Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

samedi 27 août 2022

Retour sur le Purgatoire


Dante Alighieri. Le Purgatoire

RETOUR SUR LE PURGATOIRE

Contrairement au Paradis ou aux Enfers, dont les idées remontent à la nuit des temps, le Purgatoire est une idée, un concept éminemment historique. Il est possible d'en suivre l'émergence à travers les écrits chrétiens, des origines jusqu'à son établissement comme troisième lieu - fermé à l'Enfer mais ouvert au Paradis -, que Jacques Le Goff situe entre 1170 et 1180; de son rayonnement et jusqu'à son éventuel disparition à partir du XXe siècle. Ainsi, si les décrets du concile Vatican II (1962-1965) font peu mention du Purgatoire, Jean-Paul II, toujours aussi réactionnaire, à travers son catéchisme en a répété la définition que lui avait donnée le concile de Trente (1534-1549) : «Ceux qui meurent dans la grâce et l'amitié de Dieu mais imparfaitement purifiés, bien qu'assurés de leur salut éternel, souffrent après leur mort une purification, afin d'obtenir la sainteté nécessaire pour entrer dans la joie du ciel. L'Église appelle Purgatoire cette purification finale des élus qui est tout à fait distincte du châtiment des damnés» (Cité in G. Cuchet. Le crépuscule du purgatoire, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H567, 2020, p. 417). Cette définition suppose sans l'avouer ouvertement, que le Purgatoire est un lieu de souffrances, souffrances traditionnelelement rattachées au feu purificateur et non au feu infernal qui détruit sans consumer le corps des damnés. Depuis la fin du XIXe siècle, la définition du Purgatoire s'était modifiée à un tel point qu'elle ne supposait plus qu'il fût un lieu de souffrances mais plutôt un lieu d'attente que les «suffrages» des bons chrétiens, payés par des oboles et des messes, assureraient un passage rapide au Paradis. Déjà, Chateaubriand reconnaissait que «le purgatoire surpasse en poésie le ciel et l'enfer, en ce qu'il représente un avenir qui manque aux deux premiers» (Cité in J. Le Goff. La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1981, p. 7). Faudrait-il donc reconnaître que l'ancien dramaturge Carol Vojtyla manquait de ce surplus de poésie qui l'amenait à insister davantage sur la purification des âmes que leur devenir? En tous cas, la fonction socio-religieuse du Purgatoire est restée la même au cours des siècles et doit être considérée comme «un au-delà intermédiaire où certains morts subissent une épreuve qui peut être raccourcie par les suffrages - l'aide spirituelle des vivants» (J. Le Goff. ibid. p. 14). 

Quoi qu'il en soit de nos définitions actuelles, il faut reconnaître que les réflexions sur le troisième lieu se sont amorcées dès les débuts de l'ère chrétienne pour n'atteindre sa formulation définitive (et le début de ses représentations poétiques et iconographiques) qu'à la fin du XIIe siècle. Nous devons au médiéviste français Jacques Le Goff l'archéologie du Purgatoire : «Pour quelles raisons a-t-on "inventé" le purgatoire. Le débat reste ouvert et les spécialistes ont avancé plusieurs explications, qui ne sont pas exclusives. Pour les uns, comme Claude Carozzi, il est né avec la mise en place d'un nouveau système pénitentiel individualisé, à partir du Ve siècle, qui contrebalançait l'eschatologie panique du millénarisme, potentiellement dangereuse pour les institutions. Jean-Claude Schmitt a mis en évidence un phénomène de longue durée, toujours d'actualité dans les campagnes du XIXe siècle : la volonté du clergé de mettre de l'ordre dans le monde traditionnel des revenants, dont les retours intempestifs inquiètent les vivants, au mépris de la géographie officielle de l'au-delà et de la juridiction de l'Église. Jacques Chiffoleau, constant que le culte décolle au XIVe et XVe siècle, montre qu'il est lié au processus d'urbanisation qui, en bouleversant le système ancien de relations avec les morts qui prévalaient dans les communautés rurales, appelait des compensations. Jacques Le Goff l'associe plus directement au développement de la scolastique et aux aspirations d'une nouvelle classe de marchands qui, confrontés aux interdits religieux qui pèsent sur la pratique de l'usure, voudraient bien trouver un moyen raisonnable de conserver à la fois "la bourse et la vie éternelle". D'une façon plus générale, tous soulignent plus ou moins les liens qui unissent cette naissance du purgatoire avec la complexité croissante d'une société qui tend à passer, sur le plan des représentations, des schémas binaires aux schémas ternaires» (G. Cuchet. op. cit. pp. 12-13).

Il semblerait ainsi que les chrétiens ont toujours manifesté une insa-tisfaction sur le partage binaire, selon les critères moraux de bien et de mal, du monde éternel. L'élection et la damnation sont demeurées tout au long des siècles, mais accompagnées de l'hypothèse d'une voie transitoire qui, de la mort de l'individu au Jugement dernier, faisait passer le mort qui échappait à la damnation par une période d'épuration, le feu purgatoire, qui ne devait se matérialiser qu'avec le christianisme médiéval. Comme le souligne Le Goff : «La croyance au Purgatoire implique d'abord la croyance en l'im-mortalité et en la résurrection puisqu'il peut se passer quelque chose de nouveau pour un être humain entre sa mort et sa résurrection. Elle est un supplément de conditions offertes à certains humains pour parvenir à la vie éternelle. Une immortalité qui se gagne à travers une seule vie. Les religions - comme l'hindouisme ou le catharisme - qui croient à de perpétuelles réincarnations, à la métempsycose, excluent donc un Purgatoire» (ibid. p. 15). Mais d'un autre côté, on ne peut séparer la conception de ce Purgatoire de celles que les différentes cultures se sont faites de la justice légale. Une âme du Purgatoire reste une âme pécheresse - d'un péché véniel comme il sera dit -, mais écartée de l'accès immédiat aux joies du Paradis :

«L'existence d'un Purgatoire repose... sur la conception d'un jugement des morts, idée assez répandue dans les différents systèmes religieux, mais "les modalités de ce jugement ont grandement varié d'une civilisation à une autre". La variété de jugement qui comprend l'existence d'un Purgatoire est très originale. Elle repose en effet sur la croyance en un double jugement, le premier au moment de la mort, le second à la fin des temps. Elle institue dans cet entre-deux du destin eschatologique de chaque humain une procédure judiciaire complexe de mitigation des peines, de raccourcissement de ces peines en fonction de divers facteurs. Elle suppose donc la projection d'une pensée de justice et d'un système pénal très sophistiqués.

Elle est liée encore à l'idée de responsabilité individuelle, de libre arbitre de l'homme, coupable par sa nature, en raison du péché originel, mais jugé selon les péchés commis sous sa responsabilité. Il y a une étroite liaison entre le Purgatoire, au-delà intermédiaire, et un type de péché intermédiaire entre la pureté des saints et des justifiés et l'impardonnable culpabilité des pécheurs criminels» (ibid. p. 15).

Malgré son apparition tardive, le Purgatoire plonge de lointaines racines dans les réflexions posées par les civilisations antiques sur l'au-delà. Sa conception se détache de celle de l'Enfer avec lequel il gardera toujours des éléments communs, dont l'incontournable feu, bien que, comme nous l'avons dit, le feu purgatoire a une fonction différente du feu infernal :

«Au contraire du shéol juif - inquiétant, triste, mais dépourvu de châtiments - le Purgatoire est un lieu où les morts subissent une (ou des) épreuve(s). Ces épreuves... peuvent être multiples et ressemblent à celles que les damnés subissent dans l'Enfer. Mais deux d'entre elles reviennent le plus souvent, l'ardent et le glacé, et l'une d'entre elles, l'épreuve par le feu, a joué un rôle de premier plan dans l'histoire du Purgatoire
...
Qu'est-ce donc que ce feu sacré? "Dans les rites d'initiation", indique G. Van der Leeuw, "c'est le feu qui efface la période de l'existence alors révolue et qui en rend possible une nouvelle". Rite de passage donc, bien à sa place en ce lieu transitoire...» (ibid. p. 18)

Une volonté active est donc reconnue aux âmes qui se re-trouvent au Purgatoire qui contraste avec la passivité de celles captées par l'Enfer ou le Paradis. Ici, l'épreuve du feu purgatoire ressemble à une ordalie, comme il le sera pour Dante visitant le Purgatoire sous la conduite de Virgile. De plus, l'âme du Purgatoire n'est pas seule, contrairement à celle des damnés. Elle peut bénéficier des suffrages, de l'intervention des vivants appelés d'abord à faire des prières pour leurs morts, ce dont témoignaient les inscriptions funéraires et les formules liturgiques dès le IIIe siècle, la Passion de Perpétue offrant déjà un premier modèle de Purgatoire. Cette participation des vivants au destin des morts contribua à rapprocher davantage le Purgatoire du Paradis et à l'éloigner de l'Enfer, dont il n'est plus une succursale. Intermédiaire sur tous les plans, il ne se situera pas au centre mais dans un entre-deux déporté vers le Ciel.

Le Goff explore les différentes religions qui ont inspiré le christianisme afin d'y reconnaître des ancêtres du Purgatoire. Il en trouve dans différentes cultures de la civilisation indo-européenne à la limite de la Préhistoire. Dans la civilisation hindoue.

«l'Isha Upanishad évoque ce séjour infernal : "Ces mondes que l'on nomme sans soleil recouverts qu'ils sont d'aveugle ténèbre : y entrent après leur mort ceux qui ont tué leur âme". Mais d'autres textes permettent de supposer que le sort de ces morts n'est pas réglé d'entrée de jeu. C'est selon qu'ils auront franchi ou non le seuil gardé par deux chiens. S'ils le franchissent ils seront accueillis dans un lieu plutôt agréable, proche des Champs Élysées des Romains, du Walhalla germanique, le "pâturage qu'on ne leur enlèvera plus", où ils partageront le destin de Yama, le premier homme, l'Adam de la tradition indo-iranienne, devenu le roi des Enfers. S'ils sont repoussés ou bien ils iront dans les ténèbres de l'Enfer ou bien ils retourneront misérablement errer sur terre, rôdant comme une âme en peine, sous forme de revenants.
Ces diverses traditions présentent des éléments qu'on retrouvera dans le Purgatoire : l'idée d'une voie moyenne de salut, le passage à travers le feu, la dialectique entre les ténèbres et la lumière, des améliorations d'état entre la mort et le salut définitif, la fonction de l'au-delà comme réceptacle d'âmes qui seraient autrement vouées à l'errance des revenants. Mais l'absence de jugement, la place centrale de la métempsycose sont très éloiognées du système chrétien de l'au-delà» (ibid. pp. 32-33).

L'idée importante qui se dégage ici est celle du «jugement». En ce qui concerne les damnés comme les élus, leur sort est décidé au moment de leur mort. Les péchés et les mérites partagent le destin post-mortem des morts. C'est là une contribution originale de la civilisation égyptienne; l'idée que l'âme des morts soit confron-tée à sa vie terrestre et se retrouve partagée par un verdict suite à un procès, était promise à un grand avenir : «L'idée d'un jugement des morts a été très ancienne en Égypte. Comme l'a écrit Jean Yoyotte : "invention des anciens Égyptiens, l'idée, la crainte, l'espérance du Jugement allaient connaître après eux une longue fortune". [...] Il faut attendre un récit démotique (en langue vulgaire), le voyage dans l'au-delà de Si-Osire, écrit entre le premier siècle avant l'ère chrétienne et le deuxième siècle après, pour trouver une tripartition des morts : ceux qui sont surchargés de mauvaises actions, ceux qui le sont des bonnes actions et ceux chez qui bonnes et mauvaises actions s'équilibrent mais il n'y a toujours aucun processus de purification» (ibid. pp. 34 et 35).

