Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 28 septembre 2014

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre

Pisanello. Fresque de l'église Sant'Anastasia à Vérone.
MAIS PRIEZ DIEU QUE TOUS NOUS VEUILLE ABSOUDRE

«Villon ne porte pas beau. Chauve, maigre à faire peur, il tousse comme un moribond» (J. Favier. François Villon, Paris, Fayard, 1982, p. 488). C’est le dernier portrait que nous trace l’historien-biographe du poète, Jean Favier. Nous sommes en 1462, sous le règne de Louis XI. François de Montcorbier, dit Villon (1431-disparu en 1463), reste à nos yeux l’éternel écolier, habitué des tavernes et des filles de Paris, voire même des épouses séduites qui sera le stéréotype de bien des poètes au cours des siècles ultérieurs. Villon (il a adopté le patronyme d’un de ses maîtres), commence comme clerc tonsuré, portant bonnet et robe longue. Il ambitionne l’Université de Paris, véritable institution dominante, main droite de l’Église romaine. Mais, il est mauvais élève, dissipé. Devant ses échecs scolaires, il s’enfonce dans l’errance, fréquentant aussi bien le prévôt des marchands de Paris que les mauvais garçons, dont certains finiront au gibet. Son destin est perturbé gravement lorsqu’une rixe le conduit à tuer un prêtre.

Les prêtres de l’époque n’étaient pas semblables à ceux de nos jours. Certains étaient aussi fripouilles que d’autres aujourd’hui sont pédophiles. Le drame va se dérouler au soir du 5 juin 1455, après le souper, alors que François de Montcorbier est assis au bord de la rue, «juste sous le cadran de l’horloge de Saint-Benoît-le-Bétourné. C’était le jour de la Fête-Dieu et les rues sont jonchées de pétales de roses. Deux compagnons sont près de lui, un prêtre nommé Gilles et une fille nommée Isabeau. La nuit vient de tomber quand, vers 9 heures, passent le prêtre, Philippe Sermoise et maître Jean Le Mardi. Sermoise est de fort méchante humeur : «Je renie Dieu! Maître François, je vous ai trouvé! Croyez que je vous courroucerai!». Villon se lève et demande ce qui courrouce le prêtre. Le prêtre bouscule Villon et le fait se rasseoir de force. Visiblement, il cherche la bataille. Selon la version du poète, le prêtre sort une dague de sous sa robe et frappe au visage, déchirant la lèvre supérieure. Cette cicatrice devait plus tard mériter la clémence royale.

Car Villon est également armé d’une dague qui pend à sa ceinture. Il la tire et frappe droit devant : «Sermoise est-il dès cet instant blessé “en l’aine ou environ”? Nul ne le sait. La fureur tient le prêtre, et, toujours armé de sa dague, il multiplie les gestes menaçants. Villon rompt. L’autre le poursuit à l’intérieur du cloître de Saint-Benoît. Du moins Villon le dira-t-il. En grand danger d’être attrapé, il se baisse, ramasse une pierre» (J. Favier. Ibid. p. 196). Survient Jean Le Mardi porter assistance à Sermoise qui semble ne pas ressentir sa blessure. Il tente de désarmer Villon, parvient à lui arracher sa dague, mais le poète tient toujours la pierre dont il frappe le prêtre d’un grand geste. Enfin, Sermoise s’effondre sur le pavé. Villon se précipite chez le barbier du coin, un nommé Fouquet, qui lui panse sa blessure. Sermoise, toujours étendu sur le pavé, n’est pas mort. Des passants le relèvent. On appelle un barbier pour le soigner. Le lendemain, son état empire. Blessé au ventre, assommé, c’est mourant qu’on le transporte à l’Hôtel-Dieu. C’est là que le samedi, moins de deux jours après l’échauffourée, qu’il meurt. On n’a jamais su les vraies raisons de la colère de Sermoise contre Montcorbier? Affaire de femme? Dette de jeu? Larcin? se demande Favier. Tout cela est possible venant de Villon. Voilà notre écolier devenu meurtrier. Grâce aux relations de son maître, Guillaume de Villon, il obtiendra de la chancellerie royale des lettres de rémission en janvier 1456.

Mais Villon va se mettre encore plus dans le trouble en se rendant à Angers. Avec d’autres malfaiteurs dont un certain Colin de Cayeux, il s’introduit nuitamment en escaladant les murs du Collège de Navarre pour y dérober 500 écus d’or dans les coffres de la sacristie. Le vol ne sera découvert qu’en mars 1457 et une enquête est vite ouverte. Il faudra attendre le mois de juin lorsqu’un complice, Guy Tabarie, est arrêté sur dénon-
ciation, torturé au Châtelet et révèle la par-
ticipation de Villon à l’affaire. Forcé de fuir Paris, il arrive au tournant de 1458 à la cour du duc d’Orléans, à Blois. C’est là qu’on y retrouve le prisonnier-poète, Charles d’Orléans, petit-fils de Charles V, âgé alors de 63 ans. C’est lui qui était demeuré vingt-cinq ans prisonnier des Anglais et dont la poésie avait distrait son ennui et l’avait fait reconnaître par tous le poète du temps. Aussi, sa cour est-elle le rendez-vous de musiciens et de fins rimeurs. On y vient de loin et tous sont sûrs d’être bien accueillis. Villon y trouvera là un gîte agréable. Mais ces beaux jours seront suivis de malheurs, surtout lorsqu’il atterrira à Meung-sur-Loire où il est emprisonné durant l’été 1461 dans la basse fosse de la prison de l’évêque d’Or-
léans, qu’il appelle Taque Thibaut : «Froissart nous a gardé le souvenir de ce Thibaut qui s’appelait Jacques pour son curé et Taque pour le peuple méprisant. Ce n’était pas un évêque. Fort inconnu comme chaussetier, Taque était célèbre dans le Paris de Charles VI comme l’un des mignons du duc Jean de Berry. Le mécénat du prince coûtait cher au contribuable et son goût pour les garçons suscitait les haussements d’épaule. […] Le nom de Taque Thibaut est-il passé en exemple de mœurs ou de dilapidation? Le poète ne donne pas là dans l’allusion facile, et la référence vaut d’être prise pour sérieuse : il accuse bel et bien Thibaut d’Auxigny d’être un mignon, ou d’être un voleur, ou les deux. Lui, François Villon, est un homme fini. Il sait qui remercier.


En l’an de mon trentième âge
Que toutes mes hontes j’eus bues,
Ni du tout fol ni du tout sage,
Nonobstant maintes peines eues,
Lesquelles j’ai toutes reçues
Sous la main Thibaut d’Auxigny :
S’évêque il est, signant les rues,
Qu’il soit le mien, je le renie!

Monseigneur n’est, ni mon évêque.
Sous lui ne tiens, s’il n’est en friche.
Foi ne lui dois, n’hommage avecque;
Je ne suis son serf ni sa biche.
Pu (reçu) m’a d’une petite miche
Et de froide eau tout un été.
Large ou étroit, moult me fut chiche :
Tel lui soit Dieu qu’il m’a été!

Et s’aucun me voulait reprendre
Et dire que je le maudis,
Non fais, si bien me sait comprendre :
En rien de lui je ne médis.
Voici tout le mal que j’en dis :
S’il m’a été miséricors,
Jésus, le roi du Paradis,
Tel lui soit à l’âme et au corps! (J. Favier. Ibid. pp. 417-418 et 416)

Bref, Villon maudit le soi-disant évêque, ce qui est assez mal vu et devenu très courant à la fin du Moyen Âge.

À ses propres dires, Villon est prématurément vieilli. Libéré de la fosse, il retourne à Paris, mais les souffrances commencent à lui peser :

Et meure Paris ou Hélène,
Quiconque meurt meurt à douleur
Telle qu’il perd vent et haleine.
Son fiel se crève sur son cœur.
Puis sue Dieu sait quelle sueur…
Et n’est qui de ses maux l’allège;
Car enfant n’a, frère ni sœur,
Qui lors voulsis être son piège.
La mort le fait frémir, pâllir.
Le nez courber, les veines tendre
Le col enfler, la chair mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre.
Corps féminin, qui tant est tendre,
Poli, souef, si précieux.
Te faudra-t-il ces maux attendre?
Oui, ou tout vif aller ès cieux. (Cité in J. Favier. Ibid. p. 405)    

C’est à Paris, donc, qu’il se mettra à son œuvre majeure : Le Testament Villon. Série de poèmes qui apparaît comme un bilan de ses aventures, de ses attentes et de ses déceptions. La mort y tient une place importante et la misère du poète nourrit ses vers les plus pathétiques. Il est vrai qu’il a été retourné au Châtelet pour le vol au Collège de Navarre. Condamné à l’amende, on lui donne trois ans pour l’acquitter. Le voilà qu’il retourne au Quartier Latin. Un soir de décembre 1462, après avoir soupé avec un écolier, Robin Dogis, Hutin du Moustier et un autre écolier, plus brutal, Roger Pichard, ils vont flâner dans les rues, dans la nuit noire. Ils passent devant l’ouvroir du notaire François Ferrebouc où travaillent encore des clercs à leur pupitre. Devant ces malheureux qui usent leurs yeux à la bougie pour remplir les actes du notaire Ferrebouc, les trois délinquants se mettent à lancer des quolibets. Pichard crache dans l’ouvroir, provoquant les écoliers à la bataille. Ferrebouc se mêle bientôt à l’escarmouche. Les coups de poing pleuvent. Dogis sort sa dague et frappe le prestigieux notaire qui en réchappera. Mais l’affaire est grave car, cette fois-ci, le personnage est important : «Ferrebouc est un notable. Prêtre, licencié en droit canonique, avocat puis notaire à Paris depuis dix ans, il est de ceux que l’on ne nargue pas en plein jour. Fils du riche épicier Jean Ferrebouc, neveu du bourgeois Dominique Ferrebouc qui fut en son temps l’une des grosses fortunes du quartier proche de la rue Saint-Denis, maître François Ferrebouc est un propriétaire qui accumule les maisons et les rentes…» (J. Favier. Ibid. p. 490. Les quatre complices sont arrêtés, jugés et condamnés à la potence. Ils font appel, mais en vain. Du Moustier est pendu. Dogis gagne sa grâce, Pichard sera rendu aux Cordeliers. Ni acquitté, ni pendu, Villon est finalement libéré.

Ce moment où le poète a été tenu en suspens entre la vie et la mort est sans doute à l’origine du célèbre Épitaphe Villon. Jean Favier en est convaincu :

«On peut penser que c’est pendant ces quelques jours où il s’est vu pendu que le poète a lancé cet autre appel dramatique, celui qu’il adresse, dans la Ballade des pendus, à l’humanité solidaire devant la mort. Cette fois, il ne rit plus, pas même en pleurs. Il plaide coupable. Il n’ose plus attendre, comme jadis dans la prison de Meung, que ses amis le tirent de là. Le refrain n’est plus : “Le laisserez-là, le pauvre Villon?”. Ce qu’il attend, c’est un peu de fraternité. Le condamné voit déjà rire les passants, et c’est là son angoisse. De sa vie, l’appel a charge, et le Parlement dira le droit. Mais le poète assume seul, en cette ballade dramatique, le sort de sa dignité d’homme.

