Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

samedi 7 avril 2012

L'arbre du pendu

L’ARBRE DU PENDU

L’un des passages les plus fantastiques de La Divine Comédie, poème qui en contient tant, est sans aucun doute celui que l’on retrouve au chant treizième, lorsque Dante et son guide, Virgile, entendent jaillirent des cris d'une forêt :

On entendait monter de toutes parts des plaintes ;
pourtant, je ne voyais personne autour de nous,
et j'arrêtai mes pas, assez déconcerté.

Je crois qu'il avait cru que je croyais sans doute
que tant de tristes voix qui sortaient de ces troncs
venaient de quelques gens qui se cachaient de nous,

car il finit par dire : «Il suffit de casser
une branche quelconque de n'importe quel arbre,
pour mieux te rendre compte à quel point tu te trompes. »

Lors je tendis un bras pour en faire l'essai
et je pris un rameau d'un énorme sorbier.
«Pourquoi me fais-tu mal?» cria soudain le tronc.

Je vis presque aussitôt couler un sang noirâtre
et il continuait : «Pourquoi me déchirer ?
Ton cœur serait-il donc à ce point endurci ?

Nous fûmes des humains, qui sommes des chicots,
et ta main aurait dû se montrer plus clémente,
même si nous étions des âmes de serpents!»

Comme un tison trop vert qui se met à brûler
par l'un de ses deux bouts, tandis que l'autre suinte,
sifflant et gémissant avec l'air qui s'enfuit,


par la fente du bois tels jaillissaient ensemble
le sang avec les mots; et je laissai tomber
la branche de ma main, en reculant d'horreur.

Mon sage guide alors lui dit : «Âme blessée,
s'il avait pu me croire avant de l'éprouver,
sur ce qu'il vient de voir, en lisant mon poème,

il n'aurait pas porté sa main ainsi sur toi;
c'était pourtant si dur à croire, que j'ai dû
moi-même l'y pousser, ce dont je suis navré.

Mais dis-lui qui tu fus, afin que, par manière
de réparation, il rappelle ton nom
au monde, car il a le droit d'y remonter.»

«Tu me flattes, lui dit le tronc, par des discours
si doux, que je ne puis me taire ; souffre donc
que je perde un instant à vous entretenir.

Je suis celui qui tint autrefois les deux clefs
du cœur de Frédéric, l'ouvrant et le fermant;
et je le manœuvrais avec tant de douceur,

que j'éloignais de lui toute autre confiance;
et je fus si fidèle au glorieux office,
que j'en avais perdu la paix et la santé.

Mais l'infâme putain qui surveille sans cesse
le palais de César de son regard vénal,
la mort commune à tous et le vice des cours,


finit par émouvoir contre moi tous les cœurs;
les émus à leur tour émurent l'empereur,
transformant en douleur mon bonheur insolent.


Alors mon triste cœur, choisissant le dédain,
évita le dédain des autres par la mort
et fut, quoique innocent, coupable envers lui-même.

Cependant, par ce tronc et ses racines neuves,
je jure que jamais je ne fus infidèle
à mon seigneur aimé, digne de toute gloire.

Et si quelqu'un de vous doit retourner au monde,
qu'il défende là-haut ma mémoire, ternie
par les coups que l'envie a déchargés contre elle.»

Le poète attendit un instant, puis il dit :
«Ne perdons pas de temps, puisqu'il vient de se taire :
vite, demande-lui ce que tu veux savoir!»

Je répondis alors : «Fais-le pour moi, toi-même;
dis-lui ce que tu sais qui me ferait plaisir :
je ne saurais parler, tant la pitié m'étreint.»

Il reprit aussitôt : «Cet homme accomplira
très ponctuellement ce que tu lui demandes,
esprit emprisonné; mais dis-nous cependant

par quel moyen l'esprit se trouve rattaché
à sa souche noueuse, et dis-nous, si tu peux,
s'il s'en détache aucun de ses membres tordus.»

Alors sortit du tronc un souffle qui devint

presque au même moment une voix qui disait :
«Je vais, en peu de mots, te donner la réponse.

Lorsqu'une âme trop fière est enfin séparée;
du corps dont elle s'est elle-même arrachée,

Minos la précipite au septième des cercles;

Elle tombe en ce bois, mais sans choisir sa place,
au point où le hasard l'a voulu projeter,
et finit par germer, pareille au grain d'épeautre.


Un rejeton en sort, qui devient bientôt arbre ;
et, en venant ronger ses feuilles, les Harpies
ouvrent un seul chemin à la peine et aux pleurs.

Nous aussi, nous irons chercher notre dépouille,
mais sans qu'aucun de nous s'en puisse revêtir,
car on ne peut ravoir ce qu'on jette soi-même…


L’Auguste de ce récit est l’empereur Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250), que Dante avait déjà placé dans le chant X de l’Enfer avec le cardinal Ottaviano; l’«infâme putain», c’est l’envie, le péché capital qui domine les courtisans, les force à se combattre, à médire les uns des autres, à harceler l’oreille du maître des accusations les plus ignobles. D’où, à force de cultiver la méfiance, entraîne la chute de l’innocent, le fait subir mille châtiments pour le pousser finalement au suicide. Tel fut le cas de Pierre des Vignes, qui se lamente ici devant le poète et son guide. Pour Dante, il y a là ne sorte de «phénoménologie» du suicide. Les autres qui accompagnent des Vignes dans ce cercle de l’Enfer sont le Siennois Lano qui, ayant dissipé toute sa fortune alla se faire tuer à la guerre; Jacques de Saint-André, également grand dissipateur de sa fortune; Roch de Mozzi qui constitue un buisson à lui seul, suicidé afin de ne pas survivre à sa fortune, dilapidée également. On le voit, le suicidé de Dante est un type d’homme particulier. Un homme qui a réussi à constitué une fortune puissante, puis qui, par querelle d’envie, par ostentation guerrière, par mauvaise gestion, l’a dissipée et réduit à la déchéance, d’où l’importance de se donner la mort pour échapper à la pauvreté, à la honte, au mépris populaire, si important dans ce temps de transition entre la féodalité chevaleresque et la constitution des fortunes bourgeoises.