Cette idée aurait transpiré dans la religion hébraïque, probablement suite au long séjour des Apiroux (des Hébreux) dans l'Égypte pharaonique, tel que raconté dans l'Exode, bien avant leur migration en Palestine. On la voit s'imposer à l'époque chrétienne à l'intérieur même de la Synagogue :

«Deux traités de la période entre la destruction du second Temple (70) et la révolte de Bar-Kochba (132-135) attestent notamment ce nouvel enseignement. Le premier est un traité sur le début de l'année (Roš ha-Šana). On y lit : "On enseigne suivant l'école de Šammay : il y aura au jugement trois groupes : celui des justes complets, celui des impies complets et celui des inter-médiaires. Les justes complets sont aussitôt inscrits et scellés pour la vie du siècle; les impies parfaits inscrits et scellés aussitôt pour la géhenne, suivant qu'il est dit (Daniel, xii, 2). Quant aux intermédiaires, ils descendent à la géhenne, resserrés puis remontant, suivant qu'il est dit (Zacharie, xiii, 9 et I Samuel, II, 6). Mais les Hillélites disent : celui qui est abondant en miséricorde incline vers la miséricorde, et c'est d'eux que parle David (Psaume cxvi, 1), sur Dieu qui écoute, et il prononce sur eux tout ce passage... Pécheurs israélites et gentils ayant péché dans leur corps, punis à la géhenne pendant 12 mois, puis anéantis"...

Une catégorie intermédiaire existe donc, composée d'hommes ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, qui subiront un châtiment temporaire après la mort et iront ensuite dans l'Éden. Mais cette expiation se fera après le jugement dernier et prendra place non dans un lieu spécial mais dans la géhenne une partie supérieure où auront lieu ces châtiments temporaires» (ibid. pp. 62 et 63).

On le voit, si le Purgatoire n'est pas encore un lieu distinct du shéol, sa fonction est déjà bien définie. Les chrétiens trouveront d'ailleurs dans le Second Livre des Macchabée (rejeté par la tradition protestante parce que rédigé en grec) qu'«après une bataille où les combattants juifs qui y furent tués auraient commis une mystérieuse faute, Judas Macchabée ordonne qu'on prie pour eux» (ibid. p. 64). 

Si l'Enfer est bien contenu, bien que rarement évoqué, dans le Nouveau Testament, on y désigne, entre lui et le Paradis, un lieu d'attente des justes, le sein d'Abraham. Pour Le Goff, c'est presque déjà le Purgatoire bien que trop abstrait pour les fidèles. C'est en développant ce thème que les premiers théologiens dégagèrent l'idée du Purgatoire. On l'a mentionnné, «les chrétiens prirent, très tôt semble-t-il, l'habitude de prier pour leurs morts. Par rapport à l'Antiquité cette attitude était une nouveauté. Selon une heureuse formule de Salomon Reinach "les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts"» (ibid. p. 69). Distinction essentielle lorsqu'il s'agit de suivre le développement des idées religieuses. Comme le feu purgatoire est très proche du feu infernal, on lui spécifie l'idée qu'il apporte aux âmes en peines, un refrigerium (ou refrigerare) afin de les rafraîchir dans leur épreuve. On le trouve chez Tertullien, «où il désigne aussi bien la félicité provisoire des âmes qui attendent, selon une conception personnelle de Tertullien, le retour du Christ dans le sein d'Abra-ham, que le bonheur définitif dans le Paradis, dont jouissent après leur mort les martyrs et qui est promis aux élus après l'ultime verdict divin... Chez les auteurs chrétiens postérieurs, refrigerium exprime d'une façon générale les joies d'outre-tombe, promises par Dieu à ses élus"» (ibid. p. 71). Chez Tertullien, il est clair que «la résidence des justes en attendant la résurrection n'est pas le ciel mais un refrigerium interim, un rafraîchissement intermédiaire, le sein d'Abraham» (ibid. p. 72). Tertullien, qui écrivait dans la Rome africaine du IIe siècle, devait grandement inspirer, au siècle suivant, saint Augustin.

L'idée de ce qui devait devenir le Purgatoire ne pouvait se propager seulement par des écrits théoriques des théologiens. Afin d'atteindre la foi populaire, elle devait se «concrétiser» à travers des récits édifiants. C'est ainsi que le récit entourant le martyre de sainte Perpétue contribua à diffuser l'idée que bien des âmes baptisées pouvaient échapper à un destin décidé au trépas :

«Au cours de sa détention Perpétue eut un songe et vit son jeune frère mort. Dinocrate :

"Quelques jours plus tard, comme nous étions tous en prière, une voix me parvint subitement et le nom de Dinocrate m'échappa. J'en fus stupéfaite, parce que je n'avais jamais pensé à lui avant cet instant; avec douleur, je me souvins de sa mort. Je sus aussitôt que j'étais digne de demander quelque chose pour lui, que je devais le faire. Je commençai une longue prière, adressant mes gémissements au Seigneur. Dès la nuit suivante, voilà ce qui m'apparus : je vois Dinocrate sortant d'un lieu de ténèbres où il se trouvait avec beaucoup d'autres, tout brûlant et assoiffé, en haillons et sale, et portant au visage la plaie qu'il avait à sa mort. Dinocrate était mon premier frère; il mourut de maladie à l'âge de sept ans, le visage dévoré par un chancre malin et sa mort révolta tout le monde. J'avais prié pour lui : et entre moi et lui, la distance était si grande que nous ne pouvions nous rejoindre. Dans le lieu où Dinocrate se trouvait il y avait un bassin plein d'eau, avec une margelle trop élevée pour la taille d'un enfant. Et Dinocrate se haussait sur la pointe des pieds comme s'il voulait y boire. Moi, je souffrais de voir qu'il y avait de l'eau dans le bassin, mais qu'il ne pourrait pas boire en raison de la hauteur de la margelle. Je m'éveillai, et je sus que mon frère était dans l'épreuve; mais je ne doutais pas de pouvoir le soulager dans son épreuve. Je priais pour lui tous les jours jusqu'à ce que nous allâmes dans la prison du Palais impérial; en effet, nous allions devoir combattre dans les jeux donnés au Palais, pour l'anniversaire du César Geta. Et je priai pour lui nuit et jour, gémissant et pleurant pour qu'il me soit accordé".

Quelques jours plus tard, Perpétue a une nouvelle vision : 

"Le jour où l'on nous mit aux fers, voici ce qui m'apparut : je vis le lieu que j'avais déjà vu, et Dinocrate, le corps propre, bien vêtu rafraîchi (refrigerantem) et là où était la plaie, je vis une cicatrice : et la margelle du bassin que j'avais vu s'était abaissée à la hauteur du nombril de l'enfant; et de l'eau en coulait sans arrêt. Et au-dessus de la margelle, une coupe d'or était pleine d'eau. Dinocrate s'en approcha et commença de boire, et la coupe ne se  vidait pas. Puis, désaltéré, il entreprit de jouer joyeusement avec l'eau, comme le font les enfants. Je me réveillai, je compris alors qu'il avait été soustrait à sa peine"» (ibid. pp. 75-76).

Ce type de témoignage appartenait bien à un siècle de persécutions où la vie du chrétien tenait souvent aux caprices des Empereurs et des gouverneurs romains. Lorsque le christianisme devint religion autorisée sous Constantin, puis religion d'État sous Théodose, les Pères de l'Église - ceux qui établirent le dogme - réfléchirent plus profondément sur la question. Déjà Clément d'Alexandrie (150-215) et Origène (185-253) avaient établi les fondements du feu purgtoire, puisant dans l'Ancien Testament l'idée d'un instrument divin, et dans le Nouveau, la conception évangélique du baptême par le feu et l'idée paulinienne d'une épreuve de purification après la mort. À cela s'ajoutaient des considérations issues du platonisme. Bref, Clément et Origène prenaient des positions rassurantes selon le principe que «Dieu ne peut pas être vindicatif». Ainsi, «Clément d'Alexandrie est le premier à distinguer deux catégories de pécheurs et deux catégories de châtiments dans cette vie et dans la vie future. Dans cette vie pour les pécheurs amendables le châtiment est "éducatif", pour les incorrigibles il est "punitif". Dans l'autre il y aura deux feux, pour les incorrigibles un feu "dévorant et consumant", pour les autres un feu qui "sanctifie", qui ne "consume pas comme le feu de la forge" mais un feu "prudent", "intelligent" "qui pénètre l'âme qui passe à travers"» (ibid. p. 82). Encore,

«pour Clément d'Alexandrie, la catégorie des pécheurs corrigibles était constituée par les pécheurs qui s'étaient repentis, s'étaient réconciliés avec Dieu au moment de mourir mais qui n'avaient pas eu le temps de faire pénitence. Pour Origène l'apocatactase au fond est un processus positif et progressif de pénitence.

Mais à la conception d'un vrai Purgatoire il manque plusieurs éléments essentiels. Le temps du Purgtoire est mal défini puisqu'il se confond avec le temps du Jugement dernier, confusion si peu satisfaisante qu'Origène doit à la fois concentrer et dilater la fin du monde, et la rapprocher à l'extrême. Aucun purgatoire n'est distingué de l'Enfer et le caractère temporaire, provisoire qui fera son originalité n'est pas dégagé. Seuls les morts, avec leur bagage plus ou moins léger ou lourd de fautes, et Dieu dans sa bienveillance de juge salutaire ont une responsabilité dans cette purification après la mort. Les vivants n'y interviennent pas. Enfin, il n'y a pas de lieu purgatoire. Et en faisant du feu purificateur un feu non seulement "spirituel" mais "invisible Origène bloquait l'imaginaire du Purgatoire» (ibid. p. 86).

Cette grande mansuétude ne devait se retrouver dans la conception du Purgatoire qu'à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque l'image du feu purgatoire aura été complètement consumée.

Car 

«le Purgatoire avant d'être considéré comme un lieu a d'abord été conçu comme un feu, difficile à localiser; mais qui a concentré en lui la doctrine d'où devait sortir le Purgatoire et a beaucoup aidé à cette naissance. Il faut donc encore en dire un mot. Dès l'époque patristique, des opinions diverses s'interrogent sur la nature de ce feu : est-il punitif, purificateur ou probatoire? La théologie catholique moderne distingue un feu de l'enfer, punitif, un feu du Purgatoire, expiateur et purificateur; un feu du jugement, probatoire. C'est là une rationalisation tardive. Au Moyen Âge, tous ces feux se confondent plus ou moins : d'abord le feu du Purgatoire est frère de celui de l'Enfer; un frère qui n'est pas destiné à être éternel mais qui n'en est pas moins brûlant pendant sa période d'activité; ensuite le feu du jugement étant ramené au jugement individuel aussitôt après la mort, feu du Purgatoire et feu du jugement seront pratiquement le plus souvent confondus. Les théologiens insistent plutôt sur tel ou tel aspect du Purgatoire, les prédicateurs médiévaux ont fait de même et les simples fidèles ont dû, à leur façon, avoir la même attitude. Le feu du Purgatoire a été à la fois un châtiment, une purification et une ordalie, ce qui est conforme au caractère ambivalent du feu indo-européen bien mis en évidence par C.-M. Edsman» (ibid. p. 67).