Lancinants comme la dure vérité de l’égalité devant la mort, des mots reviennent : “frères”, “hommes“, “frères humains”… C’est un nouveau vocabulaire.

L’appel à la prière – “Priez Dieu…” – n’est autre que la traduction de cette base du dogme que, depuis le concile de Nicée, les théologiens appellent la Communion des saints. Villon craint l’enfer. Si tous les hommes l’en prient, Dieu l’y fera échapper. “Que tous nous veuille absoudre”. Et l’ancien écolier retrouve les mots du théologien au petit pied qu’il fut : “Que sa grâce ne soit pour nous tarie”

L’appel aux hommes est un appel à la rue, un appel aux hommes dans le cadre des relations du Villon vivant. C’est la supplication de celui qui s’est tant moqué, mais qui n’a jamais moqué que la fortune, la suffisance, l’orgueil, la méchanceté, l’avarice. Jamais Villon n’a ironisé sur la souffrance, sinon la sienne.

Ce qu’il attend des hommes à l’instant de sa mort, c’est qu’on traite celle-ci comme une mort d’homme, non comme le spectacle de la rue. “De notre mal, personne ne s’en rie”. La potence l’humilie : “Pas n’en devez avoir dédain, quoique fûmes occis par justice”. Et la crainte se résume en un avis dénué de rhétorique : “Hommes, ici n’a point de moquerie!”


Toute la morale de Villon, devant la double vision de la corde et des badauds qui seront là l’humanité entière, tient au fond dans cet appel sur quoi s’ouvre la ballade et qui stigmatise le seul péché qui soit aux yeux du pauvre clerc : le péché contre l’amour.

N’ayez les cœurs contre nous endurcis.

Dans les jours de son désespoir, le prisonnier a-t-il trouvé le temps, l’encre, le papier? A-t-il repris à ce moment d’anciennes pensées et d’anciens vers? A-t-il au contraire reconstitué par la suite les lourdes méditations nées dans le sombre cachot? Et à qui s’adressait l’angoissante supplication dont s’équilibrent le réalisme dans l’anecdote et la sérénité dans les vues essentielles? (J. Favier. Ibid. pp. 495-496)

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six.
Quant de la chair que trop avons nourrie,
Elle est piéçà dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal, personne ne s’en rie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

Si, frères, vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par Justice. Toutefois vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens assis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le Fils de la Vierge Marie :
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts. Âme ne nous harie.
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

La pluie nous a ébués et lavés
Et le soleil desséchés et noircis.
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis :
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

Prince Jésus qui sur tous a maistrie,
Garde qu’enfer n’ait de nous seigneurie.
À lui n’avons que faire ni que soudre.
Hommes, ici n’a point de moquerie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

Après ce dernier épisode où Villon peut se compter encore chanceux d’éviter la danse macabre, le 8 janvier 1463, il disparaît. Nous perdons sa trace pour toujours. Comme tous ceux qui demandent pardon pour leurs fautes, Dieu lui aurait-il épargné l’enfer qu’il craignait tant pour le voir entrer au Purgatoire, comme tant d’autres qui, à leur dernier instant, ont demandé à se réconcilier avec l’Éternel?

Il serait impensable que Villon n’ait jamais vu de gibet – celui de Montfaucon en particulier, près de Paris -, avec ses corps balancés par le vent, les oiseaux et les moustiques se nourrissant de la chair putréfiée. L’idée qu’il puisse ainsi finir a dû le hanter à plusieurs reprises, et en par-
ticulier après cette dernière affaire de Ferrebouc. Si «l’humanité» dans l’application de la peine de mort a été poursuivie par les institutions judiciaires jusqu’à sa complète abolition, tard au XXe siècle, il n’en demeure pas moins que le ressentiment des individus des classes moyennes ou pauvres est encore assez fort pour en fantasmer le retour. La force de l’Épitaphe Villon réside dans le fait que le poète a donné une voix à toutes ces confessions qui sont restées sans témoins ni papiers au cours des siècles. L’Ancien Régime, qui pratiquait des modes différents d’exécution selon l’ordre auquel appartenait le condamné – décapité à l’épée si le condamné était noble; pendu s’il était roturier – a été remplacé par l’argent avec la Révolution française, dont l’un des premiers projets de loi soumis par Robespierre consistait précisément à l’abolition de la peine de mort pour des délits politiques. Mais, sous la Terreur, on s’aperçoit que la richesse a remplacé les privilè-
ges. Comme les exécutions n’ont lieu que le lendemain du prononcé de la sentence par le Tribunal révolutionnaire, «l’usage voulait qu’un excellent repas leur [les condamnés] fût servi, et que le vin coulât à volonté… dans la mesure de leurs moyens. Mais il ne s’agissait là que d’une mesure d’exception ne concernant que les plus fortunés, tels le duc d’Orléans ou le duc de Biron à qui furent servis des huîtres et du vin blanc. Pour les autres, ces derniers instants étaient misérables…» (O. Blanc. La dernière lettre, Paris, Robert Laffont, Col. Pluriel, # 8465, 1984, p. 91).

Des lettres de ces prédestinés à la guillotine évoquent parfois les appels de François Villon. Ainsi, la lettre de l’ancien maire de Montpellier, Jean-Jacques Durand, qu’il adresse à son épouse : 

«Ma bien-aimée,

Ne t’afflige pas trop, je t’assure que je meurs satisfait, la sévérité des hommes m’assure la miséricorde de Dieu; elle expie les fautes que j’ai faites et prévient celles que j’aurais pu faire. Tu connais ma faiblesse, mon extrême sensibilité : elle m’aura peut-être égaré; il est digne de la bonté de Dieu de le prévenir. Va, ne nous séparons point! Je serai toujours avec toi, avec nos enfants, je veillerai sur vous. En songeant à moi, sache que je suis là et que je t’aime toujours

Je pardonne à mes ennemis; fais comme moi. Ils ont cru bien faire, et puis c’est moi seul qui me suis perdu. Ne leur imputons rien. Que peut-on imputer aux hommes lorsque Dieu seul fait tout? C’est lui qui nous sépare un moment pour nous réunir plus sûrement et pour nous réunir toujours, tu vois bien que c’était nécessaire! Adieu, ma bien-aimée; console-toi de la vie par l’image de l’éternité. C’était celle-ci qu’il s’agissait de passer ensemble, il n’y avait de doute que pour moi. Grâce à Dieu, il n’y en a plus. Adieu, ma bien-aimée; moi je ne te dis pas adieu, je te dis bonsoir parce que je vais dormir un moment, un seul moment! Au réveil, je reverrai ma bien-aimée, et rien ne pourra plus nous séparer. J’embrasse nos enfants, nos parents, nos amis : vous les consolerez de ma mort, je leur laisse ma vie, je leur laisse aussi pour exemple. Qu’ils apprennent par ma faute à vaincre leur caractère, à modérer leurs passions, à ne pas suivre toujours leur cœur qui peut les égarer, qu’ils aiment leur patrie comme je l’ai aimée, et qu’ils la servent plus heureusement.

Mes enfants, aimez votre mère et obéissez-lui comme vous feriez à nous deux. Je lui transmets tous mes droits sur vous; elle a les siens et les miens. Mes chers parents, je suis fâché de la peine que je vous donne; votre douleur est la seule que je sente en ce moment. Adieu, je vais où le maître m’appelle, il m’ôte du travail au milieu du jour, je me reposerai jusqu’au soir; alors tout sera égal entre nous. Adieu ma bien-aimée, adieu.

Ton mari, ton ami éternel.
Roland» (Cité in O. Blanc. Ibid. pp. 94-95)

Cette lettre est très représentative de ce mélange de préoccupations bourgeoises et d’hyper-sensibilité issue du romanesque de Rousseau. Il faut dire que l’angoisse que dissimule cette lettre a éclaté au moment où, gravissant les marches de l’échafaud «Prêt à supporter la peine de ses forfaits, comme le note un policier dans son rapport, il se mit à rire en répétant “Adieu, mes frères!”. Les spectateurs lui répondaient `À la guillotine!” et il continuait de rire» (O. Blanc. Ibid. p. 94).

Voulant une exécution prompte et efficace, les révolutionnaires se sont laissés dépasser par la fureur populaire qui exigea un long trajet des charrettes des condamnés vers leur lieu d’exé-
cution. La séance étant publi-
que depuis la mort du roi Louis XVI (21 janvier 1793), cette longue marche à la mort reprenait un calvaire sous la huée des «tricoteuses» et des sans-culottes peu compatissants : «Des incidents ont lieu. Quelques excités lancent de la boue sur les condamnés. Parfois, ce sont les insultes qui pleuvent sur les malheureuses victimes entassées dans la “bière des vivants” ou le “carrosse aux trente-six portières”, particulièrement lorsque celles-ci sont d’un calme imperturbable. Quelquefois, la foule reste muette, surprise par exemple par le “Sauvez-moi, mes amis, je vous en conjure!” de Mme du Barry» (O. Blanc. Ibid. pp. 97-98). Comme le remarque encore Olivier Blanc, les specta-
teurs ne supportent pas toujours un tel spectacle. Certains s’évanouissent. Beaucoup évitent le passage des charrettes. Même la presse, si prompte aujourd’hui à couvrir les anecdotes morbides, reste très pudique devant ces fournées de guillotinés. Ce sont les rapports de police qui sont les plus bavards sur les derniers instants des condamnés. Ainsi, lorsque le 31 octobre 1793 on exécute les principaux membres du parti des Girondins :

«“On a remarqué, dans la première voiture, que les scélérats étaient tous riants, notamment Fonfrède, qui riait aux éclats; les autres se parlaient entre eux. Dans les autres, la même conduite, si ce n’est presque sans connaissance […]. Sillery a été exécuté le premier. Ceux qui l’ont suivi ont montré un courage de scélérats; le peuple s’indignait contre eux. Ils furent expédiés en vingt-six minutes. L’exécution s’est faite si vigoureusement que plusieurs têtes sautaient en bas de l’échafaud. Ils étaient tous en bas de l’échafaud, et Brissot, par tour, a été exécuté le dernier. Je me suis aperçu qu’au sixième qui fut exécuté, un très grand nombre de personnes se sont retirées, la figure morne et dans la plus grande consternation.”


