Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mercredi 13 août 2025

Dans la sphère du Soleil - 2 Lionel Groulx

 

 DANS LA SPHÈRE DU SOLEIL - 2

LIONEL GROULX (1878-1967) 

De la splendeur de l'Astre se dégage maintenant une silhouette dont j'ai peu lu les ouvrages. Certes, je l'ai souvent consultée à travers ses recueils, ses synthèses et les biographies abondantes dont il fait l'objet. Je parle de l'abbé puis du chanoine Lionel Groulx (1878-1967). Le seul livre de lui, je crois, que j'ai lu d'un couvert à l'autre, c'est sa Découverte du Canada, ouvrage originellement publié en 1934, époque déjà où l'œuvre livresque de Groulx était impressionnante. C'était au collégial, dans un cours d'essai dirigé par Jean-Marie Poupart. On reproche aujourd'hui à cet ouvrage de ne pas parler beaucoup des autochtones. Il faut dire que l'équivalent de Marcel Trudel, Les vaines tentatives, qui inaugurait la collection d'Histoire de la Nouvelle-France chez Fides, (1964), en parlait à peine davantage. 

Pourquoi est-ce que je place Groulx dans la lumière étincelante de la sphère du Soleil si je l'ai si peu fréquenté?C'est parce que sa pensée historienne, catholique, nationaliste a occupé l'esprit de mon enfance, dès les débuts de mes années scolaires en 1961. Il faut avoir vécu sa Pourquoi est-ce que je place Groulx dans la lumière étincelante de la sphère du Soleil si je l'ai si peu fréquenté?  C'est parce que sa pensée historienne, catholique, nationaliste a occupé tout l'esprit de mon enfance, dès les débuts de mes années scolaires en 1961. Il faut avoir vécu sa prime jeunesse avant les effets marqués de la Révolution tranquille pour comprendre l'importance que la pensée groulxienne avait dans les écoles du Québec. La surintendance de l'Instruction publique, qui dirigeait à l'époque les programmes d'enseignements, lui faisait une place privilégiée dans les leçons d'histoire, de géographie et même de langue. Ses disciples, formés à ses lectures et captifs de son esprit, rédigeaient les manuels scolaires – Guy Laviolette (1910-1979), nom de plume du frère Henri Gingras, Frère Achille de la congrégation des Frères de l'instruction chrétienne, pour les manuels du cours primaire; les frères Paul-Émile Farley (1889-1946) – auteur également d'un roman d'apprentissage, Jean-Paul -, et Gustave Lamarche (1895-1987), également dramaturge et poète proche de Rina Lasner, tous les deux Clercs de Saint-Viateur, pour le cours classique.

De sorte, donc, que l'injection groulxienne a commencé dès ma première année scolaire, avec la lecture que l'institutrice nous faisait du Premier manuel d'Histoire du Canada, une sorte de vaste bande dessinée aux images monochromes. À onze ans, je demandai à mes parents de me procurer le manuel des Clercs de Saint-Viateur, dans lequel j'espérais que toute l'Histoire du Canada, comprenant les épisodes omis par Laviolette s'y retrouveraient. Mais plus que ça, l'histoire du Canada était concomitante avec l'enseignement d'une autre Histoire, l'histoire sainte, l'histoire de l'antique Israël et du peuple hébreu en relation avec la mémorisation du catéchisme catholique. Malgré le fossé temporel qui séparait Moïse de Champlain, la question se posait à savoir quels liens unissaient les deux.

Évidemment, à l'enfance nos perceptions temporelles ne sont pas encore développées. Elles n'apparaissent qu'avec l'adolescence, quand l'individu a assez de vécu pour réaliser sa croissance, son développement et se projeter dans l'avenir, comme le demandent avec tant d'insistance les parents et les conseillers en orientation. Il demeurait donc deux durées temporelles nettement distinctes au niveau de l'éducation que ne reliait aucune continuité diachronique apparente. Pourtant, si les deux histoires s'enlignaient dans un cursus scolaire qui privilégiait le catéchisme catholique, la grammaire française et l'arithmétique, cet intérêt devait bien signifier quelque chose de latent, et ce quelque chose, c'était le groulxisme.

Dans son essai, La création des identités nationales, Anne-Marie Thiesse rappelle que «la véritable naissance d'une nation, c'est le moment où une poignée d'individus déclare qu'elle existe et entreprend de le prouver. Les premiers exemples ne sont pas antérieurs au XVIIIe siècle : pas de nation au sens moderne, c'est-à-dire politique, avant cette date. L'idée, de fait, s'inscrit dans une révolution idéologique.»1 Il n'est pas suffisant de supposer qu'une communauté ethnique, linguistique ou confessionnelle existe, avec ou sans État, il faut la conceptualiser et la prouver en tant que nation. Le XIXe siècle européen et nord américain a vu se positionner ainsi des «faiseurs de nations» tous imbus de l'esprit romantique : Michelet en France, Macaulay en Angleterre, Fichte en Allemagne – qui n'était pas historien –, Bancroft aux États-Unis, enfin François-Xavier Garneau au Canada (au Québec plus précisément). Tous travaillèrent à exposer l'existence de leur nation en en écrivant leur histoire : «Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant; celle de l'homme contre la nature, de l'esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. L'histoire n'est pas autre chose que le récit de cette interminable lutte»,2 écrivait Michelet dès l'ouverture de son Introduction à l'histoire universelle (1831). On aura reconnu là le ton romantique de l'époque des Hugo, Dickens, Carlyle, Grote, Droysen, Croce, mais aussi de Marx et l'ouverture de son Manifeste du parti communiste (1848).

Ces historiens avaient communié d'une manière ou d'une autre à un esprit commun, celui de l'Allemand J. G. von Herder (1744-1803). Groulx, qui ne l'a probablement jamais lu dans le texte, l'a connu à travers ses disciples français, Michelet, mais surtout Quinet qui avait traduit ses Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité. Dans l'essai – probablement le meilleur écrit sur La pensée nationaliste de Lionel Groulx -, Frédéric Boily pose l'organicisme développé dans la philosophie de Herder au centre de la philosophie de l'histoire de Lionel Groulx. Si l'historien québécois n'a jamais mentionné le nom du philosophe allemand, du moins ne cesse-t-il d'en appeler à la métaphore organiciste. Les nations, comme les organismes vivants, suivent des phases de développement marquées par l'héritage des caractères innés. C'est le sens qu'il faut retenir au mot race si souvent utilisé par l'historien et romancier. Comme les historiens nationalistes européens, Groulx place les ancêtres à la base des lignages patrimoniaux qui, ensemble, en un tout organique, forme la nation.

Certes, c'est via les auteurs nationalistes à succès de la fin du XIXe siècle que Groulx a développé son nationalisme patriotique : «la terre et les morts» évoqués par Maurice Barrès au cimetière de Metz; le «pays réel» de Charles Maurras opposé au «pays légal» des républicains, et encore de bien d'autres auteurs mineurs de l'époque. C'est ainsi que le modèle organiciste s'est développé dans sa conception de la nation canadienne-française : «La "vie des nations européennes, observe Anne-Marie Thiesse, commence avec la désignation de leurs ancêtres." Il n'en va pas autrement pour la nation canadienne-française» dit Boily, «et Groulx a dû créer un récit des origines et désigner les fondateurs de la nation : il lui fallait montrer l'antériorité historique du peuple afin d'en confirmer la pérennité à travers le temps, notamment en distinguant clairement les Canadiens français des autres groupes qui se côtoyaient dans la société de la Nouvelle-France des débuts3

Contrairement au mécanicisme que nous avons rencontré dans la philosophie de l'histoire de Toynbee, l'organicisme implique une dose assez forte d'affects. Distinguer les «ancêtres» des étrangers du passé finit toujours par suggérer un exclusivisme qui les range dans un espace d'infériorité – ici les Amérindiens et les Anglais –, catégories antagoniques de rivaux, voire hostiles. Des Peaux-Rouges aux Habits rouges, la continuité a toujours été évidente. Les seconds apparaissent au moment où les premiers s'effacent. Cette association inconsciente se maintient toujours dans notre imaginaire lorsque nous y voyions, il y a quelques années encore, les autochtones du Québec en appeler au gouvernement fédéral, puis passer par-dessus Ottawa pour se rendre directement au Conseil privé de Londres pour les protéger de lois provinciales québécoises. 

