Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

dimanche 18 mars 2012

Hérétiques

Bûcher de Jan Hus à Constance, 1415
HÉRÉTIQUES

Que sont les hérésies? Marguerite-Marie Thiollier dans son Dictionnaire des religions publiés chez Larousse (Paris, 1966, p. 121), répondait: «une opinion religieuse différente de celle d’une Église établie» (p. 121). Mais l’étymologie du mot est plus indicative encore. Notre mot occidental vient du vieux mot grecque heirein, qui veut dire choisir. Dans le christianisme, qui a récupéré le mot d’une école de pensée grecque, ce terme a pris la définition de «doctrine contraire à l’orthodoxie». Pour les théologiens de l’appareil clérical, c’est devenue une «erreur volontaire et opiniâtre opposée à un dogme révélé et enseigné comme tel dans l’Église catholique». Enfin, dernière marche qui devait conduire les hérétiques aux bûchers tout au long des siècles, «l’hérésie suppose une révolte contre l’autorité religieuse. Elle est toujours sévèrement punie par les canons du christianisme». Résumons le chemin parcouru par le sens du mot, il est très révélateur de ce à quoi nous avons affaire : Liberté de choisir - opposition à l’orthodoxie religieuse - erreur volontaire - révolte contre l’autorité établie. Les historiens de l’Église finissent par distinguer l’objectivisme (comme vérité révélée, ou, dans le monde laïque, vérité avérée), du subjectivisme (comme critique de l’orthodoxie du système idéologique), révolte ouverte ou cachée (praxis), enfin substitution d’autorités (utopie).

Aux premiers siècles de l’histoire de l’Église chrétienne, alors que les autorités effectives étaient dispersées dans les différents diocèses qui rivalisaient en vue de s'imposer à la tête de la hiérarchie (qui, de l’évêque de Jérusalem, d’Antioche, de Rome, de Constantinople, serait le chef qui hériterait des clefs de saint Pierre), des spéculations théologiques s’opposaient afin d’asseoir un dogme qui rassemblerait tous les chrétiens autour de l’évêque le plus combatif. La chose avait d’ailleurs commencé dès la première génération qui suivit la mort du Christ. Un Juif citoyen romain, Saul de Tarse, dit Paul, élabora une première dogmatique autour de la personnalité de Jésus et de ses rapports avec la divinité hébraïque. Ce Lénine du Seigneur, car Jésus, en mourant, laissait une pensée incomplète en matière sociale notamment, se chargea d’en combler les principales lacunes. Son prestige personnel et son opiniâtreté faisaient de lui un «hérétique» aussi dangereux que son Maître. Car là reposait bien le problème pour la plupart des chrétiens qui étaient encore des Juifs, Jésus de Nazareth n'était-il qu'un autre «messie», un autre hérétique à la foi juive? Ce sont les grands prêtres de la synagogue, le Sanhédrin, qui le condamnèrent religieusement avant de l’envoyer au procurateur romain pour le condamner politiquement et appliquer la sanction que l’Église, plus tard, par l’intermédiaire du bras séculier des États, appliquera aux hérétiques. Les adeptes du Christ étaient donc tenus par la communauté juive pour des hérétiques, et une véritable guerre civile menaçait dans un royaume fantoche de l'Empire romain. Paul eut alors la brillante idée d’ouvrir la foi chrétienne aux goy, aux païens, à tous les membres de la Rome impériale et de l’univers. Contre la faction la plus rattachée aux traditions juives (à la circoncision par exemple), il s’entoura de chrétiens non-juifs et obtint la prédominance sur les chrétiens encore rattachés aux traditions juives. Les Romains devaient l’aider d’ailleurs lors de la prise de Jérusalem en l’an 70 par la guerre livrée aux Juifs avec lesquels furent confondus ces vieux-chrétiens et exterminés. Pour sa part, Paul entreprit de parcourir la Méditerranée, il alla en Grèce puis à Rome où il fut jugé et condamné par les autorités impériales. Entre temps, il avait établi
Duccio. Comparution de Jésus devant le Sanhédrin
sa doctrine, que les évangélistes inséraient, par fragments, dans les premiers témoignages de la vie de Jésus. C’est ainsi qu’on lui fit fonder l’Église - un concept grecque alors que Jésus aurait tout aussi bien pu en trouver un dans la langue araméenne  qui était la sienne -, qu’on lui fit se soumettre à une autorité, le défenseur de l’Ancienne Loi devenait en même temps le promoteur de la Nouvelle. Les Actes des Apôtres détournèrent le sens de la Cène en remplaçant le partage par la distribution, créant à la fois une appropriation des dons et une hiérarchie rétributive implicites dans le Cénacle. Les contradictions se multipliant, le rôle de Paul devenait celui de l’interprète, qu’il se mit à partager avec ses proches (Tite), au fur et à mesure que les persécutions se succédèrent. Finalement, grâce à un petit coup de pouce de la «décadence romaine», l’empereur Constantin autorisa la restitution des biens d’Église pillés sous ses prédécesseurs Dioclétien et Aurélien, et Théodose fit du christianisme la religion d’État (380), l’association du Trône et de l’Autel était enfin scellée.

