DANS LA SPHÈRE DU SOLEIL - 2
LIONEL GROULX (1878-1967)
De la
splendeur de l'Astre se dégage maintenant une silhouette dont j'ai
peu lu les ouvrages. Certes, je l'ai souvent consultée à travers
ses recueils, ses synthèses et les biographies abondantes dont il
fait l'objet. Je parle de l'abbé puis du chanoine Lionel Groulx
(1878-1967). Le seul livre de lui, je crois, que j'ai lu d'un couvert à l'autre, c'est sa Découverte du Canada, ouvrage
originellement publié en 1934, époque déjà où l'œuvre
livresque de Groulx était impressionnante. C'était au collégial,
dans un cours d'essai dirigé par Jean-Marie Poupart. On reproche
aujourd'hui à cet ouvrage de ne pas parler beaucoup des autochtones.
Il faut dire que l'équivalent de Marcel Trudel, Les vaines
tentatives, qui inaugurait la collection d'Histoire de la
Nouvelle-France chez Fides, (1964), en parlait à peine davantage.
Pourquoi
est-ce que je place Groulx dans la lumière étincelante de la sphère
du Soleil si je l'ai si peu fréquenté?C'est
parce que sa pensée historienne, catholique, nationaliste a occupé
l'esprit de mon enfance, dès les débuts de
mes années scolaires en 1961. Il faut avoir vécu sa Pourquoi
est-ce que je place Groulx dans la lumière étincelante de la sphère
du Soleil si je l'ai si peu fréquenté? C'est parce que sa pensée
historienne, catholique, nationaliste a occupé tout l'esprit de mon
enfance, dès les débuts de
mes années scolaires en 1961. Il faut avoir vécu sa prime jeunesse
avant les effets marqués de la Révolution tranquille pour
comprendre l'importance que la pensée groulxienne avait dans les
écoles du Québec. La surintendance de l'Instruction publique, qui
dirigeait à l'époque les programmes d'enseignements, lui faisait
une place privilégiée dans les leçons d'histoire, de géographie
et même de langue. Ses disciples, formés à ses lectures et captifs
de son esprit, rédigeaient les manuels scolaires – Guy Laviolette
(1910-1979), nom de plume du frère Henri Gingras, Frère
Achille de la congrégation des Frères de l'instruction chrétienne,
pour les manuels du cours primaire; les frères Paul-Émile Farley
(1889-1946) – auteur également d'un roman d'apprentissage,
Jean-Paul -, et
Gustave Lamarche (1895-1987), également dramaturge et poète proche
de Rina Lasner, tous les deux Clercs de Saint-Viateur, pour le cours
classique.
De sorte, donc, que
l'injection groulxienne a commencé dès ma première année
scolaire, avec la lecture que l'institutrice nous faisait du Premier
manuel d'Histoire du Canada, une
sorte de vaste bande dessinée aux images monochromes. À onze ans,
je demandai à mes parents de me procurer le manuel des Clercs de
Saint-Viateur, dans lequel j'espérais que toute l'Histoire du Canada, comprenant les épisodes omis par Laviolette s'y retrouveraient.
Mais plus que ça, l'histoire du Canada était concomitante avec
l'enseignement d'une autre Histoire, l'histoire sainte, l'histoire de
l'antique Israël et du peuple hébreu en relation avec la
mémorisation du catéchisme catholique. Malgré le fossé temporel
qui séparait Moïse de Champlain, la question se posait à savoir
quels liens unissaient les deux.
Évidemment, à l'enfance nos perceptions temporelles ne sont pas encore développées. Elles n'apparaissent qu'avec l'adolescence, quand l'individu a assez de vécu pour réaliser sa croissance, son développement et se projeter dans l'avenir, comme le demandent avec tant d'insistance les parents et les conseillers en orientation. Il demeurait donc deux durées temporelles nettement distinctes au niveau de l'éducation que ne reliait aucune continuité diachronique apparente. Pourtant, si les deux histoires s'enlignaient dans un cursus scolaire qui privilégiait le catéchisme catholique, la grammaire française et l'arithmétique, cet intérêt devait bien signifier quelque chose de latent, et ce quelque chose, c'était le groulxisme.
Dans
son essai, La création des identités nationales,
Anne-Marie Thiesse rappelle que «la véritable naissance
d'une nation, c'est le moment où une poignée d'individus déclare
qu'elle existe et entreprend de le prouver. Les premiers exemples ne
sont pas antérieurs au XVIIIe siècle : pas
de nation au sens moderne, c'est-à-dire politique, avant cette date.
L'idée, de fait, s'inscrit dans une révolution idéologique.»1
Il n'est pas suffisant de supposer qu'une communauté ethnique,
linguistique ou confessionnelle existe, avec ou sans État, il faut la conceptualiser et la prouver en tant que nation.