Ceux qui se trouvent sur le passage des charrettes sont souvent simplement poussés par la curiosité de mettre un nom sur un visage connu. C’est, dans la même semaine, Adam Lux, amoureux posthume de Charlotte Corday, que l’on voit marcher avec enthousiasme à l’échafaud, Olympe de Gouges, qui, dressée sur sa charrette, harangue la foule, le duc d’Orléans flegmatique et taciturne, Mme Roland, marmoréenne, Bailly, premier maire de Paris, pour lequel l’échafaud fut dressé sur le Champ-de-Mars, en souvenir d’une fusillade contre le peuple dont on le tenait pour responsable. Puis tombent les têtes d’anciens constituants, de militaires et de ministres, tous personnages au sujet desquels circulaient mille anecdotes vraies ou fausses» (O. Blanc. Ibid. pp. 98-99)

Nous sommes loin de l’écolier, turbulent et poète, du règne de Louis XI! Autant l’Épitaphe Villon traduisait la vie et les sentiments profonds de son auteur, autant la plupart des dernières lettres de condamnés sous la Révolution portent la marque du caractère impérissable de leur rédacteur. C’est avec la plume hautaine que la reine Marie-Antoinette adresse sa dernière lettre à sa belle-sœur, Madame Élisabeth : 
«…Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J’aurais voulu les écrire dès le commencement du procès; mais outre qu’on me laissoit pas écrire, la marche en a été si rapide, que je n’en aurois réellement pas eu le temps. Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle où j’ai été élevée, et que j’ai toujours professée, n’ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s’il existe encore ici des prêtres de cette religion, et même le lieu où je suis les exposeroit trop s’ils y entroient une fois. Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j’ai pu commettre depuis que j’existe. J’espère que, dans sa bonté, il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu’il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et sa bonté. Je demande pardon à tout (sic!) ceux que je connais et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j’aurois pu vous causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu’ils m’ont fait. Je dis ici adieu à mes tantes et [ce dernier mot est rayé] et à tous mes frères et sœurs. J’avais des amis, l’idée d’en être séparée pour jamais et leurs peines sont un de mes plus grands regrets que j’emporte en mourant, qu’ils sachent au moins que, jusqu’à mon dernier moment, j’ai pensé à eux.
Adieu, ma bonne et tendre sœur; puisse cette lettre vous arriver! Pensez toujours à moi, je vous embrasse de tout mon cœur, ainsi que ces pauvres et chers enfants : mon Dieu! Qu’ils est déchirant de les quitter pour toujours! Adieu, adieu! Je ne vais plus m’occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m’amènera peut-être un prêtre, mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot, et que je le traiterai comme un être absolument étranger.
Marie-Antoinette» (Citée in O. Blanc. Ibid. pp. 164-165)
Tout d'un autre ton est la lettre de la jeune citoyenne Marie-Madeleine Coutelet, une ouvrière d'une filature de chanvre dont certaines lettres laissent soupçonner un parti pris pour la monarchie. Elle fait parvenir sa dernière lettre à ses parents:
«Mes chers parents, je m'acquitte de mes derniers devoirs. Vous savez à quoi la loi m'a jugée, ils ont trouvé le crime dans l'innocence, et c'est ainsi qu'elle m'ordonne de mourir. J'espère que vous voudrez bien vous consoler, c'est la dernière grâce que je vous demande. Je meurs avec la pureté de l'âme que j'ai reçue et vois la mort avec joie. Adieu, recevez mes derniers embrassements. C'est de la fille la plus tendre et la sœur la plus attachée. Je trouve ce jour-ci comme le plus beau que j’ai reçu de l’Être suprême. Vivez et ne pensez à moi que pour vous réjouir du bonheur qui m’attend. J’embrasse mes amis et suis reconnaissante de ceux qui ont bien voulu parler à mon avantage.
Adieu pour la dernière fois, que nos enfants soient heureux, c’est mon dernier souhait.
Coutelet (Citée in O. Blanc. ibid. p. 170)
Nous retrouvons ici la sensibilité propre à l’époque. Rien de morbide ou même de mélancolique; seulement une espérance en des jours meilleurs pour les survivants. On prêtera aux révolutionnaires sur l’échafaud des phrases incandescentes. Ainsi, à Madame Roland : «Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom» et qui aurait plutôt relevée de la boutade : «Ô liberté, comme on t’a jouée!». Mais tous, en tant que lecteurs de Plutarque, cherchent à imiter l’héroïsme surhumain des grands de l’Antiquité. Même Charlotte Corday, venue de Caen pour tuer le «monstre», Marat, adresse ainsi sa dernière lettre à son père :
«A, M. de Corday d’Armont, rue du Bègle, à Argentan.
Pardonnez-moi, mon cher papa, d’avoir disposé de mon existence sans votre permission. J’ai vengé bien d’innocentes victimes, j’ai prévenu bien d’autres désastres. Le peuple, un jour désabusé, se réjouira d’être délivré d’un tyran. Si j’ai cherché à vous persuader que je passais en Angleterre, c’est que j’espérais garder l’incognito; mais j’en ai reconnu l’impossibilité, j’espère que vous ne serez point tourmenté. En tout cas, je crois que vous aurez des défenseurs à Caen. J’ai pris pour défenseur Gustave Doulcet de Pontécoulant. Un tel attentat ne permet nulle défense. C’est pour la forme.
Adieu, mon cher papa, je vous prie de m’oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort, la cause en est belle. J’embrasse ma sœur que j’aime de tout mon cœur ainsi que tous mes parents. N’oubliez pas ce vers de Corneille : "Le crime fait la honte et non pas l’échafaud"» (Cité in O. Blanc. ibid. p. 36. Il ne faut pas oublier que Charlotte Corday était arrière petite nièce de Corneille)
On retrouve l’accent de certains vers de Villon dans la dernière lettre du jeune Armand Louis Philippe François de Custine, fils d’un maréchal de camp des armées qui a été accusé de trahison envers l’armée républicaine et guillotiné. Son épouse, Delphine de Sabran avait assisté au procès de son beau-père, l’ayant soutenu jusqu’au dernier instant. Elle fit de même pour son mari dont elle tenta de soudoyer l’évasion :
«Il faut te quitter… Je t’envoie mes cheveux dans cette lettre. La citoyenne… promet de te remettre l’un et l’autre. Témoigne-lui-en ma reconnaissance.
C’en est fait, ma pauvre Delphine, je t’embrasse pour la dernière fois. Je ne puis pas te voir; et si même je le pouvais, la séparation serait trop difficile, et ce n’est pas le moment de s’attendrir. Que dis-je, s’attendrir?… Comment pourrais-je m’en défendre à ton image? Il n’en est qu’un moyen… celui de la repousser avec une barbarie déchirante mais nécessaire. Ma réputation sera ce qu’elle doit être; et pour la vie, c’est chose fragile par sa nature. Des regrets sont les seules affections qui viennent troubler par moments ma tranquillité parfaite. Charge-toi de les exprimer, toi qui connais bien mes sentiments et détourne ta pensée des plus douloureux de tous car ils s’adressent à toi.
Je ne pense pas avoir jamais fait à dessein du mal à personne. J’ai quelquefois senti le désir vif de faire le bien. Je voudrais en avoir fait davantage; mais je ne sens pas le poids incommode du remords. Pourquoi donc éprouverais-je aucun trouble? Mourir est nécessaire, et tout aussi simple de naître.
Ton sort m’afflige. Puisse-t-il s’adoucir! Puisse-t-il même devenir heureux un jour! C’est un de mes vœux les plus chers et les plus vrais. Apprends à ton fils à bien connaître son père. Que des soins éclairés écartent loin de lui le vice; et quant au malheur, qu’une âme énergique et pure lui donne la force de le supporter.
Adieu! je n’érige point en axiomes les espérances de mon imagination et de mon cœur; mais crois que je ne te quitte pas sans désirer de te revoir un jour.
J’ai pardonné au petit nombre de ceux qui ont paru se réjouir de mon arrêt. Toi, donne une récompense à qui te remettra cette lettre» (Cité in O. Blanc. ibid. p. 190).
Il est ironique de savoir que ce fils appelé «à bien connaître son père» par les soins éclairés de sa mère afin que «s’écartent loin de lui le vice» sera le célèbre Astophe de Custine, auteur d’un voyage dans la Russie de Nicolas Ier et connu pour sa vie d'opprobre d’homosexuel; du moins, lorsque le malheur le frappa à son tour, il sût, comme l'espérait son père, «montrer une âme énergique et pure [capable de lui donner] la force de le supporter».

Le chimiste Lavoisier, arrêté parmi les fermiers-généraux, percepteurs des impôts sous l’Ancien Régime, n’échappera pas au rasoir national. Sa dernière lettre, elle aussi toute imbue de confiance dans l’avenir, annonce sa réputation posthume : «J’ai obtenu une carrière passablement longue, écrivait-il à sa femme, surtout, fort heureuse et je crois que ma mémoire sera accompagnée de quelque gloire. Qu’aurais-je pu désirer de plus? Les événements dans lesquels je me trouve enveloppé vont probablement m’éviter les inconvénients de la vieillesse. Je mourrai tout entier, c’est encore un avantage que je dois compter au nombre de ceux dont j’ai joui… Je vous écris aujourd’hui parce que jamais il ne me serait peut-être plus permis de le faire, et c’est une douce consolation pour moi de m’occuper de vous et des personnes qui me sont chères dans ces derniers moments» (O. Blanc. ibid. p. 221). Le soin apporté à ses semblables revient souvent dans ces lettres, comme si le souci de l’autre finissait par sublimer son angoisse pour soi-même. Ici, nul appel au Prince Jésus. Le XVIIIe siècle est agnostique quand il n’est pas purement athée.

Fouquier-Tinville, qui faisait office d’accusateur publique au Tribunal révolutionnaire et qui expédia tant de ces malheureux à la guillotine, finit par passer lui-même à l’échafaud. Ses dernières lettres à son épouse témoignent d’un ressentiment immense envers la faction liberticide avec laquelle il avait pourtant tant frayé! «Ainsi, je m’attends à être sacrifié à l’opinion publique, soulevée et excitée contre moi par toutes sortes de moyens, et non à être jugé. C’est un parti pris que je calcule depuis longtemps et que je t’ai toujours voulu taire pour t’épargner, le plus tard possible, le coup que cet événement peut te porter. Je mourrai donc pour avoir servi mon pays avec trop de zèle et d’activité et m’être conformé au vœu du gouvernement, les mains et le cœur purs» (Cité in O. Blanc. ibid. p. 237). Comme tout révolutionnaire professionnel, Fouquier est certain d’avoir fait le bon choix et d’avoir prononcé les bonnes sentences. Dans le dernier billet livré au bourreau peu avant son exécution, il réitère: «Je n’ai rien à me reprocher; je me suis toujours conformé aux lois; je n’ai jamais été créature de Robespierre ni de Saint-Just; au contraire, j’ai été sur le point d’être arrêté quatre fois. Je meurs pour ma patrie, sans reproche, je suis satisfait; plus tard, on reconnaîtra mon innocence - A. Q. Fouquier» (Cité in O. Blanc. ibid. p. 238). Fouquier, pourtant, avait envoyé la tête de son cousin, Camille Desmoulins, collègue de Danton, rouler dans le panier! Créature de personne mais bourreau de tous, il illustre cette banalité du mal dont Hannah Arendt a découvert l’impitoyable passivité dans sa relation du procès Eichmann. En pleine réaction thermidorienne, cette lettre dénote un certain auto-aveuglement tout le contraire de l'esprit de Villon.