Il est évident qu'entre les élus et les damnés, tous ceux qui mouraient n'étaient pas déjà condamnés à leur état futur. Si toutes les âmes anticipaient le Paradis et craignaient l'Enfer, la plupart se montraient pécheresses bien timorées, ni pour se précipiter dans la sainteté, ni s'abandonner à la damnation éternelle. C'est sur cet aspect qu'Augustin creusa l'idée du feu purgatoire : «Reste la catégorie de ceux qui n'ont pas été tout à fait bons. Ceux-là peuvent (peut-être) se sauver à travers un feu purgatoire. En définitive ce n'est pas une catégorie très nombreuse. Mais si ce feu et si cette catégorie existent, Augustin a des idées plus précises sur certaines conditions de leur existence. Outre le fait que ce feu est très douloureux, il n'est pas éternel, contrairement au feu de la Géhenne, et il n'agira pas au moment du Jugement dernier; mais entre la mort et la résurrection. On peut d'autre part obtenir une mitigation des peines grâce aux suffrages de vivants habiletés à intervenir auprès de Dieu et à la condition d'avoir, malgré ces péchés, mérité finalement le salut. Ces mérites s'acquièrent par une vie généralement bonne et un effort constant pour l'améliorer, par l'accomplissement d'œuvres de miséricorde, et par la pratique de la pénitence. Cette mise en relation de la pénitence et du "purgatoire", qui sera si importante aux XIIe-XIIIe siècles, apparaît pour la première fois avec netteté chez Augustin» (ibid. p. 101). Augustin «insiste sur l'existence de peines purgatoires qu'il appelle aussi expiatoires. Il admet qu'elles peuvent être subies soit sur cette terre, soit après la mort. Elles sont temporaires car elles cesseront le jour du Jugement dernier et à ce moment-là ceux qui les auront subies iront au Paradis. Cette dernière affirmation est très importante : elle constituera un élément essentiel du système du Purgatoire médiéval. Augustin enfin répète que seuls pourront bénéficier de ces peines purgatoires ceux qui se seront eux-mêmes corrigés pendant leur vie terrestre» (ibid. p. 108). Admettre le feu purgatoire, c'était paver la voie au troisième lieu. Plus tard, le pape Grégoire le Grand (± 540-604) profita de ce «prépuprgatoire» afin d'en user comme d'un levier politique : «Menacer des peines de l'au-delà un dirigeant laïque a été un puissant instrument aux mains de l'Église. Montrer dans le feu de la punition un mort illustre confère à cette menace une valeur de preuve et un relief incomparable. L'imaginaire de l'au-delà a été une arme politique. Mais Grégoire le Grand ne dispose encore que de l'Enfer. Recourir à cette arme suprême ne peut se faire que dans les cas extrêmes. Le Purgatoire permettra de moduler la menace» (ibid. pp. 130-131). En effet, menacer des flammes de l'Enfer, considérant la perpétuité de la peine, pouvait jeter le condamné dans le désespoir et en retour, susciter davantage de persécutions pour l'Église. Le menacer du feu purgatoire restait une menace suffisamment sévère sans semer de désarroi chez le fautif, l'Église pouvant lever de son autorité la peine affligeante. L'Église devait largement l'utiliser avec l'excommunication.

Approchant du tournant du premier millénaire, la pensée chrétienne se montra prête à accepter le troisième lieu. Le Goff en trouve des témoignages dans de nombreux ouvrages, telle l'Histoire ecclésiastique d'Angle-terre de Bède le Vénérable (673-735) qui, à travers la vision de Drythelm, «confor-mément aux vues augustiniennes sur les non valde mali et les non valde boni, ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais et ceux qui ne sont pas tout à fait bons, il n'y a pas un seul lieu intermédiaire, il y en a deux, celui de la dure correction, celui de l'attente joyeuse, presque collés l'un à l'Enfer, l'autre au Paradis. Car le système de la vision de Drythelm reste un système binaire, un mur en apparence infranchissable sépare un enfer éternel et d'un enfer temporaire d'un paradis d'éternité et un paradis d'attente. Pour qu'il y ait Purgatoire il faudra l'installation d'un système ternaire et même si le Purgatoire restera géographiquement déjeté vers l'Enfer il faudra un meilleur système de communications entre Purgatoire et Paradis. Il faudra abattre le mur» (ibid. p. 158). La conception augustinienne posait toutefois un problème avec ses quatre catégories d'âmes (élues, damnées, les non totalement bonnes, les non totalement mauvaises). C'était un obstacle à la traditionnelle vision trine propre au dogme chrétien. On ne pouvait penser localiser un purgatoire si entre les extrêmes, élus et damnés, on en trouvait un autre qui tout en se disant non totalement mauvais voulait dire également non totalement bons. C'est ainsi que «la notion de Purgatoire exigera la disparition de la catégorie augustinienne des non valde boni, ceux qui ne sont pas tout à fait bons pour ne garder que celle des non valde mali ou des mediocriter boni et mali, ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais, ou des moyennement bons et méchants de même le lieu purgatoire réclamera l'évanouissement de ce lieu d'attente quasi paradisiaque, et en définitive l'effacement du sein d'Abraham» (ibid. p. 169). L'obstacle devait être levé par l'impulsion donnée par les prédicateurs venus de l'abbaye de Cluny au tournant du millénaire.

Centre de l'ordre des béné-dictins, l'abbaye de Cluny était la tête d'une vaste multina-tionale qui rayonnait sur l'ensemble de l'Occident européen à cette époque. Elle faisait les papes comme elle stimulait les croisades :

«Cluny, en effet, tout en obéissant au caractère élitiste de ces unions entre morts et vivants qui concernent les groupes dirigeants, étend à l'ensemble des défunts de façon solennelle, une fois l'an, l'attention de la liturgie. Au milieu du XIe siècle, en effet, probablement entre 1024 et 1033, Cluny institue la commémoration des défunts le 2 novembre en contact avec la fête de tous les Saints, la veille. Le prestige de l'ordre dans la chrétienté est tel que la "fête des Morts" est bientôt célébrée partout. Ce lien supplémentaire et solennel entre les vivants et les morts prépare le terrain où va naître le Purgatoire. Mais Cluny a préparé le Purgatoire d'une façon encore plus précise. Peu après la mort de l'abbé Odilon (1049), le moine Jotsuald, dans la vie du saint abbé qu'il écrit, rapporte le fait suivant :

"Le seigneur évêque Richard m'a rapporté cette vision dont j'avais jadis entendu parler, mais dont je n'avais pas gardé le moindre souvenir. Un jour, me dit-il, un moine rouergat revenait de Jérusalem. Au beau milieu de la mer qui s'étend de la Sicile à Thessalonique, il rencontra un vent très violent, qui poussa son navire vers un îlot rocheux où demeurait un ermite serviteur de Dieu. Lorsque notre homme vit la mer s'apaiser, il bavarda de choses et d'autres avec lui. L'homme de Dieu lui demanda de quelle nationalité il était et il répondit qu'il était Aquitain. Alors, l'homme de Dieu voulut savoir s'il connaissait un monastère qui porte le nom de Cluny, et l'abbé de ce lieu, Odilon. Il répondit : 'Je l'ai connu et même bien connu, mais je voudrais savoir pourquoi tu me poses cette question'. Et l'autre : 'Je vais te le dire, et je te conjure de te souvenir de ce que tu vas entendre. Non loin de nous se trouvent des lieux qui, par la volonté manifeste de Dieu, crachent avec la plus grande violence un feu brûlant. Les âmes des pécheurs pendant un temps déterminé, s'y purgant dans des supplices variés. Une multitude de démons est chargée de renouveler sans cesse leurs tourments : ranimant les peines de jour en jour, rendant de plus en plus intolérables les douleurs. Souvent j'ai entendu les lamentations de ces hommes qui se plaignaient avec véhémence : la miséricorde de Dieu permet, en effet, aux âmes de ces condamnés d'être délivrées de leurs peines par les prières des moines et les aumônes faites aux pauvres, dans des lieux saints. Dans leurs plaintes, ils s'adressent surtout à la communauté de Cluny et à son abbé. Aussi, je te conjure par Dieu, si tu as le bonheur de revenir parmi les tiens, de faire connaître à cette communauté tout ce que tu as entendu de ma bouche, et d'exhorter les moines à multiplier les prières, les veilles et les aumônes pour le repos des âmes plongées dans les peines pour qu'il y ait ainsi plus de joie au ciel, et que le diable soit dépité'.

De retour dans son pays, notre homme transmit fidèlement son message au saint père abbé et aux frères. En l'entendant, ceux-ci, le cœur débordant de joie, rendirent grâce à Dieu, ajoutèrent les prières aux prières, les aumônes aux aumônes, et travaillèrent obstinément au repos des défunts. Le saint père abbé proposa à tous les monastères que le lendemain de la fête de tous les Saints, le premier jour des calendes de Novembre, on célèbre partout la mémoire de tous les fidèles pour assurer le repos de leur âme, que des messes, avec psaumes et aumônes, soient célébrées en privé et en public, que les aumônes soient distribuées sans compter à tous les pauvres : ainsi l'ennemi diabolique recevrait des coups plus durs et, souffrant dans cette géhenne, le chrétien caresserait l'espoir de la miséricorde divine"» (ibid. pp. 171-172).

Odilon vivait à un siècle de l'invention du purgatoire, et le récit de telles visions se répandit dans toute l'Europe : «Jacopo da Varazze (Jacques de Voragine) s'en fait l'écho dans la Légende dorée au XIIIe siècle : "Saint Pierre Damien rapporte que saint Odilon, abbé de Cluny, ayant découvert qu'auprès d'un volcan en Sicile, on entendait souvent les cris et les hurlements des démons se plaignant que les âmes des défunts fussent arrachés de leurs mains par les aumônes et les prières, ordonna, dans ses monastères, de faire, après la fête de tous les Saints, la commémoration des morts. Ce qui dans la suite fut approuvé par toute l'Église". Jacopo da Varazze écrit au milieu du XIIIe siècle : il interprète donc l'histoire en fonction du Purgatoire qui, désormais, existe. Mais quand Jotsuald et Pierre Damien rédigent la Vie d'Odilon le Purgatoire est encore à naître. Cluny pose un jalon essentiel; voilà un lieu bien défini : une montagne qui crache le feu, et une pratique liturgique essentielle créée : les morts, et spécialement ceux qui ont besoin de suffrages, ont désormais leur jour dans le calendrier de l'Église» (ibid. pp. 172-173). 