Le XIXe
siècle européen et nord américain a vu se positionner ainsi des
«faiseurs de nations» tous imbus de l'esprit romantique : Michelet
en France, Macaulay en Angleterre, Fichte en Allemagne – qui
n'était pas historien –, Bancroft aux États-Unis, enfin
François-Xavier Garneau au Canada (au Québec plus précisément). Tous travaillèrent
à exposer l'existence de leur nation en en écrivant leur histoire :
«Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec
le monde, et pas avant; celle de l'homme contre la nature, de
l'esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité.
L'histoire n'est pas autre chose que le récit de cette interminable
lutte»,2 écrivait Michelet dès l'ouverture de son Introduction à l'histoire universelle (1831). On aura reconnu là le ton romantique de l'époque des Hugo, Dickens, Carlyle, Grote, Droysen, Croce, mais aussi de Marx et l'ouverture de son Manifeste du parti communiste (1848).
Ces
historiens avaient communié d'une manière ou d'une autre à un
esprit commun, celui de l'Allemand J. G. von Herder (1744-1803).
Groulx, qui ne l'a probablement jamais lu dans le texte, l'a connu à
travers ses disciples français, Michelet, mais surtout Quinet qui
avait traduit ses Idées pour une philosophie de l'histoire
de l'humanité. Dans l'essai –
probablement le meilleur écrit sur La pensée
nationaliste de Lionel Groulx -, Frédéric
Boily pose l'organicisme développé dans la philosophie de Herder au
centre de la philosophie de l'histoire de Lionel Groulx. Si l'historien
québécois n'a jamais mentionné le nom du philosophe allemand, du
moins ne cesse-t-il d'en appeler à la métaphore organiciste. Les
nations, comme les organismes vivants, suivent des phases de
développement marquées par l'héritage des caractères innés. C'est le sens qu'il faut retenir au mot race si souvent utilisé par l'historien et romancier. Comme les historiens nationalistes européens, Groulx place les
ancêtres à la base des lignages patrimoniaux qui, ensemble, en un tout organique, forme la nation.
Certes,
c'est via les auteurs nationalistes à succès de la fin du XIXe
siècle que Groulx a développé son nationalisme patriotique : «la
terre et les morts» évoqués par Maurice
Barrès au cimetière de Metz; le «pays réel» de Charles Maurras opposé au «pays légal» des républicains, et encore de bien d'autres
auteurs mineurs de l'époque. C'est ainsi que le modèle organiciste s'est développé dans sa conception de la nation canadienne-française : «La
"vie des nations européennes, observe Anne-Marie Thiesse,
commence avec la désignation de leurs ancêtres." Il n'en va
pas autrement pour la nation canadienne-française» dit Boily, «et Groulx a dû créer un récit des origines
et désigner les fondateurs de la nation : il lui fallait montrer
l'antériorité historique du peuple afin d'en confirmer la pérennité
à travers le temps, notamment en distinguant clairement les
Canadiens français des autres groupes qui se côtoyaient dans la
société de la Nouvelle-France des débuts.»3
Contrairement
au mécanicisme que nous avons rencontré dans la philosophie de
l'histoire de Toynbee, l'organicisme implique une dose assez forte
d'affects. Distinguer les «ancêtres» des étrangers du passé finit toujours par suggérer un exclusivisme qui les range dans un espace d'infériorité – ici les Amérindiens et les Anglais –, catégories antagoniques de rivaux, voire hostiles. Des Peaux-Rouges aux Habits rouges, la continuité a toujours été évidente. Les seconds apparaissent au moment où les premiers s'effacent. Cette association inconsciente se
maintient toujours dans notre imaginaire lorsque nous y voyions, il y a
quelques années encore, les autochtones du Québec en appeler au
gouvernement fédéral, puis passer par-dessus Ottawa pour se rendre directement au
Conseil privé de Londres pour les protéger de lois provinciales québécoises.
Pour
Groulx, le racisme anti-autochtone s'est exprimé au début du XXe
siècle par ses efforts pour forcer la toponymie québécoise à
remplacer les noms autochtones de rivières, de montagnes, de
lacs par des noms français. Entreprise irréaliste qui n'eût pas de
suite. Face aux Anglais, son abcès de fixation restera toujours le
trauma de la Conquête de 1760. Lorsque je rencontre une individu d'un certain âge et qu'on commence à parler histoire, si le premier
mot qui sort de sa bouche est le rappel de la Conquête, je suis certain que je
suis en face d'un disciple du chanoine. Cette défaite décisive devant l'envahisseur a imposé une méfiance des étrangers qui se
perpétue sourdement au sein de la population moderne québécoise :
«Inlassablement, Groulx dénonce la Conquête qui se
serait poursuivie sous la forme du "centralisme politique".