Parallèlement, ce n’est pas sans amertume que Babeuf écrit sa dernière lettre adressée à un «digne et sincère ami» après qu’il eut été condamné à la guillotine après l’échec de la Conjuration des Égaux, en 1797:
«Les jurés, mon ami, vont aller aux voix pour prononcer sur ton sort et sur le mien. Suivant tout ce que j’aperçois, tu en échapperas et non moi. Si ma femme te remet cette lettre, elle y joindra celle que je t’écrivais le 26 messidor de l’an passé, que je n’ai pas eu l’occasion, comme je l’avais cru d’abord, de te faire parvenir, et que je conserverai jusqu’à ce moment. Je ne puis aujourd’hui te rien ajouter de plus que ce qui y est contenu. D’ailleurs, l’approche du moment fatal ferme mon esprit et peut-être mon cœur à toute expression de sentiment que j’eusse pu quelques jours plus tôt développer. Je ne sais, mais je ne croyais pas qu’il m’en coûterait autant pour voir la dissolution de mon être. On a beau dire, la nature est toujours forte. La philosophie prête quelques armes pour la vaincre, mais il faut toujours lui payer tribut. J’espère pourtant conserver assez de force pour soutenir, comme je le dois, ma dernière heure, mais il ne faut pas m’en demander davantage.
Je me sens un trouble, une indifférence ou un vide d’idée que je ne peux expliquer; il me semble que je voudrais sentir quelque chose pour ma femme, pour mes enfants et que je ne sens plus rien. Je ne trouve rien à te dire pour eux. J’ignore encore si ce n’est point à cause du pressentiment affreux de l’inutilité de tout soin de ma part envers eux, lorsque l’affreuse contre-révolution doit proscrire tout ce qui appartient aux divisions républicaines. Et puis, cette longue existence dans l’état de malheur émousse sans doute le sentiment de sensibilité trop exercé d’abord, et il est une mesure que la nature humaine ne dépasse pas. Peut-être aussi prends-je pour de l’insouciance ce qui n’en est pas, car je rougis d’une telle disposition d’âme. Peut-être ne crois-je sentir rien pour trop sentir. Pardonne ce désordre de mes idées; devine tout ce que je voudrais te dire ici, et fais ce qu’attend de toi celui qui imagine t’avoir tout dit en t’assurant qu’il croit déposer ses paroles dernières dans le sein de son meilleur ami.
Je crois avoir à me consoler de la manière dont je me suis conduit dans le procès. Malgré le trouble qui m’agite, je sens que, jusqu’à ma dernière minute, je ne ferai encore rien dont n’ait à se louer la mémoire d’un honnête homme. Adieu» (Cité in O. Blanc. ibid. pp. 241-242)
Les sentiments ambigües de Babeuf, après l’auto-aveuglement de Fouquier, illustrent assez bien la dérive entreprise par la conscience occidentale, s’éloignant de ses origines chrétiennes pour plonger dans une métaphysique reliée aux impératives Lois de la Nature. Pourtant, la séparation du religieux et de l’idéologie ne s’accomplit pas partout de la même façon ni à la même vitesse. On a beau être des ro-
manti-
ques, ad-
mirateurs des figures révolu-
tionnaires et mettre toute sa foi dans le progrès, le peuple, la nation, mais on peut tout aussi bien conserver l’esprit du christianisme dans ce qu’il a de plus généreux et de plus compatissant. C’est ce que nous retrouvons dans la dernière lettre de François-Marie-Thomas (Chevalier) de Lorimier (1808-1839). Ce rebelle du Bas-Canada de 1838, capturé, jugé et condamné «pour l’exemple» par le tribunal répressif du gouvernement colonial anglais a écrit une superbe lettre à sa femme la veille de son exécution, en février 1839, alors qu’il était à peine âge de 35 ans :
«Prison de Montréal, 14 février 1839, à 11 heures du soir.
Le public et mes amis en particulier, attendent, peut-être, une déclaration sincère de mes sentiments; à l’heure fatale qui doit nous séparer de la terre, les opinons sont toujours regardées et reçues avec plus d’impartialité. L’homme chrétien se dépouille en ce moment du voile qui a obscurci beaucoup de ses actions, pour se laisser voir en plein jour. Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à son créateur, je désire faire connaître ce que je ressens en ce que je pense. Je ne prendrais pas ce parti, si je ne craignais qu’on ne représentât mes sentiments sous un faux jour; on sait que le mort ne parle plus, et la même raison d’état qui me fait expier sur l’échafaud ma conduite politique pourrait bien forger des contes à mon sujet. J’ai le temps et le désir de prévenir de telles fabrications et je le fais d’une manière vraie et solennelle à mon heure dernière, non pas sur l’échafaud, environné d’une foule stupide et insatiable de sang, mais dans le silence et les réflexions du cachot. Je meurs sans remords, je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance, mes vues et mes actions étaient sincères et n’ont été entachées d’aucun des crimes qui déshonorent l’humanité, et qui ne sont que trop communs dans l’effervescence de passions déchaînées. Depuis 17 à 18 ans, j’ai pris une part active dans presque tous les mouvements populaires, et toujours avec conviction et sincérité. Mes efforts ont été pour l’indépendance de mes compatriotes; nous avons été malheureux jusqu’à ce jour. La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup gémissent dans les fers, un plus grand nombre sur la terre d’exil avec leurs propriétés détruites, leurs familles abandonnées sans ressources aux rigueurs d’un hiver canadien. Malgré tant d’infortune, mon cœur entretient encore du courage et des espérances pour l’avenir, mes amis et mes enfants verront de meilleurs jours, ils seront libres, un pressentiment certain, ma conscience tranquille me l’assurent. Voilà ce qui me remplit de joie, quant tout est désolation et douleur autour de moi. Les plaies de mon pays se cicatriseront après les malheurs de l’anarchie et d’une révolution sanglante. Le paisible canadien verra renaître le bonheur et la liberté sur le Saint-Laurent; tout concourt à ce but, les exécutions mêmes, le sang et les larmes versés sur l’autel de la liberté arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué de deux étoiles des Canadiens. Je laisse des enfants qui n’ont pour héritage que le souvenir de mes malheurs. Pauvres orphelins, c’est vous que je plains, c’est vous que la main ensanglantée et arbitraire de la loi martiale frappe par ma mort. Vous n,aurez pas connu les douceurs et les avantages d’embrasser votre père aux jours d’allégresse, aux jours de fêtes! Quand votre raison vous permettra de réfléchir, vous verrez votre père qui a expié sur le gibet des actions qui ont immortalisé d’autres hommes plus heureux. Le crime de votre père est dans l’irréussite, si le succès eût accompagné ses tentatives, on eut honoré ses actions d’une mention honorable. "Le crime et non pas l’échafaud fait la honte". Des hommes, d’un mérite supérieur au mien, m’ont battu la triste voie qui me reste à parcourir de la prison obscure au gibet. Pauvres enfants! vous n’aurez plus qu’une mère tendre et désolée pour soutien; si ma mort et mes sacrifices vous réduisent à l’indigence, demandez quelque fois en mon nom, je ne fus jamais insensible aux malheurs de mes semblables. Quant à vous, mes compatriotes, mon exécution et celle de mes compatriotes d’échafaud vous seront utiles. Puissent-elles vous démontrer ce que vous devez attendre du gouvernement anglais!… Je n’ai plus que quelques heures à vivre, et j’ai voulu partager ce temps précieux entre mes devoirs religieux et ceux dus à mes compatriotes; pour eux je meurs sur le gibet de la mort infâme du meurtrier, pour eux je me sépare de mes jeunes enfants et de mon épouse sans autre appui, et pour eux je meurs en m’écriant : Vive la liberté, vive l’indépendance
Chevalier de Lorimier » (Cité in J. Hare (éd.) Les Patriotes 1830-1839, Les Éditions Libération, 1971, pp. 217-219.
Il n'est pas sans intérêt de remarquer que de Lorimier et Charlotte Corday font référence à la même figure de rhétorique puisée chez Corneille. Cette convergence n'est pas accidentelle. Il s'agit d'un mélange d’ancien et de moderne qui va se retrouver, encore, dans les lettres des prisonniers et des condamnés à mort sous l’Occupation nazie sur l’ensemble du territoire européen. Ici, elles sont de toutes les langues, de toutes les foi, de toutes les idéologies. La Résistance a son lot de victimes expiatoires qui tombent sous les balles allemandes. Une compilation opérée par Michel Borwicz nous présente le caractère universel des lettres des condamnés à mort :
«Tous les messages dont il s'agit furent écrits la veille de l'exécution. Parmi leurs auteurs, il y a des cultivateurs, des employés, un lycéen, un étudiant, un entrepreneur de maçonnerie, un instituteur, un mécanicien, un apprenti mécanicien, etc., donc des gens de métiers divers. Le plus jeune d'entre eux avait seize ans, les autres respectivement dix-sept, dix-huit (trois), vingt, vingt et un (deux), vingt-deux, vingt-trois (deux), vingt-quatre, vingt-six, vingt-neuf, trente-cinq ans. Tous furent emprisonnés et exécutés à cause de leurs activités de Résistance.
Ce sont de simples et émouvantes lettres d'adieu, des paroles d'assurance et des vœux suprêmes; les constatations d’ordre idéologique sont liées à des motifs intimes : Je suis mort en véritable Français et en véritable chrétien. - Vive la France. - Je meurs pour que vive la France. - Je meurs avec l’espoir que mes idées resteront personnifiées et que vous aurez le courage nécessaire pour les suivre jusqu’au bout. - "Pardonnez-moi de vous causer cette dernière peine, mais si je meurs, c’est pour la France". - Mort pour la Patrie (au-dessous de la signature). - Adieu et que vive la France. -  Sachez que ma dernière pensée fut pour vous, pour ma Patrie, pour Dieu, pour la Vierge. - Je meurs pour ma Patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse, première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête.
Le motif de la foi religieuse s’exprime à travers les mentions répétées : "Je me suis confessé hier et j’ai reçu la communion." - "J’ai vu le curé hier; je mourrai en chrétien." - "Sache que c’est en chrétien, en Français que je meurs." - "Cela ne m’effraie pas outre mesure, car j’ai Dieu avec moi." Plusieurs d’entre eux expriment l’espoir de revoir leurs proches au ciel.» (M. Borwicz. Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie, Paris, Gallimard, Col. Idées # 293, 1973, pp. 178-179)
Nous voici donc devant des témoignages de patriotisme, de foi chrétienne et de confiance dans la Libération à venir. Comme les condamnés de la Révolution française, nous retrouvons dans ces lettres d’abondantes effluves émotives envers la famille, les parents, les amis… on y retrouve également de l’humour parfois, et des citations à la Plutarque. Borwicz retient dans tous ces témoignages que «Les lettres tradui-
sent donc parfaite-
ment les rôles sociaux de leurs auteurs. Ils parlent en maris, en fils, en fiancés, en pères. Ils s’adressent aux personnes proches, ayant connaissance aussi bien de l’expéditeur que de l’affaire : "Je sais, écrit un de ces condamnés dans une lettre parfaitement concise, que nous ne serons pas oubliés de vous tous (…). Enfin, vous savez pourquoi et vous savez ce que j’ai fait." Cette dernière phrase résume l’essentiel» (M. Borwicz. ibid. p. 181). Voici comment se sentaient un très grand nombre de Résistants appelés à être exécutés moins de 24 heures après la rédaction de leurs lettres.