Les premiers siècles appelèrent les premiers conciles afin de partager les disputes sur la double nature humaine et divine du Christ. Pour les monophysites, le Christ n’était pas humain mais divin. Jésus n’était qu’une sorte de dummy dans lequel la divinité s’était «incarnée», de sorte qu’il échappait à la souffrance infligée à son corps, mais conservait en plus sa toute-puissance divine. Bref, c’était un retour au monothéisme classique syrien, celui de l’hébraïque Yahweh et du futur Allah arabe. On y trouva aussi les montanistes, axés sur la prophétie, la Jérusalem céleste et la Parousie. Elle eut pour partisan ce pourfendeurs d’hérétiques, Tertullien (155-222), qui, à force d’exclure tout un chacun pour des raisons morales finit avec sa propre secte …dont il s’exclue lui-même. Une sorte de Lacan de l’Antiquité tardive! Ce Père-la-pudeur mena une guerre sans merci aux marcionites, qui reprenaient la thèse de Marcion selon laquelle le christianisme concevait deux dieux: le demiurge, le Yahweh ou Jéhovah de l’Ancien Testament, créateur du monde et de la sensibilité humaine, celui de l’Ancienne Loi, et le Dieu bon (le bon Dieu), extérieur au monde et à la matière. La matière ne saurait le limiter et il est le vrai père de Jésus. Cette division entraîna un résidu encore plus simpliste : le manichéisme, doctrine de Mani, qui présente le combat du Bien et du Mal sous l’aspect d’une opposition de deux forces divines d’égale puissance. Le jeune Augustin d’Hippone fut séduit un temps par ce type de pensée.

Arius (256-336)
L’hérésie la plus vive fut l’arianisme qui niait la nature divine du Christ. Jésus n’était qu’un homme prêchant une conception différente de celle que la synagogue se faisait de Dieu. Bref, l’hérétique de Nazareth rappelait que le christianisme était dans le fond une hérésie juive. Malgré une condamnation répétée au cours des conciles, l’arianisme se diffusa rapidement parmi les peuples envahisseurs goths qui jetèrent bas l’Empire romain. La tradition syrienne incarnée dans l’Islam allait faire de Jésus un autre prophète, avant Mahomet, appelant à Allah, le dieu unique. À peu près tous les chrétiens occidentaux d’aujourd’hui profèrent des idées ariennes en diminuant la consubstantialité de Dieu et du Christ pour ne prêter à ce dernier qu’une énonciation symbolique. Wow, je suis Dieu! Comme on le constate, la plupart des premières hérésies touchaient au dogme de la Trinité. Comment maintenir le monothéisme (judaïque) lorsque nous nous retrouvons devant trois «personnes» d’égale substance? La Trinité posait le problème du polythéisme au cœur de la diffusion du christianisme et sa capacité à s’adapter à d’autres pensées religieuses, philosophiques, voire superstitieuses préétablies. Le commun des fidèles, qui ne se posait pas tant de questions abstraites et acceptait de croire ce que les prédicateurs les plus proches lui enseignaient, préférait se rabattre sur la nature de la Vierge Marie? Déesse ou pas? C’est au concile d’Éphèse (431) qu’on satisfit à sa demande. Déesse? Décidément pas. Sa nature était 100% humaine, mais elle était dogmatiquement proclamée «mère de Dieu», la Theotokos, héritant des vertus de la déesse Artémis, ou Diane. Devant la «personnalité» abstraite du Saint-Esprit envoyé le jour de la Pentecôte, le commun des fidèles lui a toujours préféré Marie comme intercesseur auprès de son Fils et de Dieu le père. Là encore, des interprétations hérétiques ne cessèrent de naître et de mourir autour de la Theotokos.