Selon lui, depuis 1760, une force unificatrice d'origine
anglo-saxonne cherche à assimiler et à noyer la nation dans le
grand tout canadien. Cette menace – l'impérialisme
british devenant ensuite le centralisme fédéral –
constituerait l'un des traits dominants de l'histoire du peuple.»4
La
Conquête est devenu une sorte de monisme de l'idéologie
groulxiste. Elle apparaît, si l'on veut, comme la pierre angulaire du destin canadien-français, à la fois comme humiliation politique, se reproduisant dans chaque
outrage que le gouvernement colonial, puis le gouvernement fédéral
adressent à l'identité canadienne-française. Comme le poumon dans la
pièce de Moliè-re5 Mais en même temps, et sans le savoir, ce faisant, elle tend à immo-biliser le cours de la
vie canadienne-française en deçà d'un seuil à ne pas franchir, ce que l'on appelle la survivance. Il semble impossible que l'identité collective canadienne-française ne parvienne à dominer le trauma fondateur. Vue sous un angle rétrospectif, la Conquête explique, sinon du moins annonce tous les échecs ultérieurs des entreprises canadiennes-françaises : 1837-1838, 1840, 1867,
1870-1885 (lors des soulèvements métis de l'Ouest), 1912 (le Règlement
17 en Ontario), 1918 (la fusillade de Pâques à Québec), 1942
(le référendum anti-conscriptionniste perdu), etc. Qu'un complexe d'échec finisse par se dégager aussi bien au niveau individuel qu'au niveau collectif, c'est la conséquence inéluctable d'une telle perception des choses. En éliminant toute vengeance possible de l'événement de 1759-1763, le trauma marquait à vie l'existence de la collectivité canadienne-française.
C'est
là le caractère fixiste qui donne l'impression aux Canadiens
français d'un destin suspendu entre passé et avenir. Boily en appelle à l'explication
donnée par Denis-Constant Martin, qui rappelle qu'«il convient de récrire l'histoire [...]
pour démontrer que la communauté a de tout temps été pareillement
organisée et que, en dépit des tribulations qu'elle a subies, à
cause d'elles, même, conservées dans la mémoire comme autant de
plaies point encore cicatrisées, un passé glorieux lui donne droit
d'espérer un avenir heureux, et de lutter pour en jouir".»6 Or, il est difficile d'inventer un passé glorieux quand on répète toujours des actes suicidaires. Soyons honnête cependant, ce trait de caractère, Groulx n'en est absolument pas l'auteur. Il l'a hérité
d'une historiographie ultramontaine rédigée au cours du second XIXe
siècle en réaction au récit, dans sa première version, de
l'Histoire du Canada du
libéral François-Xavier Garneau. Ce nationalisme négatif de Groulx
est le trait caractéristique qui domine la représentation sociale
des Québécois. Pourtant, ce nationalisme, comme le démontre Boily,
n'est pas si évident qu'il n'y paraît. Du moins occasionne-t-il
bien des débats entre historiens.
Le
plus important, à mes yeux et qui explique la fascination
qu'exerçait la pensée groulxienne, c'est le rapport du nationalisme avec son catholicisme. Le nationalisme de Groulx
l'emportait-il sur son catholicisme? Pourtant, Groulx s'est écarté de
Barrès et de Maurras parce qu'il leur reprochait d'utiliser le catholicisme
à des fins politiques opportunistes au nom de la nation. Alors? Le catholicisme
l'emportait-il sur son nationalisme? Là encore, loin d'être
évident, on sait que Groulx s'éloigna de Henri Bourassa, qui avait été son idole de jeunesse, précisément parce que celui-ci, dans l'affaire sentinelliste7 - qui se déroulait aux États-Unis, appelant à la résistance des Franco-Américains au clergé irlandais qui tentait de brimer l'enseignement du français dans les communautés de la Nouvelle-Angleterre - exigea la soumission des Francos au clergé hostile. En opposant l'un à l'autre catholicisme et
nationalisme dans la façon de penser de Groulx, on pose une aporie insoluble.
Pourtant,
des observations de Boily s'approchent de très près de la solution.