Différent est le caractère des lettres de prisonniers incertains de leur sort, en transit vers les camps de concentration ou d’extermination. Il y a à travers ces lettres la trace d’une évolution tragique qui n’était pas possible dans le premier cas où la mort était certaine une fois capturé :
«C’est, entre autres, le cas de l’écrivain français Benjamin Crémieux, dans ses lettres expédiées du camp de Drancy, c’est-à-dire avant qu’il fût déporté en Allemagne. "Dès cet instant, note G. Audisio en marge de ces lettres, sa mort était inscrite dans les astres qu’il avait tant aimés. Il ne pouvait pas ne pas l’y avoir vue." Mais pour parler sans métaphore : Crémieux avait-il effectivement connu à l’époque le sort qui allait lui être réservé? Reconstituons sa situation : il avait déjà été martyrisé et mutilé. Bien qu’il mentionne les bruits au sujet d’une évacuation de Drancy, d’un groupement ou d’une libération des conjoints d’aryens, il ajoute : "Mais Drancy est le lieu où courent le plus de bobards." Il ne faut pas se tromper : ces phrases suivent immédiatement celles où, tout en utilisant un euphémisme, il parle des déportations : "Il y a eu un départ mercredi. Peut-être y en aura-t-il un autre la semaine qui vient." Et cet aphorisme encore : "Tout est bien qui ne finit pas plus mal." Les deux lettres (l’une du 29 mai 1943, la seconde du 26 juin 43) sont imprégnées d’une belle humeur… manifestement voulue. La source n’en est pas difficile à déchiffrer. C’est l’écrivain qui parle et qui est conscient de son rôle social : Cette aventure s’incorpore admirablement à ma biographie. - L’ambiance du camp a de quoi tenter un romancier unanimiste, c’est assez inouï. Vraiment, il faut avoir vu ça. Simultanément, c’est le mari et le père : "L’ennui c’est l’angoisse de ceux qui nous aiment. J’ai hâte de savoir ce que font ma femme et mon fils, ce qu’ils ont fait." - "Il n’est torturé que par la pensée de sa femme, il se sent impardonnable pour les soucis qu’il lui donne." C’est le motif qui explique pourquoi les détails concernant son infirmité sont suivis de : "J’ajoute tout de suite : n’ayez aucune inquiétude. J’ai un moral étonnant, une confiance maintenant justifiée expérimentalement quant à la résistance de ma constitution et quant à mon cran." S’il y a quelques allusions à son arrestation, ce n’est que pour suggérer aux destinataires une version à donner le change. Quant au reste, il pourrait répéter la phrase d’un des condamnés de Besançon : "Enfin, vous savez pourquoi et vous savez ce que j’ai fait." Ses proches restent parmi les vivants, et ils ne l’oublieront pas. Voilà, la réalité objective qui détermine spontanément l’orientation intérieure de l’auteur» (M. Borwicz. ibid. pp. 183 à 185).
Les talents de l’auteur suffisent à rassembler toute la vague des sentiments qui anime l’âme des condamnés à mort. Pour Crémieux, la mort est au bout du chemin, au camp de Buchenwald, aussi certainement que les Résistants capturés, mais cette mort est différée, ouvrant un temps où la souffrance est entretenue par un tas de petites contrariétés, des séances de tortures parfois, de l’hu-
miliation tout le temps. Un jour viendra un train qui l’em-
portera plus loin vers l’Est et dès lors le condamné n’aura plus d’illusions à se faire. C’est d’autant plus vrai pour Crémieux qu’en plus d’être Français, il est d’origine juive. Ces gens parqués dans des convois et qui ont réussi à obtenir quelque bout de papier et un morceau de crayon lancent leur message comme des bouteilles à la mer. Ainsi, cette lettre trouvée par une femme polonaise sur la chaussée de Grodno qui mène à Ponary où se situe un camp d’extermination (Vilno) :
«Une prière à nos frères et sœurs juifs
Chers Frères et Sœurs,
Nous avons une grande prière à vous adresser.
D’abord, pardonnez-nous si nous vous avons jamais fait du mal. Nous ne savons pas pourquoi une telle punition tombe sur nous. Que l’on nous enlève la vie, ce n’est rien. Nos enfants aussi ont été bestialement torturés. On obligeait (… … …)
Après on déshabillait les mères, on les collait toutes nues contre un mur, on attachait leurs mains très haut et on arrachait les poils de leur corps. On transperçait leurs langues avec des aiguilles et on les souillait ensuite. On barbouillait leurs yeux d’excréments. Aux hommes (… …  …)
…Ils nous coupaient les doigts des mains et des pieds. Il nous était défendu de panser les blessures et le sang s’écoulait sans arrêt (…)
…Je jette la lettre en allant à Ponary, afin que des hommes bons la remettent, après le retour à la liberté, à des Juifs. J’écris la lettre en polonais parce que si quelqu’un trouve une lettre en yiddish, il la brûlera; mais une lettre en polonais, quelqu’un de bon et d’honnête la lira et la remettra après à des Juifs.
Nous vous faisons nos adieux, nous faisons nos adieux au monde, en criant : Vengeance!
As et Gurvitch l’écrivent le 26 juin 1944. (Cité in M. Borwicz. ibid. p. 186).
Autant la plupart des dernières lettres de condamnés portent la marque d’intérêts particuliers, familiaux, patriotiques ou religieux, autant la lettre de ces deux condamnés est descriptive des tourments endurés gratuitement par le sadisme des bourreaux nazis. Chez ces condamnés, le sentimentalisme à la Rousseau ou les faits grandiloquents à la Plutarque ne sont plus de mise. Il s’agit d’informer sur quelque chose de particulièrement incroyable et impensable pour ceux qui ne l’ont pas vécu. Comment affirmer l’impossible et être cru par les gens mêmes à qui ces lettres s’adressent. Un dernier témoignage est relevé par M. Borwicz avec la lettre d’un certain Tamaroff remise par son auteur pour être remise à sa sœur, en Palestine, donc parmi ceux qui survivront à la guerre :

Écoute Tamara […]. Notre mère est allée à Treblinka. (À vrai dire, je n’avais pas fait tout ce qu’il était possible pour la sauver.) Elle serait donc tombée quand même le lendemain, dans une semaine, dans un mois (…). Ce n’est pas cela qui est l’essentiel. Ils emportaient chaque jour des milliers de mères, de pères, de femmes, d’enfants. Pourquoi notre mère aurait-elle fait exception? Elle est donc partie. Et moi - je suis parti pour préparer une contre-action. (Hela dit en sanglotant qu’ils avaient pris notre maman si brusquement, sans bas, sans manteau. Je n’ai pas voulu la "consoler" en lui disant que dans quelques heures tout cela lui serait inutile. Wsio ravno (qui veut dire "Qu’importe") (… …) C’est ainsi qu’a péri notre mère. Voudrais-tu connaître la date de l’anniversaire? Sans importance. Moi-même, je ne me la rappelle pas. (…) Et maintenant - Tema [une autre sœur de l’auteur] c’est une longue histoire. Elle est devenue Wanda Majewska [Nom d’emprunt] (…). Le 11 janvier, elle est allée à Varsovie (…) . Le ghetto était déjà cerné. Elle y pénétra. Le 19 janvier commença la seconde "action". La défense du ghetto. Le bloc de notre Kibboutz dans la rue Zamenhof se défendit deux jours. Il fut détruit par une explosion (…). Toutes les lettres, tous les télégrammes adressés aux amis de Wanda (Tem) restèrent sans réponse. Un silence absolu. Cela voulait dire qu’elle n’était plus. Dans quelques jours (ou semaines) je serai avec elle. Sa mort est celle de nous tous. Est-ce que quelqu’un connaîtra un jour l’histoire de notre lutte héroïque? Saura-t-on comment nous avons vécu sous l’oppression hitlérienne? (…) Nous disparaîtrons tous, sans laisser de traces. Itzhak n’est plus. Zywia et Franka de même. Ainsi qu’aucun des Schomers. (Je crois que ton Rosch Hagdoude ["Jeune Garde"] s’appelait Schmouël - nous avions incendié ensemble une maison dans la rue Leszno - il a été fusillé un mois plus tard.) Oui, le dernier (…).
(…) Attends, attends, ce n’est pas tout. Encore un est parti. S’il était resté, lui au moins Itzhak Kacenelson. Tu en as certainement entendu parler. Son activité d’avant-guerre n’a pas d’importance. Il ne m’intéressait pas à l’époque. Mais le Kacenelson du ghetto de Varsovie, celui qui travaillait et créait avec nous, celui qui maudissait et appelait à la vengeance, est devenu notre frère… Tout ce que nous pensions, sentions, imaginions, il l’écrivait. Il maudissait, prévoyait, haïssait mieux que Bialik. Nous lui fournissions les débris de nos misères, et il les éternisait, les chantait, c’était notre bien commun. Il n’est plus (…). J’ai caché ses vers à Varsovie, Dieu sait si tu les liras un jour (…).
Advienne que pourra.
Et toi, tu ne pleureras pas, n’est-ce pas? Cela n’aide à rien. J’en ai la pratique (…).
Bialystok. Fin du mois de février 1943. Mordechai (Cité in M. Borwicz. ibid. pp. 187-188).
En Allemagne, pendant ce temps, un groupe d’étudiants dirigé par un professeur d’économie politique, Kurt Huber (1893-1943), organisait La Rose Blanche, dont le but était d’éveiller les consciences devant la direction prise par le IIIe Reich. Ces patriotes allemands ne l’étaient pas moins que les officiers S.S. Ils étaient seulement préoccupés par le sort d’une Allemagne lancée en pleine barbarie. Deux de ces étudiants sont frère et sœur, Hans et Sophie Scholl. La dernière est au début de la vingtaine. Arrêtés par la police, jugés pour avoir fait circuler des tracts sur leur campus universitaire, délit passible de l'accusation de trahison, ils seront torturés puis décapités à la hache. Inge Scholl, une autre sœur, a raconté leur fin ainsi que l’exécution d’un troisième complice, un étudiant en médecine Christl Probst :
«Les gardiens nous dirent :
"Ils se sont conduits avec un courage extraordinaire. Toute la prison en était bouleversée. Aussi avons-nous pris le risque - si cela s’était su, il nous en aurait coûté, - de les réunir tous trois avant l’exécution. Nous voulions qu’ils puissent encore fumer une cigarette ensemble. Ce ne furent que quelques instants, mais je crois que cela comptait beaucoup pour eux. - Je ne savais pas que ce fût aussi facile de mourir, dit Christl Probst. Et il ajouta : - Dans quelques minutes, nous nous reverrons dans l’éternité.
Alors, on les emmena, d’abord la jeune fille. Elle marcha dans un calme absolu. Nous ne pouvions pas comprendre que cela fût possible. Le bourreau avoua qu’il n’avait encore vu personne mourir ainsi".
Et Hans, avant de poser la tête sur le billot, cria, d’une voix si forte qu’on l’entendit dans toute la prison "Vive la liberté!"
D’abord il sembla que tout fût terminé avec la mort de ces trois victimes. Ils disparurent sans bruit dans la terre du cimetière de Perlach, tandis qu’à l’horizon, un soleil de printemps se couchait.
"Personne n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis", dit l’aumônier de la prison. Il nous serra la main et ajouta, en montrant le soleil couchant : "Il y aura une aurore…"
Bientôt pourtant, d’autres arrestations suivirent. Au cours d’un second procès, la Cour de Justice Populaire prononça un grand nombre de peines d’emprisonnement, et trois condamnations à mort, celles de Willi Graf, du professeur Huber et d’Alexander Schmorell» (I. Scholl. La Rose Blanche, Paris, Éditions de Minuit, Col. Documents, 1955, pp. 112-113)
Le professeur Huber profita de son incarcération pour rédiger un ouvrage d’économie. Son dernier écrit traduit une certaine révolte contre la modernité qui a conduit aussi bien au consumérisme qu’à la dictature totalitaire :
«J’ai atteint le but que je me proposais, de lancer cet avertissement, par delà un petit groupe d’intellectuels devant la plus haute instance judiciaire. Je mets ma vie en jeu sur cette déclaration, sur cette demande pressante d’un retour à la morale. J’exige que la liberté soit rendue à notre peuple. Nous ne voulons pas entraver notre vie dans les chaînes de l’esclavage, même celles, dorées, d’une surabondance matérielle.
Vous m’avez déchu du rang et des privilèges de professeur, vous m’avez comparé au plus bas criminel. Aucun procès en haute trahison ne peut m’enlever ma dignité intérieure de professeur d’École Supérieure, d’homme qui dit clairement, sans faiblesse, sa conception du monde et de la vie politique. Ce que j’ai fait, ce que j’ai voulu, le cours de l’histoire le justifiera; j’en suis absolument certain. J’espère, par Dieu, que les forces spirituelles qui me rendront justice, pourront naître à temps de l’Allemagne. J’ai agi comme ma conscience me commandait de le faire. J’en accepte toutes les conséquences, selon ce que dit Gottlieb Fichte :
Et tu dois te conduire
comme si de toi et de ton acte seul
dépendait le destin de ton peuple,
et que toute responsabilité te soit impartie (Cité in I. Scholl. ibid. pp. 116-117).
L’abolition de la peine de mort est devenue une nécessité après les années de gouvernements totalitaires dans la plupart des pays occidentaux, soit sous le mode fasciste, soit sous le mode communiste. C’était un impératif lié à la définition de la liberté. Non qu’il ne devait plus y avoir de sentences ou de peines aux crimes, mais qu’elles devaient être proportionnelles aux torts commis, comme l’avait exigé le traité célèbre de Cesare Beccaria, Des délits et des peines, (1764), mais aussi de toutes les circonstances qui pouvaient atténuer la responsabilité des crimes. C’est encore un plaidoyer en ce sens que lance l’écrivain américain Truman Capote (1924-1984) avec son best-seller, De sang-froid, (1965), fait divers dont fut également tiré un film réalisé par Richard Brooks.