L’idée que le suicidé du temps préférait se pendre à un arbre, au point que son péché soit puni par le fait que l’arbre assimile son corps tout entier, des feuillages aux racines, et que sa sève ne soit plus que du sang noir, devient l’image force qui fait du suicidé le pire des criminels. D’abord, il est homicide, et le fait qu’il soit bourreau et victime en même temps est une double désobéissance à la volonté de Dieu qui seul fixe le moment de notre mort. Comme un hérétique absolu, le suicidé méprise non seulement la volonté divine, ce qui en fait un criminel de lèse-divinité, mais en plus il défie l’ordre moral imposé aux consciences par l’Église toute-puissante. Sa violence est donc incommensurable, d’où le fait que sa dépouille ne doit pas contaminer le cimetière chrétien. Il sera enterré, plus régulièrement, à la croisée d’un chemin, comme une borne indiquant les deux voies s’offrant au fidèle. Car, à regarder de près la façon dont les suicidés de Dante se sont donnés la mort, très peu ont recouru à l’arbre fatidique. La potence, qui soutient les corps se balançant, çà et là, au gré du vent, selon le Testament de François Villon, marque une limite qui refuse d’associer un acte irrépressible à un être vivant, même végétal. À l’opposé, les dizaines de pendus qui se balancent aux branches déployées d’un grand arbre, tel que croqué sur le vif par Jacques Callot lors de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) associe l’arbre à la fureur militaire et à la répression guerrière. Dans le chant de Dante, Lano se laisse tuer sur le champ de bataille de Pieve del Toppo, et seul Roch de Mozzi se serait pendu pour ne pas survivre à sa faillite.

Pierre des Vignes (1190-1249), lui, ne s’est pas pendu. Ce qui était important pour le Dante, c’était le parcours de la carrière de des Vignes. Le grand biographe de Frédéric II, Kantorowicz rappelle : «Nous savons bien peu de chose de ce célèbre savant et homme de lettres qui, tel un nouveau saint Pierre, “détenait les deux clefs du cœur de Frédéric” et qui, en Enfer, dans la forêt des suicidés, assure à Dante que seule la jalousie des courtisans, cette “putain des palais” a provoqué sa chute (Enfer, chant XIII). […] En sa qualité de logothète, “celui qui place les mots” et de plus grand styliste du latin médiéval, Pierre des Vignes (†1250) fut, dans ses paroles et dans ses écrits, la voix de la pensée et de l'action impériales, le créateur de la langue impériale proprement dite et du ton majestueux qui la caractérise. En tant que juriste réputé, il fut sans doute l'auteur de toutes les lois de l'empereur. En tant que savant et voire l'ami de l'empereur Frédéric II, Pierre des Vignes, ce maître de la forme qui savait mieux que personne faire connaître de la façon la plus efficace la richesse et la vigueur de la réflexion de l'empereur et qui contribua lui-même largement à donner une direction aux intentions de ce dernier, dont il avait à faire comprendre et à annoncer les continuels changements et volte-face, cet homme devint indispensable à Frédéric II. Celui-ci l'avait tiré du néant, l'avait élevé à la plus haute position dans l'État en faisant de lui le confident de ses desseins et c'est précisément pour cette raison qu'il fut finalement contraint de le détruire lorsque, inexplicablement, le serviteur se mit à trébucher» (E. Kantorowicz. L’Empereur Frédéric II, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1987, p. 276).  Mais comme il a été dit, Pierre n’était pas que notaire, il était aussi poète, rhétoricien, bref un héritier de la culture classique antique et, par le fait même, un annonciateur de l’esprit humaniste de la Renaissance: «Il est significatif que Pierre des Vignes, issu de l'école d'éloquence littéraire de Capoue, qui était alors dans tout son éclat au début du XIIIe siècle, ait étroitement rattaché celle-ci à la Grande Cour et l'eût même transplantée à la chancellerie impériale. Cette dernière devint à son tour une école d'éloquence littéraire et la vie littéraire de la cour y trouva un foyer. Tout ce qui, à la cour de l'empereur, fait songer à l'humanisme - retour aux modèles antiques, culte de Rome, tournure césarienne des formules et des titres, des métaphores et des images -, tout cela eut pour origine le cercle de des Vignes de ses lettres qu'éclairait la présence d'un véritable César». (E. Kantorowicz. ibid. pp. 279-280). Pierre des Vignes serait donc l’un de ses «ponts de chair» tendus entre la culture romaine et l’humanisme moderne. Mais quel fut donc le crime de des Vignes pour mériter si injuste châtiment?

Selon Kantorowicz, la chose demeure obscure. Après avoir passé les différents mobiles de trahison du protonotaire, rappelé la «trahison» de Crémone où des «croisés» soudoyés par le pape auraient voulu s’en prendre à l’Empereur, l’historien allemand convient que des Vignes a bien trahi la confiance de son maître : «Pour autant que nous le sachions, l’inconcevable s’est reproduit: en échangeant la justice impériale contre de l’argent, des Vignes a, en quelque sorte, livré le corps de son maître pour une poignée de deniers. Une seule fois, dans une lettre très confidentielle à son gendre, le comte Richard de Caserte, l’empereur s’exprime très brièvement au sujet de des Vignes qu’il appelle un second Simon “qui, pour avoir ses bourses pleines ou pour les remplir, transforma en serpent la verge de justice”. Des Vignes avait toujours été exposé à une terrible tentation. Toutes les lettres et suppliques adressées à l’empereur passaient par ses mains, il décidait ce qu’il fallait lui soumettre et ce qu’il pouvait régler lui-même. C’était à lui, confident de l’empereur et initié à tous ses secrets, que s’adressaient les princes et les rois, les prélats et les papes qui voulaient obtenir quelque chose de Frédéric II. Abusant de ses pleins pouvoirs, Pierre des Vignes a, sans doute pour de l’argent, laissé passer des choses qui, en cette période particulièrement critique, pouvaient mettre l’empire en danger. En sa qualité de contrôleur de la totalité des comptes du royaume de Sicile, il se pourrait également qu’il ait couvert des malversations de fonctionnaires ou qu’il en ait même commis personnellement. Des Vignes a effectivement laissé une immense fortune et l’empereur pouvait, dans une certaine mesure, se rendre compte jusqu’à quel point cette fortune avait été honnêtement acquise. En cette époque de pénurie financière, les malversations confinaient à la haute trahison et, sans même être taxé de félonie, des Vignes pourrait réellement, comme l’empereur l’écrivait, poursuivant sa lettre au comte de Caserte, “par ses détournements systématiques, avoir précipité dans le danger l’Empire romain et l’empereur, à la façon des chars de guerre égyptiens et de l’armée du pharaon qui disparurent dans les profondeurs de la mer» (E. Kantorowicz. ibid. pp. 598-599). La «trahison» de des Vignes s’apparenterait à la corruption que connaissent tous les régimes. Des ministres prévaricateurs, des intendants félons, l’argent appelle l’argent, et la richesse de l’Empereur invitait celle de son protonotaire. C’est l’idée même de la «tentation» qui s’exécute à travers les spoliations ou détournements attribués à des Vignes. Rien qui ressemble encore à cette corruption voulue et systématique d’un Talleyrand nommé par Barras, chef du Directoire, ministre aux Relations extérieures en juillet 1797: «Talleyrand apprend l’heureux succès; il saute au cou de Benjamin [Constant], Boniface [de Castellane] de même. Puis, Talleyrand: “Allons tout de suite remercier Barras.” Il s’élance en voiture, Boniface à sa droite, Benjamin à sa gauche. Il leur serre fortement le genou à tous les deux et, d’une voix sourde, jusqu’au Luxembourg, il répète: “Nous tenons la place: il faut y faire une fortune immense, une immense fortune, une immense fortune, une fortune immense”» (G. Lacour-Gayet. Talleyrand, t. 1: 1754-1799, Paris, Payot, 1979, p. 242). Cet esprit est proprement celui de la corruption en régime capitaliste, le service publique se paie et il se paie avant d’être véritablement servi.