Il est donc vain de hiérarchiser une priorité entre le catholicisme
et le nationalisme dans l'esprit de Groulx, tout simplement parce que
l'un est l'autre. Dans un appel à la jeunesse, Une croisade
d'adolescents (1912), Groulx explique comment «les croisés voient,
dans la culture du patriotisme, l'accomplissement d'un devoir, un
élément de leur formation apostolique. À leur avis, le catholique
n'est pas vraiment apôtre, s'il n'est en même temps bon patriote.»8 Si l'ordre chrétien est «la première condition de grande vie»
pour un peuple, la nation devient alors la chrysalide de l'épanouissement de cet ordre de nature transcendante. Nous n'assistons pas à une symbiose entre
catholicisme et nationalisme (ou patriotisme), mais bien à une
osmose. Le rapport des deux durées entre histoire sainte et histoire canadienne-française commence à prendre sens.
L'erreur
est de ne pas concevoir la conception groulxienne de l'histoire du
Canada français comme une théologie de l'histoire. Contrairement
aux théologies de l'histoire publiées à son époque – celles de Maritain, de Marrou, de
Niebuhr –, où l'on illustre les événements à partir d'interprétations de versets
de l'Ancien ou du Nouveau Testament, la théologie de l'histoire
groul-xienne procède par iden-tification de l'histoire
cana-dienne-française à l'histoire sainte. La chose n'est pas
originale en soi, dira-t-on. L'histoire américaine par exemple, s'identifie
beaucoup à l'histoire des Hébreux. Le passage de l'Atlantique renvoie à la marche dans le désert après la fuite d'Égypte; le
Pacte du Mayflower est une sorte de Table de la Loi apportée par
Moïse; la guerre contre les Indiens est une reprise des guerres
contres les Philistins et autres ennemis d'Israël. L'Amérique est
la nouvelle Sion. C'est la dimension protestante de la lecture de
l'Ancien Testament qui fournit aux Anglo-saxons d'Amérique cette
symbiose des deux histoires.
Groulx, lui, va au-delà de cette symbiose. Il déplace vers les Évangiles la
correspondance des deux histoires. Comme l'Ancien Testament ne se
comprend que dans la mesure où l'avènement du Christ lui donne sens, le passé européen, qui se borne trop souvent à mettre en
relation les liens administratifs de la colonie avec la métropole, est
ignoré parce que c'est la formation du peuple canadien-français qui
va donner sens à ces voyages de décou-vertes et d'explo-rations.
Emmanuel naît maintenant sur les rives du Saint-Laurent. La
découverte du Canada, c'est le récit de l'Incarnation, le
nouveau Noël sur terre nord-américaine. C'est le premier volet du triptyque canadien-français répétant la
vie de Jésus-Christ que reprend l'histoire nationale, d'où cette
osmose entre les deux histoires qui dit qu'apprendre l'histoire
sainte, c'est déjà apprendre l'histoire nationale. Comme le
remarque Boily : «Placer la naissance de la race sous les
auspices du divin présente un double avantage théorique. D'une
part, cette naissance est ainsi fondée sur le plan théologique et,
d'autre part, la nation se voit assignée un projet politique pour le
futur.»9
En
étant ainsi identifiés à Jésus, les Canadiens français doivent
s'attendre à souffrir, et c'est le second volet du triptyque évangélique,
le récit de la Passion. C'est ici que le modèle idéalisé de
Dollard des Ormeaux, vaincu au Long-Sault avec ses 16 compagnons
d'infortune sous la hache des sauvages, des païens, apparaît-il
comme un martyr même si l'Église ne peut le béatifier. Malgré son existence réelle inconnue, sa geste
motivée par des intérêts mercantiles, peu importe, le
personnage est mythique. Dollard est-il un mythe?, titrait l'une de ses brochures en 1960, n'infirme pas sa vertu mobilisatrice; son «sacrifice» représente
l'engagement total de chaque patriote qui ne doit pas hésiter à sacrifier sa vie pour que la nation vive. Pour Boily, c'est là encore une preuve de la conception organiciste de la pensée groulxienne. Ainsi, l'ensemble des écrits de Groulx forme une sorte de récit de la Passion
des Canadiens français, puisque, «pendant tout le XIXe
siècle, le peuple doit, selon Groulx, continuer à faire face à
l'offensive anglo-saxonne : tant le soulèvement des Patriotes, la
visite et le rapport de Lord Durham que la naissance de la
Confédération viendraient confirmer la même tendance de fond,
celle d'une lutte à finir entre deux races.»10.