Les luttes entre une orthodoxie en formation dogmatique et des hérésies critiques et oppositionnelles se limitèrent pour l’époque à des débats de coqs, entre des théologiens ou des clercs qui combattaient pour leur puissance personnelle dans l’appareil. La promotion de la papauté romaine et la hiérarchisation de l’Église sur le modèle de l’administration romaine parvinrent à asseoir le dogme sur une autorité politique et morale. Tout au long du Moyen Âge, les luttes théologiques cédèrent progressivement aux luttes politiques. La fondation de l’Islam et son expansion dès le VIIe siècle suffisait à dresser l’Église sur ses ergots sans entretenir ou même susciter de dissensions dans son royaume. Elle se fit même la protectrice des Juifs, tout en ne pouvant éviter de sanglants pogromes lorsque les Croisades expédièrent les chevaliers francs belliqueux dans le but de libérer la Terre Sainte, mais qui furent vite attirés davantage par les richesses éblouissantes de l’Orient qu’ils y entrevirent. La quatrième Croisade (1204) ne se rendit même pas à Jérusalem, détournée par les Vénitiens vers les ors et les satins somptueux de Constantinople. Les Croisés prirent la ville à deux reprises, la soumirent à un pillage sans nom, et creusèrent pour toujours la faille théologique qui opposait déjà l’Église romaine d’Occident et l’Église grecque d’Orient, conflit reposant sur le filioque, c’est-à-dire la nature du Saint-Esprit. S’il y avait dissension sur la double nature de Jésus-Christ, imaginez ce qui devait en être sur cette «personne» généralement illustrée sous la forme d’une colombe! C’est Isidore de Séville, paraît-il, qui aurait ajouté, au Symbole de Nicée, (le Credo), l’Esprit-Saint comme troisième personne, ce que l’Église d’Occident avait accepté mais qu’aucun Concile ne confirma. Photios, au IXe siècle, pour cette raison, traitait les chrétiens d’Occident comme des hérétiques. La rupture théologique se trouvait consommée, malgré les lourdes menaces que l’Islam faisait peser sur les deux chrétientés. La prise de Constantinople par les Francs en 1204 et le brigandage qu’y opérèrent les croisés finit par rompre définitivement les deux Autels. Lors de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, les Orthodoxes préférèrent laisser entrer les Infidèles de Mehmet II plutôt que de se soumettre au diktat de Rome en vue d’obtenir une aide militaire appropriée. S’il est facile pour Rome de distinguer et de condamner un prédicateur hérétique et son entourage, comme elle le fit pour le Tchèque Jan Hus et les hussites de Bohême, c’en est une autre que de prendre une aile complète de l’Église chrétienne, dissidente, et l’assimiler à une hérésie. L’espérance en la réconciliation est la seule façon pour Rome d’imaginer retrouver l'unité de l'Église chrétienne et son autorité sur les fidèles du grand Patriarche.

Nous venons de mentionner le cas de Jan Hus. Il faut dire que c’est au XVe siècle qu’en Occident, après les querelles opposant les deux glaives (le glaive temporel et le glaive spirituel), qui s’accompagnaient de séries d’excommunication de princes et de conflits entre papes et antipapes, que les mouvements hérétiques importants ressurgirent. Dès l’époque des Carolingiens, la papauté s’était vue reconnaître comme potestas terrestre en plus de son auctoritas universel; en retour, Pépin avait reçu une onction sacrée qui lui décernait une part d’auctoritas dans son royaume, auctoritas que Charlemagne poussa jusqu’à la «restauration» de l’Empire romain d’Occident. C’est cet empire romain, devenu germanique, qui livra la Querelle des Investitures deux siècles plus tard. Le pape Grégoire VII Hildebrand mena une vive guerre dynastique qui conduisit l’empereur Henri IV à l’humiliation de Canossa (1077) afin que le pape leva l’excommunication qui pesait sur lui. Un an plus tard, Henri se moqua de l’excommunication, se porta sur Rome et fit le pape prisonnier. Lorsque la suprématie du pouvoir passa de l’Allemagne à la France, le roi Philippe IV le Bel envoya son émissaire Nogaret tapocher le pape Boniface VIII qui s’abritait derrière le Dictateus Papæ afin d’imposer sa suprématie sur le roi. Après son emprisonnement et sa mort, la papauté fut déménagée à Avignon et les papes qui s'y succédèrent étaient Français. Après la réconciliation entre les différents prétendants au siège pontifical, c’est à travers le conflit opposant le concile et la papauté que ressurgirent les menaces hérétiques.