Pour Groulx, le racisme anti-autochtone s'est exprimé au début du XXe siècle par ses efforts pour forcer la toponymie québécoise à remplacer les noms autochtones de rivières, de montagnes, de lacs par des noms français. Entreprise irréaliste qui n'eût pas de suite. Face aux Anglais, son abcès de fixation restera toujours le trauma de la Conquête de 1760. Lorsque je rencontre une individu d'un certain âge et qu'on commence à parler histoire, si le premier mot qui sort de sa bouche est le rappel de la Conquête, je suis certain que je suis en face d'un disciple du chanoine. Cette défaite décisive devant l'envahisseur a imposé une méfiance des étrangers qui se perpétue sourdement au sein de la population moderne québécoise : «Inlassablement, Groulx dénonce la Conquête qui se serait poursuivie sous la forme du "centralisme politique". Selon lui, depuis 1760, une force unificatrice d'origine anglo-saxonne cherche à assimiler et à noyer la nation dans le grand tout canadien. Cette menace – l'impérialisme british devenant ensuite le centralisme fédéral – constituerait l'un des traits dominants de l'histoire du peuple.»4

La Conquête est devenu une sorte de monisme de l'idéologie groulxiste. Elle apparaît, si l'on veut, comme la pierre angulaire du destin canadien-français, à la fois comme humiliation politique, se reproduisant dans chaque outrage que le gouvernement colonial, puis le gouvernement fédéral adressent à l'identité canadienne-française. Comme le poumon dans la pièce de Moliè-re5 Mais en même temps, et sans le savoir, ce faisant, elle tend à immo-biliser le cours de la vie canadienne-française en deçà d'un seuil à ne pas franchir, ce que l'on appelle la survivance. Il semble impossible que l'identité collective canadienne-française ne parvienne à dominer le trauma fondateur. Vue sous un angle rétrospectif, la Conquête explique, sinon du moins annonce tous les échecs ultérieurs des entreprises canadiennes-françaises : 1837-1838, 1840, 1867, 1870-1885 (lors des soulèvements métis de l'Ouest), 1912 (le Règlement 17 en Ontario), 1918 (la fusillade de Pâques à Québec), 1942 (le référendum anti-conscriptionniste perdu), etc. Qu'un complexe d'échec finisse par se dégager aussi bien au niveau individuel qu'au niveau collectif, c'est la conséquence inéluctable d'une telle perception des choses. En éliminant toute vengeance possible de l'événement de 1759-1763, le trauma marquait à vie l'existence de la collectivité canadienne-française. 

C'est là le caractère fixiste qui donne l'impression aux Canadiens français d'un destin suspendu entre passé et avenir. Boily en appelle à l'explication donnée par Denis-Constant Martin, qui rappelle qu'«il convient de récrire l'histoire [...] pour démontrer que la communauté a de tout temps été pareillement 
organisée et que, en dépit des tribulations qu'elle a subies, à cause d'elles, même, conservées dans la mémoire comme autant de plaies point encore cicatrisées, un passé glorieux lui donne droit d'espérer un avenir heureux, et de lutter pour en jouir".»6 Or, il est difficile d'inventer un passé glorieux quand on répète toujours des actes suicidaires. Soyons honnête cependant, ce trait de caractère, Groulx n'en est absolument pas l'auteur. Il l'a hérité d'une historiographie ultramontaine rédigée au cours du second XIXe siècle en réaction au récit, dans sa première version, de l'Histoire du Canada du libéral François-Xavier Garneau. Ce nationalisme négatif de Groulx est le trait caractéristique qui domine la représentation sociale des Québécois. Pourtant, ce nationalisme, comme le démontre Boily, n'est pas si évident qu'il n'y paraît. Du moins occasionne-t-il bien des débats entre historiens.

Le plus important, à mes yeux et qui explique la fascination qu'exerçait la pensée groulxienne, c'est le rapport du nationalisme avec son catholicisme. Le nationalisme de Groulx l'emportait-il sur son catholicisme? Pourtant, Groulx s'est écarté de Barrès et de Maurras parce qu'il leur reprochait d'utiliser le catholicisme à des fins politiques opportunistes au nom de la nation. Alors? Le catholicisme l'emportait-il sur son nationalisme? Là encore, loin d'être évident, on sait que Groulx s'éloigna de Henri Bourassa, qui avait été son idole de jeunesse, précisément parce que celui-ci, dans l'affaire sentinelliste7 - qui se déroulait aux États-Unis, appelant à la résistance des Franco-Américains au clergé irlandais qui tentait de brimer l'enseignement du français dans les communautés de la Nouvelle-Angleterre - exigea la soumission des Francos au clergé hostile. En opposant l'un à l'autre catholicisme et nationalisme dans la façon de penser de Groulx, on pose une aporie insoluble.

Pourtant, des observations de Boily s'approchent de très près de la solution. Il est donc vain de hiérarchiser une priorité entre le catholicisme et le nationalisme dans l'esprit de Groulx, tout simplement parce que l'un est l'autre. Dans un appel à la jeunesse, Une croisade d'adolescents (1912), Groulx explique comment «les croisés voient, dans la culture du patriotisme, l'accomplissement d'un devoir, un élément de leur formation apostolique. À leur avis, le catholique n'est pas vraiment apôtre, s'il n'est en même temps bon patriote.»8 Si l'ordre chrétien est «la première condition de grande vie» pour un peuple, la nation devient alors la chrysalide de l'épanouissement de cet ordre de nature transcendante. Nous n'assistons pas à une symbiose entre catholicisme et nationalisme (ou patriotisme), mais bien à une osmose. Le rapport des deux durées entre histoire sainte et histoire canadienne-française commence à prendre sens. 

L'erreur est de ne pas concevoir la conception groulxienne de l'histoire du Canada français comme une théologie de l'histoire. Contrairement aux théologies de l'histoire publiées à son époque – celles de Maritain, de Marrou, de Niebuhr –, où l'on illustre les événements à partir d'interprétations de versets de l'Ancien ou du Nouveau Testament, la théologie de l'histoire groul-xienne procède par iden-tification de l'histoire cana-dienne-française à l'histoire sainte. La chose n'est pas originale en soi, dira-t-on. L'histoire américaine par exemple, s'identifie beaucoup à l'histoire des Hébreux. Le passage de l'Atlantique renvoie à la marche dans le désert après la fuite d'Égypte; le Pacte du Mayflower est une sorte de Table de la Loi apportée par Moïse; la guerre contre les Indiens est une reprise des guerres contres les Philistins et autres ennemis d'Israël. L'Amérique est la nouvelle Sion. C'est la dimension protestante de la lecture de l'Ancien Testament qui fournit aux Anglo-saxons d'Amérique cette symbiose des deux histoires.

Groulx, lui, va au-delà de cette symbiose. Il déplace vers les Évangiles la correspondance des deux histoires. Comme l'Ancien Testament ne se comprend que dans la mesure où l'avènement du Christ lui donne sens, le passé européen, qui se borne trop souvent à mettre en relation les liens administratifs de la colonie avec la métropole, est ignoré parce que c'est la formation du peuple canadien-français qui va donner sens à ces voyages de décou-vertes et d'explo-rations. Emmanuel naît maintenant sur les rives du Saint-Laurent. La découverte du Canada, c'est le récit de l'Incarnation, le nouveau Noël sur terre nord-américaine. C'est le premier volet du triptyque canadien-français répétant la vie de Jésus-Christ que reprend l'histoire nationale, d'où cette osmose entre les deux histoires qui dit qu'apprendre l'histoire sainte, c'est déjà apprendre l'histoire nationale. Comme le remarque Boily : «Placer la naissance de la race sous les auspices du divin présente un double avantage théorique. D'une part, cette naissance est ainsi fondée sur le plan théologique et, d'autre part, la nation se voit assignée un projet politique pour le futur.»9

En étant ainsi identifiés à Jésus, les Canadiens français doivent s'attendre à souffrir, et c'est le second volet du triptyque évangélique, le récit de la Passion. C'est ici que le modèle idéalisé de Dollard des Ormeaux, vaincu au Long-Sault avec ses 16 compagnons d'infortune sous la hache des sauvages, des païens, apparaît-il comme un martyr même si l'Église ne peut le béatifier. Malgré son existence réelle inconnue, sa geste motivée par des intérêts mercantiles, peu importe, le personnage est mythique. Dollard est-il un mythe?, titrait l'une de ses brochures en 1960, n'infirme pas sa vertu mobilisatrice; son «sacrifice» représente l'engagement total de chaque patriote qui ne doit pas hésiter à sacrifier sa vie pour que la nation vive. Pour Boily, c'est là encore une preuve de la conception organiciste de la pensée groulxienne. Ainsi, l'ensemble des écrits de Groulx forme une sorte de récit de la Passion des Canadiens français, puisque, «pendant tout le XIXe siècle, le peuple doit, selon Groulx, continuer à faire face à l'offensive anglo-saxonne : tant le soulèvement des Patriotes, la visite et le rapport de Lord Durham que la naissance de la Confédération viendraient confirmer la même tendance de fond, celle d'une lutte à finir entre deux races.»10.