En effet. «En élaborant ainsi l'idée d'un Dieu qui envoie des épreuves au peuple en vue de le fortifier, Groulx fournit une explication de nature théologique à l'existence d'une nouvelle race en Amérique. Des efforts gigantesques sont déployés de la part du divin, comme de déchaîner contre le peuple choisi des calamités de toutes sortes, histoire de bien lui former le "caractère", mais, ce faisant, c'est rien de moins qu'une nouvelle race qui voit le jour.»11 N'étant pas le Christ toutefois, le peuple canadien-français doit expier ses propres fautes, à la manière des individus. Sa passion, c'est payer pour «les fautes nationales» qui «doivent être rachetées par le sacrifice des jeunes Canadiens français, s'engageant aux missions apostoliques», souligne Boily. Et, citant Groulx : «Nos fautes nationales, ne les avons-nous pas encore rachetées par l'offrande continue, croissante, de nos fils et de nos filles aux missions catholiques, par la même offrande merveilleuse de tant de jeunes pénitents et pénitentes enfermés dans les cloîtres?»12 C'est le troisième volet du triptyque : la Résurrection. Celle relatée dans la dernière grande étude de Groulx, Le Canada français missionnaire. Une autre grande aventure (1962). «Pour Groulx, l'histoire nationale doit être la discipline par laquelle la collectivité acquiert une genèse, un présent et un futur en tant que nation et non plus seulement en tant que simple société.»13
Cette osmose de l'histoire canadienne-française comme histoire sainte, doublement nationale et catholique, était prise très au sérieux par Groulx. Déçu par l'inconstance nationale des Canadiens français, Groulx témoigne régulièrement de ses insatisfactions devant les chefs politiques de son temps, ce qu'il explique par leur éloignement de l'esprit du catholicisme. Déjà, il trouvait chez George-Étienne Cartier un éloignement pernicieux de sa foi religieuse au moment où se jouait l'enjeu de la Confédération. Après avoir espéré un temps en Maurice Duplessis, nouveau chef providentiel, il déchante assez vite pour reconnaître la brute inculte derrière le tribun populiste.
Cette
séparation du religieux et du politique est le sacrifice expiatoire de l'abbé.
Le religieux – entendre le catholicisme romain apostolique –
suppose un monde hiérarchique dont la soumission à la volonté
divine passe par la soumission aux guides spirituels cléricaux : «À
ses yeux, le degré d'évolution d'un peuple se mesure au degré de
hiérarchisation, ce qui correspond à sa logique organiciste. Car,
de la même façon qu'un organisme se maintient en vie si chaque
organe reste à la place que la nature lui a impartie, de même, le
sens de la hiérarchie doit être respecté pour qu'une nation puisse
survivre. Le sens de la hiérarchie est donc l'indice d'une nation
évoluée...»14 Au contraire, la politique tend à se faire égalitariste et à niveler les individus, c'est le règne de la démocratie. Groulx, «persuadé que ce n'est pas tout le monde
qui peut prétendre à la gouvernance des sociétés, ...dénonce les
supposés ravages de la démocratie»,15
d'autant plus qu'elle entraîne la pénétration culturelle américaine qui, à ses yeux, équivaut à une seconde Conquête! Son dépit face aux politiciens et son rejet viscéral de la démocratie auraient amené à considérer l'opinion de Groulx
comme apolitique parce que non partisane. Et, de fait, Groulx ne
pactisa jamais avec les partis politiques.
Même les militants nationalistes qui se retrouvaient dans l'Union nationale de Duplessis ne suscitaient guère sa confiance. Il fallait donc pallier à un personnel politique déficient. Investir dans l'ordre intellectuel plutôt que dans l'action politique; dans l'éducation (et non pas tant l'instruction) plutôt que dans les débats politiques stériles. L'historien avait donc à jouer un rôle primordial dans la survivance canadienne-française. Définissant sa tâche, il précise que «son rôle ne consiste pas simplement à reconstituer le passé, ce qui laisserait entendre que ce dernier est irrémédiablement révolu, mais à souligner qu'il continue de vivre dans le présent et d'être un phare pour l'avenir.»16 On aurait bien de la misère aujourd'hui à dire en quoi consiste la mission de l'historien, voire même s'il en a une? C'est que la question est devenue totalement obsolète.
C'est
en novembre 1941 qu'il formula la didactique de l'histoire qui serait
sienne. Celle qu'il partagerait en même temps avec ses disciples : rédacteurs de manuels,
animateurs de groupes de jeunesse et enseignants. Cette didactique
était simple et reposait sur le fait que «l'on émeut et que
l'on ébranle un peuple, non par des abstractions, mais par des
images et même par des mythes héroïques, que de fois, dis-je,
ai-je rêvé de mécènes ou de gouvernants qui, comprenant la chance
appréciable, pour un pays, de posséder des hommes comme le Père
Gustave Lamarche, l'abbé Albert Tessier, ces merveilleux créateurs
de drames spectaculaires [...] leur diraient : "Vous
allez travailleur pour notre peuple; vous allez lui préparer des
films éveilleurs, d'émouvants spectacles. Nous voulons que lui
soient révélées les magnificences de sa foi, les splendeurs de sa
culture et de son passé!»17
«L'idée d'une mystique organique apparaîtra, à ses yeux,
toujours essentielle à la survivance.»18
C'est
donc dans cette mystique organique que j'ai été formé dès
mon plus jeune âge. À défaut de films, ce sont par les manuels
scolaires, les brochures des «Gloires natio-nales» de Guy Laviolette,
par les séries-télé de Radio-Canada pour la jeunesse («Le courier du roy», «Radisson», plus tard, «d'Iberville»)
que la Nouvelle-France mythifiée de Groulx m'a été inculquée par ses disciples. Par l'Histoire du Canada de Jean Bruchési
(1954), emprunté par mon père à la bibliothèque du Collège
Militaire royal de Saint-Jean...