D’abord, les rois s’étaient entourés de légistes chargés d’étudier les différentes chartes afin de mieux préciser ce qui relevait du monde temporel et de l’autorité spirituelle. Tant que les royaumes étaient disputés entre dynasties rivales, l’unité pontificale pouvait toujours détenir la balance du pouvoir. Mais avec la constitution des royaumes, leur unification autour d’une famille dirigeante, le pape perdait de son emprise sur les forces militaires et populaires. L’Angleterre, le plus éloigné des royaumes européens, n’était pas le moindre des revendicateurs. Ses monastères étaient riches et sa monarchie pauvre. Ses prétentions jusqu’à l’Aquitaine et sur tout l’ouest de la France en faisait un «empire» géographique démesuré pour l’époque. Il n’est donc pas étonnant d'y voir surgir l’un des premiers hérétiques du temps, John Wyclif (1320-1384). Ses idées étaient assez simple: seul Dieu était roi (Dominus) et par le fait même, le roi le représentait sur terre; chacun était libre de lire et d’interpréter les écritures saintes sans le recours de l’Église; Wyclif enfin ramena la prédestination au cœur de la foi en posant la question «sommes-nous sûr que le pape actuel est prédestiné à monter au ciel après sa mort?» Bref, on reconnaît là tout ce qui feront les thèses de Luther plus d’un siècle et demi plus tard. L’Église condamna les thèses de Wyclif, mais comme on était en pleine guerre de Cent Ans, les princes laissèrent tomber Wyclif et l’archevêque de Canterbury ne put rien faire contre un vieil homme malade. Ses disciples, intimidés, se rétractèrent. Par contre, la révolte des lollards entre 1415 et 1430. constitués tantôt d’universitaires, tantôt de princes, enfin des mouvements populaires évangélistes, était grandement inspiré des thèses de Wyclif (J. Chélini. Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, Hachette, Col. Pluriel, #8570, 1991, pp. 618-620).

Les thèses de Wyclif furent poussés jusqu’en Europe de l’Est et tombèrent dans un champ bien préparé, en Bohême. Déjà plusieurs prédicateurs avaient semé les germes de la discorde avec Rome. On en voulait surtout aux mœurs du clergé, la simonie, le nicolaïsme les plus fréquents défauts, rémanents dans l’histoire de l’Église catholique. Peu payés par les dîmes paysannes, les prêtres vendaient la vaisselle d’or et d’argent des cérémonies religieuses; incapables de soutenir la continence, les prêtres entretenaient des concubines, menaient une vie parfois dissolue. L’Europe, encore paysanne, n’avait de chrétienne qu’un certain vernis et les dogmes n’avaient pas encore pénétré en profondeur les mentalités primitives. Aussi, les thèses de Wyclif vinrent donner une cohérence à ces critiques. Jan Hus (1349-1415) n’était pas, au départ, un disciple de Wyclif, mais reprenait beaucoup des condamnations morales des prédicateurs de Bohême. Ses sermons, orthodoxes au niveau catholique, lui attiraient une foule de disciples ce qui, par le fait même, souleva des jalousies autour de lui. En 1410, l’archevêque de Prague fit brûler ses livres et décapiter certains de ses disciples. Du schisme religieux, on menaçait de sombrer dans la guerre civile. Tel n’était pas le souhait de Hus. En 1414, les prélats le convoquèrent au concile qui se tenait à Constance en vue de juger de ses thèses. Hus s’y rendit sans se douter du piège qui lui était tendu. Aussitôt arrivé, il fut saisi et jeté en prison. Accusé d’hérésies,  ses livres furent à nouveau brûlés, puis ce fut au tour du malheureux, qui avait eu le malheur d'avoir une trop grande confiance dans la charité chrétienne pour se méfier des chiens de Dieu. Daniel-Rops rapporte qu'«on raconta ensuite qu'une vieille femme ayant apporté un fagot au bûcher parce qu'elle avait entendu dire que cela lui ferait gagner des indulgences, Jean Huss murmura : Sanctis simplicitas" (L'Église de la Renaissance et de la Réforme, t. 1: La Réforme protestante, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1955, p. 181, n. 46). Cette légende fait plus référence aux revendications de la réforme luthérienne (la guerre aux indulgences) qu'aux revendications de Jan Hus.