Le cas de des Vignes est nettement différent. Kantorowicz reprend: «Il est probable que la corruption et les malversations étaient répandues parmi les fonctionnaires mais cela ne diminue pas la faute de des Vignes, bien au contraire. Si les autres fonctionnaires ne faisaient que désobéir à la loi, des Vignes, en revanche, avait lui-même promultué toutes les lois au nom de l’empereur, les avait formulées et définies. Il avait condamné avec ses propres termes, en tant que bouche et parole de l’empereur, la vénalité de la justice et l’avait flétrie en tant que simonie. Pour de l’argent, il avait trahi le mystère de l’imperialis ecclesia, qui reposait sur le vicaire “Petrus”, le “porteur de la loi de Moïse”, qu’il avait, plus qu’aucun autre, façonné et présenté au monde comme le “prince des apôtres”. Que Pierre des Vignes se révélât incapable de garder les manus mundas, les mains propres, de vivre selon les lois qu’il promulguait devait ébranler la foi en l’empereur dans le monde entier bien plus que si un vicaire ou un justiciaire avait commis le même délit. Ainsi, ce qui pour un fonctionnaire n’eût eu pour conséquence qu’une destitution devint pour des Vignes une chute qui fit sensation» (E. Kantorowicz. op. cit. p. 599). Voilà pourquoi, du fond de l’enfer, il dit à Dante et à Virgile qui a trahi les deux clefs du «cœur de Frédéric», sa confiance et sa loyauté.

Il faut dire que les circonstances envenimèrent la situation de des Vignes. La découverte de sa trahison se produisit au moment même où fut perpétré une tentative d’empoisonnement de l’empereur. Un médecin avait tenté de l’empoisonner en lui tendant une coupe d’un breuvage. Informé de la traîtrise, Frédéric fit boire à un condamné à mort le contenu de la coupe qui mourut sur-le-champ. «Le jugement rendu contre le médecin correspondit à la faute. Aveuglé, mutilé, soumis à une torture continuelle, afin qu’il n’eût aucun repos, pas plus le dimanche que les jours de fête, il devait être transféré en Sicile pour y être exécuté. Pierre des Vignes eût sans doute connu le même sort et peu s’en fallut que les gens de Crémone, ayant appris sa trahison, n’eussent mis en pièces et déchiré celui qu’ils redoutaient encore. Mais Frédéric s’opposa à cette justice sommaire et fit transférer de nuit le prisonnier dans la localité voisine. En mars 1249, lorsque l’empereur se mit en route pour la Toscane, il emmena avec lui Pierre des Vignes, monté sur un âne dans le convoi qui le suivait. Des Vignes fut conduit à San Miniato. On raconte que Frédéric II se servit encore une fois, pour son stratagème, de son ancien confident. Les Guelfes [les partisans du pape contre l’empereur] de San Miniato n’autorisaient pas les guerriers de l’empereur à entrer. Aussi leur dit-on que seuls les prisonniers et le trésor impérial devaient être apportés dans la forteresse d’empire. Mais, au lieu des trésors, les bêtes de somme portaient des armes et les prétendus prisonniers étaient des guerriers qui pouvaient facilement ôter leurs chaînes. Mais, pour n’éveiller aucun soupçon chez les Guelfes, Pierre des Vignes dut conduire le cortège des prisonniers. Si l’histoire est vraie, ce fut la dernière vengeance que Frédéric exerça sur son ami. Pierre des Vignes, qui connaissait suffisamment bien son maître pour savoir qu’une fin terrible l’attendait, se déroba à d’autres mauvais traitements. Lui aussi “parti et alla se pendre”. On raconte que, conduit dans le cachot souterrain de San Miniato, le prisonnier aveugle avait demandé aux gardes s’il y avait des obstacles entre lui et le mur. Les gardes lui ayant répondu non, Pierre des Vignes s’était lancé en courant contre le mur du cachot et s’était fracassé le crâne» (E. Kantorowicz. ibid. p. 601). Aveuglé, promis à des traitements encore plus inhumains, des Vignes se suicida de la façon la plus brutale et la plus spontanée qui soit. Toute la force de caractère capable de cristalliser une force physique passablement épuisée, dut le propulser à une vitesse foudroyante que ne virent ses geôliers, au point que l’impact fut suffisant pour s’avérer mortel. Bref, le suicide de des Vignes ne ressemble en rien à celui que lui prête Dante.

