvre trouvait dans des individus particulièrement représentatifs, (Luther, Rabelais, Marguerite de Navarre...) l'expression de sensibilités spontanées face aux changements de l'organisation de leurs sociétés à l'origine de la modernité. Les historiens des
futures Annales et plus tard de la Nouvelle Histoire reprendront
toujours plus ou moins les divisions des approches rivales de Bloch et de Febvre :
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Mais leur apport qui
demeure le plus important au niveau épistémologique est ce qu'on appelle l'histoire-problème. Pour Febvre, «il
n'y a pas le passé qui engendre l'historien. Il y a l'historien qui
fait naître l'histoire.»46
En effet, «ce ne sont pas les sources qui
renouvellent le point de vue de l'historien mais les questions qu'on
leur pose. Tout leur effort éditorial est dirigé vers ce
questionnement.»47
Pour s'opposer au positivisme qui rejetait l'investissement subjectif
de l'historien dans le processus d'enquête, Bloch et Febvre envisageaient nettement «construire l'objet» de la recherche, non de l'attendre qui ressoude sui generis des documents :
«Construire l'objet, c'est pour l'historien partir d'une
question, non d'un fonds d'archives.»48
L'historien devait partir d'une question propre, d'une question aussi
qui représentait les interrogations (les inquiétudes? les espérances?) de son temps. C'était affirmer ce présentisme qu'Henri Pirenne avait exposé à Bloch :
«Alors que
l'école historiciste considérait la pratique historienne, dans une
démarche scientiste, comme coupée du présent, Lucien Febvre invite
l'historien à s'inspirer des problèmes que pose le temps présent
dans lequel il vit, pense et écrit. L'interrogation du passé à
partir du présent a pour les Annales une valeur heuristique.
L'histoire est une "réponse à des questions que l'homme
d'aujourd'hui se pose nécessairement". Le présent aide à la
recherche du passé et permet de valoriser une histoire-problème et
d'enrichir la connaissance du passé. À partir de cette valeur
heuristique du présent, les Annales défendent une conception
relativiste du discours historique, car l'histoire étant plongée
dans son temps, immergée dans les problèmes du présent, il en
résulte une construction du temps historique, des éclairages,
découpages dont les limites sont celles-là mêmes qui ont permis
les recherches.»49
L'historien québécois Guy Massicotte a donné une définition assez précise de ce qu'est l'histoire-problème : «L'histoire-problème est une façon d'organiser notre connaissance du passé qui a ceci de particulier qu'elle concentre notre connaissance en fonction d'un point très précis défini, en général, par une question et des sous-questions. Dans les autres formes d'organisation des connaissances historiques, on utilise soit le mode classique du récit, dans lequel les faits sont agencés en fonction de l'intérêt, voire de l'amusement du lecteur, et où, sous des apparences d'objectivité, tous les détours et toutes les déformations sont possibles, soit des formes extérieures au sujet à l'étude (ordre chronologique ou même méthodique) en ordonnant les thèmes selon une conception du monde, une philosophie de l'histoire, par exemple, la nation et l'État, les institutions juridiques et religieuses, l'économique, le social et le politique, les infrastructures et les superstructures, la longue et la courte durée, les structures et les conjonctures etc. On oscille alors du positivisme le plus formel, sinon même factice et sans intérêt, à des reconstitutions qui, sous le couvert du positivisme, sont en réalité des projections sur le passé d'idéologies actuelles»50
La méthode par la problématique se revêtait d'une valeur heuristique parce qu'elle élevait l'histoire au rang de la science expérimentale inspirée par Claude Bernard. Elle rapprochait l'historien du médecin, sans en faire un prophète : «Partir d'une question, c'est partir de soi-même au lieu de s'effacer artificiellement du champ d'analyse comme le voudrait la conception positiviste de l'objectivité. Ce cogito méthodique de l'historien n'a rien à voir avec le subjectivisme narcissique... L'historien n'y est pas pris en compte pour les particularités psychologiques de sa personnalité et le sentiment de son individualité mais pour son appartenance au présent. C'est elle, à travers la culture et les préoccupations de son époque, qui guide l'historien dans sa manière d'appréhender le passé et de l'interroger. C'est pourquoi l'on peut concéder à l'historicisme que le passé ne cesse de se transformer avec le mouvement de l'histoire.»51 Bref, les Annales ramenaient l'historien au centre de l'histoire en le faisant non seulement l'interprète, mais surtout l'interrogateur de l'histoire; l'enquêteur authentique autrefois entrevue par Hérodote. Ce faisant, l'historien cessait de se dissimuler derrière des témoignages dont il faisait l'interprétation sienne malgré tout. Tout cela ne risquait-il pas de miner la foi des Annales dans la science? «L'histoire que je tiens pour l'étude, scientifiquement conduite, des diverses activités et des diverses créations des hommes d'autrefois saisis à leur date, dans le cadre des sociétés extrêmement variées et cependant comparables les unes aux autres...»52