La
théologie de l'histoire de Groulx pointait dans une direction
différente de la recherche scientifique ou de l'érudition. Sa
vocation était propagandiste et ses objectifs de fondre le
catholicisme et le patriotisme canadien-français dans un même
mouvement tout en conservant le contenu traditionnel, un contenu
imaginaire plutôt que réel. Groulx, pour reprendre le mot de
Hobsbawm, inventait une tradition qui n'était que celle déjà véhiculée par la
littérature du terroir du tournant du XXe siècle. Toutefois, cette osmose fait ressortir un phéno-mène plus général qui
touche l'ensemble de l'histo-riographie occiden-tale. C'est-à-dire la
substitu-tion de la représen-tation historique au pouvoir de la foi
religieuse. Le retrait de celle-ci dans la sphère privée depuis le XVIIIe siècle a laissé un vide que la nouvelle discipline historique s'est chargée de remplacer. C'est le récit historique désormais qui affirmerait l'unité de l'identité nationale et l'intégration sociale. Au Canada français, et au Québec surtout, la concurrence des deux, du catholicisme et de l'historiographie nationale, a fini en synthèse de l'histoire sainte et de l'histoire canadienne-française. Dans les années 1960, le catholicisme cédant sa place, laissa à la connaissance historique cette fonction sociale, fonction analysée à l'époque par le sociologue Fernand Dumont. Une fois effacée la prééminence du catholicisme, l'histoire sainte s'effaçait du cursus scolaire et ne restait plus que ...l'Histoire du Québec.
L'hypothèse
de Boily est que, «dans le contexte de la sécularisation de la
société québécoise, bien des historiens en sont venus à croire
que l'histoire devait maintenant remplir le rôle joué jadis par la religion, c'est-à-dire d'être un puissant ciment de cohésion
communautaire et national.»19 Sans doute, mais ces historiens n'ont pu créer une théologie de l'histoire ou un système organiciste comparable à celui de Groulx. Il reste certes des ébauches de l'Incarnation, de la Passion et de la Résurrection promise par Groulx. Mais la Nouvelle-France, l'épisode des Patriotes ou l'inventaire culturel appelé à remplacer la tradition ont tous, peu à peu, perdu l'éclat mystique qu'avait su entretenir la didactique groulxiste. L'intérêt de Boily a été de pister l'héritage
groulxien parmi les historiens qui ont succédé au chanoine. Parfois, je
considère que Boily extrapole chez quelques-uns d'entre eux – il
m'apparaît difficile, par exemple, de trouver chez Charles Taylor un héritage de l'organicisme groulxien, car si le philosophe fait preuve d'organicisme, je pense qu'il
l'a puisé de ses lectures des philosophes allemands -; de même son rapprochement avec Heidegger, sous prétexte que Groulx, comme lui, manifestait une haine profonde de la modernité technologique, ce qui relève plutôt de la coïncidence.
Sur ce dernier point, Groulx
se rapproche d'ailleurs beaucoup plus de Oswald Spengler qui, lui aussi, pratiquait un organicisme herdérien avec ses civilisations coulées
dans le moule de la fatalité du vivant, partageant également une haine commune de la
technique (le petit ouvrage de Spengler, L'homme et la technique, est publié en 1931.) L'organicisme des idéologues français du
tournant du XXe siècle, au moment où le jeune Groulx
était en France, l'ont sûrement beaucoup plus marqué que leur
application dans la philosophie allemande du Blut-und-Boden. Contre le mécanicisme
anglo-saxon où l'individu n'est qu'un assemblage d'os, de
muscles et de viscères, Groulx préférait un organicisme plus spirituel constitué de l'esprit (la raison), de l'âme (les affects) et de la langue (les symboles). De
cet organicisme, chaque individualité collective, chaque nation devient irréductible aux autres. De
l'abstraction analytique qui se satisfait des
explications historiques, Groulx ajoute une herméneutique transformant
en symboles les moindres traditions et rituels des habitants du
Canada français. Les historiens successeurs de Groulx ont communément privilégié la
première option et par le fait même, la seconde s'est réduite en atavisme propre à une industrie
culturelle que déjà Groulx honnissait à la fin de sa vie.