De sang-froid raconte le meurtre sordide d’une famille au Kansas, en 1959. Le père, Herbert Clutter, un fermier, sa femme et deux de leurs quatre enfants sont abattus sans motifs apparents par deux voyous, Richard "Dick" Hickock et Perry Smith. L'affaire aurait eu pour origine un compagnon de cellule de Hickock, ancien travailleur agricole pour les Clutter, qui lui aurait révélé que la maison disposait d'un bon magot d'argent. Dans les États qui appli-
quent la peine de mort aux États-Unis, le délai entre le prononcé de la sentence et sa mise à exécution dure généralement 7 ans. Sept années au cours desquels peuvent se révéler des pièces nouvelles qui forceraient à rouvrir le dossier ou à la justice divine de faire son œuvre. Dans le cas des deux accusés, une nouvelle espérance s’est manifestée à travers deux avocats exceptionnellement habiles de Kansas City, Joseph P. Jenkins et Robert Bingham. «Désignés par un juge fédéral et travaillant bénévolement (mais poussés par la conviction très ferme que les accusés avaient été victimes d’un "inéquitable procès de cauchemar"), Jenkins et Bingham introduisirent de nombreuses procédures d’appel dans le cadre du système des Cours fédérales, évitant de la sorte trois dates d’exécution : le 25 octobre 1962, le 8 août 1963 et le 18 février 1965. Les avocats soutenaient que leurs clients avaient été condamnés injustement parce qu’on ne leur avait désigné un défenseur qu’après qu’ils eurent avoué et renoncé à une audience préliminaire; parce qu’ils n’avaient pas été convenablement représentés à leur procès et qu’ils avaient été condamnés sur le vu de pièces à conviction saisies sans mandat de perquisition (le fusil et le couteau pris chez les Hickock); parce qu’on n’avait pas renvoyé l’affaire devant un autre tribunal bien que le climat du procès ait été "saturé" de publicité préjudiciable aux accusés» (T. Capote. De sang-froid, Paris, Gallimard, Col. Folio, # 59, 1966. pp. 495-496). Les appels furent rejetés par la Cour. «En mars 1965, après que Smith et Hickock eurent été enfermés dans leurs cellules de l’Allée de la Mort pendant près de deux mille jours, la Cour suprême du Kansas décréta que leurs vies devaient se terminer entre minuit et 2 heures le mercredi 14 avril 1965. Par la suite, un recours en grâce fut adressé au gouverneur du Kansas récemment élu. William Avery; mais Avery, riche fermier sensible à l’opinion publique, refusa d’intervenir; décision qu’il croyait être dans "le meilleur intérêt des habitants du Kansas"» (T. Capote. ibid. p. 496). Les deux hommes furent pendus. Hickock, âgé de 33 ans, est mort le premier à minuit 41 et Smith, 36 ans, le suivit dans la mort à 1 h. 19.