Hus avait beau se défendre, rejeter les thèses de Wyclif qu’on lui attribuait, réfuter les affirmations que les cardinaux déposaient dans sa bouche, en appeler à l’écoute de ses paroles, rien n’y fit. Hus était jugé et condamné d’avance. Le procès n’était qu’une mise en scène au milieu d’un conflit qui opposait le pape Jean XXIII à ses adversaires. Au dernier jour, avant qu’on n’exécute la sentence, Hus, qui ne cessait de se défendre ce contre quoi on l’accusait, déclara : «Je ne veux pas mentir en présence de Dieu, ni agir contre ma conscience et contre la vérité…» (Cité in R. Friedenthal. Jan Hus Hérétique et rebelle, Paris, Calmann-Levy, 1977, p. 170) C’était là, probablement, ce qui apparaît comme le motif de cet assassinat : Hus ne voulait pas pécher contre sa conscience qu’il plaçait ainsi au-dessus de l’autorité des clercs Après Jean Hus, on procéda de manière identique avec son disciple, Jérôme de Prague. Le mouvement hussite se développa après ce double scandale de Constance. La révolte que Jan Hus voulait éviter se déclara et une guerre atroce s’en suivit. Même après la répression et la victoire finale des forces impériales, des mouvements hussites plus pacifistes s’établirent dans les montagnes, dont les taborites qui se maintinrent tout au long du XVe siècle.

Des sectes hérétiques jaillirent ici et là, partout en Europe. Assimilés tantôt aux Vaudois ou aux Cathares, la réforme de Ludovico Barbo au Monte Oliveto, les béguins et béguines dont Marguerite Porete fut condamnée au bûcher en 1310, et dont l’«hérésie» remonterait au moine Robert d’Arbrissel, au XIe siècle, qui voulait des communautés qui rassembleraient les deux sexes selon les prémisses de l’amour courtois; autant d'arguments critiques lancés à la face de l'autorité romaine. Plus tard, la Renaissance, avec la devotio moderna récupérera certains éléments de ces hérésies mineures qui, condensées dans l’affrontement entre les princes et les papes, allaient donner la Réforme. Avant Luther, avant Calvin, on pense bien entendu à Savonarole (1452-1498). Comme les hérétiques praguois, il s’en prenait aux mœurs dissolues du clergé. Ses sermons, lancés à Florence, dénonçaient la joie de vivre des Florentins. Laurent de Médicis devint sa cible favorite et à la mort du Prince, la ville tomba dans une crise de chasteté menée par le moine dominicain. Des bûchers de vanité servirent à brûler des livres impies, des bijoux, des tableaux. On y vit Botticelli lui-même y mener certaines de ses œuvres; Pic de la Mirandole pensa même un temps prendre la bure. C’est lorsque le moine s’en prit au pape Borgia que l’étau se retourna contre lui. À la manière de Constance, les autorités ecclésiastiques lui firent subir un procès avec une ordalie qu’il ne put accomplir. Condamné à mort, il fut pendu et brûlé sur la place du Grand Marché à Florence. Le pape Léon X, fils du Magnifique, revenait de chasse lorsqu’on lui annonça qu’un moine augustinien avait publié des thèses contre l’Église à Wittenberg, en Allemagne. Il n’y accorda pas plus d’importance. Martin Luther (1483-1546),  convoqué à Wörms, puis plus tard à Augsbourg, chaque fois devant l’empereur Charles-Quint, et muni d'un sauf-conduit, craignait toujours de tomber dans le piège où Hus et Savonarole étaient tombés avant lui, mais le fait qu’il ait été appuyé par de puissants princes qui prenaient faits et causes pour ses idées empêcha que lui soit joué le même mauvais tour.