En effet.  «En élaborant ainsi l'idée d'un Dieu qui envoie des épreuves au peuple en vue de le fortifier, Groulx fournit une explication de nature théologique à l'existence d'une nouvelle race en Amérique. Des efforts gigantesques sont déployés de la part du divin, comme de déchaîner contre le peuple choisi des calamités de toutes sortes, histoire de bien lui former le "caractère", mais, ce faisant, c'est rien de moins qu'une nouvelle race qui voit le jour.»11 N'étant pas le Christ toutefois, le peuple canadien-français doit expier ses propres fautes, à la manière des individus. Sa passion, c'est payer pour «les fautes nationales» qui «doivent être rachetées par le sacrifice des jeunes Canadiens français, s'engageant aux missions apostoliques», souligne Boily. Et, citant Groulx : «Nos fautes nationales, ne les avons-nous pas encore rachetées par l'offrande continue, croissante, de nos fils et de nos filles aux missions catholiques, par la même offrande merveilleuse de tant de jeunes pénitents et pénitentes enfermés dans les cloîtres?»12 C'est le troisième volet du triptyque : la Résurrection. Celle relatée dans la dernière grande étude de Groulx, Le Canada français missionnaire. Une autre grande aventure (1962). «Pour Groulx, l'histoire nationale doit être la discipline par laquelle la collectivité acquiert une genèse, un présent et un futur en tant que nation et non plus seulement en tant que simple société.»13 

 

Cette osmose de l'histoire canadienne-française comme histoire sainte, doublement nationale et catholique, était prise très au sérieux par Groulx. Déçu par l'inconstance nationale des Canadiens français, Groulx témoigne régulièrement de ses insatisfactions devant les chefs politiques de son temps, ce qu'il explique par leur éloignement de l'esprit du catholicisme. Déjà, il trouvait chez George-Étienne Cartier un éloignement pernicieux de sa foi religieuse au moment où se jouait l'enjeu de la Confédération. Après avoir espéré un temps en Maurice Duplessis, nouveau chef providentiel, il déchante assez vite pour reconnaître la brute inculte derrière le tribun populiste.

Cette séparation du religieux et du politique est le sacrifice expiatoire de l'abbé. Le religieux – entendre le catholicisme romain apostolique – suppose un monde hiérarchique dont la soumission à la volonté divine passe par la soumission aux guides spirituels cléricaux : «À ses yeux, le degré d'évolution d'un peuple se mesure au degré de hiérarchisation, ce qui correspond à sa logique organiciste. Car, de la même façon qu'un organisme se maintient en vie si chaque organe reste à la place que la nature lui a impartie, de même, le sens de la hiérarchie doit être respecté pour qu'une nation puisse survivre. Le sens de la hiérarchie est donc l'indice d'une nation évoluée...»14 Au contraire, la politique tend à se faire égalitariste et à niveler les individus, c'est le règne de la démocratie. Groulx, «persuadé que ce n'est pas tout le monde qui peut prétendre à la gouvernance des sociétés, ...dénonce les supposés ravages de la démocratie»,15 d'autant plus qu'elle entraîne la pénétration culturelle américaine qui, à ses yeux, équivaut à une seconde Conquête! Son dépit face aux politiciens et son rejet viscéral de la démocratie auraient amené à considérer l'opinion de Groulx comme apolitique parce que non partisane. Et, de fait, Groulx ne pactisa jamais avec les partis politiques.

Même les militants nationalistes qui se retrouvaient dans l'Union nationale de Duplessis ne suscitaient guère sa confiance. Il fallait donc pallier à un personnel politique déficient. Investir dans l'ordre intellectuel plutôt que dans l'action politique; dans l'éducation (et non pas tant l'instruction) plutôt que dans les débats politiques stériles. L'historien avait donc à jouer un rôle primordial dans la survivance canadienne-française. Définissant sa tâche, il précise que «son rôle ne consiste pas simplement à reconstituer le passé, ce qui laisserait entendre que ce dernier est irrémédiablement révolu, mais à souligner qu'il continue de vivre dans le présent et d'être un phare pour l'avenir.»16 On aurait bien de la misère aujourd'hui à dire en quoi consiste la mission de l'historien, voire même s'il en a une? C'est que la question est devenue totalement obsolète.

C'est en novembre 1941 qu'il formula la didactique de l'histoire qui serait sienne. Celle qu'il partagerait en même temps avec ses disciples : rédacteurs de manuels, animateurs de groupes de jeunesse et enseignants. Cette didactique était simple et reposait sur le fait que «l'on émeut et que l'on ébranle un peuple, non par des abstractions, mais par des images et même par des mythes héroïques, que de fois, dis-je, ai-je rêvé de mécènes ou de gouvernants qui, comprenant la chance appréciable, pour un pays, de posséder des hommes comme le Père Gustave Lamarche, l'abbé Albert Tessier, ces merveilleux créateurs de drames spectaculaires [...] leur diraient : "Vous allez travailleur pour notre peuple; vous allez lui préparer des films éveilleurs, d'émouvants spectacles. Nous voulons que lui soient révélées les magnificences de sa foi, les splendeurs de sa culture et de son passé!»17 «L'idée d'une mystique organique apparaîtra, à ses yeux, toujours essentielle à la survivance.»18

C'est donc dans cette mystique organique que j'ai été formé dès mon plus jeune âge. À défaut de films, ce sont par les manuels scolaires, les brochures des «Gloires natio-nales» de Guy Laviolette, par les séries-télé de Radio-Canada pour la jeunesse («Le courier du roy», «Radisson», plus tard, «d'Iberville») que la Nouvelle-France mythifiée de Groulx m'a été inculquée par ses disciples. Par l'Histoire du Canada de Jean Bruchési (1954), emprunté par mon père à la bibliothèque du Collège Militaire royal de Saint-Jean...

La théologie de l'histoire de Groulx pointait dans une direction différente de la recherche scientifique ou de l'érudition. Sa vocation était propagandiste et ses objectifs de fondre le catholicisme et le patriotisme canadien-français dans un même mouvement tout en conservant le contenu traditionnel, un contenu imaginaire plutôt que réel. Groulx, pour reprendre le mot de Hobsbawm, inventait une tradition qui n'était que celle déjà véhiculée par la littérature du terroir du tournant du XXe siècle. Toutefois, cette osmose fait ressortir un phéno-mène plus général qui touche l'ensemble de l'histo-riographie occiden-tale. C'est-à-dire la substitu-tion de la représen-tation historique au pouvoir de la foi religieuse. Le retrait de celle-ci dans la sphère privée depuis le XVIIIe siècle a laissé un vide que la nouvelle discipline historique s'est chargée de remplacer. C'est le récit historique désormais qui affirmerait l'unité de l'identité nationale et l'intégration sociale. Au Canada français, et au Québec surtout, la concurrence des deux, du catholicisme et de l'historiographie nationale, a fini en synthèse de l'histoire sainte et de l'histoire canadienne-française. Dans les années 1960, le catholicisme cédant sa place, laissa à la connaissance historique cette fonction sociale, fonction analysée à l'époque par le sociologue Fernand Dumont. Une fois effacée la prééminence du catholicisme, l'histoire sainte s'effaçait du cursus scolaire et ne restait plus que ...l'Histoire du Québec.

L'hypothèse de Boily est que, «dans le contexte de la sécularisation de la société québécoise, bien des historiens en sont venus à croire que l'histoire devait maintenant remplir le rôle joué jadis par la religion, c'est-à-dire d'être un puissant ciment de cohésion communautaire et national.»19 Sans doute, mais ces historiens n'ont pu créer une théologie de l'histoire ou un système organiciste comparable à celui de Groulx. Il reste certes des ébauches de l'Incarnation, de la Passion et de la Résurrection promise par Groulx. Mais la Nouvelle-France, l'épisode des Patriotes ou l'inventaire culturel appelé à remplacer la tradition ont tous, peu à peu, perdu l'éclat mystique qu'avait su entretenir la didactique groulxiste. L'intérêt de Boily a été de pister l'héritage groulxien parmi les historiens qui ont succédé au chanoine. Parfois, je considère que Boily extrapole chez quelques-uns d'entre eux – il m'apparaît difficile, par exemple, de trouver chez Charles Taylor un héritage de l'organicisme groulxien, car si le philosophe fait preuve d'organicisme, je pense qu'il l'a puisé de ses lectures des philosophes allemands -; de même son rapprochement avec Heidegger, sous prétexte que Groulx, comme lui, manifestait une haine profonde de la modernité technologique, ce qui relève plutôt de la coïncidence.