Ce qu'il faut retenir, toutefois, c’est que le suicide est une alternative à la déchéance, à la honte perpétuelle d’une société qui reporte sur le déchu ses ressentiments accumulés le plus profondément. Le suicidé est un renvoie du refoulé, ce qu’exprime si bien ce vers: «car on ne peut ravoir ce qu'on jette soi-même». Pour reprendre le mot de Julia Kristeva, le suicidé serait un «auto-dé-chié». Il n’est pas étranger à ceux que l’orthodoxie catholique condamne à l’auto-da-fé, l’exécution par le feu des hérétiques ou des sorciers. Là où la justice chrétienne détruit celui qui, par sa déviation à la foi ou la pratique de la sorcellerie, s’est mis au ban de la société, le suicidé accomplit sur lui-même l’exclusion de la société des mortels, acceptant que le supplice éternel de sa double faute (homicide et suicide) est préférable aux supplices qu’il s’attend à subir des autorités humaines. Cet acte laisse perplexe. D’abord, sur la profondeur de la croyance en l’enfer, puisque là où les souffrances sont perpétuelles, on s’y précipite pour éviter des souffrances transitoires; ensuite sur l’intériorisation de la culpabilité du suicidé qui suppose que ses fautes - y compris son suicide - ne peuvent être expiés et donc se condamne à la damnation éternelle; enfin par l’opprobre qu’il accepte que sa mémoire soit souillée pour les générations futures et même que son sang retombe sur ses propres descendants. Ceci montre qu’en trompant l’empereur, des Vignes acceptait que, s’il se faisait prendre, la perte de tout honneur serait le salaire de sa faute. Confondu avec une tentative de crime de lèse-majesté, ses fraudes se trouvèrent mêlées à un véritable parricide social. Un tel crime, si immonde, ne pouvait avoir été conçu que par le pire ennemi de l’empereur, c’est-à-dire le pape, d’où l’idée que des Vignes avaient reçu des émoluments de Rome pour pratiquer la simonie dans les affaires juridiques de l’empire, détruisant du coup l’estime ou la confiance des sujets en la justice de l’empereur. D’où la cruauté infligée par Frédéric sur son ancien protonotaire en qui, comme le Christ envers Pierre, avait mis toute sa confiance.

Nous ignorons dans quelle mesure Dante était informée de la manière dont Pierre des Vignes s’était suicidé. À lire le poème, c'est par remords que des Vignes se serait infligé la mort. Il semble ignorer la sentence judiciaire. L’arbre blessé suggère plutôt que Dante s’est inspiré du nom de des Vignes pour l’associer à cet arbre dont le rameau brisé laissé écouler un sang noir, une veine de sang impur que l’on pourrait facilement confondre avec le poison que le médecin de Crémone devait faire avaler à l’empereur Frédéric. Nous savons bien que Dante détestait les Guelfes, ces partisans du pape contre les Gibelins, les partisans de l’empereur dans la Querelle tricentenaire qui opposait le glaive spirituel au glaive temporel. Aussi, ne faut-il prendre la «phénoménologie» du suicide chez Dante pas trop au sérieux. L’allégorie pèse davantage que la phénoménologie. Tous ceux qui se suicident ne le sont pas par dépit d’une envie insatisfaite ou transitoire. Ajax, de honte, s’est jeté sur son épée lorsque l’épée d’Achille, qu’il convoitait, fut remise à Ulysse après le choix d’Agamemnon. Virgile, qui poursuit la tradition de Homère, ne peut ignorer le récit que fait Tite-Live du suicide de Lucrèce qui, par honte pour avoir été violée par le roi Sextus Tarquin entraîne le soulèvement de Rome contre les Étrusques. Envie et honte sont donc les deux éléments qui, psychologique et sociologique, encadre le suicide tel que présenté par l’art et la littérature classique.

Dans les faits, il y a mille raisons pour se suicider. Le général Boulanger (1837-1891) se suicide d’amour sur la tombe de sa maîtresse, Madame de Bonnemain. Le poète Heinrich Kleist propose un double suicide comme l’ont repris tant d’adolescents malhleureux dans leurs amours au XXe siècle. Rodolphe de Habsbourg et la baronne Mary Vetsera se seraient suicidés de même au pavillon de Mayerlin (1889), privant l’empire austro-hongrois de son unique héritier direct. Tous ces héritiers de Werther ont lié l’amour au suicide comme Dante le liait à l’envie.

Les suicides politiques sont encore plus troublants. Rares, en effet, sont les rois, les premiers ministres, les présidents qui se sont suicidés si l’on omet des empereurs du type de Néron ou d’Othon afin d’échapper à leurs poursuivants. On pense à Hitler, bien entendu, chez qui on situa longtemps l’entrée de la balle par la bouche - comme une punition par là où il avait péché -, alors que c’est à la tempe qu’il s’est administré la mort. Le suicide du ministre du cabinet Mitterand, Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993, soupçonné de délits d’initiés, de prêts douteux et de spéculations qui auraient enrichi sa famille rappelaient les pires histoires sordides de la Troisième République: Stavisky et l’affaire des bons de Bayonne, qu’on retrouva suicidé (par lui-même ou par la police) en 1934; peu après le conseiller Prince, mêlé à la fraude, qui se serait balancé par la portière d’un train en marche; et le suicide en prison de Marthe Hanau, en 1935, détenue pour des opérations financières malhonnêtes indiquaient à quel point les milieux politiques français étaient plongés dans la corruption. Il y a là moins d’envie que de compulsions à l’argent, et moins de honte que d’échapper à une justice qui prive à la fois de la liberté et du confort. Politiquement, ces crises entraînèrent la tentative du coup d’État du 6 février 1934 par les droites qui ne parvinrent  à effectuer leur jonction, et continuèrent à miner l’autorité de l’État jusqu’à la catastrophe de 1940.

Les suicides économiques sont également courant, même si le grand nombre des suicidés de la crise de 1929 est nettement exagéré. John Kenneth Galbraith a fait le comte de la réalité de la légende urbaine: «Dans la semaine ou à peu près qui suivit le Jeudi Noir, la presse londonienne à bon marché parlait avec délices des scènes de la Cité de New York : les spéculateurs se jetaient par la fenêtre; les piétons se frayaient avec précaution un chemin entre les corps des financiers tombés. Le correspondant américain de l’Economist adressa un papier indigné à son journal, protestant contre le tableau d’un carnage imaginaire. Aux États-Unis, la vague de suicides qui suivit la catastrophe boursière fait également partie de la légende de 1929. En fait, il n’y eut pas de vague…» (J. K. Galbraith. La crise économique de 1929, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 168 1961, p. 152). Voici ce qui est de la légende urbaine. Dans les faits, le même auteur note que «le directeur de la Rochester Gas and Electric Company employa le gaz [pour se suicider]. Un autre martyr s’arrosa d’essence et craqua une allumette. Non seulement il avait assuré sa fuite devant les appels de marge, mais il avait emmené sa femme avec lui. Il y eut également le suicide de J. J. Riordan. La mort de Riordan fit de gros titres dans les journaux du dimanche 10 novembre [1929]. Ils avaient visiblement trouvé une histoire non seulement dans sa mort en elle-même, mais également dans la façon dont elle fut annoncée. Riordan était une figure bien connue et très populaire parmi les Démocrates de New York. Il avait été aussi le trésorier d’une des campagnes électorales du Maire… Le vendredi 8 novembre, Riordan se rendit à sa banque, prit un pistolet au guichet d’un caissier, rentra chez lui et se tira une balle. Al Smith en fut informé et son chagrin devant la mort de son ami ne fut pas diminué lorsqu’il apprit que la nouvelle pourrait déclencher un mouvement de panique vers la banque. Un médecin légiste fut appelé mais la nouvelle fut retardée jusqu’au jour suivant (samedi) à midi, au moment où la banque fermait pour la fin de semaine. Il y eut une longue veillée durant laquelle les personnes en deuil gardèrent un œil sur le cadavre et l’autre sur l’horloge» (J. K. Galbraith. ibid. pp. 154-155). Une telle légende urbaine ne se répéta pas après la crise de 2008. Les millionnaires pensent généralement moins au suicide qu’aux moyens de reconstituer leurs fortunes.
Giotto. Baiser de Judas