Luther ouvrait la porte aux hérésies qui, bientôt, revêtirent des aspects sociaux qui ne plurent ni aux princes catholiques, ni aux princes protestants. Les guerres paysannes menées par Zwingle et Münzer, la révolte des anabaptistes de Munster en 1535, et celle de Calvin (1509-1564) qui finit par s’établir en Suisse et se diffuser en France à la place de luthérianisme, achevèrent de fracturer la Chrétienté occidentale. Chaque nouvelle secte protestante était une hérésie de plus à ajouter au grand livre de Rome! Certes, le schisme protestant atteignait une ampleur comparable à celui qui avait divisé l’Église d’Orient de l’Église d’Occident, mais les raisons étaient devenus moins dogmatiques que politiques, on pouvait discuter à savoir si la communion était un miracle consubstantiel ou transubstantiel du corps du Christ dans le pain, mais c’était surtout l’autorité du pape et du concile, attaqués tous les deux par Luther, qui rendait l’hérésie si affriolante pour les princes. L’idée que le roi était l’empereur en son royaume signifiait que le pape passait après la volonté du roi. C’est sur cette base que le royaume d’Angleterre se sépara de l’Église, avec en sus les propriétés et les annuités féodales des monastères. Alors que l’Amérique se définissait comme étrangère au Vieux Continent, les Anglais acceptèrent l’émigration de tous les sectaires hérétiques du royaume et ceux-ci s’établirent pacifiquement, côte à côte - y compris les catholiques au Maryland. Par contre, les Français du Canada refusèrent, à l’exception d’une minorité de Juifs, l’émigration des protestants dans leur colonie. Encore au XIXe siècle, les prédications de Chiniquy et le passage du moine italien défroqué Gavazzi au moment des guerres du Risorgimento, suscitèrent des révoltes à Montréal, surtout d’Irlandais. L’orthodoxie romaine avait son pied bien en terre dans l'Amérique du Nord ultramontaine.

À première vue, on pourrait dire que là où il y a orthodoxie, il y a hérésies. L’historien Michel Tardieu préfère renverser la proposition et considérer qu’«il n’y a pas de dogme sans hérésie» : «L’hérésie, c’est toujours la part obscure du dogme ou de la société ecclésiale. Mais il n’existe pas encore de définition “dogmatique” à ce moment-là. L’Église est alors constituée de communautés locales plus ou moins autonomes, qui décident elles-mêmes qui est l’hérétique» (entrevue in L’Histoire. Le Moyen Âge des hérétiques, Paris, Seuil, Col. Les Collections de L’Histoire, # 26, 2005, p. 8). Voilà pourquoi au fur et à mesure que l’Église s’est constituée dans son orthodoxie, dans son dogme, les hérésies devenaient des marginalités qu’il était possible d’effacer par un opération de nettoyage répressif. Lorsque les protestantismes se sont établis sous la férule de gouvernements politiques, ils sont devenus, à leur tour, des orthodoxies. Ainsi, Luther pouvait-il «excommunier» les révoltes dirigées par Zwingle; Jean Calvin faire brûler Michel Servet à Genève comme Étienne Dolet sera brûlé à Paris sous Henri II. Dans le contexte des Guerres de Religions, si l'on partageait des idées personnelles, on risquait toujours de devenir l’hérétique d'une quelconque autorité!