Sur ce dernier point, Groulx se rapproche d'ailleurs beaucoup plus de Oswald Spengler qui, lui aussi, pratiquait un organicisme herdérien avec ses civilisations coulées dans le moule de la fatalité du vivant, partageant également une haine commune de la technique (le petit ouvrage de Spengler, L'homme et la technique, est publié en 1931.) L'organicisme des idéologues français du tournant du XXe siècle, au moment où le jeune Groulx était en France, l'ont sûrement beaucoup plus marqué que leur application dans la philosophie allemande du Blut-und-Boden. Contre le mécanicisme anglo-saxon où l'individu n'est qu'un assemblage d'os, de muscles et de viscères, Groulx préférait un organicisme plus spirituel constitué de l'esprit (la raison), de l'âme (les affects) et de la langue (les symboles). De cet organicisme, chaque individualité collective, chaque nation devient irréductible aux autres. De l'abstraction analytique qui se satisfait des explications historiques, Groulx ajoute une herméneutique transformant en symboles les moindres traditions et rituels des habitants du Canada français. Les historiens successeurs de Groulx ont communément privilégié la première option et par le fait même, la seconde s'est réduite en atavisme propre à une industrie culturelle que déjà Groulx honnissait à la fin de sa vie.

Si, à l'instar de Umberto Eco faisant revenir Thomas d'Aquin au XXe siècle, Lionel Groulx revenait en ce premier quart du XXIe siècle, aurait-il de la difficulté à s'y reconnaître? Et peut-être pas. Il reconnaîtrait sans doute parmi les Québécois d'aujourd'hui ce qui le désespérait de l'idiosyncrasie des canadiens-français de son temps, qu'il trouvait manquer d'épine dorsale et de conscience nationale. Le confort économique et social, jugerait-il, continuerait toujours à coûter le prix de l'affaiblissement des caractères identitaires propres à l'identité collective - à la race - nationale. Mais ce serait sans doute la paresse intellectuelle et morale qu'il dénoncerait le plus vigoureusement. Puisqu'à ses yeux, comme le note Boily, «l'avenir n'appartiendrait pas aux militants mais à ceux qui sauraient se préparer adéquatement en instaurant une culture intellectuelle : "Tout l'ordre économique, tout l'ordre social et moral, estime Groulx, tiennent eux-mêmes à un ordre intellectuel." Il met l'accent sur la primauté des valeurs intellectuelles plutôt que sur l'action politique.»20 Comme un hommage à cet ordre intellectuel, le poète nationaliste Gaston Miron publia, trois ans après la mort du chanoine, son recueil, «L'homme rapaillé» (1970), peut-être en rappel du vieux recueil de contes de jeunesse de Groulx, «Les rapaillages» (1916)?

Comment, en effet, caractériser la préparation adéquate de la culture intellectuelle québécoise actuelle en vue de l'Indépendance? Certes, depuis trente ans, les nationalistes québécois n'ont pas manqué de militants. Mais ils n'ont que ça. Des militants. Des tribuns gueulards mais sans originalité. Des chefs de parti sans imagination et velléitaires une fois au pouvoir. Or, Groulx nous a appris que ce n'était pas tant de cela que nous avions besoin. Les dernières soixante années nous l'ont montré. L'indépendance du Québec est devenu la tarte à la crème des politiciens québécois. En trente ans – c'est-à-dire depuis la défaite référendaire de 1995 -, la question nationale n'a pas évolué d'un iota. Elle s'est campée sur deux rhétoriques complémentaires : l'intégration des autochtones en tant que Québécois; l'assimilation des immigrants au français. Deux rhétoriques foncièrement défensives puisqu'il s'agit toujours de s'adapter à une modernité irrésistible et qui échappe quasi complètement à la volonté des Québécois.

D'ailleurs les rhétoriques militantes se sont avérées des échecs qu'il était facile pourtant de prévoir. Côté cour, dès les origines de la Nouvelle-France, Groulx remarquait l'inassimilabilité des autochtones à la civilisation occidentale. La désertion des enfants indiens des missions jésuites ou du couvent des Ursulines marquait un fossé insurmontable entre les deux peuples. Les gens qu'on n'invite pas son rarement les bienvenus. De fait, cette mutuelle aversion n'a jamais été complètement surmontée par après, la tutelle anglaise finissant de les aliéner complètement au gouvernement fédéral et au Conseil privé du roi. On peut bien, en bon voisinage, interpeller un Abénaki avec kwaï, un Algonkin avec kwey, ou un Atikamek avec kwei, ce n'est ni se faire Abénaki, Algonkin ou Atikamek pas plus qu'ils deviennent automatiquement Québécois s'ils nous répondent bonjour (I)! Forcer les autochtones à se faire Québécois autrement que par l'occupation d'un même territoire partagé est l'une de ces nouvelles formes de colonialisme à base de care qu'il vaudrait mieux s'enlever de la tête. Une cage dorée reste une cage. 

Côté jardin, les immigrants, là aussi à l'exemple de Groulx, nous les concevons dotés d'une «inquiétante étrangeté» depuis la Conquête britannique et l'incursion de la colonisation culturelle américaine. Les Anglais nous ont emmené la domination par la perte de souveraineté économique et politique; les Irlandais le choléra; les Américains l'impérialisme financier. Des Italiens nous avons reçu la mafia, des Haïtiens les guerres de gangs urbaines et des Syriens le terrorisme islamiste. Certes, tous ces immigrants ne sont pas, loin de là, des mauvais diables et ils ont enrichi la société québé-coise, et même sa culture. Mais pour une population plutôt dé-bonnaire, les heurts ont pris plus d'importance que les échanges fructueux. Pour Groulx, l'infraction ne commence pas par l'arrivée de populations de races noires ou pratiquant la religion musulmane, mais dès le moment où l'American way of life et la culture électro-ménagère ont commencé à miner les traditions catholiques et françaises. C'est là, et non aujourd'hui, que la régression nationale a commencé. L'insertion nationale des immigrants ne peut se limiter à l'apprentissage de la langue. Elle exige des nouveaux arrivants l'acceptation des mœurs, des lois, des pratiques culturelles, des valeurs en un mot de la société d'accueil. Elle impose aussi à cette société un effort de domination de ses impulsions premières. Or, les gouvernements successifs, depuis trente ans, non seulement ont échoué à mener à bien ces tâches, mais ils les ont souvent sabordées par peur des désordres sociaux, comme le ferait une population se sentant prise en otage, moins captive de ses immigrants que de son image d'elle-même, forgée artificiellement à partir de la Révolution tranquille et du think positive du petit homme.

Enfin, l'inlassable opiniâtreté à répéter les opérations référendaires stériles de 1980 et de 1995 est devenue le poumon21 de nos indépendantistes qui, trop paresseux ou trop incompétents à jouer cette élite intellectuelle qu'appelait Groulx, maintiennent la survivance vacillante. Tombés dans l'exigence démocratique tracée par le gouver-nement fédéral, la démo-cratie, honnie par Groulx rap-pelons-le, a pris le pas sur l'identité collective. En s'y soumettant, les indépendantistes sont devenus le jouet d'une culpabilité préventive qui laisserait croire à l'intolérance et à la force répressive que prendrait un gouvernement indépendant et souverain de l'État du Québec. Le seul qui, dans ce militantisme souverainiste ait pensé à l'avenir fut le Premier ministre Parizeau, lorsqu'il forma son cabinet à l'image d'une structure républicaine bicamérale imitée de celle de Washington. En ce qui concerne la vie politique québécoise, pour reprendre le mot connu de Péguy, la mystique s'est dégradée en politique, ce dont craignait déjà terriblement le chanoine au cours de ses dernières années d'existence.