Si le suicide n’est pas une tare de la religion juive - si on omet le suicide des combattants de Massada qui ont vu leur réputation renaître au XXe siècle pour justifier historiquement la reconstitution et la légitimité de l’État d’Israël -, le christianisme l’interdit et fait de Judas le traître, celui par qui Jésus fut livré à ses bourreaux, le summum de la figure négative par son suicide. Les trente deniers de Judas sont devenus le symbole par excellence de l’acte le plus immonde, le plus ignoble jamais perpétré. Aujourd’hui, moins certain de ses dogmes, le christianisme interroge le rôle historique et métaphysique de Judas. Fini le temps où en son nom s’incarnait le Peuple Élu qui avait trahi sa mission en ne reconnaissant pas le messie et en le livrant à la magistrature étrangère romaine honnie. Judas n’est plus le suppôt de Satan, mais l’instrument de Dieu afin que l’inévitable se réalise. Judas devient le «saint noir», le «saint négatif», et aujourd’hui, à l’heure où sonne peut-être la mort de la chrétienté, celui qui brandit le glas de la civilisation.

C’est ainsi qu’il faut méditer la conclusion que Pierre-Emmanuel Dauzat donne à son histoire du mythe de Judas : «Toute l’ambition de l’exégèse chrétienne dans son invention du suicide avait cependant été de différencier les deux morts volontaires pour faire de chaque mort l’“assomption” de tout autre chose : celle de la rédemption pour la mort de Jésus, et celle de la disparition du Juif pour le suicide de Judas. “Judas suicide le Juif, il suicide aussi tous les Temps païens, et avec eux, tout aussi bien, la nature du Tragique grec. Le mal païen prend fin, le suicide de Judas est le dernier suicide du Monde ancien, Judas est alors le dernier homme qui n’ait pas survécu au changement d’ère [É. Dayre]. Le Christ “premier né d’entre les morts” comme aimaient à dire les Pères, sera le premier suicide du Nouveau Monde. Mieux encore, le suicide de Judas prouve le sacrifice du Christ, mais il n’est pas sûr que celui-ci ait plus de valeur que sa preuve : “À l’aune d’un suicide peut-on juger un sacrifice?” demande justement Éric Dayre, avant d’observer curieusement que le suicide de Judas ne peut être le geste d’un croyant parce qu’il “n’a justement pas eu le temps de lire les Évangiles”. Et pour cause! Puisqu’il fait partie de ses auteurs! Reste qu’il a raison de conclure que ce “suicide du Juif" […] s’annonce, terriblement, comme destruction de la “race juive”. Où l’on retrouve la prophétie d’Ehrenbourg au lendemain de la Grande Guerre. Les cartons d’invitation avaient été adressés de bonne heure. Nombreux sont les “chrétiens de boucherie”, comme disait Léon Bloy au moment de l’affaire Dreyfus, à y avoir répondu: “Si le Christ est quelque chose comme la fin du monde juif (la cause du suicide de Judas), le corps de Judas, le corps mort du Juif, le corps de l’infidèle, est ce sur quoi l’Histoire ne peut pas cesser de marcher. Judas est la figure de ce qui rompt le christianisme de l’intérieur même de sa cohérence, et de sa progression : la figure présente du christianisme absenté : le colosse […] du christianisme”» (P.-E. Dauzat. Judas de l’Évangile à l’Holocauste, Paris, Perrin, Col. Tempus, # 240, 2008, pp. 316-317). Malgé les salamalecs des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, la réconciliation de l’Église et de la Synagogue est théologiquement impossible. Luther, lui aussi, avait crû qu’en scindant le christianisme du catholicisme romain, il pourrait rallier la Synagogue, ce qui n’a pu s’accomplir et a eu pour effet d’accroître la violence de la haine qu’éprouvait le moine augustinien pour Israël.