C'est donc au cours du XIIe siècle - siècle où se dégage la révolution culturelle courtoise -, que naquît le Purgatoire en tant que lieu surnaturel. Selon Le Goff, on le devrait à un certain Pierre le Mangeur, esprit littéraire et liturgique, qui aurait employé le premier le substantif purgatorum. Puis, il y a le récit de L'Ame dans le Purgatoire, d'Odon d'Ourscamp (mort en 1171) dans lequel l'auteur vacille encore entre le feu purgatoire et la localisation spatiale du Purgatoire. On attendrait sa reconnaissance du grand théologien de l'époque, Bernard de Clairvaux, mais «par une ironie de l'histoire, saint Bernard, père putatif du Purgatoire, mais à qui il faut renoncer d'attribuer "cette invention" apparaît comme le premier bénéficiaire individuel connu de la croyance en ce nouveau lieu. Une lettre de Nicolas de Saint-Alban à Pierre de Celle, donc antérieure à la mort de celui-ci en 1181 et vraisemblablement en 1180-1181, affirme que saint Bernard a fait un bref passage par le Purgatoire avant d'entrer au Paradis. Pourquoi cette purgation du saint? Saint Bernard était hostile à la notion de l'Immaculée Conception de la Vierge, quoique très dévot à Marie. Les partisans de cette croyance prétendirent, pour frapper les imaginations et déconsidérer leurs adversaires, que l'abbé de Clairvaux avait été, pour cette légère erreur, (bénignement) sanctionné. Le thème du passage par le Purgatoire des hommes célèbres se répandra au XIIIe siècle. Il semble que saint Bernard ait inauguré la série. Philippe-Auguste, qui a régné de 1180 à 1223, sera le premier roi de France à passer par le Purgatoire» (ibid. p. 222). Cette reconnaissance du Purgatoire devait venir du pape le plus politique du Bas Moyen Âge, Innocent III (pape de 1198 à 1216), dans une lettre adressée à l'archevêque de Lyon en 1202 : «Texte étonnant où l'on parle à plusieurs reprises du Purgatoire et où Innocent III donne sous une forme symbolique traditionnelle l'expression la plus complète, la plus claire, la plus charpentée - enserrant l'humanité entière de la naissance à la fin des temps dans un plan parfait dont la partie terrestre se déroule sous le strict contrôle de l'Église. L'Église devient elle-même triple. Augustin avait distingué Église "pérégrinante" et Église "céleste", le XIIe siècle avait imposé les termes nouveaux d'Église "militante" - expression lancée par Pierre le Mangeur - et Église "triomphante". Innocent III y ajoute l'Église du purgatoire, énonçant un troisième terme, qui sous le nom d'Église "souffrante" complétera plus tard la triade ecclésiale» (ibid. pp. 237-238).

Avec la reconnaissance pontificale, le Purgatoire (purgatorium) obtenait sa première légitimité doctrinale. Il fallait désormais l'étoffer, meubler ce nouveau lieu. Comme pour l'Enfer, on vit se développer simultanément des écrits théologiques venus des philosophes et théologiens de l'Église, mais aussi des récits populaires; «ce type de récit qui, au XIIIe siècle, accueillera - et diffusera - largement le Purgatoire. Ce sont les récits d'apparitions à des vivants de défunts qui subissent les peines purgatoires. C'est au fond la reprise des histoires du Livre IV des Dialogues de Grégoire le Grand mais ces revenants ne sont plus sur terre à purger du reste de leurs fautes mais en permission exceptionnelle de courte durée, le temps d'un rêve» (ibid. p. 241). Les songes et les apparitions de revenants devaient stimuler la certitude en l'existence du Purgatoire, et ce jusqu'au XXe siècle! Bientôt, personne ne semblait pouvoir éviter ce séjour, même bref, au Purgatoire; «même les saints, pour certaines fautes en apparence légères font de courts séjours en purgatoire. Un des premiers à payer son écot à la nouvelle croyance n'est autre que le grand saint cistercien, saint Bernard lui-même, qui passe brièvement» (ibid. p. 246).

Le plus populaire des récits concernant le Purgatoire fut sans doute celui de H. de Saltrey, ce moine cistercien anglais qui rédigea la légende du Purgatoire de saint Patrick (± 1190), récit totalement anachronique (Patrick vécut au tournant du Ve siècle) :

«Quand saint Patrick évangélisait sans grand succès les Irlandais récalcitrants et cherchait à les convertir par la peur de l'Enfer et l'attrait du Paradis, Jésus lui montra dans un lieu désert un trou (fossa) rond et obscur et lui dit que si quelqu'un animé d'un vrai esprit de pénitence et de foi passait un jour et une nuit dans ce trou, il serait purgé de tous ses péchés et pourrait voir les tortures des méchants et les joies des bons. Saint Patrick s'empressa de construire une église à côté du trou, d'y installer des chanoines réguliers, de faire entourer le trou d'un mur et de le fermer par une porte dont le prieur de l'église gardait la clé. De nombreux pénitents auraient fait l'expérience de lieu dès l'époque de saint Patrick qui aurait prescrit de mettre par écrit leurs relations. Ce lieu fut appelé purgatoire et, comme saint Patrick en avait eu la primeur, purgatoire de saint Patrick (sancti Patricii purgatorium).

La coutume voulait que les candidats à l'expérience du Purgatoire de saint Patrick y fussent autorisés par l'évêque du diocèse qui devait d'abord s'efforcer de les en dissuader. S'il ne pouvait les convaincre de renoncer il leur donnait une autorisation qui était soumise au prieur de l'église qui, à son tour, cherchait à les persuader d'adopter une autre pénitence, en leur signalant que beaucoup avaient péri dans cette expérience. S'il échouait lui aussi, il prescrivait au candidat de passer d'abord quinze jours en prières dans l'église. Au bout de cette quinzaine le candidat assistait à une messe au cours de laquelle il communiait et était exorcisé avec de l'eau bénite. Une procession le conduisait en chantant jusqu'au Purgatoire dont le prieur ouvrait la porte en rappelant la présence des démons et la disparition de nombreux précédents visiteurs. Si le candidat persévérait, il était béni par tous les prêtres et entrait en faisant le signe de la croix. Le prieur refermait la porte. Le lendemain à la même heure la procession retournait au trou. Si le pénitent sortait, il revenait à l'église et y passait quinze autres jours en prières. Si la porte restait close, on le tenait pour mort et la procession se retirait. On a affaire ici à une forme particulière d'ordalie, de jugement de Dieu, d'un type peut-être caractéristique des traditions celtiques» (ibid. pp. 261-262).

À la description de ce Purgatoire des plus terrestres s'ajoutait le récit du chevalier Owen qui osât se mettre à l'épreuve de l'ordalie. Le succès du Purgatoire de saint Patrick fut immédiat et considérable. Shane Leslie dit d'un traît qu'il fût «un des best sellers du Moyen Âge». Sa première traduction en français fut celle de la poétesse anglaise Marie de France, autrice des célèbres lais. 

Le Purgatoire apportait un complément à l'idée de justice divine. L'au-delà était censé désormais assurer la correction des inégalités et des injustices d'ici-bas et, comme le remarque Le Goff, n'était pas indépendante des réalités judiciaires terrestres. On verra au cours des siècles la conception du Purgatoire varier selon les types de justice des tribunaux humains. Pour l'heure, c'était d'Alger de Liège (1060-1132) qu'on s'inspirait pour la rectitude justicière : «Il en vient enfin à la façon dont un accusé peut se disculper, se purger de ses fautes, réelles ou supposées : "Un accusé peut se purger (expurgare) de trois façons : en produisant des témoins irréfu-tables, en se prêtant à un examen au fond, ou, avant toute publicité, en avouant et en se repentant" (par la confession et la pénitence : confes-sione et penitentia). Enfin, "si un accusé n'a pas voulu se purger et qu'ensuite ou bien il soit convaincu d'être coupable, ou bien s'il avoue lui-même ses péchés, il sera condamné"» (ibid. p. 288). Ce développement devait entraîner une réflexion théologique et morale nouvelle sur la notion de péché. Au-delà du péché originel que chaque chrétien recevait en partage à sa naissance, et qui était lavé par les eaux du baptême, on apprit à distinguer les péchés mortels (des crimes majeurs) des péchés véniels (fautes courantes) :

«Le terme véniel (veniale, venialia) ne devient courant qu'au XIIe siècle et, selon A. M. Landgraf, le système d'oppo-sition péchés mortels péchés véniels a été mis au point dans la seconde moitié du XIIe siècle par les porretains, disciples du théologien Gilbert Porreta (Gilbert de la Porrée), mort en 1154 : groupe qui comprenait des auteurs anonymes de Questons, Simon de Tournai, Alain de Lille, etc. L'expression péché véniel appartient en tout cas à cet ensemble de notion et de mots qui émergent au XIIe siècle avec le Purgatoire et qui forment avec lui un système. Le mot a de plus l'intérêt de signifier - sens dont les clercs du XIIe siècle étaient très conscients - dignes de venia, de pardon. La notion a pris un tour juridico-spirituel.

Au début du XIIe siècle, un traité théologique de l'École de Laon, les Sentences d'Arras (Sententiae Atrebatenses) déclare : "Il faut une pénitence différente pour les péchés les plus criminels, et pour le péché véniel. Les criminels, c'est-à-dire ceux passibles de damnation, sont les péchés que l'on commet sciemment et délibérément. Les autres qui proviennent de l'invincible ignorance, sont véniels, c'est-à-dire non damnables". Ils sont pardonnables à peu de frais par la confession, l'aumône ou des actes de même nature» (ibid. pp. 293-294).

Là aussi, le Purgatoire était impensable sans l'ajustement des peines et des sentences.

Le Purgatoire convenait à la société féodale dont les mentalités parta-geaient tout en trois. Il convenait surtout à une époque où la bour-geoisie marchande prenait racines dans les villes. Une fureur arithmétique, selon Le Goff, s'empara dès lors des âmes inquiètes ou inspirées au sujet de la durée des peines purgatoires :

«La création du Purgatoire réunit un processus de spatialisation de l'univers et de logique arithématique qui, au-delà du triple royaume de l'Autre Monde, va régir les relations entre les comportements humains et les situations au Purgatoire. On mesurera proportionnellement le temps passé sur terre dans le péché et celui passé dans les tourments du Purgatoire, le temps des suffrages offerts pour les morts en purgatoire et le temps de l'accélération de la libération du Purgatoire. Cette comptabilité se développera au XIIIe siècle, siècle de l'essor de la cartographie et du déchaînement du calcul. Et finalement le temps du Purgatoire sera entraîné dans le temps vertigineux des indulgences.

La notion d'une con-damnation "à temps" s'inscrit dans une attitude mentale plus large qui, issue du souci de justice, débouche sur une véritable comptabilité de l'au-delà. L'idée fon-damentale, venue des premiers Pères, venue d'Augustin, sans cesse relayée au cours des siècles, est celle d'une proportionnalité des peines, en l'occurrence du temps passé dans le Purgatoire, en fonction de la gravité des péchés. Mais ce n'est qu'au XIIIe siècle que l'idée de proportionnalité, de qualitative devient quantitative. Elle est liée aux progrès de l'arithmétique et des mathématiques» (ibid. p. 308).

Cette obsession quantitative devait se développer avec l'invention des indulgences, et beaucoup plus encore au XIXe siècle, avec les confréries et les œuvres pies dédiées aux âmes du Purgatoire. Désormais, en effet, alors qu'«il n'y avait auparavant que l'éternité ou l'attente indéterminée. Désormais on compte le temps de purgatoire selon la gravité des péchés, le temps de remise de purgatoire selon l'importance des suffrages, on calcule le rapport entre le temps vécu ici-bas et le temps ressenti là-bas car l'impression psychologique de la durée (le temps semble s'écouler très lentement au purgatoire) est aussi pris en compte» (ibid. p. 310).