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Buste Hérodote/Thucydide |
Ce ne fut pas avant les lendemains de la Seconde Guerre mondiale que l'histoire-problème trouva sa véritable dynamique, les traumatismes subis à la suite de la «Seconde Guerre de Trente ans», comme l'appelait de Gaulle, ramenait le question-nement non seulement des historiens profes-sionnels, mais de l'ensemble des popu-lations mondiales frappé par la guerre totale. Durant un certain temps, on se mit à réécrire des récits de cette période sur le mode le plus traditionnel, puis, l'historien réalisa qu'il ne pouvait plus «se contenter d'écrire sous la dictée des documents. Il doit leur poser des questions, les insérer dans une problématique». Surtout que Febvre avait perdu confiance dans l'essentialité de ces documents écrits : «l'histoire se fait avec des documents écrits,
sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se
faire, sans documents écrits s'il n'en existe point.»53 Febvre, «plus aventureux que
Marc Bloch dans ses curiosités et dans ses jugements», préférait «toujours l'originalité de l'hypothèse à la
rigueur de la démonstration, l'acte d'interroger le passé pour se
comprendre soi-même à la pertinence de la question posée.»54 Il en fit donc cette «matrice théorique de la conceptualisation future d'une histoire structurale.» «L'affirmation d'une histoire-problème, rappelle Dosse, est devenue «un élément essentiel du paradigme des Annales depuis 1929, puisque, aujourd'hui encore, à une question de Bernard Pivot, à Apostrophes, demandait de définir d'un mot la nouvelle histoire, Jacques Le Goff répondit : "La nouvelle histoire, c'est une histoire-problème."»55 Les Annales prendraient un temps à se remettre de ce moment tragique
s'il en fût avec ses morts - Bloch fusillé [Le président Macron a annoncé le 23 novembre 2024, à l'occasion du 80e anniversaire de la Libération de Strasbourg, que Bloch entrerait au Panthéon le 16 juin 2026]; Halbwachs mort à Buchenwald -, «où l'histoire frappe à la porte des laboratoires
des spécialistes qui sont passés à côté d'elle sans la voir.»56 Il devenait impératif, pour ne pas succomber au dicton, de se préparer à l'éventualité d'une troisième guerre!
Cette globalisation du monde dans la destruction et le malheur rendit plus immédiat aux consciences ce que le jeune Bloch entendait par le comparatisme en histoire : «Les sociologues fondaient leur discipline comme science dans la mesure où elle accédait au comparatisme. Marc Bloch reprend cette perspective pour les historiens : "L'avenir, peut-être, de notre science est à ce prix." Les conditions nécessaires pour la réussite de cette entreprise sont pour Marc Bloch de comparer ce qui est comparable, soit des sociétés ayant entre elles une certaine similitude de départ. Pour éviter une démarche non historienne, maniant de grandes généralités extra-spatiales et temporelles dans de grandes comparaisons d'ordre analogique, Marc Bloch limite le comparatisme aux sociétés de même type et considère cette démarche comme beaucoup plus scientifique que des exégèses sur les similitudes entre les sociétés primitives et la société antique occidentale. Il importe donc de partir d'une proximité soit spatiale, soit temporelle. L'histoire comparatiste doit permettre à l'histoire d'avoir accès aux causes fondamentales des phénomènes observés, de lui révéler les ressorts véritables des ressemblances et des dissemblances. L'autre intérêt majeur du comparatisme est de sortir l'histoire des frontières artificielles qui fondent sa recherche, de transgresser les compartiments topographiques comme les frontières nationales des États...»57 Nous pouvons mesurer tout ce qui sépare le comparatisme de Bloch de celui de Toynbee, davantage porté vers les analogies et les similitudes générales. Mais ce qui l'en rapproche aussi, c'est lorsqu'il parle de «sociétés ayant entre elles une certaine similitude de départ.» L'histoire-problème de Toynbee, si on peut dire, c'est la genèse des civilisations, avant que leurs développements portent sur des similitudes que justifie l'approche phénoménologique de l'historien britannique.