Écrivant son Jésus en son temps pendant l’occupation allemande, Daniel-Rops (1901-1965) confrontait le suicide de Judas avec l’expiation juive qu’on ne pouvait plus écarter de l’Holocauste commise par le nazisme. «Un dernier renseignement nous est donné sur cette âme ténébreuse, où cependant un ultime sursaut de la conscience provoqua un acte de remords. “Voyant que Jésus était condamné, Judas fut touché de repentir. Il rapporta les trois pièces d’argent aux Princes des Prêtres et aux Anciens, en disant : ‘J’ai péché en livrant le sang innocent.’ Ils répondirent : ‘Que nous importe? Cela te regarde!’ Alors, ayant jeté les sicles dans le sanctuaire, il se retira et alla se pendre”. Saint Pierre, dans les Actes, précise même que son corps “se rompit dans le milieu et que toutes ses entrailles se répandirent”» (H. Daniel-Rops. Jésus en son temps, Paris, Fayard, rééd. Livre de poche, Col. historique, 1945, p. 421). Cette scène gore, selon Daniel-Rops «a une force, une brutalité saisissantes. Qu’importe aux Pontifes le mouchard dont ils se sont servis? Le mépris se trahit clairement dans les six mots qu’on lui rétorque. Ses remords n’intéressent personne. Et cependant… N’était-ce pas encore en cet homme perdu un dernier éclat de la lumière qu’il avait reçue, on ne sait quel suprême attachement à Jésus? Peut-être ce repentir éclaire-t-il les mobiles de sa trahison : il n’avait pas pensé perdre son maître, simplement lui donner une leçon… Ce n’est pas seulement le mystère de Judas qui, ici, nous arrête, mais cette sorte de parallélisme qui s’établit entre lui et tant d’autres hommes : comme si chacun de nous était toujours exactement puni à la mesure de ses trahisons! Origène, sans oser excuser le traître, a proposé cette interprétation pour le moins singulière : Judas s’est pendu pour que son âme séparée de son corps allât au-devant de l’âme de Jésus implorer sa miséricorde! Un cri, un mot, un regard au pied de la croix eussent mieux valu : le bon larron, lui, sera sauvé» (H. Daniel-Rops. ibid. pp. 421-422). Dauzat ne pardonne pas à Daniel-Rops sa morale de l’Holocauste expiation de la crucifixion: «Les Juifs avaient crié : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants!” Dans sa justice, Dieu les a exaucés”. Et d’ajouter que les persécutions des Juifs ne feront jamais oublier leur manque de compassion pour le Crucifié». (P.-E. Dauzat. op. cit. p. 313). Le texte intégral de Daniel-Rops commence avec l’imploration de Ponce Pilatre : «Et il s’écria : “Je suis innocent du sang de ce juste; à vous d’en répondre!” Et l’on peut lire dans l’Évangile la riposte populaire qui nous bouleverse : “Que son sang soit sur nous et sur nos enfants!” Ce hurlement furieux évoque irrésistiblement la tragique destinée d’Israël au cours des siècles, et le sang qui ruisselle sans cesse sur ses épaules, et son cri de détresse mille fois répété, comme un écho à cet autre cri. Il y a là un des mystères les plus profonds de l’histoire, qui se relie à celui de la vocation du Peuple élu, de son refus, de sa révolte, et aussi à ceux de l’avenir des Temps tels que saint Paul les a évoqués (Ép. aux Rom.). Un chrétien ne peut pas oublier, devant la face ensanglantée de la race juive, une autre face, couverte elle aussi de sang et de crachats; mais, plus qu’une incitation à la haine, ce qu’il reçoit de ces deux images, n’est-ce pas un appel à la miséricorde? D’un mystère qui domine le cours des siècles, il ne nous appartient point de nous ériger en juge…» (H. Daniel-Rops. op. cit. p. 440). Le fait est, qu’avant l’Holocauste, ce texte eut été jugé conforme aux rapports entre l’Église et la Synagogue, mais après, il devenait proprement scandaleux. Ce n’est pas l’interprétation de l’Église chrétienne qui a changé, mais la sensibilité de la civilisation occidentale, ouverte désormais à d’autres formulations du mystère de l’Histoire.

«Dans un monde qui ne croit plus à la résurrection, ajoute Dauzat, mais persiste à vouloir un Judas, reste à imaginer une religion qui prêche l’amour sans nécessiter la haine. Mais voici vingt siècles qu’un Judas que nous avons pendu à la corde des évangélistes nous serine une leçon que nous n’avons pas entendue. Et dire qu’on a crié au scandale avec la médiocrement honnête adaptation par Martin Scorsese du sulfureux roman du très orthodoxe Nikos Kazantzaki, La dernière tentation du Christ, avec son Judas qui fait la leçon à Jésus. Le fils du charpentier sadomasochiste qui fait des croix pour les Romains ne veut plus mourir : on est dans la droite ligne de la tradition inaugurée par Gérard de Nerval et Jean-Paul. Mais ensuite, c’est Judas qui joue le rôle et se sacrifie quand Jésus se dérobe, et s’en va faire de vieux os parmi les siens. Judas le retrouve et le tance: “Traître! […] Ta place était sur la croix […]. Tu as changé de visage et de nom, faux Lazare, pour t’en tirer! […] Ton devoir à toi était de monter sur la croix, voilà ce que je te dis! […]. Est-ce ainsi que l’on triomphe de la mort? Tu as fait des enfants, autant dire du gibier pour la mort! Du gibier pour la mort! Qu’est-ce qu’un enfant? Du gibier pour la mort! Tu t’es fait son boucher et tu lui apportes de la viande à dévorer. Traître, déserteur, lâche!” Et Jésus veut se précipiter sur son accusateur : “Judas, mon frère, pardonne-moi!” Le vrai scandale, on l’aura compris, n’était pas l’adultère de Jésus avec Marie-Madeleine, mais l’adultération du Jésus sauveur en bon père de famille. Un traître a fait oublier la trahison. Et comme Kazantzaki lui-même avait été excommunié pour nestorianisme, on s’est gardé d’entendre son propos, au fond assez proche de celui d’un Dostoïevski ou d’un Loisy (par ailleurs fort conventionnel sur Judas) : Judas a toujours été plus fidèle au Christ que ne le sont ses porte-parole stipendiés et autres ventriloques “pythons”, comme disait Origène» (P.-E. Dauzat. ibid. pp. 320-321). En effet, comme pour le Grand Inquisiteur, la personne de Jésus n’est «valable» qu’en autant elle alimente la puissance surnaturelle d’institutions sociales. Sa vie se conforme à ses institutions et non l’inverse. D’où la fraude religieuse qui s’achève toujours, et encore plus de nos jours après s’être inspirée, par une Youogoslave et un Polonais qui surent utiliser les média à leur œuvre de propagande, en viol de conscience.