Si, à l'instar de Umberto Eco
faisant revenir Thomas d'Aquin au XXe siècle, Lionel
Groulx revenait en ce premier quart du XXIe siècle, aurait-il de la difficulté à s'y reconnaître? Et
peut-être pas. Il reconnaîtrait sans doute parmi les Québécois
d'aujourd'hui ce qui le désespérait de l'idiosyncrasie des
canadiens-français de son temps, qu'il trouvait manquer d'épine dorsale et de conscience nationale. Le confort économique et social, jugerait-il, continuerait toujours à coûter le prix de l'affaiblissement des caractères identitaires propres à l'identité collective - à la race - nationale. Mais ce serait sans doute la paresse intellectuelle et morale qu'il dénoncerait le plus vigoureusement. Puisqu'à ses yeux, comme le note Boily, «l'avenir
n'appartiendrait pas aux militants mais à ceux qui sauraient se
préparer adéquatement en instaurant une culture intellectuelle :
"Tout l'ordre économique, tout l'ordre social et moral, estime
Groulx, tiennent eux-mêmes à un ordre intellectuel." Il met
l'accent sur la primauté des valeurs intellectuelles plutôt que sur
l'action politique.»20 Comme un hommage à cet ordre intellectuel, le poète nationaliste Gaston Miron publia, trois ans après la mort du chanoine, son recueil, «L'homme rapaillé» (1970), peut-être en rappel du vieux recueil de contes de jeunesse de Groulx, «Les rapaillages» (1916)?
Comment, en effet, caractériser la préparation adéquate de la culture
intellectuelle québécoise actuelle en vue de l'Indépendance? Certes, depuis trente ans, les
nationalistes québécois n'ont pas manqué de militants. Mais ils
n'ont que ça. Des militants. Des tribuns gueulards mais sans
originalité. Des chefs de parti sans imagination et velléitaires une fois au pouvoir. Or, Groulx nous a appris que ce n'était pas tant de cela que nous avions besoin. Les dernières soixante années nous l'ont montré. L'indépendance du Québec est devenu la tarte à la crème des politiciens québécois. En trente ans – c'est-à-dire depuis la défaite référendaire de
1995 -, la question nationale n'a pas évolué d'un iota. Elle s'est
campée sur deux rhétoriques complémentaires : l'intégration des
autochtones en tant que Québécois; l'assimilation des immigrants au
français. Deux rhétoriques foncièrement défensives puisqu'il s'agit toujours de s'adapter à une modernité irrésistible et qui échappe quasi
complètement à la volonté des Québécois.
D'ailleurs
les rhétoriques militantes se sont avérées des échecs qu'il
était facile pourtant de prévoir. Côté cour, dès les origines de la
Nouvelle-France, Groulx remarquait l'inassimilabilité des
autochtones à la civilisation occidentale. La désertion des enfants
indiens des missions jésuites ou du couvent des Ursulines marquait
un fossé insurmontable entre les deux peuples. Les gens qu'on n'invite pas son rarement les bienvenus. De fait, cette mutuelle aversion n'a jamais été complètement surmontée par après, la tutelle anglaise finissant de les aliéner
complètement au gouvernement fédéral et au Conseil privé du
roi. On peut bien, en bon voisinage, interpeller un Abénaki avec
kwaï, un Algonkin avec kwey, ou un Atikamek avec kwei, ce n'est ni
se faire Abénaki, Algonkin ou Atikamek pas plus qu'ils deviennent
automatiquement Québécois s'ils nous répondent bonjour (I)! Forcer les autochtones à se faire Québécois autrement que par l'occupation d'un même
territoire partagé est l'une de ces nouvelles formes de colonialisme
à base de care qu'il vaudrait mieux s'enlever de la tête. Une cage dorée reste une cage.