Le Purgatoire n'était toutefois pas une assurance de l'au-delà. Philosophes et théologiens engageaient les chrétiens à ne pas croire qu'il autorisait une levée des peines pour la plus grande gloire de Dieu. Pour véniels qu'étaient les péchés, ils n'en interdisaient pas moins le pécheur d'accéder au Paradis à sa mort :

«En ce qui concerne les péchés légers, il est clair que le mort qui en est chargé ne peut ni entrer avec eux au Paradis, ni aller à cause d'eux en Enfer. Il doit donc obligatoirement les expier avant d'être transporté dans la gloire céleste. Et, en consé-quence, il doit exister un lieu où, dans le futur, se fait cette expiation. Guillaume d'Auvergne n'a donc aucun doute sur le temps du Purgatoire : il se situe entre la mort et la résurrection des corps.

Il sépare aussi nettement Enfer et Purgatoire. Mais s'il n'insiste pas, comme on le fera en général plus tard au XIIIe siècle, sur le caractère très pénible de la Purgation après la mort, il n'en assimile pas moins la pénitence du Purgatoire à une expiation et les épreuves du Purgatoire à des peines, des châtiments pénitentiels (poenae purgatoriae et poenitentiales). En effet, et c'est là sa grande idée, "les peines purgatoires sont des peines qui complètent la purgation pénitentielle commencée dans cette vie". Il ajoute que la fréquence des morts imprévues, des pénitences imparfaites avant la mort, et des cas de mort en état de péchés légers rend ces peines "nécessaires à de nombreuses âmes" (neccariae sunt multis animabus). C'est dire que le Purgatoire a des chances d'être très peuplé. Sans que cela soit dit, il est évident que, dans cette conception, l'Enfer est plus ou moins déserté au profit du Purgatoire» (ibid. p. 327).

Le Purgatoire, pourtant, était une chance pour les pécheurs. Comme devait le chanter Dante (Pur. XII, 112-114) :

«Oh! combien ces chemins d'arrivée sont différents de ceux de l'enfer, car ici c'est parmi des chants que l'on entre, et là-bas, c'est parmi de féroces lamentations».

Restait certaines questions qui confondaient Guillaume d'Auvergne (1190-1249) : «Pourquoi Dieu n'aurait-il pas créé une espèce particulière de feu, qui fasse disparaître les péchés légers et les péchés incomplètement expiés? Il y a donc chez Guillaume d'abord le souci de montrer que le feu du Purgatoire n'est pas un feu comme les autres. Il est en particulier différent du feu de la Géhenne, de l'Enfer. Le propos de Guillaume est en effet de bien distinguer le Purgatoire de l'Enfer. Il faut donc que le feu de l'un soit différent du feu de l'autre. Et pourtant, même le feu infernal est un feu différent de celui dont nous avons l'expérience sur cette terre, c'est-à-dire le feu qui consume. Le feu de l'Enfer brûle sans consumer puisque les damnés y seront éternellement torturés. S'il y a donc un feu qui doit brûler à perpétuité sans consumer, pourquoi Dieu n'aurait-il pas aussi créé un feu qui brûle en consumant seulement les péchés, en purifiant les pécheurs? Mais ces feux qui brûlent sans consumer n'en sont pas moins réels» (ibid. p. 329). Bien d'autres questions devaient trouver leurs réponses parmi les frères précheurs qui commençaient à parcourir le monde, les franciscains et les dominicains qui succédaient ainsi aux cisterciens comme promoteurs de la croyance au Purgatoire.

Les dominicains, surtout, par la haute valeur de leurs théologiens et de la scolastique inspirée de la résurrection de l'aristotélisme. Chez Albert le Grand (± 1200-1280), dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, «l'article 5 répond à une question à la fois théorique et pratique : "Pourquoi les peines de l'Enfer sont-elles nommées de plusieurs noms et celles du Purgatoire d'un seul, à savoir le feu?" C'est que, selon Albert, l'Enfer est fait pour punir et il y a plusieurs façons de punir, par exemple par le froid aussi bien que par le chaud. Le Purgatoire en revanche qui est fait pour purger ne peut le faire que par un élément qui ait une force purgative et consomptive. Ce n'est pas le cas du froid, mais c'est le cas du feu. Albert fait ici visiblement appel à son goût pour les sciences naturelles» (ibid. p. 351). Hughes Ripelin et Thomas d'Aquin complétèrent les réflexions d'Albert le Grand. Ils en conclurent que «le pape... - et lui seul - peut dispenser aux défunts à la fois des indulgences par autorité et le suffrage des bonnes œuvres par amour (charitas). Ainsi la monarchie pontificale étend-elle, au-delà du domaine d'ici-bas, son pouvoir sur l'au-delà : elle envoie désormais - par canonisation - des saints au Paradis et soustrait des âmes au Purgatoire» (ibid. p. 357). À une époque où le césaro-papisme triomphait avec Boniface VIII, il n'y avait rien d'extraordinaire à voir l'Église légiférer, même les domaines de l'au-delà!

Jusqu'alors, la prédication du Purgatoire avait été inclue dans les sermons qui  s'accompagnaient d'historiettes présentées comme autant d'exempla à l'image de celles utilisées dans les Dialogues de saint Grégoire le Grand. Elle atteignit son acmé à travers le poème-fleuve du Florentin Dante Alighieri (1265-1321). Plus qu'un sermon contenant des exempla, c'est véritablement une œuvre poétique magistrale que Dante élabora autour du Purgatoire. C'est lui qui le sortit de sa proximité des fosses infernales pour l'ériger sur une montagne : «Le Purgatoire n'est pas souterrain. Son niveau est celui de la terre, sous le ciel étoilé [...]. La montagne se dresse dans l'hémisphère sud, occupé, selon Ptolémée, que suit Dante, par un océan désert impénétrable aux hommes vivants. Elle s'y élève aux antipodes de Jérusalem» (ibid. pp. 450-451).

Comme l'Enfer était situé dans une large fosse - le Malbolge - de neuf cercles, «le Purgatoire est formé de sept cercles ou corniches étagés... dont la circonférence diminue en allant vers le sommet. Les âmes y purgent les sept péchés capitaux : dans l'ordre, l'orgueil, l'envie, la colère, la paresse, l'avarice, la gourmandise, la luxure. Au sommet de la montagne, Virgile et Dante entrent dans le paradis terrestre où se passent les six derniers chants du Purgatorio» (ibid. p. 451). Cette innovation topographique illustrait mieux qu'aucune rhétorique combien «de l'Enfer on émerge au niveau du monde intermédiaire et temporaire, celui de la terre d'où s'élève vers le Ciel la montagne du Purgatoire couronnée par le Paradis terrestre qui n'est plus situé dans un coin perdu de l'univers mais à son niveau idéologique, celui de l'innocence entre le sommet de la purification au Purgatoire et le début de la glorification au Ciel» (ibid. p. 451). Il devenait impossible désormais de confrondre le Purgatoire avec l'Enfer, trop rassemblés par l'idée du feu commun. De plus, utiliser l'image de l'ascension d'une montagne renvoyait à la théologie expiatrice du Purgatoire : «Le Purgatoire n'est pas un lieu intermédiaire neutre, il est orienté. Il va de la terre où les futurs élus meurent au ciel où est leur demeure éternelle. Au cours de leur itinéraire, ils se purgent, deviennent toujours plus purs, se rapprochent davantage du sommet, des hauteurs auxquelles ils sont destinés. De toutes les images géographiques que l'imaginaire de l'au-delà, depuis tant de siècles, offrait à Dante, il choisit la seule qui exprime la vraie logique du Purgatoire, celle où l'on monte, la montagne» (ibid. pp. 453-454). Comme tient à le préciser Le Goff, «cette montagne est celle de la purgation et tel est bien l'acte essentiel qui s'y produit» (ibid. p. 455). L'enseignement de Dante, conforme à la théologie du temps, signifiait que «la purgation sur la montagne se fait de trois façons. Par une punition matérielle qui mortifie les mauvaises passions et incite à la vertu. Par la méditation sur le péché à purger et sur la vertu opposée» (ibid. p. 456). Contrairement aux déviances de la vie terrestre, le Purgatoire offrait un authentique moyen de purger les âmes surchargées de peines et des fautes de la vie terrestre : «Amour dévoyé vers le mal, amour trop tiède, amour changé en haine, voilà le mouvement profond du péché; sur la montagne du Purgatoire, on restaure le vrai amour, l'escalade du Purgatoire est une remntée vers le bien, la reprise de la navigation vers Dieu, retardée par le péché» (ibid. p. 456), et c'est la leçon que l'historien tient à tirer de l'œuvre de Dante.

Voila où l'Occident chrétien en était rendu au moment de la publication de La Divine Comédie (1321) : «Toute la logique de ce purgatoire montueux est dans le progrès qui s'accomplit en montant : l'âme à chaque pas progresse, devient plus pure. C'est une ascension au double sens physique et spirituel. Le signe de ce progrès, c'est l'allégement de la peine, comme si l'escalade était plus aisée, la montagne moins escarpée à l'âme de moins en moins chargée de péchés» (ibid. p. 457). C'était un grand progrès, non seulement au niveau poétique mais également théologique et moral : «Si Dante, donc plus et mieux que quiconque fait bien du Purgatoire le lieu intermédiaire de l'au-delà, il soustrait son Purgatoire à l'infernalisation que l'Église fait subir au XIIIe siècle. Plus orthodoxement fidèle à la logique du Purgatoire, dans cet entre-deux inégalement distant des deux extrémités, basculant vers le Paradis, Dante présente bien le Purgatoire comme le lieu de l'espérance et des débuts de la joie, de l'entrée progressive dans la lumière» (ibid. p. 467). Ce progrès devait être contredit par l'évolution ultérieure de la théologie du Purgatoire. Dès le milieu du XIVe siècle, l'addition des tragédies - guerres, famines, pestes, schismes romains - ramena la conception morbide du Purgatoire : «Un épicentre, Avignon dès 1333, non point seulement autour de la cour pontificale, mais comme le lieu... où, dans le contexte d'une crise démographique et sociale, les lignées démembrées cherchent à se regrouper autour de la famille idéale et invisible de la communauté collective des morts et des vivants. Le trait n'est pas spécifique...» (M. Vovelle. Les âmes du purgatoire, Paris, Gallimard, Col. Le temps des images, 1996, p. 48).