En tout cas, j'appartiens à cette génération imbue de mystique groulxienne. N'étant pas plus catholique que le pape, je ne me targuerai jamais d'être le plus indépendantiste des souverainistes. Pour moi, cette mystique s'est déplacée dans mon intérêt pour l'histoire. D'elle, j'ai pris intérêt aux mythistoires pour mieux comprendre cette pédagogie enseignée dès 1941 par Lionel Groulx; cette inversion chrétienne de l'évhémérisme en kénose. Plutôt considérer les peuples comme s'élevant à la perfection de la Race, nous devons considérer nos identités collectives comme des sources oniriques d'humanité. La seule différence d'avec les temps passés, et c'est ce que Groulx a réalisé très jeune, c'est que nous pouvons fabriquer, en connaissance de causes, ces mythistoires tant nous nous sentons investis affectivement avec la collectivité humaine, et de préférence, avec ceux qui nous sont proches

Jean-Paul Coupal

12 août 2025.
 
 
Notes 

1 A.-M. Thiesse. La création des identités nationales, Paris, Seuil, Col. L'univers historique, 1999, pp. 11-12.

2 J. Michelet. Introduction à l'histoire universelle, Tableau de la France, Préface à l'histoire de France, Paris, Armand Colin, Col. Bibliothèque de Cluny, 1962, p. 35.

F. Boily. La pensée nationaliste de Lionel Groulx, Sillery, Septentrion, Col. Cahiers des Amériques, 2003, p. 31.

4 F. Boily. ibid. p. 89.

5 Il s'agit du fameux dialogue entre Toinette et Argan dans Le malade imaginaire, Acte III, scène 10.

Cité in F. Boily. op. cit. p. 75.

7 L'affaire sentinelliste concerne un mouvement de Franco-Américains issus du Québec s'opposant au clergé catholique irlandais qui combattait la pérennité de la langue française face à l'anglicisation au cours des années 1930.

8Cité in F. Boily. op. cit. p. 59.

F. Boily. ibid. p. 66.

10 F. Boily. ibid. p. 82.

11 F. Boily. ibid. p. 65.

12 Cité in F. Boily. ibid. p. 69.

13 F. Boily. ibid. p. 175.

14 F. Boily. ibid. p. 111.

15 F. Boily. ibid. p. 112.

16 F. Boily. ibid. p. 172.

17 L. Groulx. Constantes de vie, Montréal, Fides, Col. Bibliothèque économique et sociale, 1967, pp. 84-85.

18 F. Boily. ibid. p. 143.

19 F. Boily. ibid. p. 198.

20 F. Boily. ibid. p. 107.

21 Voir ci-dessus le note 5.

lundi 11 août 2025

Dans la sphère du Soleil - 1 Arnold J. Toynbee (1889-1975)

 


 DANS LA SPHÈRE DU SOLEIL - 1

ARNOLD J. TOYNBEE (1889-1975) 

Au temps où Dante composait La Divine Comédie (1320), la cosmologie n'avait pas encore subi le grand renversement que Copernic devait lui faire exécuter. La Terre était toujours le centre de l'univers. De là, on remontait à la Lune, puis on rencontrait le Soleil, ensuite Vénus, Mercure, Mars, Jupiter et Saturne, avant d'arriver à la sphère des étoiles fixes. Quittant la sphère de la Lune, Béatrice et Dante se retrouvent donc dans celle du Soleil qui abrite les hommes les plus sages du savoir médiéval. Aussi, dans cette sphère lumineuse, Dante rencontre-t-il tous les grands esprits de son temps, ceux qui ont marqué le «beau» XIIIe siècle qui s'achève alors que pointe le XIVe, siècle de guerres, de famines, de pestes, d'hérésies et d'effondrements multiples.  

On a reproché au médiéviste Jacques Le Goff d'avoir intitulé son essai Les Intellectuels au Moyen Âge. Il faut dire que, contrairement au Dante, Le Goff ne voulait pas limiter les gens d'esprit aux seuls théologiens et philosophes chrétiens. Certes, le mot peut apparaître anachronique, considérant que le terme intellectuel n'est apparu qu'à la toute fin du XIXe siècle désignant les journalistes, écrivains, discoureurs, universitaires, académiciens et autres mobilisés par l'affaire Dreyfus.

Tout envoûté par la beauté de Béatrice enveloppée par l'éclat du Soleil, Dante y est accueilli par un aréopage de docteurs. Selon André Pézard, nous entrerions ici dans une sphère privilégiée aux attentes du poète, car selon l'exégète, «Dante aspire lui aussi à la gloire d'en-seigner; c'est dans le ciel du soleil qu'il veut avoir sa place quand il sera mort et quitte de son temps de purgatoire.»1 Au Paradis, les cris et les gémissements qui avaient accompagné le voyageur dans l'Enfer et au Purgatoire sont remplacés par des chœurs qui dansent et chantent des cantiques heureux. La liste de ces bienheureux qui l'accueillent est longue. D'abord les représentants de l'ordre intellectuel par excellence du Moyen Âge, Albert le Grand et Thomas d'Aquin, puis Gratien, canoniste bénédictin à qui l'on doit les fameux Décrets et Pierre Lombard.

Siger de Brabant, en rouge en haut à droite.

Bien différent est le roi Salomon, représenté ici en tant que prophète de la Sagesse, de l'instruction de la doctrine, de l'intelligence et du jugement comme art de gouverner. On se rappelle son fameux jugement tel que décrit dans la Bible. Pourtant la règle de vie dudit Salomon était assez leste (plutôt que céleste)! Puis vient Denys l'Aréopagite (converti par saint Paul), Ambroise, Orose auteur d'un premier récit historique, l'Historia adversus paganos. Mais aussi Lactance, Paulin de Nole, le rhéteur Marius Victorinus. Et Boèce, que le roi Théodoric fit décapiter. Après encore, Isidore de Séville, Bède le Vénérable et Richard de Saint-Victor. Enfin Siger de Brabant, presque un contemporain, assassiné par son secrétaire. Siger avait contribué à faire connaître Aristote à partir des transcriptions fournies par les Arabes.

Cette première série des douze sages est suivie par François d'Assise, présenté à Dante par Thomas d'Aquin lui-même, Dominicains et Franciscains unis par une même volonté de rénover l'Église chrétienne. L'accord n'était pas toujours facile entre les deux ordres prêcheurs, mais au Paradis les querelles n'ont plus lieues, «tandis que moi, franc de toutes ces riens, j'étais avec Béatris dans les hauts cieux».

Il est évident qu'en ce début du XXIe siècle, un intellectuel doublé d'un tel poète que fût Dante serait en droit de rencontrer dans la sphère du Soleil les intellectuels de son temps qui l'ont le plus marqué. Cette expérience a été reprise par le sémioticien Umberto Eco dans sa Guerre du faux :

«Avec un rapide changement de décor (en ce qui concerne le monde actuel), mais sans nous déplacer d'un centimètre pour notre parallèle avec le Moyen Âge, nous voilà dans une salle de cours où Chomsky découpe grammaticalement nos énoncés en éléments atomiques qui se ramifient de façon bifide, où Jakobson réduit à des traits binaires les émissions phonologiques, où Lévi-Strauss structure la vie parentale et le tissu des mythes en jeux antinomiques et où Roland Barthes lit Balzac, Sade et Ignace de Loyola comme le savant médiéval lisait Virgile, en poursuivant des illusions opposées et symétriques. Rien n'est plus proche du jeu intellectuel médiéval que la logique structuraliste, comme rien ne lui ressemble plus, après tout, que le formalisme de la logique et de la science physique et mathématique contemporaine. On ne doit pas s'étonner de pouvoir retracer dans le même territoire antique des parallélismes avec le débat dialectique des politiciens ou avec la description mathématisée de la science. Nous sommes en effet en train de comparer une réalité en acte avec un modèle concentré; mais, dans les deux cas, nous nous trouvons devant deux manières d'affronter le réel qui n'ont pas d'équivalent dans la culture bourgeoise moderne et qui dépendent, l'une comme l'autre, d'un projet de reconstitution face à un monde dont on a perdu ou dont on refuse l'image officielle.»2  

Nos intellectuels ne sont pas étrangers aux grandes querelles médiévales. En particulier la querelle des Universaux qui opposa en leurs temps Abélard et Bernard de Clairvaux et Thomas d'Aquin et Bonaventure. Platon et Aristote étaient au cœur de leurs débats comme ils le sont restés au milieu des nôtres. Avec leurs modes de penser, leur vocabulaire, leur formalisme, ils poursuivent l'ordre des questionnements de leurs prédécesseurs lointains. 