La montée des idéologies à partir du XIXe siècle a eu son lot de dogmes et d’hérésies. Si la Révolution française ne fut pas scellée par un dogme unificateur, la révolution communiste russe et les partis affiliés à la IIIe Internationale (le Comintern) vécurent, dans le premier XXe siècle, une expérience qui rappelle les origines du christianisme. Aussi, quand Stéphane Courtois qualifie le communisme de «contre-Église», il ne fait que poser une hypothèse irrecevable : le communisme était bien un dogme, fondé par Marx et consolidé autour d’une praxis - la révolution - et d’une utopie - la société communiste, église des fidèles que serait la société de l'homme nouveau. C’était donc bien à une Église que le marxisme-léninisme ouvrait. Comme l’Église occidentale, le communisme était catholique (universel), apostolique (à être diffusé dans le monde entier) et romain (centré sur une capitale, Moscou). La période qui sépare la mort de Engels en 1895 de la publication des Thèses d’Avril (1917) de Lénine, fut celle où le marxisme a subi le plus grand nombre d'assauts théoriques en tous genres, de la division bolcheviks/mencheviks à l'évolution de la social-démocratie allemande qui, avec Bernstein, écartait la pratique révolutionnaire; de la voie unique de la succession des modes de production sur le modèle occidental (Rosa Luxemburg) au saut qualitatif du féodalisme au socialisme via le capitalisme d’État (Lénine); comme le remarquait plus haut Tardieu, c’est à travers les combats entre «hérésies» exclusives que s'est définie la dogmatique du marxisme-léninisme, qui devint le système orthodoxe, «objectif», de la nouvelle Église. Une fois la Révolution accomplie, Lénine se trouva partagé entre deux tendances, la révolution permanente de Trotsky et la révolution dans un seul pays de Staline. La personnalité brutale de Staline finit par écœurer Lénine, mais, trop faible, il ne put imposer son choix de successeur dans la personne de Trotsky, qui devint l’hérétique abominable et absolu, le diable tel que décrit et définit par Staline. Mais Trotsky était un authentique hérétique face à la conception de soi du Parti, qu'il comprenait très bien d'ailleurs. Comme Wyclif, Hus et Luther face à l'Église romaine, Trotsky revendiquait sa liberté de conscience (et de soumission) au Parti. En mai 1924, au XIIIe congrès du Parti communiste, il affirmait : «Aucun de nous, camarades, ne peut ni ne veut avoir raison contre son parti. En dernière analyse, c’est toujours le parti qui a raison, parce qu’il est l’unique instrument historique dont la classe ouvrière dispose pour régler ses problèmes fondamentaux. J’ai déjà dit qu’il n’est rien de plus facile que de venir dire au parti que toutes ces critiques, toutes ces déclarations, ces avertissements, ces protestations, constituaient une seule et même erreur. Mais, camarades, je ne peux pas le dire, parce que je ne le pense pas. Je sais qu’on ne peut pas avoir raison contre son parti. On ne peut avoir raison qu’avec son parti et à travers son parti, parce que l’Histoire n’a pas encore construit d’autre route pour vérifier qu’on a eu raison. Il existe chez les Anglais une formule historique: “Qu’il ait tort ou raison, c’est mon pays” (Right or wrong, my country). C’est avec une bien plus grande justification historique que nous disons : de la même façon, même s’il se trompe sur telle ou telle question pratique, à un moment ou à un autre, c’est mon parti […]. Je crois pour ma part que j’ai rempli mon devoir de membre du parti qui doit prévenir son parti de ce qu’il considère comme un danger» (Cité in P. Broué. Trotsky, Paris, Fayard, 1988, p. 406). Ce que comprenaient fort bien la troïka du Parti, Staline, Zinoviev et Kamenev, qui se chargea de le faire comprendre à Trotsky lorsqu'il critiqua la publication de ses Leçons d'Octobre parues plus tard, vers la fin de l'année: «Lorsque nous le voyons se conformer rigoureusement aux directives du parti, bénéficiant de toute l'expérience collective du parti, avec l'appui de son organisation de masses, il accomplit de grandes choses. Mais entré dans le parti en individualiste convaincu d'avoir raison contre le parti, il suit aussi un autre courant et démontre qu'il n'est pas un bolchevik» (Cité in P. Broué. ibid. p. 450), donc il est un hérétique, non plus «menchevik», mais «trotskyste». La Chine de Mao et les cultures extrêmes-orientales embrigadées dans le maoïsme eurent également leur orthodoxie prompte à désigner des hérétiques promis à la «rééducation», voire, plus simplement, à la mort. Avec le communisme, les «poubelles de l'Histoire» (l'expression est de Trotsky) se remplirent vites jusqu'à rebord.

Massacre de Jonestown, 1978
Et en Occident? Nous devons nous compter chanceux dans la mesure où, depuis la castration de l’Église par les princes absolutistes au XVIIe siècle, le Vatican ne peut plus exercer de droits de représailles contre les hérétiques. Certes, si elle le pouvait, la papauté reprendrait sans hésiter ses anciens pouvoirs et sa complicité tacite avec le bras séculier, tant les institutions n'apprennent rien des expériences passées. Or, la déchristianisation s’est opérée avec plus de rapidité avec la brutalisation du monde et la restauration des paganismes anciens à travers des sectes qui ne sont pas plus sages et se créent rapidement de petites orthodoxies jouant à la chasse et à la persécution de certains membres considérés jugés hérétiques. Ceci confirme la thèse de Tardieu, pour se définir, un dogme doit lutter contre des hérésies plutôt que s'affirmer par ses propres qualités. La fin du communisme a entraîné l’extinction des rivalités entre staliniens, anarchistes, trotskystes, maoïstes et consorts. Et le dogme de la société de consommation ne repose pas sur un énoncé, même publicitaire, mais sur une pratique, le commerce. Le marché mondial est la nouvelle Église universelle qui, grâce à la technique, peut produire de vrais miracles et par la technocratie maintenir son pouvoir sur les gouvernements et sur les citoyens. Son orthodoxie est un objectivisme de nature nouvelle et plus dangereuse que les anciens dogmes religieux : la traduction de la science théorique en application pragmatique, ramenant le paradis sur terre par le bien-être domestique. La culture électro-ménagère est sans pareil dans l’Histoire. Plus besoin d’une danse de la pluie épuisante et incertaine pour obtenir de la neige, il suffit d’un canon. Vous manquez de soleil, la luminothérapie vous conduira dans un salon de bronzage. Vos capacités physiques et sexuelles diminuent? La pharmacopée résoudra ces problèmes qui n’en seront plus. Reste la mort, mais on l’a acclimatée elle aussi avec des services funéraires où l’on fait venir des petites vedettes qui chanteront les chansons des grandes. Un buffet (froid?) accompagne les joyeux endeuillés, ce que Hitchcock parodiait, non sans ironie amère, dans son film The Rope. Enfin, la «société du spectacle» dont parlait Guy Debord appelle à ces rassemblements de masses, facilités aujourd’hui par les média sociaux, autour de rocks stars ou de festivals où la mangeaille, le chiage et le vomissement appellent à des rangées de toilettes sèches adossées à la Place des Spectacles (ou des Arts). Qui oserait être hérétique dans un tel monde?