Avec la Renaissance, l'idée de Purgatoire entre dans une phase nouvelle associée à la modernité. Ainsi, «dans le domaine dogmatique et théologique c'est aussi entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIe siècle que le Purgatoire est définitivement intronisé dans la doctrine de l'Église catho-lique, contre les Grecs encore au concile de Florence (1439), contre les protes-tants au concile de Trente (1562). Trente, affaire de théolo-giens et de gouvernants, plus que de pasteurs, tout en insérant irrévocablement le Purgatoire dans le dogme, maintient à distance, comme au XIIIe siècle l'imaginaire du troisième lieu. Il a peu de place aussi dans les deux grandes synthèses où le Purgatoire s'ancre dans la théologie de la catéchèse post-tridentine, celle des jésuites Bellarmin et Suarez» (Le Goff. op. cit. p. 483). Avec ces deux conciles, le Purgatoire obtenait définitivement ses lettres de créances autant auprès des théologiens spécialisés que de la ferveur populaire. Vovelle peut donc affirmer avec raison que «la spiritualité du purgatoire n'est pas tarie, il s'en faut, même si l'on se réfère volonters dans la mystique du Moyen Âge finissant aux visions du siècle passé, de sainte Gertrude ou Mechtilde : dans les premières années du XVIe siècle, sainte Catherine de Gênes rédigera son Traité du purgatoire dont la dimension visionnaire s'accompagne d'une vigueur de formulation qui en fera une des références majeures du concile de Trente. Mais ce purgatoire, que représente-t-il pour la masse du peuple chrétien? Au "moustier dont elle est paroissienne" la mère de François Villon contemple l'image du paradis des élus, comme celle des chaudières de l'enfer "où damnés sont boullus". Le purgatoire n'a pas encore fait son entrée dans son âme simple» (M. Vovelle. op. cit. pp. 69-70).

Mais ce succès historique n'alla pas sans contre-parties doctrinaires. Tout au long du Moyen Âge, différentes hérésies s'étaient opposées au troisième lieu. À la fin du Moyen Âge, en Bohême et en Hongrie, régions initiées «dès le XVe siècle dans le contexte de la lutte ouverte contre hussites et taborites, qui les uns et les autres, avec quelques nuances, avaient récusé l'existence du purgatoire et dénoncé les indulgences. Les travaux des historiens tchèques, hongrois ou polonais, malheureusement sans étude systématique de l'iconographie, insistent sur l'importance de ce débat où se mettent en vedette les ordres religieux, mendiants ou autres, dans le camp de l'Église établie. Jusqu'à ce que, par la voix de Martin Luther et de ceux qui le suivent, une partie d'entre eux gagnés par le doute, basculent dans l'autre camp» (ibid. p. 94). Avec la Réforme protestante lancée par le moine augustinien Martin Luther (1483-1546), la répudiation du Purgatoire va devenir un enjeu des rivalités entre Églises chrétiennes : «Dans la répudiation du purgatoire par la Réforme, dans le discours des différentes Églises nées de ce schisme, ce n'est point simplement le scandale des indulgences, ce pieux commerce dévoyé qui est en question, mais de façon bien plus simple le statut même du troisième lieu, récusé au nom d'un retour exigeant aux sources vétéro- et néo-testamentaires, qui démontre la fragilité de l'édifice patiemment construit au fil des siècles. Le troisième lieu n'existe pas : aux réprouvés les tourments de l'enfer, aux élus, le repos, le sommeil dans l'attente du jugement final. Mais les œuvres de vivants ne comptent pour rien dans cette économie du salut» (ibid. p. 93). Dans une théologie où la prédestination était la pierre angulaire tirée de l'ancien manichéisme du jeune Augustin, l'invention du Purgation apparaissait inacceptable. 

Il est difficile de dire si c'est la lutte politique aux indulgences pontificales aux âmes du Purgatoire qui orienta Luther vers l'accentuation du rôle de la prédestination, ou si c'est bien la foi en la fatalité de l'élection ou de la damnation des âmes qui poussa le moine à rejeter l'existence du Purgatoire. Quoi qu'il en soit, la Réforme protestante devait-elle exclure le Purgatoire d'une grande partie des pratiques religieuses de l'Europe septentrionale : «Dans cette contestation radicale, l'image du purgatoire sort ébranlée, et comme exclue de toute une partie de l'Occident chrétien, cette Europe du Nord, qui va de l'Angleterre aux Pays-Bas et à la partie septentrionale du monde germanique rallié à la Réforme. Mais par compensation, l'Église catholique, dans son mouvement de reprise doctrinale, va au contraire donner au dogme du purgatoire une place renforcée, réaffir-mant avec plus de force encore que lors des conciles de Lyon et de Florence un article de foi. C'est ce que proclamera le concile de Trente dans ses différentes sessions (Sessions VI, XXII, XXV et Décret sur le purgatoire). La pastorale activiste des acteurs nouveaux de la Contre-Réforme s'y investit, ainsi celle de la compagnie de Jésus : le bienheureux Pierre Favre, compagnon de saint Ignace, réserve à la "Messe des âmes" une place particulière. Exclue d'une partie de l'Europe, la pastorale du purgatoire et les images qui l'illustrent vont recevoir une stimulation nouvelle dans les aires où triomphe le catholicisme post-tridentin : ainsi dans l'Europe méditerranéenne, mais au moins autant sur ce qu'on a défini comme les "frontières de catholicité" de la Flandre à la Suisse, à l'Autriche, et en Europe centrale sur les fronts disputés de la Bohême ou de la Hongrie» (ibid. pp. 93-94) . La France, le pays peut-être le plus divisé par les courants catholique et protestant, s'attacha à développer une pastorale du Purgatoire à travers l'esthétique baroque puis classique au XVIIIe siècle : «Tel qu'il a été suivi en France dans son mouvement ascendant au XVIIe siècle, sa régression ensuite au temps des Lumières, le discours écrit sur la mort et les fins dernières nous approvisionne en manuels de préparation, exercices spirituels et retraites, sermons, oraisons funèbres et cantiques ou catéchismes. [...] ces auteurs de best-sellers que furent Jacques Nouet dans Le Purgatoire d'après la Sainte Écriture des Pères (1685) ou le père J. Grasset dans La Douce et Sainte Mort (1680), et le père Lalemant dans Les Saints désirs de la mort, sans oublier le Pensez-y bien, ou réflexions sur les quatre fins dernières, inusable guide de référence» (ibid. p. 113). Elle exporta dans ses colonies, et en particulier en Nouvelle-France, son culte des âmes du Purgatoire.

Bien qu'insérée dans une pastorale de la peur qui court avec la crise opposant jésuites et jansénistes dans la catholicité, la vision française du Purgatoire visait à soustraire ses aspects les plus effrayants, proprement irrationnels, pour s'en tenir aux tourments moraux déjà suffisamment souffrants en soi. Comme l'écrit Michel Vovelle :

«Le purgatoire à la française a délaissé les instruments de torture pour s'en tenir à l'incandescence d'un pseudo-enfer par lequel s'exprime la "peine du sens", complément de la "peine du dam", insupportable douleur de la privation de la vision de Dieu. Cela ne veut point dire que ces souffrances, que l'espoir seul corrige, ne soient insupportables, comme le fait chanter dans un de ses cantiques saint Louis Grignon de Montfort : "Hélas que nous souffrons!/Qui le pourrait comprendre?/Nous pleurons, nous crions/Sans qu'on nous veuille entendre..." Cette souffrance est accentuée par le fait que les âmes puprgantes sont désarmées, incapables d'œuvrer à leur salut, comme l'expose le père Nouet, car Jésus-Christ comme juge équitable ne reçoit point leurs plaintes ni leurs requêtes : il ne leur est point permis de parler pour elles-mêmes. Un point au demeurant qui ne fait pas l'unanimité en cette fin du XVIIe siècle, où les révélations de la bienheureuse Marguerite Marie introduiront au contraire le thème destiné à une fructueuse postérité (mais différée, au XIXe siècle) d'un échange de prestations de l'Église souffrante et les vivants. Elle n'est point totalement isolée toutefois, il s'en faut, même si prudemment les auteurs reportent au lendemain de leur délivrance l'exercice par les âmes purgatoires de leur reconnaissance envers les vivants, comme on le voit dans les cantiques : "Faites-les sortir de ces chaudières/Elles en useront en retour". Mais on comprend aussi pourquoi c'est le père Nouet qui reflète le mieux la voix de l'orthodoxie : dans le combat encore incertain contre les morts doubles et les revenants de l'ancienne religion populaire, il importe bien de réduire les renfermés du purgatoire à une docilité passive.

Au demeurant, nos auteurs sont prêts à accorder aux âmes souffrantes, sous la plume de Mgr Camus, évêque de Belley et interprète de L'Esprit de saint François [de Sales], des contreparties non négligeables : unie, "en continuelle union avec Dieu", elles sont "parfaitement soumises" et se "purifient volontaire-ment et amoureu-sement". Ce statut implique pour les vivants un impérieux devoir d'assistance que rappelle le Pensez-y bien : "La crainte des flammes du purgatoire n'est pas le seul sentiment que doit vous inspirer la pensée des peines qu'on y endure, elle doit encore vous porter à soulager les âmes qui y satisfont à la justice divine [...] ce sont vos amis, vos parents, votre père, votre mère [...] qui vous crient au milieu de ces flammes [...]. Ayez pitié de moi, vous du moins qui êtes de mes amis parce que la main de Dieu m'a frappé"» (ibid. pp. 114-115).

Cette pastorale de la peur, imbue de l'iconologie saint-sulpicienne, ajouta à une iconographie du Purgatoire plutôt absente au Moyen Âge, mais qui, après l'œuvre de Dante, se multiplia et se répandit dans tout l'Occident et dans ses conquêtes coloniales. Le culte du Purgatoire participait de l'offensive que les jésuites opposait à la diffusion du protestantisme et à la conversion des païens dans les régions sauvages. Malgré son adoucissement, cette pastorale demeurait encore très violente : «Ce que les vivants doivent aux âmes du purgatoire, les auteurs, mais plus encore les petits livrets de dévotion, nous en donnent le programme : "Cette peine que le pécheur est obligé de souffrir en satisfaction de son offense se peut payer et expier en ce monde, ou par les jeûnes, les aumônes, les prières et les mortifications volontaires que chaun peut faire [...] ou par les satisfactions qui sont enjointes dans le sacrement de pénitence ou par le gain des indulgences qui consistent dans l'application des œuvres satisfactoires de Jésus-Christ, de la Vierge et des Saints"» (ibid. p. 115). Comme aux premiers siècles du christianisme, au temps des persécutions romaines, le missionnariat colonial, comme celui qui affrontait les polices des États protestants d'Europe, vivait des heures douloureuses et ses missionnaires comme ses prosélytes étaient bien souvent menés au martyre.

Au cœur des nations catholiques, le Purgatoire devenait partie intégrante des exercices spirituels et des mouvements mystiques. Vovelle mentionne encore qu'«il existe toute une spiritualité du purgatoire, telle qu'on peut la percevoir, ainsi dans les maisons religieuses, au plus fort de ce que Brémond dénommait "l'invasion mystique" du XVIIe siècle. Les documents y évoquent tantôt en termes hagiographiques, tantôt à l'occasion des conflits si fréquents dans ces mondes clos, l'intensité du dialogue entretenu par les vivants avec le peuple des âmes purgantes. Une dramatisation du purgatoire s'y révèle, mais dans une tonalité différente de celle de la fin du Moyen Âge, crispé sur l'instant du dernier passage, ou l'attente de la fin des temps. Une nouvelle lecture tend à se substituer à celle de l'ars moriendi qui assiégeait le lit d'agonie de présences diaboliques : l'idée que la bonne mort est le couronnement d'une bonne vie répond mieux à la pédagogie nouvelle d'une préparation quotidienne au salut» (ibid. pp. 119-120). On y présente la Vierge comme l'«avocate» des âmes du Purgatoire, tandis que l'archange saint Michel, comme Anubis dans l'iconographie égyptienne, est celui qui porte la balance où seront pesées les âmes. La multiplication des indulgences plénières, qui se sont accrues après le schisme protes-tant, où elles avaient joué un rôle plus que dom-mageable, sont désormais accom-pagnées de mises en scène douteuses où, «dans le Traité des superstitions qu'il publie en 1704, l'abbé Thiers dénonce les supercheries des moines romains qui tirent des fusées derrière les autels privilégiés pour faire croire à la délivrance d'âmes du purgatoire. Connu pour sa dénonciation des "superstitions" populaires, l'auteur gallican se bat ici sur deux fronts, sans complaisance pour des formes de dévotion qui commencent à paraître exotiques à l'esprit français» (ibid. p. 189).