«Il s'agit de prouver qu'il existe des coordonnées de la pensée qui permettent de récupérer les modernes et les primitifs sous l'enseigne d'une même logique. Les excès de formalisme et la tentation antihistorique du structuralisme sont les mêmes que nous retrouvons dans les discussions scolastiques. De même, la tension pragmatique et modificatrice des révolutionnaires, qui à l'époque s'appelaient réformateurs ou hérétiques tout court, doit (comme elle devait) s'appuyer sur de violentes diatribes théoriques, tandis que chaque nuance théorique entraînait une praxis précise. Même les discussions entre saint Bernard, partisan d'un art sans images, limpide et rigoureux et Suger, partisan de la cathédrale somptueuse et pullulant de communications figuratives, ont des correspondances à différents niveaux et en clefs différentes, dans l'opposition entre le constructivisme soviétique et le réalisme socialiste, entre art abstrait et néo-baroque, entre théoriciens rigoristes de la communication conceptuelle et partisans "macluhaniens" du village global de la communication visuelle.»3

C'est que notre monde n'est si différend des mondes anciens qu'on ne puisse s'y reconnaître dans telle ou telle pensée. L'orthodoxie y imposait l'ordre de ses connaissances par autorité et les hétérodoxes - les hérétiques, ou ceux que l'orthodoxie tenait pour tels - étaient perçus comme de dangereux terroristes : «Erraient alentour les Brigades rouges de l'époque, des sectes hérétiques qui d'un côté voulaient renouveler le monde, construire des républiques impossibles et de l'autre pratiquaient la sodomie, le vol et autres méfaits. Allez savoir si c'était vrai, mais dans le doute, il valait mieux les tuer tous.»4

Au XXIe siècle, nos hérétiques appartiennent à d'autres genres d'hétérodoxie. C'est la querelle des idéalistes et des matérialistes qui remplace celle des nominalistes et des réalistes. La fascination exercée par les découvertes sur le langage et la sémiotique a donné naissance à de nouvelles disciplines imbues de méthodes scientifiques. La linguistique (de Saussure à Jakobson et Chomsky); de la sémantique à la sémiologie (de Carnap à Eco) en sont venues à faire douter du Logos. Heidegger se plaisait à dire que «le langage est la maison de l'être»aussi faut-il constater que le XXe siècle a saccagé la maison d'un mur à l'autre. Si se pose toujours le rapport de l'Universel et du singulier, l'Universel a pris la forme de l'abstraction jusqu'à l'abscons, tandis que le singulier est formaliste jusqu'à être intraitable. Le monde étant composé d'itératifs et de singulatifs, des répétitions, des phénomènes, des invariables d'un côté; de l'ipséité, de l'identité, de l'unique de l'autre. La confrontation de l'Universel et du singulier a généré cette nouvelle querelle, celle des généralistes et des spécialistes; des structuralistes et des relativistes; des philosophes et des experts. L'expertocratie est devenue une nouvelle noblesse faite de savants qui ont remplacé les anciens clercs. Leur langage, leurs mots, leurs concepts, leurs usages ont créé un nouveau babélisme dont le dérisoire a été dénoncé dans un pamphlet fameux, celui de L'imposture intellectuelle d'Alan Sokal et de Jean Bricmont. Et Eco, enfin :

C'est pourquoi on peut se demander ce que ferait Thomas d'Aquin s'il vivait aujourd'hui. On peut déjà répondre que, de toute façon, il ne réécrirait pas une Summa Theologica. Il tiendrait compte du marxisme, de la théorie de la relativité, de la logique formelle, de l'existentialisme et de la phénoménologie. Il ne commenterait pas Aristote mais Marx et Freud. Puis il changerait ses méthodes d'argumentation qui deviendraient un peu moins harmoniques et conciliantes. Et enfin il s'apercevrait qu'il ne peut ni ne doit élaborer un système définitif, achevé comme une architecture, mais une sorte de système mobile, une Summa à feuilles interchangeables, parce que dans son encyclopédie des sciences entrerait  la notion du provisoire historique. Je ne peux pas vous dire s'il serait encore chrétien mais supposons-le. J'ai la certitude qu'il participerait à ses célébrations uniquement pour rappeler qu'il ne s'agit pas de décider comment utiliser encore ce qu'il a pensé, mais de penser d'autres choses : tout au plus qu'il s'agit d'apprendre de lui ce qu'il faut faire pour penser avec honnêteté en homme de son temps. Cela étant dit, je ne voudrais pas être à sa place.»5

Salvator Dali. Galathea des sphères.

Penser. Toujours penser plus, comme si avec l'accélération de l'histoire, il fallait penser à la manière d'une machine performative dont la valeur dépendrait de ses pensées abstraites traduites aussitôt en opérations pragmatiques. On ne se perd plus dans la contemplation des astres comme du temps de Dante, ni ne s'émerveille des plans de la Création, mais de leurs transformations en produits et services fonctionnels et efficaces. L'utilitaire et le plaisir ont fait jonction à notre époque, de sorte que l'ambition du Tout s'est dispersée dans le fragmentaire. L'ordre post-moderne a brisé le sceau du Grand Récit, comme l'appelait Jean-François Lyotard (1924-1998), pour nous retrouver avec un amas de pièces détachées sans plan d'assemblage. L'humain fragmenté est un humain vidé. Il n'est plus un réceptacle puisque seul un Tout uni peut contenir une pensée cohérente, une expérience vécue, une mémoire vive. Voilà sans doute ce qui rendrait le clerc médiéval totalement étranger à notre modernité. Au temps de Dante, les hérétiques partageaient une unité commune avec l'orthodoxie (ce qui explique en partie la violence avec laquelle ces groupes s'affrontaient), mais aujourd'hui le fragmentaire bascule dans l'infox. 

Qui aimerais-je rencontrer, moi, si j'atteignais au Paradis la sphère du Soleil? Cette fantaisie interpelle sans doute la majorité des intellectuels. Dans mon cas, il ne s'agit pas tant de rencontrer des personnalités, comme il arrivait au Dante avec ses douze sages, mais plutôt des esprits qui m'ont aidé à me former; de l'intelligence des maîtres à penser, historiens ou philosophes de l'histoire avec qui j'aimerais m'entretenir, me confronter.

De l'éclatante lumière vive de l'Astre, je verrais se détacher d'abord la silhouette de l'historien britannique, Arnold J. Toynbee  (1889-1975). Sans conteste, il fut mon maître à penser l'Histoire. Avant de lire son abrégé L'Histoire Un essai d'interprétation, je ne concevais rien de l'histoire sinon une table chronologique. L'échelle des faits et des dates exerçait ma mémoire, mais tout le reste était rêvasseries mythologiques. Voulant faire œuvre d'historien, les commentaires de mon entourage pleuvaient. Objet de quolibets sur son «utilité» et le peu de débouchés que la discipline offrait sur le divin marché de l'emploi, une fatalité déjà s'attachait à elle. Elle ne promettait rien et en cela, je dois dire, qu'elle a tenu sa promesse. Mais mieux, si je puis dire, elle me promettait seulement le plaisir que je recevrais de sa fréquentation seule et que cela, je devrais apprendre à m'en satisfaire ...pour toujours. À l'adolescence, je réalisais peu ou prou cette fatalité, mais devant les sombres perspectives, je ne voyais aucune autre issue.

De mon intérêt pour l'histoire, je m'en tenais aux grandes synthèses. À l'histoire du Canada - l'histoire du Québec n'existait pas encore -, s'ajoutait l'histoire des États-Unis qui finit par s'imposer à mon goût. Puis l'histoire du Mexique, enfin, les pays européens. Avec la lecture de l'Histoire de France de Jacques Bainville (1879-1936), je rencontrai un premier esprit historien. Au départ, cette synthèse nationaliste était un miroir inversé du manuel républicain d'Ernest Lavisse, généralisé dans les écoles laïques françaises. Là où Lavisse reprochait les abus de la monarchie et célébrait les succès de la République libérale et démocratique, Bainville cumulait les échecs de la République à maintenir l'unité nationale, ce que les générations de rois qui l'avaient précédé réussissaient au-delà de toute espérance.