Hans-Dieter Mann parle des mentalités des Annales comme d'un Zusammenhang, une «structure formée par les éléments caractéristiques d'une époque, [qui] fait espérer que méthodiquement entreprise, l'étude de cette structure ouvrira des perspectives multiples par lesquelles chaque point obscur ou controversé est susceptible de recevoir des lumières nouvelles»58 -, de l'économie à la société et - chemin inverse -, de la crise de 1929 à l'étude des prix sur le long terme, les Annales ont fini par déboucher sur l'étude des mentalités, c'est-à-dire de psychologie collective tout à fait originale. C'est peut-être pour cela que contre l'histoire patriotique ou nationaliste, et surtout ici au Québec, elle prit du temps à fleurir dans notre historiographie. Dans un article publié dans la Revue d'histoire de l'Amérique française de 1979 : «L'influence de l'école des Annales au Québec», Alfred Dubuc (dont le directeur de thèse était Fernand Braudel), avait peu de noms à citer. Cette influence ne fut pourtant pas nulle. Elle écarta Fernand Ouellet (1926-2021) des problèmes de mélancolie de Julie Papineau pour l'orienter vers l'histoire économique et sociale du Bas-Canada - c'est le proche de Febvre, Robert Mandrou, spécialiste de la psychologie historique, qui signa la préface de cette brique -, mais cette influence passa par d'autres voix que l'historiographie, en particulier par l'École des sciences sociales de l'Université Laval et s'exerça sur des chercheurs comme Falardeau, Dumont, Hamelin et Roby. La diffusion des Annales en Amérique du Nord permit même un rapprochement entre historiens francophones et anglophones au Canada. L'Université de Montréal, toujours empêtrée dans ses obsessions nationalistes tournant autour de la Conquête, l'accueillit que tardivement, alors que l'UQAM vénérait l'idole marxiste dont même si les résultats bénéfiques ne sont pas à dédaigner, travailla trop souvent, pour reprendre l'expression colorée de Jean Bouvier, «à la hache» plutôt qu' «au scalpel»⌛
Notes
2 L. Febvre. Combats pour l'histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 211.
3 A. Burguière. op. cit. p. 76.
4 A. Burguière. ibid. p. 24.
6 A. Burguière. ibid. p. 40.
7 L. Febvre. op. cit. p. 393.
8 L. Febvre. ibid. p. 394.
9 L. Febvre. ibid. p. 391.
10 L. Febvre. ibid. pp. 399-400.
11 M. Bloch. Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, Armand Colin, Col. Uprisme, # 34, 1974, p. 47.
12 F. Dosse. L'histoire en miettes, Paris, La Découverte, Col. Armillaire, 1987, pp. 36-37.
13 F. Dosse. ibid. pp. 22-23.
14 F. Dosse. ibid pp. 21-22.
15 F. Dosse. ibid. pp. 104-105.
16 F. Dosse. ibid. p. 37.
17 A. Burguière. op. cit. p. 103.
18 A. Burguière. ibid. pp. 103-104.
19 A. Burguière. ibid. p. 115.
20 F. Dosse. op. cit. p. 38.
21 A. Burguière. op. cit. p. 101.
22 A. Burguière. ibid. pp. 67-68.
23 L. Febvre. ibid. pp. 341-342.
24 A. Burguière. op. cit. p.75.
25 A. Burguière. ibid. p. 75.
26 A. Burguière. ibid. p. 108.
27 A. Burguière. ibid. p. 27.
28 A. Burguière. ibid. p. 71.
29 F. Dosse. op. cit. p. 7.
30 F. Dosse. ibid. p. 39.
33 F. Dosse. ibid. p. 29.
34 F. Dosse. ibid. pp. 35-36.
35 Cité in F. Dosse. ibid. p. 29.
36 A. Burguière. op. cit. pp. 30-31.
37 A. Burguière. ibid. pp. 43-44.
38 A. Burguière. ibid. p. 76.
39 A. Burguière. ibid. p. 80.
40 A. Burguière. ibid. p. 81.
41 A. Burguière. ibid. p. 82.
42 A. Burguière. ibid. pp. 79 et 80.
43 F. Dosse. op. cit. pp. 78-79.
44 A. Burguière. op. cit. p. 78.
45 A. Burguière. ibid. pp. 108-109.
46 Cité in F. Dosse. op. cit. pp. 50-51.
47 A. Burguière. op. cit. p. 26.
48 A. Burguière. ibid. p. 34.
49 F. Dosse. op. cit. p. 60.
50 G. Massicotte. L'histoire problème, St. Hyacinthe, Edisem, Col. Méthodes des sciences humaines, # 4, 1981, p. 41.
51 A. Burguière. op. cit. pp. 34-35.
52 L. Febvre. op. cit. 20.
53 L. Febvre. ibid. p. 428.
54 A. Burguière. op. cit. p. 68.
57 F. Dosse. ibid. pp. 76-77.
58 H.-D. Mann. Lucien Febvre La pensée vivante d'un historien, Paris, Armand Colin, Col. Cahiers des Annales, # 31, 1971, p. 113.
Quel survol passionnant. J'aurais préféré etre un monomaniaque, car lorsque tant de choses vous attirent, vous ne pouvez faire que du butinage. C'est ma croix.
RépondreSupprimerLes textes de ce blogue sont évocateurs. Si Dante écrivait aujourd'hui, de qui, de quoi parlerait-il? Mais on ne peut faire du butinage que là où d'autres ont creusé, déterré, exhumé, exposé, analysé, raconté. Comme cette allégorie attribuée à Bernard de Chartes au XIIe siècle, nous sommes que des nains sur les épaules des géants. Ce qui nous permet, parfois, aussi, de voir plus loin.
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