Côté jardin, les immigrants, là aussi à l'exemple de Groulx, nous les concevons dotés
d'une «inquiétante étrangeté» depuis la Conquête
britannique et l'incursion de la colonisation culturelle américaine. Les Anglais nous ont emmené la domination par la perte de souveraineté économique et politique; les Irlandais le choléra; les Américains l'impérialisme financier. Des Italiens nous avons reçu la mafia, des Haïtiens les guerres de gangs urbaines et des Syriens le terrorisme islamiste. Certes, tous ces immigrants ne sont pas, loin de là, des mauvais diables et ils ont enrichi la société québé-coise, et même sa culture. Mais pour une population plutôt dé-bonnaire, les heurts ont pris plus d'importance que les échanges fructueux. Pour Groulx, l'infraction ne commence pas par l'arrivée de
populations de races noires ou pratiquant la religion musulmane, mais
dès le moment où l'American way of life et la culture
électro-ménagère ont commencé à miner les traditions catholiques
et françaises. C'est là, et non aujourd'hui, que la régression
nationale a commencé. L'insertion nationale des immigrants ne peut se limiter à l'apprentissage de la langue. Elle exige des nouveaux arrivants l'acceptation des mœurs, des lois, des
pratiques culturelles, des valeurs en un mot de la société d'accueil. Elle impose aussi à cette société un effort de domination de ses impulsions premières. Or, les gouvernements successifs, depuis trente ans, non seulement ont échoué à mener à
bien ces tâches, mais ils les ont souvent sabordées par peur des désordres sociaux, comme le ferait une population se sentant prise en otage, moins captive de ses immigrants que de son image d'elle-même, forgée artificiellement à partir de la Révolution tranquille et du think positive du petit homme.
Enfin,
l'inlassable opiniâtreté à répéter les opérations référendaires stériles de 1980 et de 1995 est devenue le poumon21
de nos indépendantistes qui, trop paresseux ou trop incompétents à
jouer cette élite intellectuelle qu'appelait Groulx, maintiennent la
survivance vacillante. Tombés dans l'exigence démocratique tracée par le gouver-nement fédéral, la démo-cratie, honnie par Groulx rap-pelons-le, a pris le pas sur l'identité collective. En s'y soumettant, les indépendantistes sont devenus le jouet d'une culpabilité préventive qui laisserait croire à l'intolérance et à la force répressive que prendrait un gouvernement indépendant et souverain de l'État du Québec. Le seul qui, dans ce militantisme souverainiste ait pensé à l'avenir fut le Premier ministre Parizeau, lorsqu'il forma son cabinet à l'image d'une structure républicaine bicamérale imitée de celle de Washington. En ce qui concerne la vie politique québécoise, pour reprendre le mot connu de Péguy, la mystique s'est dégradée
en politique, ce dont craignait déjà terriblement le chanoine au cours de
ses dernières années d'existence.
En tout cas, j'appartiens à cette génération imbue de mystique groulxienne. N'étant pas plus catholique que le pape, je ne me targuerai jamais d'être le plus indépendantiste des souverainistes. Pour moi, cette mystique s'est déplacée dans mon intérêt pour l'histoire. D'elle, j'ai pris intérêt aux mythistoires pour mieux comprendre cette pédagogie enseignée dès 1941 par Lionel Groulx; cette inversion chrétienne de l'évhémérisme en kénose. Plutôt considérer les peuples comme s'élevant à la perfection de la Race, nous devons considérer nos identités collectives comme des sources oniriques d'humanité. La seule différence d'avec les temps passés, et c'est ce que Groulx a réalisé très jeune, c'est que nous pouvons fabriquer, en connaissance de causes, ces mythistoires tant nous nous sentons investis affectivement avec la collectivité humaine, et de préférence, avec ceux qui nous sont proches⌛
Jean-Paul Coupal
1 A.-M. Thiesse. La création des identités nationales, Paris, Seuil, Col. L'univers historique, 1999, pp. 11-12.
2 J. Michelet. Introduction à l'histoire universelle, Tableau de la France, Préface à l'histoire de France, Paris, Armand Colin, Col. Bibliothèque de Cluny, 1962, p. 35.
3 F. Boily. La pensée nationaliste de Lionel Groulx, Sillery, Septentrion, Col. Cahiers des Amériques, 2003, p. 31.
4 F. Boily. ibid. p. 89.
5 Il s'agit du fameux dialogue entre Toinette et Argan dans Le malade imaginaire, Acte III, scène 10.
6 Cité in F. Boily. op. cit. p. 75.
7 L'affaire sentinelliste concerne un mouvement de Franco-Américains issus du Québec s'opposant au clergé catholique irlandais qui combattait la pérennité de la langue française face à l'anglicisation au cours des années 1930.
8Cité in F. Boily. op. cit. p. 59.
9 F. Boily. ibid. p. 66.
10 F. Boily. ibid. p. 82.
11 F. Boily. ibid. p. 65.
12 Cité in F. Boily. ibid. p. 69.
13 F. Boily. ibid. p. 175.
14 F. Boily. ibid. p. 111.
15 F. Boily. ibid. p. 112.
16 F. Boily. ibid. p. 172.
17 L. Groulx. Constantes de vie, Montréal, Fides, Col. Bibliothèque économique et sociale, 1967, pp. 84-85.
18 F. Boily. ibid. p. 143.
19 F. Boily. ibid. p. 198.
20 F. Boily. ibid. p. 107.
21 Voir ci-dessus le note 5.