Et pourtant, il y en a qui s’élèvent contre l’Église du marché universel. Des hérétiques dénoncent les inégalités sociales de la richesse, non plus en recourant à la violence, à la manière des Zwingle et des Thomas Münzer, mais par des manifestations, des pétitions, des documentaires filmiques éprouvants, des campagnes qui, trop malheureusement, finissent par se confondre en spectacles, s’achevant dans le human interest et la remise d’un chèque en plywood. Il en va de même pour les défenseurs de l’environnement, les écologistes et les Organisations Non Gouvernementales (O.N.G.) inquiets des manipulations génétiques aussi bien contre les céréales, les animaux et le génome humain. L’ampleur prise par la pollution, surtout après la Seconde Guerre mondiale, pollution qui ne fait pas que profaner la terre, ses lacs, ses rivières, ses forêts, ses montagnes, mais aussi la mer, avec la mort de la faune aquatique, la disparition des planctons, essentiels à la chaîne alimentaire, sa souillure par les déversements pétroliers dont l’Exxon Valdez (1989) et l’effondrement de la plate-forme de forage de Deepwater Horizon en 2010 sont les exemples de catastrophe environnementales universellement reconnues, enfin  la pollution de l'air, avec l’empoisonnement au monoxyde de carbone, aux retombées nucléaires des centrales électriques, comme celles provenant de l’usine de Fukushima au Japon après le tsunami de 2011, suscitent des inquiétudes, mais aussi des critiques et appellent à une «refondation» du monde sur des bases différentes de celles des valeurs orthodoxes de la consommation. En retour, la négation ou l’acceptation timide des compagnies concernées et des gouvernements interpelés rappellent les conflits médiévaux entre le glaive temporel (le capitalisme, les entreprises commerciales, la bureaucratie privée ou d’État) et le glaive spirituel (l’éducation populaire, la recherche scientifique, la reconsidération des valeurs humaines et sociales qui doivent être la source d'un meilleur tissu humain). Là aussi, pourtant, des hérésies risquent de se transformer en orthodoxies nouvelles. Greenpeace n’est pas moins dangereux comme appareil idéologique que la Shell Petroleum ou les exploitants des sables bitumineux, car il s’agit à chaque fois d’imposer une vision dogmatique de la nature qui finit par se transformer en totalitarisme moral où se noient les comportements individuels dans des pratiques mécaniques sociales.

Finalement, est hérétique celui qui fait davantage confiance à sa liberté de conscience qu’aux mots d’ordre établis, aux dogmes donnés pour universels et unidimensionnels. C’est en ce sens que l’hérétique respecte le mieux l’étymologie de sa catégorie : le choix⌛
Montréal
17 mars 2012

2 commentaires:

  1. Bravo, Cher Maître, pour ce splendide article, tout aussi terrifiant par ce qu'il annonce que par ce qu'il condamne. Qu'il est doux de se savoir hérétique, mais combien de temps encore disposerons-nous de ce "choix" ? Que le Ciel nous tienne en joie.. Bien cordialement.
    Jean Thiancourt

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  2. Merci, cher ami pour votre encouragement. Oui, il est doux de se sentir hérétique. Non par plaisir de désobéir, comme des enfants délinquants, mais parce que nous restons fidèles à ce que nous sommes. Mais, comment le Ciel pourrait-il nous tenir en joie si, au départ, nous nous assombrissons l'existence telle qu'elle nous a été donnée? Nous pensons par et pour nous-mêmes, n'est-ce pas là une liberté qui se célèbre dans la joie? Jean-Paul Coupal

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