On a assez dit que l'Histoire de France de Bainville était une œuvre de clarté et d'explications simples du développement de la France déchirée entre ses querelles d'intérêts intérieures et la pression écrasante que l'Allemagne exerçait sur ses frontières. Tout cela était évidemment exagéré, parce que la France n'était ni plus ni moins soumise que les autres nations européennes aux forces centrifuges, ensuite parce que, dans l'esprit maurrassien avec lequel Bainville rédigeait son historiographie, il en restait à l'humiliante défaite de 1871 et à la Grande Guerre qui en était, du côté français, la revanche. Pour cette raison, Bainville, qui avait été journaliste touche-à-tout et alimentait plusieurs feuilles, avait fini par se spécialiser dans les questions internationales. Il en était venu même à se voir prédisposé à occuper le fauteuil de Vergennes.6 Enfin, Bainville avait été le maître à penser de plusieurs autres historiens, dont Pierre Gaxotte, l'auteur d'un Louis XV et d'une Révolution française des plus réactionnaires mais bien documentée. Sans avoir fondé une école historiographique, du moins Bainville, disparut trop tôt d'un cancer en 1936, avait stimulé des historiens et des plumitifs à utiliser la connaissance historique comme stimulant nationaliste de l'action politique. C'était un récit négatif rejetant la modernité et la République, fruits dégénérés de la Révolution honnie par les forces réactionnaires. Et moi, j'aimais la Révolution française. Bon objet d'étude pour le doctorat tant sa simplicité m'aidait à confirmer la théorie de la connaissance historique comme représentation sociale, pour l'heur, cette synthèse de l'histoire de la France laissait beaucoup derrière elle : l'économie, la culture, les mœurs... De plus, le génie de Bainville était infatué d'une vision trop cynique pour un adolescent idéaliste.

J'étais prêt alors à rencontrer Toynbee. La lecture de Toynbee me permis de poursuivre l'expérience prise à la lecture de Bainville, m'apprenant à mettre un ordre rationnel aux ébauches scolaires; à ces nations qui remplissaient les cursus universitaires. Ce qu'il m'apprit aussi, c'est qu'aucune nation ne naissait d'elle-même, n'était sui generis, déposée sur une tabula rasa vierge sortie des forêts de l'Holocène. Aucune civilisation non plus d'ailleurs. Pour être un Tout : Cité, Nation, Empire, Civilisation procédaient les uns des autres suivant certaines lignes de transmission. Ce n'étaient donc pas des archives que ces Touts surgissaient spontanément – cela sonnait le glas des genèses mythiques -, mais de l'esprit de ceux qui utilisaient ces archives et leur donnaient un corps – le corps de l'Histoire -, et en définitive, un sens – sens de l'histoire. L'historien faisait plus que colliger des documents et de les analyser, c'est lui qui donnait vie à l'Histoire. Toynbee m'apprenait que l'historien, à l'exemple de Socrate, pratiquait une maïeutique du temps humain. Avant même de la connaître, je répondais à la critique que lui adressait Nietzsche dans sa Seconde considération inactuelle (1874). L'histoire-récit, sans philosophie – corps et sens –, était une activité vaine.

Pour nous expliquer ce qu'est une civilisation, Toynbee procède en posant une question : comment rendre intelligible l'histoire de l'Angleterre? Pour ce faire, il commence par débusquer les racines de l'actualité anglaise. Il rencontre d'abord la Révolution industrielle (on doit cette expression à son oncle qui portait les mêmes prénoms). Une étape au-dessous, il débusque l'invention du gouvernement responsable. En creusant, il trouve l'expansion maritime, origine d'une véritable thalassocratie moderne, un Imperium. S'enfonçant encore plus profondément, c'est la Réformation sous Henry VIII et Elizabeth. Puis la Renaissance avec ses apports venus d'Italie et des Pays-Bas. Au XIe siècle, l'établissement de la féodalité. À la source enfin, la conversion chrétienne des îles britanniques. Aux tréfonds du sous-sol, on pourrait trouver vestiges de la civilisation hellénique et même de la civilisation indo-européenne à la limite de la Préhistoire.

Ce qui sortait de cette méthode récurrente (pratiquée jadis par Hume, d'Alembert et Marx), c'était : 1° que l'Angleterre n'avait pas évolué en vase clos. Que tout au long de son développement, elle a été en contact immédiat avec des voisins avec lesquels elle partageait un commun dénominateur. C'est ce «plus grand commun dénominateur» - la civilisation occi-dentale - qui qualifie à la fois la civilisation en même temps que la nation, les deux tributaires l'une de l'autre par différents aspects : techniques, scientifiques, politiques, religieuses, culturelles. Plus qu'elle s'étendait dans le monde, plus nombreux se multipliaient ses contacts avec d'autres civilisations : dans l'espace (comme avec les Indes ou l'Afrique), mais dans le temps aussi (par les renaissances); 2° que la limite de la communauté des nations entraînait des interactions d'intensités qui ne se retrouvaient pas dans les échanges avec les peuples non-occidentaux et dont la plus formidable fut sans doute la Grande Guerre de 1914, que le jeune Toynbee, helléniste enseignant, vécu comme une répétition de la guerre du Péloponnèse, c'est-à-dire une guerre civile entre membres d'un même corps historique; une guerre civile aux conséquences éventuellement fatales pour la civilisation.

Le second XXe siècle a été cruel pour Toynbee malgré son heure de gloire (il fit la couverture du «Time» en 1947). Alors que Toynbee partait du singulier pour élargir les horizons jusqu'à l'Universel, la tendance des milieux historiens vers la spécialisation désertait le Grand Récit pour se disperser de plus en plus dans des méandres spécialisés; de l'histoire socio-économique à l'histoire des mentalités, chaque fragment se morcelant sans arrêt. Cette plongée dans l'humus, sur laquelle je reviendrai dans un prochain texte, était probablement nécessaire, mais devait-elle l'être jusqu'à ce qu'on perde de vue l'importance de s'interroger sur l'immensité du temps humain?

Toynbee comptait 21 civilisations et le chiffre ne cessa de s'accroître au fur et à mesure qu'il découvrait des civilisations africaines et asiatiques qui étaient encore des continents noirs durant le temps de la rédaction des premiers volumes durant l'entre-deux-guerres. Le nombre en fait importe peu. Ce qui est important, c'est la phénoménologie des civilisations que son «essai d'interprétation» permet de connaître : comment apparaissent les civilisations; comment elles peuvent avorter parfois ou se stériliser. Comment elles prennent leur air d'aller, puis comment elles atteignent un acmé avant d'entrer en désagrégation, s'efforçant par des inventions tels l'État universel et l'Église universelle, de profiter d'un dernier Âge d'or avant que les prolétariats intérieur et extérieur, à une époque d'Âge héroïque, lui assènent le coup de grâce.

 

À première vue on a voulu identifier le système de Toynbee à celui de son prédécesseur, celui de l'Allemand Oswald Spengler (1880-1936), auteur d'un grand succès de librairie, Le Déclin de l'Occident après la Grande Guerre. Pourtant, malgré une commune perception d'histoire cyclique, l'ouvrage de Spengler était fort différent. La pensée de Spengler était essentiellement organiciste, à l'instar des philosophies de l'histoire du XVIIIe siècle, celles de Vico et de Herder. Le système de Toynbee était autrement différent. C'était un système mécaniciste dans la pure veine anglo-saxonne des philosophes des XVIII et XIXe siècles.

Chaque fois que Toynbee parle de la genèse ou de l'élan des civilisations, il en vient non à une métaphore organiciste mais à un rapport mécanique à deux temps: le défi et la réponse; le retrait et le retour; les «Temps de troubles» et l'État universel, etc. Sa phénoménologie de l'histoire est éminemment mécaniciste. La vrai divinité du système toynbéien est davantage celle du deus ex machina que du Dieu chrétien qui meuble sa spiritualité. Les civilisations sont des Touts comme le sont les machines, faites d'une addition de pièces, de rouages, de chaînes, de pistons animées par une force énergétique toujours sur le point de s'épuiser. Lorsqu'elles sont confrontées à une croisée des chemins, elles retrouvent la liberté de décider de la voie qu'elles suivront, pour le meilleur comme pour le pire. En ce sens, la liberté tient une place fondamentale dans le développement des civilisations. Et comme le lui aurait sans doute reprocher Descartes, cette liberté imprévisible est garante de l'efficacité ou de l'échec de la machinerie. Contrairement à la vision de Spengler où les lois de la biologie (Spengler parle de morphologie sur le modèle des organismes humains ou végétaux), celle de Toynbee correspond à la mécanique telle que les ingénieurs britanniques du XVIIsiècle l'établirent à l'origine de l'industrialisation moderne. Les civilisations ne dépérissent pas ou ne dégénèrent pas chez Toynbee; elles déclinent, comme un astre, et finissent par se briser. En les comparant, grâce à une érudition hors du commun, Toynbee distingue les points de rupture qui leurs font perdre l'équilibre et les forcent à se décomposer, à s'assimiler ou à disparaître.