La malédiction qui accompagne le suicidé et qui s’inspire du sort de Judas trouve sa contre-partie historique dans la pratique codifiée du suicide japonais, le seppuku. Analysé voilà trente ans par Maurice Pinguet, l’art du suicide est mis en relation avec le nihilisme. C’est poursuivre la célèbre thèse du sociologue français Émile Durkheim. Pour Durkheim, en effet, le suicide est un syndrome qui atteint les sociétés en état d’anomie, c’est-à-dire qui subissent de profonds bouleversements entre des traditions connues et des nouveautés étrangères, inconnues des membres de la société. L’individualisme, le désenchantement religieux, le formalisme des institutions, isolent les individus devant des angoisses et des anxiétés qui finissent par devenir insupportables tant la souffrance psychique ou morale est grande, d’où l’issue dans le suicide. Nous sommes loin ici de la «phénoménologie» dantesque issue du suicide de Pierre des Vignes, mais pas si loin du cas Judas.
Lucas Cranach l'Angien

Le suicide, entre religion et politique, appelle à la mémoire de Caton, l’opposant à Jules César. Caton, en qui s’incarne les valeurs de la république romaine et de la liberté citoyenne, se refuse à se réconcilier avec le puissant dictateur. La mort devient donc pour lui à la fois une réponse morale (son suicide ne reprend-il pas la raison pour laquelle, avant lui, Lucrèce s'était suicidée?) et politique (il refuse la disparition de la société patricienne classique. Caton est donc un homme à la croisée des chemins, au moment où la République s’apprête à devenir imperium, et la «démocratie» romaine s’abaisser devant le clientélisme autoritaire d'un roi sacré dieu vivant. Pinguet écrit: «Caton va donc se tuer pour refuser ce pouvoir souverain : en république, la puissance de vie et de mort n’appartient qu’aux lois. La grâce est un abus. Mais la république s’efface avec les libertés que garantit la loi, Caton choisit de disparaître avec elles, et c’est ainsi qu’il leur ménage la possibilité de renaître. Son acte est le constat d’une défaite sans recours. Mais en assumant l’échec jusqu’au bout, cet acte prend aussi le sens d’un appel à l’avenir. Comme tous les suicides, celui de Caton est ambigü, il est à la fois renoncement et révolte, silence et cri, désespoir et protestation. Il est, comme Janus, tourné vers le passé qu’il rend irrémédiable, mais aussi vers le futur qu’il rend possible. Car depuis Montaigne, depuis Machiavel, depuis Rousseau, cette mort ne cesse de faire entendre son appel dans la conscience occidentale : nous pouvons maintenant donner raison à Caton d’avoir parié sur un avenir alors improbable, et d’avoir provoqué la renaissance des principes qui mouraient avec lui. Il éclaira leur valeur de tout le prix de sa vie, et transfigura en libertés d’avenir les privilèges de sa classe. La mort qu’inflige le hasard (accident, maladie) est plus facile, mais d’autant plus navrante qu’elle reste insignifiante. C’est à la mort volontaire qu’il appartient de se charger d’un sens - et même lorsqu’un tel sens élude nos premiers déchiffrements (car il y a des suicides dont les motivations sont délirantes et enchevêtrées), nous le pressentons cependant, nous devinons qu’il ne peut manquer, si confus soit-il, et nous savons qu’à la mesure même de notre attention nous entendrons enfin l’acte crier ce qu’il veut dire» (Maurice Pinguet. La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1984, pp. 11-12). Ce faisant, Pinguet confirme bien la thèse de Durkheim. De même la mort de Judas prend-elle un sens par rapport à celle de Jésus, la mort de Caton prend un sens par rapport à la crise romaine qui a conduit un homme comme César à s’emparer d’un pouvoir dictatorial.

Pinguet poursuit : «La mort de Caton marque une scansion dans l’histoire de l’Antiquité : à la République des citoyens va succéder l’Empire, les chefs de clans vont devenir des fonctionnaires de César, les libertés publiques s’effaceront devant le droit privé des individus isolés. Aux joutes des maîtres, égaux entre eux sous la loi, se substituera le service de l’État. La cité, fondée par les tyrannicides et les législateurs, dont le tragique œdipien d’Eschyle et de Sophocle évoque l’émergence, a d’abord réussi (Marathon, Salamine) à briser l’expansion du despotisme oriental. Mais avec Philippe et Alexandre, puis avec César et Auguste, c’est de l’intérieur même que le pouvoir d’un seul fait retour». (M. Pinguet. ibid. p. 12). Voilà en quoi consiste l’état d’anomie qui emporte Caton et Sénèque. Le suicide est la seule issue pour donner à leur mort une signifiance au moment où la tyrannie appuyée sur des masses capricieuses et boudeuses remplace la dignité sénatoriale et la gravitas stoïcienne.

Refuser de vivre en esclave impose donc l’idée du suicide. C’est ainsi qu’il s’incarne au Japon, dans la classe aristocratique. Si Pinguet s’interrogeait sur la croissance du taux de suicide chez les jeunes japonnais dans le courant des années 1960-1970, c’était parce que les lendemains de la Seconde Guerre mondiale avaient plongé la société nippone dans un état d’anomie que traduit d’ailleurs très bien les films de Yasujir Ozu. Entre le traditionalisme patriarcal et le goût de l’américanisation et de l’individualisme, le goût de la réussite financière qui efface les valeurs de l’honneur familial et militaire, il ne pouvait sembler n’y avoir aucune société plongée aussi profondément dans l’anomie que la société japonaise. Le shintoïsme, la religion impériale, n’est pas une religion sanguinaire, elle a même horreur du sang, mais «la forclusion de la violence», comme l’appelle Pinguet, n’enlève rien à la séduction qu’elle peut exercer, aussi bien autour de l’amour (comme dans Roméo et Juliette) que dans le service au Daimyo (le suzerain). L’histoire des 47 ronins, mise en films à plusieurs reprises, rappelle avant tout la fidélité, le courage, et l’accompagnement du service à son seigneur jusque dans la mort, peu importe les crimes que l’empereur ou le shogun pourrait lui imputer. En ce sens, la mort volontaire du Daimyo ressemble étrangement à celle de Caton : elle est réponse morale et politique à la fois. Mais là où se jeter sur son épée, s’ouvrir les veines dans un bain chaud ou se pendre était la forme même du suicide, le guerrier japonais s’ouvre le ventre avec son épée jusqu’à ce que son aide lui tranche la tête d’un seul coup de sabre une fois l’opération terminée. On a vu le rite appliqué à la lettre par l’écrivain Yukio Mishima en 1970.