Malgré les siècles, malgré les avancées de la civilité, les exécutions par pendaison restaient toujours parmi les plus angoissantes, tout comme au temps de Villon. Si le concept de «doutes raisonnables» avait prévalu à l’époque, il est probable que les deux accusés auraient bénéficié de meilleures chances de survie. Le procès avait été bâclé et les preuves insuffisantes. Encore aujourd’hui, des chercheurs tentent de montrer qu’ils n’étaient pas coupables du double meurtre. Mais pour la Justice qui s’effaçait devant l’esprit de vengeance au milieu des années 60, Hickock et Smith étaient les vrais coupables. Alvin Dewey, qui avait été les chercher à Las Vegas où ils avaient été arrêté, a été témoin de leur mort :
«Dewey les avait regardés mourir, car il avait été parmi les quelque vingt témoins invités à la cérémonie. Il n’avait jamais assisté à une exécution et, lorsqu’il pénétra dans l’entrepôt glacial, après minuit, le décor le surprit : il s’était attendu à un cadre d’une dignité appropriée, pas à cette caverne tristement illuminée et encombrée de bois de charpente et d’autres débris. Mais l’échafaud en soi, avec ses deux cordes pâles attachées à une traverse, était assez imposant; et, de façon inattendue, il en était de même du bourreau qui projetait une ombre immense de son perchoir sur la plate-forme en haut des treize marches de bois. L’exécuteur des hautes œuvres, gentleman anonyme à la peau tannée comme du cuir et que l’on avait fait venir du Missouri pour l'événement qui lui rapportait six cents dollars, était attifé d’un vieux complet à rayures et à veste croisée, trop ample pour l’étroite silhouette qu’il renfermait : le veston lui tombait presque sur les genoux : et il avait sur la tête un chapeau de cow-boy qui avait peut-être été d’un vert éclatant à l’époque de son achat, mais qui était maintenant une excentricité tachée de sueur et usée.
Dewey fut également déconcerté par la conversation factice et désinvolte des autres témoins qui attendaient le début de ce que l’un d’entre eux appela les "festivités".
"J’ai entendu dire qu’ils voulaient les laisser tirer à la courte paille pour savoir qui allait y passer le premier. Ou jouer à pile ou face. Mais Smith a dit pourquoi pas par ordre alphabétique. J’imagine que c’est parce que S vient après H. Ah!"
"T’as lu dans le journal de cet après-midi ce qu’ils ont commandé pour leur dernier repas? Ils ont commandé le même menu. Crevettes. Frites. Pain à l’ail. Glaces, fraises et crème fouettée. Paraît que Smith a à peine touché au sien".
"Ce Hickock a un sens de l’humour. On me racontait qu’il y a une heure, un des gardiens lui a dit : ’Ça doit être la nuit la plus longue de votre vie’. Et Hickock a ri; il a répondu : ’Non, La plus courte’."
"T’as entendu parler des yeux de Hickock? Il les a laissés à un oculiste. Aussitôt qu’ils vont les détacher, ce médecin va lui arracher les yeux et les planter dans la tête d’un autre type. J’peux pas dire que j’voudrais être ce type-là. Je me sentirais tout drôle avec ces yeux-là dans la tête".
"Nom de Dieu. Dis-moi pas qu’il pleut. Toutes les glaces grandes ouvertes! Ma nouvelle Chevrolet. Nom de Dieu!"
S cène du film de Richard Brooks. In Cold Blood, 1967
La pluie subite vint frapper le toit élevé de l’entrepôt. Le bruit qui évoquait assez bien le rataplan des tambours d’un défilé annonça l’arrivée de Hickock. Accompagné de six gardiens et d’un aumônier qui murmurait des prières, il pénétra sur les lieux de sa mort, menottes aux mains et portant un hideux harnais de courroies de cuir qui lui fixaient les bras au torse. Au pied de l’échafaud, le directeur lui donna lecture de l’ordre officiel d’exécution, un document de deux pages; et tandis que le directeur lisait, les yeux de Hickock, affaiblis par cinq ans de ténèbres cellulaires, parcoururent la petite assemblée jusqu’au moment où, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il demanda au gardien le plus proche, à voix basse, si un des membres de la famille Clutter était présent. Recevant une réponse négative, le prisonnier sembla déçu, comme s’il pensait que le protocole entourant ce rituel de vengeance n’était pas observé comme il faut.
Comme à l’accoutumée, après avoir fini sa lecture, le directeur demanda au condamné s’il avait une dernière déclaration à faire. Hickock fit un signe de tête. "Je veux simplement dire que je ne tiens rancune à personne. Vous m’envoyez dans un monde meilleur que celui-ci ne l’a jamais été": puis, comme pour accentuer ce qu’il venait de dire, il échangea une poignée de main avec les quatre hommes principalement responsables de sa capture et de sa condamnation et qui avaient tous demandé la permission d’assister aux exécutions : les agents du K.B.I. Roy Church, Clarence Duntz, Harold Nye et Dewey en personne. "Heureux de vous voir", dit Hickock avec son sourire le plus séduisant : c’était comme s’il accueillait des invités à ses propres funérailles.
Le bourreau toussa - il souleva son chapeau de cow-boy d’un air impatient et le remit en place, geste évoquant un urubu qui se gonfle et qui lisse ensuite les plumes de son cou - et Hickock, poussé par un gardien, gravit les marches de l’échafaud. "Le Seigneur a donné, le Seigneur reprend. Loué soit le nom du Seigneur", entonna l’aumônier, tandis que la pluie se mettait à tomber de plus belle, que la corde était ajustée et qu’un léger bandeau noir était placé devant les yeux du prisonnier. "Puisse le Seigneur avoir pitié de ton âme". La trappe s’ouvrit et Hickock balança au bout de la corde devant tout le monde pendant une bonne vingtaine de minutes avant que le médecin de la prison ne dise enfin : "Je déclare cet homme mort". Un corbillard dont les phares étincelants étaient perlés de gouttes de pluie s’avança dans l’entrepôt; placé sur une civière et caché sous une couverture, le corps fut porté jusqu’au corbillard et emporté dans la nuit…» (T. Capote. ibid. pp. 497-500).
Hickock et Smith étaient homo-
sexuels, entraînés dans la vie marginale qui les avait conduits un jour à la ferme isolée des Clutter. Le caractère de Perry Smith était tout différent de celui d'Hickock. Cela se vit lorsque vint le tour pour lui de se balancer au bout de la corde :
«Comme on le faisait entrer dans l’entrepôt, Smith reconnut son vieil ennemi, Dewey; il cessa de mâcher un bout de chewing-gum Doublemint qu’il avait dans la bouche, il fit un sourire et un clin d’œil à l’intention de Dewey, désinvolte et malicieux. Mais, après que le directeur de la prison lui eut demandé s’il avait quelque chose à dire, son expression devint sérieuse. Ses yeux sensibles contemplèrent gravement les visages qui l’entouraient, dévièrent dans la direction du bourreau baigné d’ombre, puis retombèrent sur ses propres mains entravées de menottes. Il regarda ses doigts qui étaient tachés d’encre et de peinture car il avait passé ses trois dernières années dans l’Allée de la Mort à peindre des autoportraits et des visages d’enfants, généralement les enfants des prisonniers qui lui apportaient des photographies d’une progéniture rarement entrevue. "Je pense, dit-il, que c’est une chose épouvantable de mettre quelqu’un à mort de cette façon. Je ne crois pas à la peine capitale, ni moralement, ni légalement. J’avais peut-être quelque chose à apporter, quelque chose…" Il perdit son assurance; la timidité troubla sa voix qui devint presque inaudible. "Ce n’aurait pas de sens de m’excuser pour ce que j’ai fait. Ce serait même déplacé. Mais je le fais. Je m’excuse".
Manches, corde, bandeau; mais, avant que le bandeau ne soit ajusté, le prisonnier cracha son chewing-gum dans la paume de la main tendue de l’aumônier. Dewey ferma les yeux. Il les tint fermés jusqu’à ce qu’il entende le bruit sourd qui annonce un cou brisé par une corde. Comme la plupart des officiers de police américains, Dewey est certain que la peine capitale exerce son effet préventif sur les crimes violents, et il avait le sentiment que si jamais ce châtiment avait été mérité, c’était bien dans le cas présent. L’exécution précédente ne l’avait pas troublé, il n’avait jamais pensé grand bien de Hickock qui lui semblait "un petit escroc sans envergure qui était allé trop loin, un type vide et sans valeur". Mais, bien qu’il fût le vrai meurtrier, Smith provoquait une autre réaction, car il possédait une qualité que le détective ne pouvait négliger, l’aura d’un animal exilé, une créature qui se traînait avec ses blessures. Dewey se souvint de la première fois qu’il avait rencontré Perry dans la salle d’interrogatoire du quartier général de la police de Las Vegas : l’homme-enfant, le nabot assis sur la chaise métallique, ses petits pieds chaussés de bottes n’arrivant pas jusqu’au plancher. Et lorsque Dewey rouvrit les yeux à présent, c’est ce qu’il vit : les mêmes pieds d’enfant qui pendaient et se balançaient» (T. Capote. ibid. pp. 501-502).
La peine capitale a été abolie au Canada en 1976. L’une des dernières exécutions a avoir eu lieu fut celle d’un prospecteur de mines québécois Wilbert Coffin (1915-1956). L'affaire commença le 6 juin 1953 lorsque trois améri-
cains, Eugene Lindsay un petit usurier de 45 ans, son fils Richard (17 ans) et un ami de celui-ci, Frederick Claar (19 ans) - un colosse - quittent Hollydayburg, en Pennsylvanie, pour se rendre à la chasse à l'ours en Gaspésie. Leur camionnette Ford est remplie de tout un équipement de camping complet, de carabines et de provisions. Lindsay, qui a en poche la somme de $ 650, parcourt la distance en une seule traite. En cours de route, plusieurs péripéties les ralentissement. La camionnette s'embourbe dans un ruisseau dont les eaux gonflés ont emporté le ponceau; remis sur la route avec l'aide d'un garagiste, ils aboutissent à Gaspé où ils s'engagent sur une route déserte quand ils s'arrêtent près du camp 21.

Au même moment, Wilbert Coffin quittait Gaspé à son tour. Coffin est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, un ancien prospecteur de la Gaspé Copper Mines, à Murdochville, devenu prospecteur dans cette région montagneuse et boisée. Célibataire âgé de 40 ans, logeant encore chez ses parents, il a eu une maîtresse à Montréal qui lui a déjà donné un fils, mais le couple est maintenant séparé. Coffin est endetté envers le père de Marion Petrie, sa maîtresse. Coffin amène avec lui un autre prospecteur Angus McDonald. La journée même, le 10 juin, il largue son collègue au camp 24 et on ne reverra Coffin qu'en compagnie d'Eugene Lindsay. Ce dernier a rencontré deux américains, eux aussi attirés par la chasse à l'ours et munis d'une jeep mieux adaptée aux terrains accidentés et boueux. Tout le monde passe la nuit au camp 21, sauf Coffin qui a décidé de passer la nuit à la belle étoile. Les dix jours dévolus à Eugene Lindsay étant passés et le trio n'étant pas revenu à la maison, les familles s'inquiètent. On organise une battue à laquelle participe Coffin lui-même. On retrouve la camionnette abandonnée. «En fouillant dans les broussailles autour de ce camp [le camp 21], on découvre le corps déchiqueté d'un homme. Il lui manque la tête. Épars des habits déchirés, des lambeaux de vêtements, un portefeuille vide, des jumelles neuves, une carabine chargée. Grâce à ces objets, on iden-
tifiera le squelette, couvert ça et là de chair pourrie comme étant les restes d'Eugene Lindsay. Trois milles plus loin, près du camp 24, deux autres squelettes gisent à quelques pas l'un de l'autre, dans le même état que celui d'Eugene Lindsay, sauf que le crâne est resté attaché au dos. Le tout est méconnaissable : ce sont les vêtements, un soulier, de menus objets qui permettront l'identification de Richard Lindsay et de Frederick Claar. Les trois cadavres ont, de toute évidence, servi de pâture aux ours qui abondent dans les montagnes avoisinantes» (D. Dansereau. Causes célèbres du Québec, Montréal, Léméac, 1974, p. 185). Plus qu'un triple meurtre crapuleux, l'affaire semble recouvert d'un voile de mystères.

L'état dans lequel ont été retrouvé les restes permettent peu aux médecins légistes de définir la cause de la mort. Cependant, des résidus de poudre sur les vêtements permettent de penser qu'ils ont été victimes de balles. La mort remonterait au 17 juin, et le vol serait le motif du crime. «C'est peu de jours après la macabre découverte des victimes que les soupçons sont portés sur Wilbert Coffin, la dernière personne vue avec l'une [des victimes], Richard Lindsay. Son voyage à Montréal paraît louche, car il coïncide avec la disparition des trois Américains. La parfaite connaissance de ces lieux déserts et les visites fréquentes de Coffin dans la région de la rivière Saint-Jean, où s'élèvent les camps 21 et 24, soufflent à la police l'idée de l'interroger. De plus, elle fait enquête auprès des personnes qu'il a rencontrées avant son départ et durant son voyage de Montréal. Il est arrêté et soumis aux procédures préliminaires dans une affaire de cette nature. Il attendra son procès pendant près d'un an; ce delai inexcusable est caractéristique des régions éloignées quand il faut organiser un procès par jury» (D. Dansereau. ibid. pp. 188-189). Coffin se mettra lui-même les pieds dans les plats lorsque, retrouvant la camionnette abandonnée et disant croire que les chasseurs étaient repartis en l'abandonnant, prendra de menus objets qui s'y trouvaient. Fier d'avoir trouvé un claim en prospectant, il serait parti pour Montréal, puis Val d'Or pour ramener un expert et faire évaluer sa découverte.

Coffin n'était pas encore arrêté que des pressions s'exerçaient sur le gouvernement du Québec. La Pennsylvania Federation of Sportsmen's Clubs (200 000 membres) exigent que la Gendarmerie Royale du Canada s'occupe du cas, ce qui en dit long sur la confiance qu'elle porte aux corps policiers québécois! Le représentant de l'État au Congrès parvient à enrôler le Département d'État pour harceler le gouvernement Duplessis qui, à son tour, fait pression sur le solliciteur général Antoine Rivard, pour qu'il mette de la pression sur les corps policiers. Le 1er août 1953, le consul américain rassure le Département d'État que l'enquête est en bonne voie. Bref, il faut vite trouver un ou des coupables aux risques de bâcler l'enquête. Neuf jours plus tard, le 10 août, le capitaine Matte arrête Coffin et le séquestre dans la cave du poste des pompiers, sans possibilité de voir un avocat (ce qui déroge à la règle de l'Habeas Corpus) où il est interrogé sans arrêt mais sans qu'aucune inculpation officielle ne soit déposée. Matte finit par l'envoyer par avion à la prison de Québec où l'interrogatoire passe à la vulgaire torture : ampoule de 500 watts dans la figure, bonne dose de brutalité physique, bref les bonnes vieilles méthodes policières de l'Amérique du Nord. La famille hypothèque la maison familiale pour payer un avocat local, Me Garneau. L'avocat Raymond Maher de Québec envoie un émissaire pour soudoyer le sergent Doyon afin de se faire engager. Comme il ne réussit pas, il se présente à la famille, vante ses qualités et parvient à se faire engager, ainsi que son collègue Me François Gravel. Ce sont de jeunes avocats qui n'ont à peine que cinq années d'expé-
rience. Face à eux, le solliciteur général désigne deux procureurs de la Couronne, Me Noël Dorion et Me Paul Miquelon, assistés de Me Georges-Étienne Blanchard procureur de la Couronne de Chandler. Pour le journaliste Jacques Hébert, ils seront complices des policiers dans le camouflage des preuves. Pendant ce temps, les preuves s'accumulent. On trouve chez la compagne de Coffin des articles que les proches des victimes identifient comme appartenant aux leurs. Les deux Américains désignés par Coffin sont retracés, mais qui affirment être partis de Gaspésie le 5 juin. Ce n'est donc pas leur jeep que Coffin prétend avoir vu.