En fait, le traité de l'abbé Thiers annonçait le vaste mouvement d'esprit critique et de rationalisme qui devait se creuser au XVIIIe siècle et ajouter aux maux causés par le protestan-tisme. Avec la fin du siècle, la Révolution française déclencha une nouvelle hostilité. Comme durant la crise de la Réforme, elle eut un double effet sur le culte des âmes du Purgatoire. Dans un premier temps, la vague de déchristianisation entraîna la démolition de bien des offertoires et autels voués aux âmes du Purgatoire; dans un deuxième temps, parallélement avec la Restauration (1815-1830), elle entraîna un revival qui devait faire du XIXe siècle, le véritable siècle du Purgatoire.

Pensons au succès populaire du curé d'Ars (1786-1859), qui donnait «en trois idées la "formule" de la relance du purgatoire dans le demi-siècle à venir : "tout le monde y va" et, par conséquent, il est la voie normale du salut pour les catholiques; les vivants ont à l'égard des âmes qui y sont retenues un devoir de charité puisqu'elles souffrent et que Dieu lui-même est impuissant à leur venir en aide; enfin, on peut prier pour elles et, en retour, recevoir des "grâces", matérielles et spirituelles. Cette dimension thaumaturgique, pratiquement inconnue des états antérieurs du culte, est essentielle : au XIXe siècle, on ne se contente plus de prier pour les âmes du purgatoire, par crainte, devoir ou charité, mais on les prie comme des intercesseurs à part entière. En quoi le siècle est d'abord celui de la dévotion aux âmes du purgatoire. Des trois lieux de l'au-delà catholique, le purgatoire est celui que les fidèles du XIXe siècle ont investi de la plus grande consistance sentie...» (G. Cuchet. Le crépuscule du purgatoire, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # 567, 2020, pp. 10-11).

«Dans la spiritualité de ce début de siècle, aux franges de la marginalité, le cas de Catherine Emmerich, la stigmatisée de Dulmen en Westphalie, en porte témoignage. Communiquant avec les âmes purgantes, cette mystique autodidacte semble nous ramener des siècles en arrière. Mais si l'Église est restée réservée sur son cas, on sait que Clemens Brentano, très représentatif de cette quête qui marque le romantisme allemand, recueille ses récits entre 1818 et 1824 pour les relater : l'une des voies du prosélytisme catholique passe bien par le purgatoire. Un exemple illustre de son attraction sera donné par Newman, théologien anglican converti au catholicisme dans les années 1840, promu cardinal de l'Église romaine et qui développera dans Le Songe de Gerontius ses réflexions sur le purgatoire, largement citées dans la littérature d'édification à l'usage des frères séparés ou des incroyants, qui suscite alors une toute petite ou grande littérature. Au-delà de cette production apologétique, la sensibilité romantique n'est pas indifférente au thème. Mérimée revisite l'histoire de don Juan Manara en la restituant à l'atmosphère du Siècle d'or espagnol, dans une nouvelle intitulée Les Âmes du purgatoire, où le repentir final du héros est provoqué par la contemplation d'un tableau des âmes souffrantes et le thème insistant des messes pour les défunts» (M. Vovelle. op. cit. p. 203). C'est donc peu dire que d'affirmer que le Purgatoire vécût là une seconde jeunesse.

Par contre, bien peu de choses avaient changé dans l'esprit de l'institution ecclésiale dans sa théologie du Purgatoire. Alors, se demande Vovelle...

Joseph Roques (± 1801-1825)

«qu'est-ce donc qui s'est modifié dans la sensibilité collective? L'évolution du purgatoire ne saurait se comprendre sans référence aux nouveaux défis que propose le XIXe siècle à un dogme reçu dans toute l'Europe catholique des siècles précédents. Sans doute ce dogme était-il contesté par une élite de philosophes et d'esprits critiques. Sans doute aussi une nouvelle sensibilité - également élitiste - avait-elle fait renaître au crépuscule des Lumières les nouvelles images troublantes d'un au-delà non conformiste - qui ne se réduit pas aux fantômes du roman noir -, cependant que, dans les campagnes même les plus christianisées, les paysans (mais pourquoi  exclure les villes?) conservaient vivaces les croyances régissant leurs rapports avec les morts.

Mais bientôt dans toute l'Europe, et pas seulement dans la France où le partage laïc a été officialisé sans retour véritable par la Révolution, s'opère l'émancipation d'un imaginaire désormais sans entrave. Désormais l'au-delà est ouvert à toutes les rêveries, qu'elles s'expriment par le truchement de la littérature ou de l'art. Naïve, la question s'impose néanmoins : qu'ont-ils fait du purgatoire? À ce point, l'auteur se doit de se retenir au bord du gouffre; il ne saurait être question pour lui d'évoquer - ce n'est pas son propos - l'au-delà des romantiques aux symbolistes... même s'il a eu l'occasion d'y faire allusion» (ibid. pp. 229-230).

Face au rationalisme des Lumières et à la déchristianisation révolutionnaire, l'Église catholique répéta le même réflexe que devant la Réforme du XVIe siècle, mais cette fois-ci, le revival du Purgatoire signifiait, comme le dit Guillaume Cuchet, une surchauffe terminale (op. cit. p. 19). Elle amplifia, diversifia, multiplia les rites et liturgies au Purgatoire. Sous la Restauration (1815-1830), l'Église catholique française, sans vouloir revenir à la pastorale de la peur du XVIIe siècle, dut se rendre compte que les sensibilités, blessées par les violences subies sous les périodes révolutionnaire et impériale, ne prêtaient plus à un culte terrifiant du Purgatoire. Comme le reconnaît Cuchet : «Le phénomène est lié à une évolution notable de la sensibilité et des représentations religieuses : le passage d'un Dieu de justice, terrible et vindicatif, encore très présent dans la prédication des missions de la Restauration (1815-1830), à un Dieu d'amour, plus compréhensif et indulgent. Le tout dans un contexte de diffusion croissante de la piété "ultramontaine", cette religion populaire, italianisante et sensible, qui renouvelle profondément les croyances, en contrebalançant le rigorisme issu du XVIIe siècle» (ibid. p. 49). Toujours dans la perspective que l'imaginaire du Purgatoire reproduisait les règles de justice et de pénalité légales, la prédication reprit «l'idéologie des Lumières, inspirée des grands criminalistes du XVIIIe siècle comme Cesare Beccaria et Jeremy Bentham, insistait... sur la nécessité de proportionner les peines aux délits, de valoriser les capacités d'amendement des délinquants et de donner une dimension pédagogique aux sanctions. C'est elle qui inspirait la grande loi pénale du 28 avril 1832 qui consacrat la notion de "circonstances atténuantes". Comment, dans ces conditions, continuer de croire à une justice sans nuance, absolue et vengeresse, indigne de Dieu lui-même et du niveau de civilisation auquel les hommes étaient parvenus?» (ibid. p. 52).

Malgré tout, le Purgatoire devint une arme contre la modernité, sa rationalité, ses libertés - dont la terrible liberté de conscience -, son indifférentisme comme lui reprochait Lamennais. «Phénomène européen, la relance du purgatoire est particulièrement forte en France. Les sources romaines, congrégations vaticanes ou archiconfréries spécialisées, en témoignent, qui montrent la place considérable de ce qui est alors la première puissance catholique du monde dans la demande de "privilèges" spirituels liés au purgatoire. Mieux, par le biais de ses missionnaires et d'œuvres d'envergure internationale, comme Notre-Dame du Suffrage de Nîmes (1858), l'Œuvre expiatoire pour la délivrance des âmes délaissées (1884) et Notre-Dame de Cluny (1898), elle exporte dans le monde entier les formes de sa piété. À la veille de la Grande Guerre, l'Œuvre expiatoire, que Pie X a pris sous sa protection personnelle en 1910, revendiquait pas moins de 20 millions d'associés! Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que le fameux Musée du Purgatoire lui-même, qui a constitué jusqu'à la fin des années 1950 l'une des "attractions" de Rome, ait été fondé en 1898 par un prêtre français, le père Victor Jouët» (ibid. p. 15).

C'est avec une confiance inébranlable que les nouveaux zélateurs du Purgatoire s'engagent dans différentes campagnes d'œuvres et de publications sur «le purgatoire répét[ant] la littérture de piété de l'époque, [comme] le "dogme conso-lateur" par ex-cellence. Le clergé spécialisé en est si persuadé que, dans la con-troverse toujours vive qu'il poursuit avec les protestants, il estime désormais qu'en se privant du purgatoire la Réforme s'est portée à elle-même un coup fatal» (ibid. p. 45). Piété consolatrice, sans doute, si on se souvient «qu'au XVIIIe siècle, les esprits désétablis du catholicisme, retrouvant l'argumentaire protestant, voyaient surtout dans le purgatoire un système vénal, immoral et corrupteur, qui permettait de racheter ses fautes à prix d'or, désormais on semble apprécier sa modération, le caractère temporaire de ses peines et la proportionnalité de ses sanctions. Comme s'il était seul à même de réconcilier la cause de la morale et celle de l'humanité» (ibid. p. 64). Pourtant, ce n'était là qu'un éclairci dans les nuages qui s'assemblaient au-dessus du Purgatoire!

En effet, la mentalité capitaliste et boursière; la productivité industrielle, le suffrage électoral et le matérialisme qui se diffusaient dans les cultures n'épargnèrent pas le Purgatoire! Même son imaginaire topographique régressait d'avant Dante. Ainsi, «le sympathique concordisme de l'abbé Boucassert, qui marie hardiment géologie et théologie, conclut au terme d'une halluci-nante démons-tration : "Le Purgatoire doit être au centre de la terre où se trouve la plus grande abon-dance de feu; les physiciens regardent aujourd'hui le centre de la terre comme un vaste réservoir de chaleur, car à mesure qu'on s'avance dans la terre la chaleur augmente de 1 degré par 26 mètres de profondeur. Inutile dès lors de chercher autre part un feu chimérique quand il en existe un réel dans la terre. Pourquoi ne pas tenir compte des agglomérations colossales de soufre et de bitume et des matières chimiques en ébullition sous la croûte du globe, se faisant jour à travers les cratères des volcans que Tertullien appelait les bouches de l'Enfer? Je ne sais rien de plus beau que d'associer la matière inorganique, sortie des mains de Dieu, à l'œuvre de Dieu. Née sur la terre, vivant sur la terre, et ayant péché sur la terre, ce qui doit être dans un abîme terrestre que l'âme doit subir l'expiation de ses péchés. [...] L'opinion la plus commune des théologiens qui place l'Enfer et le Purgatoire dans les parties inférieures de la terre, me paraît en rapport avec les données des modernes sur les feux souterrains"» (ibid. pp. 103-104). Autant dire que c'était un retour à l'infernalisation du Purgatoire avec la disparition de la montagne symbolique imaginée par Dante, ordalie de l'ascension de l'âme vers le Paradis.