Pinguet rappelle que dans le Japon traditionnel, «le ventre était le siège de la vie et du vouloir. La face obéit aux bienséances, la bouche parle et peut mentir - mais en bas se trouve la vérité, c’est-à-dire la force agissante. Ventre et visage se différenciaient comme l’être et le paraître. Ce sera l’occasion pour ériger le cérémonial de l’éventrement. «Yoshitsune, en 1189, injustement accablé, encerclé avec une poignée de fidèles par des milliers d’ennemis, s’en remet à la mort volontaire pour protester de son innocence et couronner d’une mort exemplaire les brillantes victoires de sa courte vie. Mais quel procédé employer? Souvenez-vous, lui dit alors un vassal, de notre ami Tadanobu qui s’ouvrit naguère le ventre : on ne cesse d’admirer son courage. Yoshitsune reconnaît que cette méthode est la meilleure, étant la plus ardue, donc la plus glorieuse - et il décide d’en faire choix. “Il se planta son sabre sous le sein gauche, et l’enfonça violemment, à se transpercer jusqu’au dos; il élargit la blessure de trois côtés, et s’extirpa les entrailles. Il essuya sa lame avec la manche de son vêtement, qu’il ramena ensuite sur lui, et il s’accota à son accoudoir”. Bien entendu, il ne meurt pas aussitôt : les blessures abdominales ne donnent qu’une agonie prolongée. On n’imagine pas un procédé suicidaire plus âpre, mais plus inefficace. Seule sa valeur symbolique put le faire adopter. L’éclat sanglant de la prouesse flattait l’orgueil - et complaisait au masochisme qui est l’envers obscur de la volonté. Les affres du corps étaient des plus sévères, mais elle s’accompagnaient d’une apothéose morale : au dernier moment, tout homme pouvait devenir un héros. Métamorphosé par son acte même, il mourait dans la gloire. […] En cette fin du XIIe siècle, l’éventrement était encore dans sa première nouveauté, rare et mal établi. Puis il se codifia et s’imposa» (M. Pinguet. ibid. pp. 101-102). Il n’est pas impossible de voir se multiplier les seppuku avec les moments anomiques de l’histoire japonaise : au moment où le shogunat écarta l’empereur du pouvoir; au moment de l’installation des Tokugawa, avec la restauration de l’ère Meiji au XIXe siècle, enfin lors de l’effondrement de l’empire nippon avec ses célèbres kamikazes devant la poussée américaine.

Aujourd’hui, les raisons de commettre un suicide sont nombreuses comme elles ne l’ont jamais été. Peut-être, précisément, parce qu’elles échappent à toutes codifications, y compris la pendaison à un arbre. On se suicide seul, ou en famille, comme chez certains migrants incapables de s’adapter à leur société d’accueil. On se précipite du haut d’une fenêtre d’un institut pour personnes âgées comme un couple de jeunes adolescents dans un endroit retiré d’un parc. On se suicide, bien entendu, pour dépression nerveuse ou par échec social, mais tous les suicides ne s’expliquent pas par des situations contextuelles. Il y a des suicides qui sont déterminés par des définitions ontologiques de l’Être, de soi. Un fatalisme nihiliste qui empêche tout sens de prendre corps dans la vie menée tambour battant, comme chez Hemingway, ou dans le mode le plus petit-bourgeois qu’il soit. Le sens d’une existence accomplie comme chez le couple Kœstler ou parce que le monde connu sombrait corps et âme dans une barbarie sans nom, comme pour le couple Zweig. Une société qui, comme dans la société québécoise, vit sur un état d’anomie permanent depuis près d’un demi-siècle, le taux de suicide, surtout parmi ses jeunes hommes, frôle la catastrophe. En 1981, au moment où le Québec  sortait de la Révolution tranquille, Jean Claude Chesnais, dans son Histoire de la violence (Paris, Robert Laffont, 1981, pp. 226-227), écrivait : «Pays
André «Dédé» Fortin des Colocs
biculturel, le Canada est… entré, à peu près à la même période, dans une époque de déséquilibre moral; les conflits entre les deux cultures, anglophone et francophone, ont commencé à s’exacerber, et le taux de sucide lui-même à s’aggraver considérablement : entre 1962 et 1974, la hausse est de quatre-vingts pour cent. En dépit de la forte poussée du suicide dans la population noire américaine, le taux global canadien devance désormais le taux américain. La société canadienne est en proie à une sérieuse crise morale, caractéristique de la transition soudaine du monde traditionnel au monde moderne. Le phénomène vaut surtout pour le Québec, aujourd’hui noyé dans le bain culturel anglo-saxon, et qui s’américanise très rapidement dans tous les aspects de son mode de vie : irruption de la consommation, montée de l’individualisme, recul de la culture générale au profit de la culture technicienne. Le système de valeurs ancien a brutalement craqué; il y a eu perte d’influence de l’Église catholique et destruction des réseaux de solidarité séculaire (famille, communauté de voisinage, village) au profit d’une entité anonyme : l’État. La transition a été brusque et, comme toute rupture d’équilibre, elle a poussé à la multiplication des morts volontaires. Il est symptomatique que ce soit précisément à la même période que s’effondrent les indices de fécondité, et que, par ailleurs, la montée du suicide concerne, au premier chef, les adolescents et les jeunes adultes». Il était difficile de ne pas avoir un meilleur angle de vision que ça! Trente ans plus tard, le phénomène s’est amplifié au point qu’à chaque année est organisée une semaine de prévention du suicide. Des formations sont données en vue d'identifier des «signes» qui annonceraient d’éventuelles tentatives de suicide, surtout parmi les adolescents. De plus, il faudrait tenir compte de ces accidents d’automobiles meurtriers dus à la conduite en état d’ébriété ou sous les drogues, les courses semblables à celle où participe James Dean dans Rebell without a cause, la vitesse et le dépassement sur les autoroutes… À chaque mort, souhaitée consciemment ou inconsciemment, c’est un arbre de plus qui perd sa sève de sang noir dans l'enfer des suicidés⌛
Montréal
7 avril 2012

3 commentaires:

  1. C'est un beau travail qui rend justice à votre lumière.

    RépondreSupprimer
  2. C'est bien d'avoir écrit la date de publication, ça nous rappel à peu près par coeur mes choix du mois d'Avril de l'an 2012.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour vos bons mots. Il y a dix ans un vent d'espérance soufflait sur le Québec. Si on avait pu entrevoir ce que ce serait dix ans plus tard, je n'ose deviner ce qu'aurait été le choix de bien des jeunes.

      Dix années de mensonges, d'avilissement, de régression morale, et ce refus de la vie par peur de la mort. Masque qui asphyxie; distanciation qui dissocie; couvre-feu qui étale sa nuit infinie; passeport vaccinal anticonstitutionnel et source de discriminations après plus d'un an de répression individuelle et de contrôle social. À côté de Legault, Charest n'était qu'un petit magouilleur. Celui-là est un boss de bécosse de province, sans talent ni génie. L'arrière-train de Macron après l'avoir été de Lucien.

      Où réside la fierté d'être Québécois? Pendue au bout d'un arbre en giguant son folklore de la survivance.

      Supprimer