Toynbee refuse les déterminismes. Dieu, évidemment, n'est pas une volonté qui intervient dans le cours de l'Histoire. Il prend le temps de déconstruire la Race et le Milieu, si chers à Montesquieu et à Taine comme déterminant le cours des civilisations. Aucun avenir n'est prédisposé aux civilisations, même si la plupart finissent par s'engager dans une voie qui les conduira à la désagrégation. Les schismes sociaux et spirituels conduisent à des Temps de troubles qui seront enrayés par la fondation d'un État universel qui s'épuisera à son tour, finissant de dépenser l'énergie de la civilisation pour déchoir en États successeurs parcellaires, comme ces Royaumes barbares héritiers de Rome ou de l'empire chinois des Han (IIIsiècle A.D.). Le mécanicisme civilisationnel demande un rapport adéquat entre les forces sociales et psychologiques. Les défis posés par la nature ou les corps étrangers exigent des réponses intelligentes et spirituelles.

Si Toynbee prend ses distances vis à vis de Marx - dont il retient surtout son héritage juif -, lui aussi use d'une dialectique assez proche de celle issue de la Phénoménologie de l'esprit de G. W. F. Hegel (1770-1831). De l'opposition des défis naturels et humains et de la réponse des sociétés et des cultures naissent les civilisations comme une synthèse des antagonismes. Ici encore Toynbee m'a fait réaliser l'importance de la psychologie collective (et non la psychologie sociale) pour mesurer les différentes réponses des civilisations. Pourquoi certaines collectivités trouvaient-elles la bonne réponse au défi et d'autres pas? Pourquoi certains défis climatiques avaient-ils conduit des communautés humaines à ne pas engranger suffisamment de ressources pour dépasser un stade limite de développement? Ou pourquoi l'adaptation humaine était telle qu'elle cessait de susciter des défis propres à stimuler le dépassement d'un confort naturel stérilisant? Bref, les civilisations vivaient dans la mesure où elles trouvaient un état d'équilibre qui leur permettait de dépasser les dispositions premières pour se lancer dans un élargissement des horizons, ajoutant des défis supplémentaires et stimulants afin de se porter toujours plus loin (ou de périr).

Cet état d'équilibre, Toynbee l'appelle auto-détermination. Une civilisation est maîtresse de son développement. Elle possède ses agents écono-miques, politiques et culturels qui la façonnent, la modifiant sans briser l'harmonie entre ses parties. Sa capacité d'assimi-lation des différents apports de chacun de ses membres ne trahit jamais son identité ni son originalité. Lorsque les syncrétismes se multiplient, par contre, on peut soupçonner que le déclin est déjà amorcé. La période hellénistique, par exemple, avec ses apports orientaux, a vu se modifier sensiblement l'identité romaine de la civilisation hellénique. Il en fut de même pour l'ancien empire pré-indien Maurya au même moment, c'est-à-dire lors de la pénétration de l'esthétique grecque dans ses monuments et ses arts plastiques. Mais ce que n'avait peut-être pas entrevue complètement Toynbee, c'est combien sa phénoménologie des civilisations pouvait s'appliquer à tous les systèmes culturels.

Cet état d'auto-détermination me parlait dans la mesure où l'indépendance du Québec cherchait cette volonté d'auto-détermination et que l'auto-détermination est avant tout affaire d'équilibre. Mais je voulais voir concrètement ce qu'elle valait dans l'étude d'un champ historique autre qu'une civilisation. C'est en élaborant mon Histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu»7 que m'est apparue l'utilisation opportune de la phénoménologie toynbéienne. Il m'était possible, à travers un regard diachronique, de distinguer la phase de genèse de la région et plus précisément de la localité sous le Régime français (dès le passage de Champlain dans la région). Puis la phase de retrait/retour entre la désertion qui suivit la Conquête et le retour dans le contexte de l'invasion américaine de 1775. À partir de ce moment, son développement s'est appuyé sur les communications. Le transport routier, le transport maritime, le transport ferroviaire. En 1840, l'auto-détermination de la région était assurée. Autonomie économique marchande puis industrielle; autonomie politique avec les Libéraux progressistes au pouvoir dans le comté; autonomie culturelle au tournant du XXe siècle (jusqu'à avoir une salle d'opéra). Après la Grande Guerre, la désagrégation se vit enclenchée par la perte de l'auto-détermination. Les banques, les usines puis les commerces devinrent des agents de pénétration de corporations multinationales. Les années soixante conduisirent la ville à ne plus être qu'un dortoir de moins en moins éloigné de Montréal nid de corruptions municipales. La ville faisait sous elle.

La philosophie de l'histoire de Toynbee est tombée dans un purgatoire immérité sous le coup des vagues marxistes et des Annales, bien qu'à la fin du siècle, bien après que j'en eus héritée, un Emmanuel Le Roy Ladurie, venu du marxisme, la réhabilite dans la pensée historienne française. Elle était une antithèse préférable au marxisme, car elle ne contenait pas ce déterminisme des lois du développement du capitalisme qui réduit tout aux luttes de classes et ignore tant de problématiques complexes des sociétés. Le marxisme laissait trop à la traîne ce que Toynbee retenait et plaçait au centre de sa phénoménologie. Chaque civilisation, malgré des genèses semblables, finissait par se distinguer dans des formes particulières. Contrairement à la vision organiciste d'un Spengler, qui condamnait trop vite les civilisations à la mort, chez Toynbee, les civilisations qui finissaient par se désagréger ou victimes d'un défi insurmontable, parvenaient à se renouveler soit par un nouveau système civilisationnel, soit en se métissant avec une civilisation autre. Sur ce point, heurtées par l'invasion occidentale sous sa forme ibérique au XVIsiècle, les civilisation mexicas, maya et inca ont converti leur vainqueur en s'assimilant leur civilisation. Ce fut le cas de l'intrusion des cultures amérindiennes dans le Baroque européen ou le récit de la conquête du Pérou rédigé en espagnol par Garcilazo Inca de la Vega (1609), fils métissé d'un conquistador espagnol et d'une princesse, la petite-fille de l'Inca Huayna Capac, œuvre qui trôna à côté des écrits du Père Charlevoix qui informa les philosophes du Siècle des Lumières sur la vie américaine. 

Fatalité (1893) Jan Toorop.

À la fin de la seconde version de l'Histoire, Toynbee cite Friedrich Engels (1820-1895) : «La liberté consiste à compren-dre la nécessité "La nécessité n'est aveugle qu'autant qu'elle n'est pas comprise"».8 Aux yeux de Toynbee, cette phrase reflète moins les positions philosophiques du collègue de Marx qu'une adaptation moderne de la pensée augustinienne. Il est possible de refuser la grâce divine et la liberté consiste à comprendre pourquoi on ne peut la refuser, mais la refuser tout de même. Dans une pensée où la grâce divine signifie l'efficacité du deus ex machina, la liberté consiste bien à en comprendre les rouages et c'est la tâche de l'historien. Non seulement dans le but de contempler passivement les grandes œuvres du génie humain, mais dans le but de travailler sur les mécanismes, de les améliorer, de sonner l'alarme aussi lorsque menacent les déséquilibres. Le refus de cet «idole de la Nécessité» condamne comme paresse du cœur avant de l'être de l'esprit et du corps, tout «sentiment fatal d'attraction» qui est le symptôme profond de toute désagrégation de civilisation

Jean-Paul Coupal

11 août 2025

Notes 

1 Dante Aligheri. Œuvres complètes, traduction et commentaires par André Pézard, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque de la Pléiade, # 189, 1965, p. 1443, n. 77.

2 Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, rééd. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 4064, 1985, p. 110.

3 U. Eco. ibid. p. 111. 

4 U. Eco. ibid. p. 358. 

5 U. Eco. ibid. pp. 365-366.

Charles Gravier, comte de Vergennes (1719-1787) avait été Secrétaire d'État aux affaires étrangères de Louis XVI. C'est lui qui engagea la France dans l'aide aux colonies révoltées d'Amérique et permit à son pays de prendre sa revanche sur la marine britannique qui l'avait vaincu lors de la guerre de Sept Ans.

8 A. J. Toynbee. L'Histoire, Bruxelles, Elsevier/Sequoia, 1975, p. 470.