Puis, il y a l'obsession quantitative qui amplifie la compulsion arithmétique instituée à l'époque marchande; cette comptabilité des jours et des années de séjour au Purgatoire. C'est le best-seller du père F. X. Shouppe paru en 1888 sous le titrer Le Dogme du purgatoire illustré par des faits et des révélations particulières : «Supposons que vous commettiez tous les jours une moyenne de dix fautes; au bout de 365 jours de l'année vous aurez une somme de 3 650 fautes. Diminuons, et pour la facilité du calcul, mettons 3 000 par an. Au bout de dix ans, ce sera 30 000; au bout de 20 ans, 60 000. Supposons que de ces 60 000 fautes, vous ayez expié la moitié par la pénitence et les bonnes œuvres; il vous en reste encore 30 000 à acquitter. Continuons notre hypothèse : vous mourez après ces vingt ans de vie vertueuse et vous paraissez devant Dieu avec une dette de 30 000 fautes, que vous devez acquitter dans le purgatoire. Combien faudra-t-il de temps pour accomplir cette expiation? Supposons qu'en moyenne chaque faute exige une heure de purgatoire. Cette mesure est très modérée, si nous en jugeons par les révélations des saints; mais enfin, mettons une heure par faute, cela vous fait un purgatoire de 30 000 heures. Or 30 000 heures, savez-vous combien elles représentent d'années? 3 années, 3 mois et 15 jours» (cité in ibid. pp. 101-102).

Enfin, c'est aussi la monétarisation des opérations liées aux indulgences et aux suffrages des âmes du Purgatoire payées en monnaie sonnante et trébuchante : «Il est fréquent d'associer financièrement les âmes du purgatoire à la réussite d'opérations commerciales ou locatives, le plus souvent à hauteur de 5%, parfois plus. On appelle cela le "contrat au sou du franc" : "Je viens m'acquitter d'une dette envers les saintes âmes du Purgatoire, écrit une associée du Jura. Au moment de voir aboutir une entreprise après bien des efforts, nous avons craint, mon mari et moi, que pour un motif tout à fait imprévu, cette entreprise ne pût réussir; c'est alors que, nous adressant aux âmes du Purgatoire, nous avons promis trois messes pour que toute difficulté fût arrêtée. Ayant été exaucés, je viens acquitter notre promesse et demander aux chères âmes de vouloir bénir notre entreprise, leur promettant de les secourir davantage et en proportion de nos chiffres d'affaires; dès cette fin d'année, en faisant nos comptes, nous leur réserverons notre offrande"» (ibid. p. 126). Si la prière pour les âmes du Purgatoire visait à faire monter les âmes purgantes plus rapidement au Ciel, elle servait aussi de contraintes à ces âmes pour des faveurs obtenues auprès de Dieu. Les âmes du Purgatoire, bien financées par les œuvres, devaient intercéder auprès de la Vierge, de saint Michel, de Jésus ou de Dieu en faveur des généreux donateurs.

On en revenait par le biais à la dénonciation protestante des indulgences, reprise à la fin du XIXe siècle par les anticléricaux : «"Ce sont les flammes du purgatoire qui font bouillir la marmite des curés" dit le dicton populaire. Dans une partie de l'opinion publique, la conviction que tout s'achète dans l'Église, même les sacrements, est largement répandue. Historiquement, le purgatoire occupe une place de choix dans la critique anticléricale. Au milieu du siècle, le protestant Napoléon Roussel écrit : "Le purgatoire, voilà donc le grand balancier qui sous la main du prêtre bat monnaie; voilà l'âme du système, le résumé de l'Église, le fond de la religion romaine; c'est donc avec raison que j'ai dit : la religion du Pape est la religion du purgatoire". Jean-Marie Déguignet, un troupier breton qui a servi sous le Second Empire, a son explication personnelle du triomphe de la thèse du "grand nombre des élus" : "Si les prêtres ne conjurent plus aujourd'hui que quelques âmes inconnues, c'est parce qu'ils ont plus de bénéfices à envoyer les âmes riches en purgatoire qu'à les envoyer au Yun Helez [enfer]; pour les envoyer là, ils ne pouvaient toucher qu'une seule prime tandis qu'en les envoyant au purgatoire, ils reçoivent des primes annuelles, mensuelles, hebdomadaires et même quotidiennes, cela usque ad eternam [sic] die"» (ibid. pp. 305-306).

Pour Cuchet, il semblerait que ce fût la Grande Guerre qui ait sonné le glas du Purgatoire. Les horreurs auxquelles furent soumis les combattants auraient suffi à expier tous leurs préchés. Qui, après avoir subi l'enfer des tranchées et des mitrailles aurait encore à souffrir des peines du Purgatoire en plus?

«Comment imaginer qu'après les épreuves infernales du front, ils [les soldats morts au champ d'honneur] pourraient être condamnés à de nouvelles souffrances dans un angle mort du purgatoire? En réalité, ils occupent un site compassionnel de tradition sans les charges qu'on lui reconnaissait jusqu'alors, transportant dans l'au-delà le malheur de leur existence de guerre qui les vouait à la reconnaissance beaucoup plus qu'à l'expiation.

Dans le même esprit après 1918, on installera souvent dans les anciennes chapelles des âmes du purgatoire les plaques commémoratives des défunts de la guerre. Le cas de la chapelle des morts de l'église Saint-Eustache à Paris, qui était avant-guerre le siège d'un autel très fréquenté, est éloquent. En dessous du bandeau du XIXe siècle qui invite les fidèles à prier pour les âmes du purgatoire, on a installé les plaques aux "morts glorieux de la Grande Guerre". Comment mieux montrer que l'un à l'autre, il n'y a pas simplement substitution mais bel et bien changement de contenu? On y vient moins désormais prier pour des "âmes souffrantes" en attente de leur délivrance qu'honorer, dans l'esprit du Souvenir français, des élus et sauveurs de la patrie. Avec la bénédiction de l'Église catholique, devenue dans la France de l'entre-deux-guerres un des piliers du culte des morts national» (ibid. pp. 388 à 390).

Dans la statuaire comme dans les images pieuses, saint Michel était remplacé par cet ange anonyme (il lui manque la trompette pour figurer l'ange de la Renommée) portant les héros aux Champs Élysées, comme dans l'Antiquité romaine, substitut païen du Paradis chrétien propre au néo-paganisme occidental du XXe siècle..

À la fin du XXe siècle, les catholiques occidentaux ne voyaient plus aucun sens au Purgatoire. Seuls les catholicitées implantées dans les anciennes colonies continuaient à verser leurs prières - et leurs maigres oboles - aux âmes souffrantes du Purgatoire. Comme le soutient Michel Vovelle : «L'Afrique et l'Amérique latine seraient-elles les derniers refuges du purgtoire? Le troisième lieu garde ainsi sa vocation de réceptacle des souffrances humaines sur fond d'espérance» (op. cit. p. 280). En Occident, l'iconographie du Purgatoire s'est déplacée vers la bande dessinée, les magazines pulps et les films de science-fiction propres à mélanger mondes intersidéraux et imaginaire traditionnel. Autrement, le Purgatoire subsiste seulement dans les franges réactionnaires du catholicisme romain qui refusent les nouveautés de Vatican II, représentées par le mouvement d'Écône et Mgr Lefebvre. À l'opposé, dans la suite de l'anticléricalisme (bien qu'amoindri), il n'apparaît plus que comme une source de parodies, tel ce téléfilm dont nous empruntons la description, encore à Michel Vovelle : «Le téléfilm présenté à la fin du mois de mai 1994 sur une chaîne française (France 3) sous le titre Vacances au purgatoire ne se voulait sans doute qu'une distraction familiale du samedi soir. Il recèle pourtant les éléments d'une "somme" sur les images baladeuses de notre temps, propres à donner un support figuré aux croyances que nous avons évoquées abstraitement. Les destins croisés des deux héroïnes, une call girl et une mère besogneuse de banlieue, victimes simultanées d'un accident de voiture, les entraînent d'entrée [sic] dans un au-delà qui intègre les nouveaux mythes : la lévitation des corps dédoublés qui planent au-dessus du lieu du sinistre, le passage obligé dans le tunnel, d'où l'on accède à une antichambre bureaucratique, à laquelle se limite l'au-delà. Si la mère de famille méritante a droit au paradis, le purgatoire de la pécheresse s'effectuera sur terre où elle est condamnée à assumer les charges familiales de sa victime, auprès d'un époux employé du métro, militant communiste entouré d'une nombreuse famille, d'enfants en situation d'échec scolaire, et pour tout dire un peu dealers, dans le cadre d'une banlieue sordide et multiraciale : le purgatoire est bien sur terre - c'est la banlieue. Notable aggiorna-mento. Mais la réversion des mérites subsiste, et les échanges entre morts et vivants. Sous la forme classique d'un fantôme, la mère défunte assiste sa remplaçante dans ses épreuves. Elle se prête même avec bonne volonté aux manœuvres qui n'ont rien d'honnête grâce auxquelles celle-ci arrachera la tribu au ghetto pour en faire une famille aisée, présentable et conforme en tous points aux valeurs de la réussite dans la société de consommation. Seul le père reste inamendable, et toute peine méritant salaire, un nouvel accident de voiture programmé d'en haut l'enverra au paradis problé-matique des lecteurs de "l'Hu-manité", lui subs-tituant sur terre l'amant de la call girl reconvertie. L'apologue se clôt ainsi sur une autre image paradisiaque, plus tangible, le départ de la famille sur son yacht, vers l'Amérique... Il serait naïf, s'agissant d'un film comique sans excessives prétentions, de déplorer l'évidente érosion des valeurs morales qui semble contaminer l'au-delà lui-même, pour autant qu'il subsiste. Gageons qu'il n'aura guère troublé les consciences d'un public auquel il renvoie les clichés qui sont dans l'air du temps» (ibid. pp. 288-289). La description de l'historien vaut mieux que la visualisation de ce film qu'on peut revoir encore sur le site You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=WURVmYYMXpc).

La sensibilité des Occidentaux du XXIe siècle est loin de celle de leurs ancêtres. Elle ne considère plus l'au-delà comme un tribunal partageant les vertueux des libertins. Elle ne croit plus en l'innocence naturelle. Non seulement «tout le monde ment», comme disait le bon docteur House, mais tout le monde a ses grands et ses petits vices et aucun tribunal, même divin, ne parviendrait à établir un jugement «hors de tout doute raisonnable» pour la grande masse des pécheurs. Non seulement, il n'y a plus de place dans l'imaginaire pour les âmes du Purgatoire, mais il ne semble n'y en avoir pas plus pour les Élus du Paradis. Seul l'Enfer, qu'il soit sur terre ou au creux de l'Etna, comme on le pensait au temps de l'Antiquité gréco-romaine et encore au Moyen Âge, semble garder ses adeptes ...et ses damnés⏳

Jean-Paul Coupal,

Sherbrooke, 27 août 2022


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