À l'enquête bâclée va suivre un procès orienté. Il faut condamner Coffin. Une première enquête du coroner avait pourtant innocenté Coffin, mais l'acquittement est refusé par Dorion. La mise en accusation officielle survient quelques jours après par une enquête préliminaire tenue à Percé. Ce qui n'aide pas, c'est que le jeune Me Maher fait disparaître la carabine de Coffin en la jetant à la rivière, pensant qu'il s'agissait bien de l'arme du crime. De part et d'autre du tribunal, tout converge pour accabler Coffin. Les irrégularités ne cessent de se multiplier rendant le Tribunal officieusement suspect. Des témoins sont strictement encadrés, d'autres feront des faux-témoignages, leurs déclarations seront mal interprétées, enfin Coffin ne déposera même pas à son procès! En moins d'une demi-heure, le jury prononce le verdict de culpabilité. Son exécution est prévue pour le 26 novembre. Sept sursis parviendront à repousser toujours un peu plus loin l'inéluctable échéance. L'appel au banc de la Reine, puis à la Cour Suprême seront refusés puis, ce qui devait sceller le sort de Coffin, celui-ci s'évade de la prison de Québec. Il se rend chez son avocat, Maher, qu le persuade de se livrer immédiatement. L'affaire prend des proportions nationales quand le cabinet fédéral s'en mêle et demande un avis à la Cour Suprême. Duples-
sis, qui veut en finir le plus vite, vitupère que l'affaire est de champ strictement provincial, ce en quoi la Cour Suprême le déboute, mais refuse à Coffin un nouveau procès. Malgré de nouvelles preuves permettant d'innocenter Coffin, le solliciteur général du Canada refuse un nouveau procès de même que la commutation de la peine de mort en sentence à vie. Afin d'ajouter l'insulte à l'outrage, Duplessis refuse que Coffin épouse Marion Petrie afin de légitimer le fils qu'ils ont eu ensemble.

Le 10 février 1956, âgé de 40 ans, Wilbert Coffin est pendu à la prison de Bordeaux à minuit une minute. La veille, il avait laissé à l'aumônier un message pour le capitaine Matte, à l'origine de tous ses malheurs : «Dites-lui qu'il n'a jamais réussi à effacer le sourire de mes lèvres». Par orgueil, il a souri jusqu'à la fin. Le journaliste Jacques Hébert, non sans effets rhétoriques, racontera ainsi l'exécution de Coffin :
«Quiconque pourra prendre connaissance sans frémir de cette conversation que nous avons eue avec le Dr Roméo Plouffe, médecin de la prison de Bordeaux, méritera de vivre en paix au milieu des barbares que nous sommes.
Voici, sans littérature, tout cru, le macabre dialogue :
- Selon vous, docteur, Wilbert Coffin était-il coupable du triple-meurtre dont on l'a accusé?
- Oui, je crois, puisqu'il a été jugé par nos tribunaux.
- Vous l'avez visité plusieurs fois, dans sa cellule, avant l'exécution. Protestait-il de son innocence?
- Je ne m'intéresse pas aux affaires des condamnés. Ce n'est pas mon domaine. Et puis, ils nous demanderaient de voir leur avocat, d'intervenir en leur faveur…
- Que se passe-t-il immédiatement avant l’exécution?
- D’abord, dès le matin, le condamné doit revêtir son meilleur complet avec lequel il sera pendu. Dans la journée, on prépare l’échafaud, on huile la trappe. Et puis on prépare le condamné pour la pendaison qui a lieu à minuit et demi.
- Y avait-il plusieurs témoins lors de l’exécution de Coffin?
- Une quinzaine environ. Il m’est arrivé d’emmener des collègues assister à une pendaison. Aucun n’a voulu revenir deux fois.
- Même pour un médecin, c’est trop affreux à voir?
- C’est ça.
- Vous vous êtes habitué?
- On s’habitue à tout. Mais j’avoue que c’est terrible.
- Coffin était-il calme au moment de monter sur l’échafaud?
- Oui, je crois. Mais je n’ai pas vu son visage au dernier moment parce que le bourreau lui a placé une cagoule noire sur la tête, comme c’est l’habitude.
- Est-il mort instantanément?
- Dans la moyenne : l’agonie a duré entre douze et quinze minutes.
- Croyez-vous qu’il a souffert?
- Je ne crois pas. D’ailleurs, quand le bourreau passe la corde autour du cou d’un condamné, il serre le nœud coulant et l’homme perd souvent connaissance. On peut voir plier ses jambes.
- Que se passe-t-il ensuite?
- La trappe s’ouvre et l’homme fait une chute de cinq pieds. On procède ensuite à l’enquête du coroner. Nous sommes six médecins pour décider si le pendu est mort par strangulation ou par fracture de la colonne vertébrale.
- Êtes-vous en faveur de la peine capitale?
- Oui. Car l’expiation doit être proportionnée au crime.
- Mais selon vous, une pendaison est une chose affreuse?
- C’est terrible. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est moins la pendaison elle-même que le spectacle d’un homme débordant de santé, qui assiste calmement à la messe et qui, quelques minutes plus tard, sera mort.
L’aumônier protestant de Bordeaux, le Révérend Sam Pollard, un des plus fidèles amis de Coffin, avait dit la messe selon le rite anglican quelques minutes avant l’exécution du prospecteur gaspésien.
D’une voix calme, Coffin avait répondu à la prière des agonisants. Dans la soirée, cet agonisant de 41 ans, en parfaite santé, avait écrit une lettre à sa famille et rédigé son testament dans lequel il léguait ses concessions minières à son fils James.
L’office terminé, Coffin embrassa le livre de prières que lui présentait le Révérend Pollard et annonça d’une voix lente ces dernières paroles : "I am not guilty and may God have mercy on my soul".
Il se rendit ensuite à l’échafaud et mourut.
Le meurtre de trois chasseurs américains assassinés dans la brousse gaspésienne deux ans et demi plus tôt était vengé.
L’affaire Coffin, qui avait défrayé la chronique pendant toutes ces années, était bien finie. Du moins, c’est ce que croyaient ceux qui, sans doute à leur insu, venaient d’assassiner légalement un innocent» (J. Hébert. Coffin était innocent, Montréal, Éditions de l’Homme, 1958, pp. 15-17).
Hébert s’est interrogé sur ce sourire énigmatique de Coffin sur le gibet : «Nous n’aurons pas le ridicule de féliciter Coffin de son "courage", de son "héroïsme devant la mort" comme le font immanquablement les journalistes, pour donner, dirait-on, meilleure conscience au peuple qui, dans le tréfonds de son âme, éprouve de l’écœurement chaque fois qu’on pend un homme en son nom. Le sourire de Coffin cachait peut-être la peur instinctive, animale, de l’être vivant qui sait la mort proche. Loin de le diminuer à nos yeux, cette peur n’aurait pu que nous le rendre plus fraternel» (J. Hébert. ibid. pp. 14-15). Mais pour lui, une chose est certaine, c’est que les Québécois des deux langues officielles ne croyaient pas en la culpabilité de Coffin :
«Peu après [l’exécution], on transportait le corps du prospecteur au petit village de York Center, près de Gaspé, où il habitait. Là, plus de cinq cents personnes s’étaient réunies pour assister au service religieux et accompagner la dépouille de Wilbert Coffin jusqu’au cimetière. Le Révérend Harold Church, ministre anglican de l’église d’York, prit la responsabilité de faire enterrer le pendu en terre consacrée. Parce qu’il le croyait innocent. Avant de jeter la poignée de terre traditionnelle, le Révérend Church eut brusquement l’idée de répéter à haute voix les derniers mots de Coffin : "I am not guilty, and may God have mercy on my soul".
Cette petite phrase, lancée au milieu de la désolation d’un jour d’hiver dans un coin perdu de la Gaspésie, devait ensuite se répercuter, lancinante comme un remords, à travers le Canada tout entier.
Les cinq cents mornes Gaspésiens qui revenaient du cimetière ne se demandaient pas si le prospecteur de York Center était innocent : ils en étaient sûrs. Ils connaissaient bien Wilbert Coffin et ses parents, M. et Mme Albert Coffin, descendants d’une vieille famille de loyalistes anglais. Ils aimaient tous Wilbert Coffin, le Roger Bontemps au cœur généreux, toujours prêt à donner sa chemise à plus pauvre que lui. Ils le savaient incapable de faire mal à une mouche. Ils connaissaient sa femme, Marion Petrie, et son jeune fils James.
Mais ils se sentaient impuissants, presque menacés eux-mêmes par cette tyrannie étrangère : la Justice du Québec (J. Hébert. J’accuse les assassins de Coffin, Montréal, Éditions de l’homme, # C13, 1963, pp. 16-17).
À la lecture de l’avant-dernier paragraphe, nous comprenons à quel point le Wilbert Coffin que la représentation sociale des Québécois s’est faite est une pure invention de Jacques Hébert! Aussi est-il permis de remettre en question la complète innocence de Coffin. Car, à peine le corps de Coffin refroidi, de nouvelles déclarations faisant douter de sa culpabilité surgissaient comme fleurs au printemps. Des témoins se voyaient condamnés pour parjure. Des officiers de police et des avocats étaient mutés ou licenciés. Puis, des individus se déclareront soit complices, soit les assassins des trois Américains. S’il n’y avait eu toutes ces accumulations de révélations tordues des manigances des juristes et des politiciens, Jacques Hébert n’aurait pu mener le combat de sa vie contre la peine de mort et la corruption judiciaire au Québec.

Pierre-Paul Prud'hon. La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime
Le tes-
tament de Coffin est sans doute plus prosaï-
que que celui versifié dans l’Épita-
phe de François Villon, mais nous n’avons pas de difficulté à mesurer tout ce qui rapproche le destin des pendus du poète du sort rencontré par Hickock, Smith et Coffin. Cela suffit pour montrer que la vengeance reste une réaction affective et peut bafouer la justice qui vise à identifier, sans aucun doute raisonnable, le coupable de la commission d’un crime, si honteux, si scabreux soit-il. Il faut apprendre à distinguer le fait que la vengeance appartient à la fiction, à l’instinct, au fantasme, alors que la Justice appartient à la vérité, à la raison, à l’enquête positive. L’injustice n’apparaît que lorsque l’une entrave l’autre; lorsque la justice se fait vengeance ou que la vengeance se fait justice, ce qui finit par aboutir au même

Montréal,
28 septembre 2014

2 commentaires:

  1. Il me semble avoir lu il y a quelques années le témoignage d'une femme qui disait que son père était l'assassin des 3 américains. Duplessis a été sans comissération; un vrai barbare de province.
    Daniel

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  2. C'est sans doute de Philippe Cabot, décédé en 1998, dont tu parles. En novembre 2006 son nom est sorti comme possible meurtrier des trois Américains. Des membres de sa famille ont même reconnu le fait, mais comme il était déjà mort, c'est devenu impossible de le réinterroger.

    Merci Daniel de continuer de suivre mes chroniques.

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